Les Restaurations de Saint-Marc de Venise

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LES RESTAURATIONS
DE
SAINT-MARC DE VENISE

Les restaurations effectuées depuis ces dernières années dans la basilique de Saint-Marc ont été l’objet de vives critiques et viennent de soulever de nombreuses protestations; le caractère exceptionnel du monument, son importance au point de vue de l’histoire, justifient l’intérêt que les sociétés d’art de l’Europe entière ont pris à cette question, et, si étrange qu’ait pu paraître l’intervention active d’une nation étrangère dans une telle circonstance, malgré la vivacité déployée dans la polémique, les esprits éclairés ne se sont pas mépris sur l’intention qui l’avait inspirée. C’est de Venise d’ailleurs qu’était partie, il y a deux années déjà, la première protestation, la plus énergique et la mieux motivée[1]; la France suivit alors assez faiblement l’impulsion, car on y a toujours considéré le fait au point de vue de l’esthétique, sans jamais penser à entraver la marche des travaux de restauration ou influencer les autorités locales ; mais en Angleterre il vient d’y avoir une véritable agitation à ce sujet; elle dure encore, et on peut dire que là, il y a eu une « question Saint-Marc, » qui a passé par toutes les phases habituelles aux questions politiques avant d’arriver à une solution.


I.

Au bruit qui s’était répandu à Londres d’une reprise imminente de toute la façade principale de la basilique, on a vu se réunir dans Buckingham-street le comité de la Société pour la protection des anciens monumens; les correspondans étrangers ont été avisés; on a y voté la rédaction et l’envoi au ministre compétent du gouvernement italien, d’un mémoire qui réunirait le plus grand nombre possible de signatures. Au meeting de Buckingham-street a succédé celui d’Oxford, sous la présidence du Deam de Christ-church ; Manchester a suivi l’exemple; bientôt enfin, partout où les correspondans de la société avaient une certaine action, ils ont voulu montrer l’intérêt qu’on porte en Angleterre aux beaux monumens de l’Italie. Pendant ce temps, le mémoire, signé par lord Beaconsfield, M. Gladstone et un grand nombre de membres de la chambre des lords et de celle des communes, qui voulaient appuyer de leur autorité les écrivains, les artistes et les amateurs d’art des trois royaumes unis, arrivait à Rome à son adresse, et déterminait bientôt une explication officielle, transmise par la voie hiérarchique, à l’ambassadeur de sa majesté le roi d’Italie. Il restait désormais à donner aux Italiens eux-mêmes des explications sur cet échange de notes provoqué par la discussion au sein des meetings un ami du gouvernement devait, en l’interpellant publiquement au parlement, donner au ministre des affaires étrangères l’occasion d’éclairer le pays.

L’intervention anglaise, naturellement pacifique, prouvait certainement un grand enthousiasme pour les monumens de cette terre classique des arts; mais ceux qui ont suivi avec attention la polémique reconnaîtront qu’elle pouvait avoir ses dangers. Le mot de vandalisme, imprudemment prononcé, amenait des représailles, on citait des paraboles de l’Évangile où il est question de poutres et de paille ; aux mots de « sens esthétique, » on répondait depuis les Alpes jusqu’à l’Adriatique par les mots de « sens national, » et les satiriques de Rome ne se sont pas fait faute d’en arriver aux personnalités. Les Anglais cependant proclamaient ce principe que la basilique appartient au monde entier, et ne se laissaient point entraîner dans la discussion; mais il est évident que le principe même de cette intervention pouvait avoir de réels inconvéniens au point de vue politique.

Au fond, de quoi s’agissait-il? Dans quelle mesure les craintes exprimées par les signataires du manifeste étaient-elles justifiées? Allait-on vraiment reprendre toute la façade principale de la basilique? Et si on la reprenait d’après les principes qui avaient présidé à la restauration des deux façades latérales, était-on vraiment autorisé à dire avec John Ruskin, le célèbre écrivain des Stones of Venice, dans sa préface à la brochure du comte Zorzi : « Ce n’est plus que la larve, ou plutôt le cadavre de ce que j’ai tant aimé? »

Nous venons de nous livrer dans la basilique même à un examen attentif et désintéressé, nous avons sous les yeux toutes les pièces officielles ; nous exposerons le plus rapidement possible le résultat de nos observations. On ne sera point étonné de nous voir prendre la question à un point de vue élevé, sans faire jamais mention des personnalités directement intéressées : agir différemment serait entrer dans la vie privée d’un peuple, et si tout le monde reconnaît que l’é motion produite dénote un généreux enthousiasme pour un monument qui appartient à l’humanité tout entière, il n’échappe non plus à personne qu’une discussion trop minutieuse et trop personnelle froisserait à bon droit un peuple fier que le laborieux enfantement de son unité a pu détourner un instant des questions d’esthétique.

Le mémoire rédigé par l’honorable secrétaire de la Société pour la protection des anciens monumens, mémoire qui a déterminé la réponse officielle du gouvernement italien, nous montrera sur quel terrain on a tout d’abord porté la discussion, et on sera frappé du ton d’enthousiasme dans lequel est conçu ce document. Si le premier moteur de la « question Saint-Marc » est un peintre de talent qui a souvent emprunté ses sujets à l’histoire de Venise, M. Henry Wallis, c’est le souffle de l’auteur des Stones of Venice, c’est la forte imagination de John Ruskin qui ont inspiré le mouvement, et c’est certainement un poète, M. William Morris, qui a tenu la plume.

« Nous soussignés, architectes, artistes, hommes de lettres, amis des arts et de l’histoire, ayant appris qu’il est question de reconstruire ou de renouveler la grande façade de Saint-Marc de Venise, nous nous adressons respectueusement à votre Excellence et la prions de vouloir bien examiner le présent mémoire, inspiré par l’intérêt universel qui s’attache à ce monument, centre constant d’attraction pour tout esprit cultivé et amoureux des arts.

« Vous savez certainement que Gentile Bellini, dans un admirable tableau conservé à l’Académie de Venise, a laissé une représentation exacte de cette merveille d’art, telle qu’elle existait à l’origine. Si on rapproche cette œuvre du monument tel qu’il est aujourd’hui, nous voyons que la façade a peu souffert des ravages du temps depuis la fin du XVe siècle ; le seul changement notable consiste dans la substitution des mosaïques relativement modernes aux mosaïques primitives, dont il existe encore un complet spécimen sous le porche, à l’angle nord de la façade. Les délicates moulures et les ciselures sont aussi nettes et vives que si elles dataient d’hier, les marbres rares rassemblés avec tant de soin et de peine sont encore à leur même place, le revêtement précieux des murs ne s’est point détaché et, de fait, la façade tout entière nous est restée, monument incomparable d’étude pour l’histoire, les styles et la pratique de l’architecture. « Non-seulement l’œuvre du temps a passé sans l’effleurer sur cette belle invention de l’imagination des hommes, mais, en jetant sur toute sa surface comme un voile harmonieux d’un ton superbe qu’il nous est à jamais interdit d’imiter, il a pour ainsi dire glorifié leur œuvre, en atténuant ce qui était trop vif sans lien détruire de la délicatesse du ton ou de la forme; il a rendu ces pierres à la nature sans les enlever à l’art. Ce n’est pas tout encore; si cette œuvre admirable, que la nature s’est plu à respecter ainsi, n’avait gardé que peu ou point de traces de sa primitive origine, le monument serait encore précieux; combien doit-il l’être davantage, source vive d’histoire et de tradition, relique palpable de cette grande Venise aux jours où, initiatrice du commerce européen, elle formait le trait d’union entre l’Orient et l’Occident! Le monde enfin possède un trésor dans ce délicieux monument exécuté par des devanciers dont la vie si noble et si dramatique a rendu les noms assez familiers à la postérité pour qu’on les prononce encore à chaque foyer du monde civilisé.

