Les Ravageurs/XII

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Ch. Delagrave (p. 59-62).

XII

LE GRENIER

Simon, le père du petit Louis, n’était pas content, se dit-on. Il avait dans son grenier un magnifique tas de froment, qu’il se proposait de vendre à la prochaine foire. À 22 francs l’hectolitre, cela lui faisait un beau sac d’écus. Mais il comptait sans la vermine. En visitant son blé, il finit un jour par s’apercevoir du dégât. Beaucoup de grains, la moitié peut-être, n’avaient plus que le son. On les écrasait rien qu’en les pressant un peu entre les doigts, et il en sortait une bestiole noire qui avait mangé toute la partie farineuse. Le père Simon se serait arraché les cheveux de chagrin.

Cependant le petit Louis avait répété chez lui ce que racontait maître Paul, il venait même de prononcer les mots de larve, de nymphe, de métamorphose, mots étranges pour des oreilles novices. La mère Simon, qui filait sa quenouille au coin de la fenêtre, avait éclaté de rire en entendant le babillage de l’enfant. « La belle occupation, disait-elle, que de regarder les petites bêtes et de s’informer de ce qu’elles font ! Se peut-il qu’un homme de bon sens, comme maître Paul, s’occupe de ces niaiseries ! Que je t’y voie gratter sous les écorces pour dénicher des vers ! Étudie le catéchisme, fainéant, et laisse les chenilles. »

Petit Louis baissait la tête, regrettant le mot métamorphose, qui sans doute venait de lui attirer la semonce. C’est alors que le père Simon descendit du grenier ; par la trappe, il avait tout entendu.

« Des niaiseries, une vermine qui nous mange la récolte !

— Quelle récolte ? fit la mère Simon.

— La nôtre.

— Dans le grenier ?

— Dans le grenier. Nous sommes ruinés si maître Paul n’y sait pas de remède. »

Simon sortit avec une poignée de son froment. La mère alla voir le blé du grenier. Le tas était noirci par des milliers et des milliers de bestioles grouillantes. Elle revint la figure bouleversée, et reprit la quenouille au coin de la fenêtre ; mais le fuseau tournait moins vite, bien moins vite. On dit que jamais depuis la mère Simon ne fit de réprimande à son fils quand elle le voyait observer quelque insecte ; elle avait compris que ce n’est pas un temps perdu.

Toc, toc !… C’est le père Simon qui heurte à la porte de maître Paul. Comme il lui tarde de savoir s’il pourra sauver le reste de sa récolte ! Heureusement, l’oncle est chez lui.

Simon. — Bonjour, maître Paul. Je suis bien en peine.

Paul. — Je le reconnais à votre figure. En quoi puis-je vous être utile ?

Simon. — Voyez.

Le brave homme ouvrit sa main pleine de blé et de petits scarabées noirs. Un coup d’œil suffit à l’oncle pour reconnaître l’ennemi.

Paul. — Les charançons vous ont dévasté le grenier.

Simon. — Il a plu dans le grenier apparemment ; le blé mouillé s’est échauffé, a fermenté, et de la pourriture est venue une quantité de vermine qui me mange le grain.

L’oncle hocha légèrement la tête comme pour dire : « Ce n’est pas ça. » Jules s’en aperçut.

Paul. — Et vous voulez sauver le grain encore bon ?

Simon. — Oui, si c’est possible.

Paul. — C’est possible ; je m’en charge.

Simon. — Vous me rendrez un fier service. Je le disais bien, que vous me tireriez de peine, vous qui savez tant de choses. Nous, pauvres ignorants, quand un malheur nous arrive, nous maugréons au lieu d’agir.

Paul. — Avez-vous quelques tonneaux, un peu grands, qui ne vous servent pas ?

Simon. — J’en ai.

Paul. — C’est tout ce qu’il faut ; le reste me regarde. Demain j’enverrai chercher à la ville de quoi défendre votre blé.

Simon. — Encore un service, maître Paul, plus grand que le premier. Mon voisin, Jean le borgne, dit bien que les fils ne doivent pas en savoir plus long que les pères, qu’ils ne doivent pas mettre le nez dans des livres plus qu’on ne le faisait en notre temps. Je le laisse dire ; les choses marchent, et m’est avis que nous devons marcher avec elles au lieu de nous attarder dans l’ornière. S’il plaît à Dieu, mon fils Louis saura un jour ce qu’on ne m’a pas enseigné à moi-même. Lui permettez-vous de venir quelquefois quand vous racontez à vos neveux l’histoire des ravageurs, comme vous les appelez ?

Paul. — Très volontiers. Louis est un brave garçon, bien ami avec Jules.

Le père Simon revint chez lui presque consolé de son blé dévasté.