« Et si cet art, cette histoire, cette beauté de surface existent encore dans le monument, faisant ainsi de la place Saint-Marc un des centres classiques du monde, quelle perte lamentable si une résolution téméraire venait à l’altérer! Nous sommes donc contraints de demander ce qu’il y a à restaurer dans un monument où tout ce que cherchent les architectes, les peintres et les historiens, se trouve réuni à un si haut degré? Et nous ajoutons : si une telle restauration était nécessaire, elle serait impossible. En faisant cette vaine tentative, non-seulement on compromettrait, mais on anéantirait complètement la beauté de la forme, celle de la surface et l’intérêt historique qui s’attache au monument. Tout âge a son style propre, ses pensées et ses aspirations, et chaque changement d’époque correspond à un changement immédiat d’expression. Il faut fatalement confier l’imitation des œuvres du temps passé à des ouvriers modernes imbus d’idées tout autres que celles qui les ont inspirées. Comment sauraient-ils comprendre ces formes qui répugnent à leurs instincts, cette rudesse inhérente au moyen âge, qu’ils regardent comme le cachet d’un temps barbare? Les qualités qui les distinguent ne sont pas celles qu’ils apprécient; ils travaillent donc doublement enchaînés, par leurs traditions d’abord, et par celles du temps qu’ils essaient de faire revivre. La raison d’être de ce qu’ils copient leur échappe : quoi qu’on en ait, ils n’en produisent qu’une sorte de caricature, et le monument s’évanouit sous leurs mains.

« Dans le cas d’une restauration, la destruction de l’effet produit sur la surface d’un monument par l’harmonie du temps est absolument évidente; et la destruction de l’intérêt historique qui s’y rattache comme document original n’est pas non plus contestable : c’est un fait reconnu pour tous les monumens d’une certaine époque. Personne ne s’est jamais avisé de restaurer le Parthénon, le temple de Philæ et les amphithéâtres de Stonehenge, et nous n’admettons pas que le passé de Venise intéresse à un moindre degré l’histoire que le passé de la Grèce, celui de l’Egypte ou de l’Angleterre; ou que cette source d’étude doive s’épuiser pour tous ceux qui aiment la liberté ou le progrès.

« Nous nous permettrons encore de faire observer à votre Excellence que la reconstruction de la façade serait la destruction de l’intérêt historique et artistique des précieuses mosaïques qui ornent le portique: et si nous disons destruction, c’est que, malgré le soin évident et la mesure apportés à la restauration de quelques-unes des mosaïques de l’intérieur, leur intérêt et leur beauté n’existent plus désormais.

« De toute façon, nous avons cette conviction, que toute tentative de reconstruction nu de restauration de la façade de Saint-Marc sera pour l’art un irréparable désastre.

« Quant à la solidité de la construction, nous ne sommes pas en mesure de donner une opinion autorisée, mais nous avons la confiance que, si le monument est menacé, la science offre des moyens de remédier à cet état de choses sans enlever une seule pierre, ni altérer le moins du monde le revêtement. Si au contraire ce revêtement est entamé, c’en est fait de tout ce qui constitue son prix, et on sera impuissant à lui rendre sa valeur perdue.

« Telles sont nos fermes convictions à ce sujet; elles nous font une loi de demander avec insistance votre intervention pour obtenir un délai et prendre le temps de la réflexion avant l’exécution cette requête, nous en sommes certains, trouvera un écho dans toute l’Europe et l’Amérique, et chez tous les peuples cultivés.

« Pour conclure, nous prions votre Excellence de nous excuser si nous avons épousé cette cause avec trop de chaleur; nous sommes poussés par la reconnaissance que nous devons tous à l’Italie, notre guide dans l’étude des arts, par notre sympathie pour son passé et son présent, sympathie universelle commune à tous les peuples civilisés, mais qu’aucun d’eux ne ressent à un si haut degré que le peuple anglais. »

Le document, on le voit, a son intérêt; il est à discuter, et peut-être a-t-on glissé trop rapidement sur le point capital, sur celui qui domine tout : l’état actuel du monument; mais enfin il y a là une chaleur et un enthousiasme qui ont leur prix venant d’une nation à laquelle on aurait autrefois voulu contester le génie des arts, et, en somme, le manifeste honore à la fois l’Angleterre et l’Italie. Nous nous demandons seulement si, chez nous, on ne se serait pas fait un scrupule, je ne dis pas d’écrire un tel document, mais de l’adresser directement à un gouvernement étranger. On sent en effet tout ce qu’il peut y avoir de délicat dans une pareille intervention.


II.

Personne ne nie l’importance de Saint-Marc au point de vue de l’art et de l’histoire, et le manifeste, en nous représentant le monument comme une synthèse de l’art et de l’histoire du peuple vénitien, n’en a certainement pas exagéré l’intérêt. Mais il est temps de sortir des généralités et de se placer sur le terrain pratique, en examinant l’état actuel de la basilique, et en rendant un compte exact des restaurations qui ont suscité les protestations.

La basilique de Saint-Marc présente trois façades au spectateur : la façade principale sur la place Saint-Marc, celle au midi sur la Piazzetta, enfin celle au nord sur San Basso, du côté de l’horloge. Les restaurations ont porté d’abord, dès 1843, sur la façade au nord; on a repris en 1865 celle sur la Piazzetta et, au dire du manifeste, on s’apprêtait à appliquer bientôt à la grande façade, sur la place Saint-Marc, le même système de restauration. Voilà pour ce qui concerne l’extérieur; à l’intérieur, on a surtout reproché à l’administration de la basilique la substitution des mosaïques modernes aux mosaïques anciennes, et, tout spécialement, on a déploré la reprise du pavement.

Nous examinerons tour à tour chacune de ces parties, en comparant l’état actuel à l’état primitif; mais il est nécessaire, avant de procéder à cet examen, d’indiquer certaines circonstances spéciales; car il ne faut jamais oublier que nous sommes dans une ville unique, où toutes les conditions ordinaires sont changées. Le sol que nous foulons est formé de quatre-vingts îlots soudés ensemble par l’industrie des Vénètes; ce décor prodigieux d’un théâtre immense, dont la scène est restée vide, et qu’on craint toujours de voir disparaître, comme la toile de fond de quelque éblouissante féerie, est dressé sur un terrain factice ingénieusement machiné, avec des dessous et des praticables. Parmi les étrangers les plus assidus à Venise, bien peu ont pu se donner le singulier spectacle d’une promenade souterraine au niveau des pilotis et des immenses pontons qui portent la basilique de Saint-Marc et le Palais ducal. C’est, on le reconnaîtra, une question qui n’est point indifférente : lorsqu’il s’agit de construction, l’assiette du sol est pour l’architecte le premier de tous les soucis; il devra subordonner tout son système au plus ou moins de résistance que lui offrira son point d’appui; et on verra qu’ici des conditions spéciales ont entraîné un système de construction tout particulier.

La basilique de Saint-Marc n’a pas, à vrai dire, de fondations; ce n’est pas que le terrain soit mouvant et n’offre pas de solidité, mais il y a là une élasticité dont il faut tenir compte. Le niveau de la lagune est à peu de chose près celui du sol de la place, la marée haute, chaque jour, a son action naturelle; et, pendant l’hiver, la colma des marées extraordinaires, en faisant parfois de la place Saint-Marc un lac où les gondoles pourraient glisser sans danger, soumet à une singulière épreuve, depuis bientôt neuf cents ans, le sol qui porte un des plus curieux monumens élevés par la main des hommes. Le mode de fondation n’est pas le même pour la basilique que pour une partie du Palais ducal, celle qui présente sa façade du côté du pont des Soupirs. Depuis les premières grandes constructions des doges Partecipazio, Orseolo et Domenico Contarini, et jusqu’aux embellissemens décrétés par le grand conseil en 1422, c’est-à-dire pendant cinq siècles, on a adopté à Venise pour les monumens un système de grilles superposées formées d’énormes poutres assemblées. Plus tard on modifia le procédé; on battait d’abord les pilotis et, sur ces points d’appui, on fixait des poutres en les chevauchant, en comblant les intervalles où l’eau séjournait comme dans des cuves. Toutes les forêts de l’Istrie, toutes celles de la Dalmatie et les bois du Frioul sont là, sous le sol de Venise, et si les montagnes de ces pays présentent aux voyageurs des cimes dénudées, c’est que pendant plus de dix siècles Venise a demandé à ses colonies h-s moyens de consolider son sol. Le temps fait son œuvre, les pilotis et les grilles ne résistent plus à l’action des eaux stagnantes et des marées; peu à peu ce sol factice devient plus perméable, son niveau baisse et, le tassement ne se produisant pas d’une façon uniforme parce que tel ou tel assemblage résiste mieux, le monument se trouve compromis.

Voilà pour le sol sur lequel on s’appuie; mais une autre condition très importante résulte fatalement de cette condition primitive : c’est le système de construction de la masse de l’édifice. S’il n’est pas exact de dire que le monument est byzantin, il faut cependant constater que, suivant le système des constructeurs orientaux, les architectes primitifs de Saint-Marc n’ont pas, à proprement parler, fait de murailles à leur édifice, mais simplement des cloisons ou clôtures afin d’éviter les tassemens sur de grandes surfaces. Adoptant pour toutes les parties qui ferment l’aire, un système d’arcatures, d’archivoltes, de coupoles, de voûtes et de niches; ils ont accumulé et reporté tout le poids supérieur de la construction et toutes les poussées des arcs de clôture sur des piliers massifs profondément fondés sur leurs pilotis. Une fois sûrs de la force de résistance du sol destiné à porter ces piliers, ils n’avaient plus à craindre les tassemens sur tout le périmètre. Si j’ajoute que les marbres ont servi de cintres destinés à recevoir les arcs et archivoltes en brique, et que, dans le cas où le parti pris décoratif exigeait que ces marbres fussent précieux et d’une riche coloration, pour en atténuer l’épaisseur on ne les employait plus qu’en lames en les collant à l’aide d’un ciment sur des plaques de pierre, on comprendra que, dans le cas d’une restauration, d’une consolidation ou d’une reprise totale, on se trouve en face de difficultés presque insurmontables. La décoration à Saint-Marc n’est pas une broderie de la masse, mais bien une broderie du revêtement; et ce qu’on appelle en termes techniques la reprise en sous-œuvre, opération assez simple à faire si la beauté du monument est inhérente à la masse même de la pierre ou du marbre, n’est plus possible lorsqu’il n’y a à reprendre et à soutenir qu’une masse de briques qui s’émiette, qu’une série de placages décollés par des mouvemens et des poussées qui, la plupart du temps, les ont fait éclater. C’est ici qu’interviendrait, dans l’ordre de la discussion, l’énumération des difficultés que l’on rencontre à substituer aux marbres détruits des matériaux de même provenance; mais, alors même qu’il y aurait identité (ce qui ne saurait être), il faut reconnaître qu’ils n’auraient plus la riche patine dont le temps les a revêtus.

Une seule façon de procéder aurait pu prévenir les irréparables dommages que nous serons obligés de constater dans le monument; c’est une conservation et un entretien réguliers depuis la suite des siècles jusqu’aujourd’hui. Mais il est à peine besoin d’indiquer les raisons historiques qui ont amené pendant de longues années l’abandon de la basilique dans sa partie extérieure, et qui expliquent le laissez-faire qui a présidé à certaines dispositions intérieures. Les procurateurs de Saint-Marc, si jaloux de leurs droits et de leur autorité, n’avaient plus au déclin de l’institution, ni crédit, ni prestige, ni ressources; et, sans compter les vicissitudes des invasions, les catastrophes et la décadence, que de causes de dépérissement on pourrait signaler! Qui pourra dire depuis combien d’années on a laissé sommeiller ce fameux décret de 1500 : Non si possi mai in alcun tempo far romper opera alcuna in alcuna parte di essa chiesa senza la presenza del Procuratore di chiesa.

On a tout particulièrement déploré, dans la restauration de Saint-Marc, la perte complète de cette harmonie générale du monument qui est le résultat de l’action du temps, de l’effet de l’atmosphère, des circonstances hygrométriques et des combinaisons naturelles qui se produisent sur toute la surface d’un monument, sous l’action d’un climat comme celui de Venise. En effet, ce n’est pas une chose indifférente et de pure convention que cette patine dont le manifeste parle en termes si éloquens. C’est le glacis au tableau, c’est l’enveloppe, le mystère, la poésie, l’harmonie dans laquelle viennent se fondre tous les tons divers de la palette architecturale. Dans l’Italie méridionale, c’est cette puissante coloration rougeâtre dont les chauds rayons du soleil ont revêtu les temples de Paestum; en Grèce, c’est un voile argenté que les siècles ont jeté sur les marbres de l’acropole. A Westminster, à Hereford, à Canterbury, c’est une lèpre sinistre qui ronge le monument et le revêt d’une livrée séculaire qui a sa grandeur et sa poésie. En France, nos plus célèbres artistes et archéologues, les Lassus, les Viollet-Leduc, les Ruprich-Robert, les Duban, les Boeswilwald, s’efforçaient en vain, en restaurant religieusement nos vieilles basiliques et nos palais, de devancer l’action du temps, cherchant à imiter, pour les parties nouvellement sculptées, cette teinte précieuse sans laquelle il n’y a ni caractère, ni vraie grandeur.

Mais à Venise, nous sommes encore, sous ce rapport, dans des conditions toutes spéciales ; le système décoratif procède à la fois de la peinture et de l’architecture, et l’effet général est le résultat d’une juxtaposition et d’un accouplement de matériaux de couleurs diverses, augmenté encore des vifs éclats des dorures et des compositions exécutées en mosaïques brillantes. Comme si ce n’était pas assez des marbres, de l’or, de la couleur et des émaux éclatans, les architectes primitifs ont aussi incrusté dans ce grand reliquaire des cabochons et des pierres rares. Des conditions atmosphériques spéciales, l’air salin de l’Adriatique, une humidité constante et les vifs rayons du soleil ont pendant plus de neuf cents ans exercé leur action sur cet ensemble : les serpentins, les porphyres, les granits, les cipolins, les brèches, les albâtres de l’Orient, les verts antiques, les africains, polis comme des gemmes, ont pris à la longue une intensité extraordinaire et sont montés au ton des plus violentes couleurs de la palette, pendant que les cubes d’or vitrifiés, qui formaient les fonds, trop vifs et offensans pour les yeux, s’amortissaient sous un impalpable glacis, délicat comme celui dont l’artiste habile vient voiler un effet qui détonne dans l’ensemble d’un tableau. Ce n’est point la main des hommes qui peut jeter ce voile harmonieux sur les monumens, c’est l’œuvre des siècles, c’est la main du temps, et c’est la main de celui qui est dans le temps.

Or supposons, comme c’est le cas pour nombre des parties de la basilique, que le revêtement ait éclaté, et qu’après avoir été, il y a plus de cent ans, rapprochés et maintenus déjà par des crampons fixés dans la brique, tous ces éclats n’aient plus de cohésion; comment y suppléer aujourd’hui ? La marmorata du Tibre, sans doute, a été découverte, mais ce n’est pas assez : Caneva, Sacile, Carrare, Vérone et les carrières des environs de Florence, malgré ces noms superbes qu’on donne à leurs marbres, le membro bianco translucido, le bianco alabastrino, le pagliarino venato in giallo d’oro, la fior di Venere, ne sauraient remplacer ces pavonazetti, brillamment mouchetés comme la queue d’un paon, que nos devanciers empruntaient à l’Orient. Si on est dans la nécessité absolue de remplacer partie du revêtement, c’en est fait de la patine, et si on ne le remplace point, c’en est fait du monument. Il est donc certain qu’il y a souvent incompatibilité entre les nécessités pratiques et la conservation de l’effet. J’en veux donner un exemple pris dans des travaux en cours d’exécution ; il frappera, je l’espère, ceux des lecteurs qui connaissent les divers aspects de Venise et peuvent être touchés par les effets admirables des mille tableaux qui se composent devant leurs yeux, quand ils glissent en gondoles sur la lagune, en revenant du Lido.

À l’entrée du grand canal, au-dessus de la douane de Mer surmontée de la statue de la Fortune qui tourne au vent sur sa boule d’or, se dresse la Salute : ses coupoles bulbeuses, d’un gris argenté, se détachent sur le ciel bleu coupé de légers nuages blancs ; à gauche, on a le port et les Zattere, où les grandes voiles rougeâtres des bateaux de Dalmatie sèchent aux rayons du soleil ; à droite on a le grand canal aux eaux sombres, où se reflète la ligne des palais. Si, par larges masses, la vive lumière éclaire ce tableau en en faisant sentir les plans successifs, il est d’un effet incomparable. L’effet dominant dans cet ensemble, et comme ligne et comme couleur, personne ne s’y méprendra, est produit par ces doubles coupoles, solides, réelles, pesantes, butées par les lourdes consoles en volute, mais qui semblent pourtant, grâce à la coloration délicate dont deux siècles ont revêtu leurs calottes de plomb, flotter suspendues dans l’éther, comme si elles étaient frottées par une main légère d’un simple glacis d’argent sur un ciel d’un incomparable éclat. C’est l’atmosphère de Venise, l’air ambiant de la lagune, dont quelques grands artistes ont pénétré le secret ; et si le Véronèse, si Canaletto, si Guardi, si Tiepolo sont des maîtres, c’est qu’ils ont su fixer cette harmonie composée des tons les plus éclatans, et faire flotter leurs grandes figures allégoriques dans cette atmosphère vaporeuse et blonde

Or, ces temps passés, on avait constaté que la couverture des coupoles, rongée peu à peu par le temps, et qui ne devait cette teinte délicate qu’à l’action délétère de l’humidité et du soleil, ne garantissait plus l’intérieur du temple et menaçait sa solidité. On a dû poser des échafaudages et remplacer les feuilles de plomb : tout l’effet du tableau s’est alors évanoui. La coupole aux tons d’opale, irisée comme les verres de Venise, dont la matière s’était pour ainsi dire volatilisée, au lieu de flotter dans l’air et de se combiner harmonieusement avec le fond, avance maintenant dans le tableau, froide, régulière, pesante; et, comme pour mieux faire sentir le prix de ce qu’on a perdu, sa coupole jumelle, qui n’est point encore restaurée, oppose la délicatesse de coloration qu’elle a gardée à la brutalité de celle qu’on vient de renouveler. Si tout cela est impalpable et vient de l’imagination des hommes; il y a, Dieu merci, en dehors des peintres, tout un monde d’esprits qui, ici bas, se font une joie de ces fêtes des yeux.

Il était nécessaire d’énoncer ces conditions spéciales à Venise avant d’entrer dans le monument parce qu’il faut se placer sur le terrain pratique pour traiter une question où l’art et l’intérêt de l’histoire sont subordonnés à la solidité d’une construction; mais il ne l’est pas moins de faire observer que, lorsqu’on va porter la main sur un monument comme Saint-Marc de Venise, il faut être pénétré de l’importance qui s’attache à la forme, à la couleur, aux dispositions primitives. Chaque pierre est consacrée, et toute modification ou tout sacrifice inutile est un crime contre l’histoire et l’illustration d’un pays. Il faut se rappeler sans cesse qu’ici s’est humilié le terrible Barberousse; la Pisani a harangué ce peuple qui venait de briser ses chaînes et qu’il allait conduire à la victoire contre les Génois : sur ce pavé précieux, qui ondule comme les vagues de la mer, se sont agenouillés les doges depuis Faliero Vitale, au jour de la consécration, il y a huit siècles, jusqu’à Venier au lendemain de Lépante, jusqu’à Mocenigo au retour des Dardanelles et Morosini après le Péloponèse.


III.

Nous allons examiner maintenant l’état actuel du monument et nous verrons dans quelle mesure on a respecté le caractère de l’architecture sous le double aspect de la forme et de la couleur.

Des trois façades que présente la basilique : celle au sud sur la Piazzetta, celle au nord sur San Basso et celle à l’ouest sur la place Saint-Marc : c’est celle au nord, sur San Basso, qui a été reprise la première. Les hommes de notre génération n’ont pu la voir dans son aspect primitif, car les travaux étaient commencés dès 1842; il faut, pour se rendre compte des changemens opérés, se reporter aux monographies du temple et aux représentations connues de l’édifice. Nous n’insisterons point sur cette partie, qu’on a laissée en dehors de la polémique actuelle; les observations que nous pourrions faire se reproduiront d’ailleurs presque identiques pour la façade sud. Voyons cependant ce qui frappe à première vue le spectateur. La richesse de cette façade consistait en bas-reliefs précieux encastrés dans les parois ; sculptures empruntées à Altino, Aquilée, Grado, Torcello, Byzance et même à la Perse; dans le revêtement de marbre d’Orient sur toute la surface, et dans la décoration des archivoltes précieusement fouillés, dont le plus important enveloppe l’admirable porte qui donne accès dans l’atrium. Il va sans dire qu’en procédant aux travaux, on a conservé tous les bas-reliefs, mais le revêtement tout entier a été renouvelé, et la façade a pris un ton gris, froid et sec, sur lequel les chapiteaux et les sculptures noircis par le temps se détachent durement. On a cru devoir, pour plus de régularité, ramener les colonnes antiques, prises toujours çà et là et souvent hors de mesures, au diamètre des chapiteaux qui les couronnent. Par un travail de râpe et un grattage on a détruit leur galbe vénérable et le brillant dont leur riche matière est susceptible. Les bases partout relevées sont solidement assises sur des fondations nouvelles, les moulures vives et nettes ont je ne sais quoi d’exact, de symétrique et de prévu qui succède à un parti-pris moins rigoureux et souvent très irrégulier; et le fond de vert antique sur lequel se profile l’arc arabe du XIIIe siècle, avec son curieux bas-relief de la Nativité, ayant gardé la patine du temps parce qu’on a senti tout le prix de la sculpture, il résulte de cette opposition de couleur une violente discordance dans l’effet d’ensemble. Je ne voudrais pas entrer dans le détail des choses, mais il est nécessaire d’observer aussi que le revêtement de marbre primitif avait, indépendamment du prix de la matière et de sa rareté, une physionomie toute spéciale qui accusait et son époque et son origine : le revêtement actuel présente les veines du marbre dans le sens perpendiculaire tandis que l’ancien les montrait dans le sens horizontal. Il résulte de ces divers partis-pris un aspect tout autre que l’aspect primitif et une façade moderne, qui, même si on accepte le principe de la substitution des marbres, a perdu bien autre chose que ce hâle du temps qui en harmonisait les parties diverses.

Nous ne faisons qu’indiquer la récente addition du sarcophage de Manin sous l’arc extérieur qui relie le temple au palais épiscopal. Il est facile de se convaincre que ce monument funèbre n’est pas à l’échelle, que la matière en est lourde, commune et peu en harmonie avec le ton de l’édifice, et que le caractère de ces lions nature qui portent l’arca ne peut s’allier au parti-pris conventionnel et architectural des sculptures qui l’entourent. Si on réalisait, comme on le prétend à Venise, la pensée d’élever sur cette petite « Place des Lions» la statue équestre du roi Victor-Emmanuel dont l’érection est votée déjà, on pourrait risquer encore d’aggraver l’effet produit par ce manque d’harmonie. L’intérêt historique s’accroît certainement de ces contrastes que forment entre elles les œuvres d’art des époques les plus diverses, et le fier Coleoni tout bardé de fer, sur l’admirable piédestal renaissance du Leopardi, fait bonne figure à côté des arcs aigus du XIIIe siècle de San Zanipolo ; mais les hommes de génie, quel que soit le siècle qui les voie naître, ont entre eux un lien de parenté ; ils se préoccupent toujours de mettre leurs œuvres en rapport avec les silhouettes des monumens qui les entourent, tandis que de nos jours les hommes de talent qui fondent une statue fixent surtout leurs yeux sur la figure elle-même. Avant de faire le Gattamelata, Donatello dresse son modèle en bois sur le piédestal de Padoue, sur la place même du Santo, et Alessandro del Cavallo, architecte, fondeur et sculpteur, établit son atelier de fusion au Ponte Rosso, là même, où, dans sa superbe attitude, le vainqueur de Piccinino semble marcher contre les ennemis de la république.

C’est le renouvellement de la façade sud, c’est-à-dire celle sur la Piazzetta, qui a provoqué la publication de la protestation du comte Zorzi et la fougueuse lettre de M. Ruskin qui sert de préface aux Observations sur les restaurations intérieures et extérieures de la basilique de Saint-Marc. Après avoir, avec une magie de style que personne ne lui a jamais contestée, évoqué en face de Saint-Marc le passé de la reine de l’Adriatique, le poète des Pierres de Venise s’écrie : « Aujourd’hui, je repasse à la même place en baissant les yeux, je ne trouve plus que la larve ou plutôt le cadavre de ce que j’ai tant aimé. » Faut-il voir là une exagération de poète, ou vraiment la nouvelle façade a-t-elle perdu tout son caractère et toute sa beauté en sortant des mains de ceux qui en ont entrepris la restauration ?

Cette façade menaçait ruine, tout le monde l’a reconnu; non-seulement les murs lézardés et les points d’appui, hors d’aplomb, entraînaient le revêtement, mais les fondations elles-mêmes, mal conçues à l’origine, impuissantes à soutenir l’effort ; de la masse., compromettaient la chapelle Zeno, le baptistère et le trésor. Les travaux furent commencés en 1865 ; l’architecte de la basilique n’avait alors pour contrôle que le conseil de fabrique du Dôme, où ne siégeait qu’un seul homme compétent, M. Saccardo, ingénieur civil. On était sous le gouvernement autrichien, l’administration de la fabrique était en tutelle, mais il est juste d’ajouter qu’on n’exerça sur elle aucune pression ; l’académie de beaux-arts avait seule voix consultative. Lorsque l’autorité supérieure proposa de marquer son passage par la substitution, aux mosaïques du XIIe siècle, de compositions modernes dues à un artiste autrichien, M. Saccardo eut le mérite de lutter énergiquement contre cette décision officielle, et il eut aussi le bonheur de voir ses efforts couronnés de succès. On ne peut pas dire que ce fut une restauration, mais bien une reconstruction totale de la façade, car on reprit toutes les fondations, les murs et les voûtes. Jugeant avec raison que c’était dans la nature du sol lui-même qu’il fallait chercher la cause de cet état de ruine, l’architecte commença par rétablir le terrain en faisant battre à grande profondeur plus de deux mille deux cents pilotis sur lesquels il fit un lit de pierre molaire de Trieste. Cela fait, il reconstruisit sa façade et, quelle qu’elle soit désormais, elle traversera impunément les siècles. On voit qu’il s’agit là d’une question de principes. L’architecte eût-il livré au public, après douze années de travail, une nouvelle façade entièrement semblable à l’ancienne et reproduite jusque dans ses verrues, avec ses dispositions dangereuses au point de vue de la statique et ses discordances de style, les signataires du mémoire au ministre, voyant qu’on ne leur rendait point les matériaux eux-mêmes avec la livrée du temps, ni les mosaïques originales, en un mot ni la même matière à la même place et dans le même effet pictural, auraient toujours formulé les mêmes plaintes et considéré cette restauration comme un crime contre l’histoire. C’est le cas de citer ce passage de M. Ruskin : « Nous pouvons à notre gré, dit-il, construire pour nous-mêmes, en Angleterre ou en Amérique un modèle de l’église de Saint-Marc, mais nous sommes venus à Venise pour voir la basilique elle-même, ce Saint-Marc dont les piliers, il y a six cents ans, ont tremblé aux clameurs des croisades, nous sommes venus pour nous incliner sous ces mêmes voûtes où s’inclina Barberousse, et nous les trouvons polluées et ruinées par la négligence des plus rudes mains ; nous sommes venus pour nous agenouiller sur ce pavé où le doge Selvo est venu, nu-pieds, ceindre la couronne, et nous le trouvons détruit et modernisé par le bas esprit d’une société de mosaïstes… Mais je dois me taire, la honte me rend muet quand je sais que l’influence et l’exemple de l’Angleterre se retrouvent à l’origine de ces méfaits[2]. »

Nous sommes obligés de constater un fait matériel : c’est que, même en acceptant le principe de la reconstruction, en faisant notre deuil de la poésie, et nous conformant à cette triste nécessité de voir disparaître les beaux matériaux dorés par le temps et richement colorés par toutes ces influences de l’air ambiant de Venise, nous n’avons plus tout à fait devant les yeux l’ancienne façade, même au point de vue de sa seule conception architectonique. C’est un fait qu’il faut prouver. Ce flanc méridional, chacun le sait, se compose de deux travées de deux arcs superposés chacune, séparés par des clochetons ou pinacoli reposant sur des séries de colonnes. L’angle sur la place Saint-Marc a un contrefort, troisième arc à jour formé par le ressaut de la galerie qui contourne l’édifice.

Le premier grand arc inférieur de la travée, du côté de la place Saint-Marc, porte la lumière dans la chapelle Zen, le second arc inférieur, entre les fameux piliers près du trésor, donne accès au baptistère. Les arcs de l’étage supérieur sont en retraite de toute la largeur de la galerie au pourtour de l’édifice ou ringhiera ; ils correspondent, non plus à la chapelle Zen ni au baptistère, mais à des magasins appuyés sur leurs voûtes. Au-dessous de la naissance de l’arc, ils sont divisés, l’un en cinq et l’autre en quatre travées à jour qui éclairent les chambres; et l’arc lui-même est plein, mais divisé, pour son ornementation, en une série de bandes horizontales richement encastrées de mosaïques, de formelle, de marbres précieux et de pierres rares. Comme dans tout le système décoratif des trois façades, ces arcs plein-cintre supérieurs sont enfermés dans un arc aigu sur lequel rampent de riches feuillages de marbre, d’où, comme des fleurs animées, sortent des statues à mi-corps. Au sommet dominent, se découpant sur l’azur, les saints porteurs de glaive ou de l’évangile,

Telle est la conception dans son ensemble; ajoutez à cela les deux merveilleux piliers du VIe siècle arrachés au temple de San Saba et rapportés d’Acre par Lorenzo Tiepolo ; la charmante Madone du XIIe siècle abritée sous le clocheton, devant laquelle la confrérie de San Fantino allumait deux cierges noirs à chaque exécution capitale qui se faisait entre les deux colonnes de la Piazetta; précieuse image qui a reçu, depuis cinq siècles, avec un suprême Salve Regina, le dernier regard des suppliciés livrés à demi morts aux mains du bourreau. Jetez sur ces marbres, sur ces ors, sur ces pierres, sur toute cette histoire éclatante ou lugubre cette incomparable coloration dont les siècles les avaient revêtus, vous aurez la petite façade sur la Piazzetta, encadrée entre la porte de la Carta et la Loggetta, telle que nous avons tous pu la voir avant 1865.

Les gens du monde, qui, dans un tel tableau, n’embrassent que l’ensemble sans descendre au détail architectural, n’ont sans doute jamais observé que les deux arcs superposés des deux travées n’avaient ni le même rayon, ni le même axe et que, par une disposition résultant d’une audace de construction, d’une grande incurie, ou d’une nécessité créée par le plan, tout le poids du clocheton qui sépare les deux travées supérieures venait, par un formidable porte-à-faux, s’accumuler à 45 degrés sur l’arc inférieur de la verrière de la chapelle Zen. Cette singulière disposition, certainement déplorable au point de vue de la statique, avait ses conséquences naturelles pour toutes les dispositions de détail.

L’architecte a-t-il pensé que, pour prévenir, pour de longs siècles, une restauration nouvelle, il devait changer des dispositions aussi périlleuses; ou bien, imbu des principes classiques et du respect de la loi des axes et des pendans, a-t-il vu là une disposition barbare née seulement d’une nécessité momentanée? Toujours est-il qu’il a remis les choses dans l’ordre, et, comme il y a une logique absolue en architecture, cette modification de parti-pris amenait mille modifications de détail sur lesquels il est inutile de s’appesantir.

Ceux qui ont encore présente à l’esprit la façade telle qu’elle existait naguère, ou ceux qui possèdent des reproductions de l’état primitif, se rappelleront qu’au-dessous de la grande verrière qui éclaire la chapelle Zen, l’un des Lombardi avait adossé un autel en marbre décoré d’une croix en vert antique, qui découpait son blanc fronton sur le vitrail sombre. Il avait voulu, par une pensée symbolique, rappeler à l’extérieur l’autel intérieur de la chapelle, et protéger ainsi, en leur inspirant le respect, celle place banale et à ciel ouvert, où le gondolier et le cicérone viennent se chauffer au soleil. C’était poétique et charmant; l’architecture a de ces pensées exquises qu’il faut savoir comprendre. Cet édicule tout entier, qui mesurait plus de 30 mètres superficiels, a été supprimé et transporté au seminario patriarcale, près la Sainte; et, comme il en résultait une large place vide, il a fallu la remplir de grandes plaques de marbre vert de Suse, d’un ton violant et qui hurle dans l’ensemble. J’indique rapidement les autres changemens; l’addition de la partie postérieure des griffons sur les colonnes, ramenées à un plan plus avancé, la suppression d’un avant-corps ou caisson entre la porte du baptistère et le trésor; la baie carrée du même baptistère ramenée à la foi me gothique par des meneaux trilobés.

Voilà pour la forme; pour la couleur nous nous trouvons toujours en face de la même situation. Si on reconstruit au lieu de consolider et de conserver, c’en est fait des matériaux précieux (surtout si on a modifié les mesures); et par toutes sortes de raisons déjà exposées, on aura des pâtes de verre de Murano à la place des pierres rares, des mosaïques neuves au lieu des mosaïques primitives, des colonnes raclées et poncées, dont les fûts jurent avec les chapiteaux, de grandes surfaces grises, revêtement vulgaire à veines perpendiculaires, substituées à des marbres précieux du ton le plus riche et le plus harmonieux.

On m’objectera vainement que l’édicule datait des premières années du XVIe siècle et représentait un anachronisme architectural avec les arcs du XIIIe et les feuillages et clochetons du XIVe ; que reproduire dans la construction nouvelle les fautes de statique de la façade primitive, c’était la vouer à une destruction à courte échéance : les vrais principes de cet art tout moderne qui s’appelle la restauration des édifices anciens condamnent ces libertés prises.

La théorie du pittoresque en art ne sera jamais définie exactement, et il y a lieu de croire que, de ces irrégularités, naissait un effet qui avait son prix. S’il est vrai que l’accent si particulier de l’architecture de la basilique résulte du bizarre accouplement des styles, d’une fantaisie singulière, d’un certain mépris des lois de la construction et des règles architectoniques, et enfin d’une extrême richesse de matériaux divers fondus par l’action du temps dans une éclatante harmonie, il va sans dire qu’en entreprenant de remédier aux outrages du temps, il fallait d’abord respecter la forme, ensuite la couleur. S’il m’est prouvé qu’il était absolument impossible de les conserver, je demanderai alors que, dans le même ordre, à la même place, suivant le même système, on emploie des matériaux de même nature que ceux qu’on remplace, laissant au temps et au même air ambiant le soin de les fondre dans l’harmonie de l’ensemble. L’effet sera perdu pour la génération qui voit s’accomplir la restauration, mais les génération futures éprouveront la même impression en face de l’édifice et n’auront point à demander compte des changemens qu’on lui a fait subir.

J’ai hâte d’arriver à la façade principale, objet immédiat de la sollicitude publique et des craintes formulées dans le mémoire au gouvernement italien. Sur ce point du moins, la situation n’est pas encore compromise, à part cependant le retour d’angle de la façade que nous venons de décrire, où l’architecte, ayant relevé d’au moins 0m, 15 tout le plan de sa base, et par conséquent d’autant la galerie au pourtour du monument, a posé les jalons de la restauration future de toute la façade principale. Si on arrivait, en examinant attentivement cette partie de l’édifice, à établir qu’elle n’exige aucune reprise, le gouvernement italien ayant déclaré publiquement qu’il a donné l’ordre de suspendre tout travail, on prendrait son parti du mal qui a été fait au nord et au sud, et, du moins, on n’aurait plus aucune crainte à concevoir pour cette magnifique décoration.

Reculons-nous sur la place et mettons-nous au point de vue, entre les deux superbes bases des mâts qui portent les étendards, bases sculptées par le Leopardi. Nous pouvons constater en effet que le parti-pris général de la façade est le même qu’en 1496, alors que Gentile Bellini peignait le célèbre tableau de l’Académie des beaux-arts. Un détail cependant nous frappe tout d’abord; les six clochetons qui séparent et qui butent les cinq arcs dont se compose l’ensemble étaient alors dorés ; ils ne le sont plus aujourd’hui, et l’effet est évidemment moins splendide.

Est-ce à dire que depuis les dernières années du XVe siècle, cette partie de l’édifice n’ait subi aucune autre altération notable, et les Vénitiens du XVIe du XVIIe et du XVIIIe siècles, n’auraient-ils pas eu le droit, avant l’agitation d’aujourd’hui, de rappeler les architectes et la fabrique au respect des monumens qui sont la gloire d’un pays dont on n’a pas le droit de mutiler l’histoire ? Non certes. Le XIVe siècle avait vu, non pas une restauration, mais une transformation complète de l’édifice, et il est plus que probable, quoique ni les archives de Venise ni les chroniques n’en fournissent la preuve absolue, qu’elle fut accomplie par Filippo Calendario, cet architecte de génie, criminel sublime, le complice de Marino Faliero, qui fut pendu à la baie principale du palais ducal, son œuvre superbe. Le Calendario[3] avait respecté, dans les tympans des cinq arcs inférieurs et ceux des quatre arcs supérieurs, les mosaïques des artistes primitifs, et nous les voyons encore, en 1496, dans le tableau de Bellini. Dès 1660, il n’en existe plus qu’une seule, contemporaine ou à peu près de la façade du XIIIe siècle ; c’est celle qui orne l’arc inférieur de l’angle au nord vers San Basso, elle est heureusement la plus précieuse de toutes, car elle nous montre cette même façade de Saint-Marc telle qu’elle existait vers 1220, déjà ornée des quatre chevaux de bronze dorés de l’arc de Néron, envoyés de Constantinople à Venise par Marino Zen en 1205.

En 1660, Pietro Vecchia substitue aux mosaïques anciennes, dans les deux premiers arcs à droite du spectateur, ses deux compositions : le Transport du corps de saint Marc et le Débarquement du corps. Les derniers vestiges de celle au centre, la plus importante de toutes, ne disparaissent qu’en 1836 pour faire place à l’œuvre médiocre de Lattanzio Querena : l’Adoration du Christ. Sebastiano Ricci, en 1728, avait remplacé celle à gauche du grand portail par son éclatante décoration : les Magistrats de Venise adorant le corps de saint Marc, et la dernière est celle qui nous est restée du XIIIe siècle. Les mosaïques des arcs supérieurs n’ont pas été mieux respectées : en effet, les quatre supérieures sont du XVIIe siècle et les cartons sont signés par Maffeo Verona ; la première à droite des chevaux, la Résurrection, malgré sa date relativement récente, n’offre plus qu’une image vague et décolorée, tandis que celle de Ricci, par exemple, abritée il est vrai sous le Portone, détonne dans cet ensemble. Disons en passant que de tous les mosaïstes de tous les temps, ceux du XIe et du XIIe siècle sont les plus habiles au point de vue technique, et ceux qui semblent, avec les anciens, avoir le mieux saisi les conditions spéciales à leur art, c’est-à-dire la subordination de la forme à la matière employée, principe fondamental de tout art appliqué à l’industrie, que les dessinateurs modernes n’ont pas assez présent à l’esprit.

Voilà donc le fait historique; les générations se succèdent, chacune laisse sa trace : aux mosaïstes naïfs, élèves des Grecs, succèdent les peintres touchans du quattrocento, puis viennent les artistes nobles et hardis du XVIe siècle; à leur tour, les peintres galans de la décadence ne se font point scrupule d’imprimer leur cachet sur un monument d’un caractère byzantin, et Lattanzio Querena lui-même, homme de bonne volonté, qui semblait ignorer qu’un carton traduit en mosaïque exige des conditions spéciales pour faire corps avec l’architecture, veut passer à son tour à la postérité. N’avons-nous pas dit plus haut qu’il avait fallu, de la part de l’ingénieur Saccardo, une lutte très vive pour empêcher de substituer à toutes les œuvres du XIIe siècle dans la chapelle Zen, les cartons exécutés par un peintre autrichien? C’est qu’il y a au fond du cœur de l’homme un instinct secret et un violent désir de laisser ici-bas une trace de son passage, et de léguer son nom aux générations futures. Il faut évidemment nous contenter de ce qui nous reste, mais combien l’impression serait plus grande encore si, restaurées respectueusement et conservées avec des soins jaloux par des générations soucieuses du passé, nous avions devant les yeux ces anciennes compositions dont nous connaissons et le ton et la forme par le tableau de Bellini! Les procurateurs de Saint-Marc n’ont donc jamais eu l’idée d’imposer aux architectes et aux artistes la restauration ou la substitution de copies identiques aux originaux. Mais le temps marche, les idées progressent, et ce sera l’honneur de notre époque d’avoir fait une loi à ceux qui ont la charge des monumens publics de toujours respecter les dispositions prises par les ancêtres, dispositions où se reflètent et l’âme et l’esprit d’un temps, et de ne jamais déchirer un seul feuillet de ces livres de pierre où on lit l’histoire des époques éteintes.

Mais du moins, sous le rapport de la forme architecturale, il ne semble pas, depuis la grande transformation du XIVe siècle, qu’on ait rien changé à l’ensemble. Le XVe, le XVIe et le XVIIe n’ont fait que conserver et consolider. Nous sommes donc en face d’un monument à peu près intact. Je dis à peu près, il faut spécifier, car là est toute la question. Cinq travées de deux arcs superposés, séparées et butées par le système de colonnes portant les pinacoli, composent l’ensemble : la première travée est sérieusement menacée à son angle méridional; le premier ordre de colonnes, hors d’aplomb désormais, manque par la base et entraîne dans sa chute l’ordre supérieur; le revêtement de marbre, détaché du mur, laisse voir la brique, effritée, qui tombe en poussière : on a dû soutenir avec des charpentes cette partie de l’édifice.

A l’étage supérieur correspondant, l’arc a perdu cette belle ornementation de feuillages rampans d’où sortent à mi-corps les statues des saints; la statue qui trônait à son sommet n’existe plus, et la belle frise richement colorée de rinceaux mosaïques qui recouvraient l’épaisseur de l’arc est tombée sur le sol de la galerie. Le pinacolo qui sépare ce premier arc supérieur du second, abritant son évangéliste sous son dais de pierre sculpté comme une dentelle, est aussi très sérieusement menacé, et la préfecture de Venise a dû, par force majeure, faire poser des étais et des jambages destinés à retenir les colonnes chancelâmes.

La grande verrière au centre qui porte la lumière dans la nef de la basilique a été remplacée il y a quelques années, et il ne paraît pas que les autres parties jusqu’à l’angle nord nécessitent de réparations. Mais à ce même angle, vers l’horloge, l’avant-corps destiné à porter la galerie qui se retourne sur San Basso, malgré les chaînages faits à une époque contemporaine de Bellini, est hors d’aplomb par suite de tassemens inégaux du sol; et elle entraîne naturellement la galerie et l’angle supérieur. Sur ce point, le dommage est sérieux et le danger imminent ; le spectateur attentif ne reste même pas sans inquiétude sur l’avenir de cette partie de l’édifice, mais il n’y a danger que pour le revêtement, car la construction elle-même a été consolidée lors de la restauration de la façade sur San Besso.

Voilà pour l’extérieur; il sera indispensable sur ce point de pourvoir et de le faire immédiatement, avec toute la discrétion sans doute que comporte un tel travail, mais aussi avec énergie et rapidité. Le lecteur entrera avec nous dans la basilique pour aborder cette question, sur laquelle on a beaucoup insisté, de la restauration du parimento et des belles mosaïques qui font de Saint-Marc un véritable reliquaire.


IV.

Dirigeons-nous par l’atrium, dans la chapelle du cardinal Zen. C’est un sanctuaire d’art; l’enceinte est carrée, sa face ouest correspond au premier arc de la façade principale, sa face sud s’éclaire par la Piazzetta, et la face à l’est donne accès dans le baptistère. Le corps de l’édifice est du XIIe siècle, il est voûté en berceaux. Vers 1505, comme le cardinal Zen, mort en 1501, avait fait un legs considérable à la république, le sénat décréta qu’on lui élèverait un tombeau dans la basilique. Je n’insiste pas sur les admirables sculptures de cet ensemble, dû au premier des Lombardi; il s’agit ici des changemens opérés lors de la restauration.

Antonio Lombardo, de 1505 à 1515, avait modifié l’aspect de la chapelle pour y placer au centre le sarcophage sur lequel repose la statue du cardinal; il avait adossé à la l’ace méridionale le riche autel de bronze fondu par Zuane dalle Campane, autel indiqué à l’extérieur sur la Piazzetta par le petit édicule dont nous avons regretté la suppression, et, se bornant à flanquer cet autel de deux grands panneaux de mosaïques avec les armes de la famille Zen; il avait respecté les bas-reliefs grecs qui, primitivement, ornaient les parois de la chapelle, et aussi l’ensemble considérable des compositions qui en ornaient les voûtes : mosaïques du XIIe siècle du plus haut intérêt, représentant douze épisodes de la vie de saint Marc.

Lorsqu’il s’agit, en 1865, de restaurer la façade méridionale de la basilique, opération sur laquelle nous avons insisté, comme on refaisait les murs et les voûtes, on enleva la plupart des mosaïques que le Lombardo avait respectées, conservant seulement tout ou partie de celles appliquées sur des plans perpendiculaires. Les mosaïques primitives enlevées, restaurées depuis, existent encore en magasins, maintenues dans des cadre» de bois. De courbes qu’elles étaient, on les a ramenées au plan horizontal; et sur les voûtes, on leur a substitué des copies fidèlement exécutées par la compagnie, alors dirigée par M. Salviati. Nous avons comparé les copies aux originaux, et, à part la question de principe, il faut reconnaître qu’autant qu’un ouvrier moderne peut se substituer, dans un tel travail, à un ouvrier du XIIe siècle, l’œuvre est consciencieuse et fidèle.

Mais ce que les signataires du manifeste anglais demandaient aux Italiens, c’était de ne jamais substituer l’œuvre d’un mosaïste moderne à celle d’un mosaïste ancien, sous peine de détruire à jamais tout ce qui constitue l’attrait, le prix et le charme de l’œuvre primitive. Les restaurateurs, à leur tour, répondent que, si on connaît le secret d’enlever une fresque peinte sur un plan horizontal et de la replacer après avoir reconstruit le mur qui la portait, cette opération devient déjà moins simple si la fresque est exécutée sur une voûte, mais que, si on se trouve en face d’une mosaïque composée de millions de petits cubes fixés il y a sept cents ans sur une couche de ciment qui aujourd’hui tombe en poussière, l’opération devient impossible. C’est donc une question de principe, et il est impassible de s’entendre. Il faudrait, pour établir exactement la part des responsabilités, qu’avant de commencer les travaux, vers 1864, une commission composée d’hommes très compétens, qui aurait compté à la fois des architectes, des peintres, des historiens et aussi des constructeurs habiles, eût établi et constaté l’état de l’édifice, désigné les parties susceptibles d’être conservées et arrêté les voies et moyens nécessaires pour arriver au but que tout le monde doit toujours se proposer quand on a l’intelligence des choses de l’art. Or cette commission n’existait pas, et on suivait le projet adopté depuis de longues années; mais il est juste de rappeler encore qu’aux mosaïques du XIIe siècle le gouvernement autrichien avait proposé de substituer les compositions de M. Blaas, peintre de l’arsenal de Vienne, que, ces compositions ont été exécutées et que les cartons existent encore dans les magasins de la basilique. Entre ces deux alternatives, une substitution de copies fidèles, ou l’application des nouvelles compositions de M. Blaas (que nous n’apprécions d’ailleurs pas, et qui eussent fait dans cet ensemble le plus singulier effet), nous nous prononçons sans hésiter.

Si nous passons de la chapelle Zen dans le baptistère où nous trouvons parmi les mosaïques du XVIIe siècle exécutées sur les cartons de Francesco Turresio, un certain nombre de compositions du XIVe et un spécimen très précieux du XIe : Saint Jean baptisant le Seigneur dans le Jourdain, nous reconnaissons encore qu’on a procédé avec circonspection en remplaçant les parties défectueuses et bouchant simplement les trous là où les cubes s’étaient détachés. Les archéologues savent que la composition du Xie siècle que j’ai citée emprunte tout son prix à cette circonstance qu’elle est due sans doute à des artistes italiens, ou du moins de l’Occident, qui composaient encore suivant la tradition byzantine, ce qui a longtemps fait croire que ces mosaïques du baptistère étaient l’œuvre d’artistes grecs. A ce point de vue, c’est là un monument important; il a, dans la restauration, conservé son caractère sans altération notable.

On sent bien que, dans un ensemble aussi considérable, on ne saurait s’arrêter devant chacune des compositions qui ornent les voûtes et les parois, comme on devrait le faire dans un rapport à une commission des monumens historiques; toutefois nous avons examiné une à une les restaurations faites à l’intérieur en montant jusqu’aux voûtes des orgues et des culs-de-four du maître autel, et nous pouvons nous prononcer d’une façon générale sur les restaurations.

Une circonstance particulière a bien pu faire naître dans l’esprit des voyageurs une certaine confusion à l’égard des travaux entrepris par les mosaïstes modernes. La grande verrière centrale, qui prend son jour sur la place Saint-Marc, a été renouvelée, et personne n’a pu se défendre d’un étonnement et d’un regret ; mais les rulli de verre retenus dans les mailles de plomb, qui composent ce large vitrail, tombaient par fragmens, et, comme ils étaient enfumés et noircis par le temps, ils répandaient sur tout l’intérieur de la basilique un jour mystérieux qui en doublait le caractère. Dans ces demi-ténèbres, les fonds d’or des mosaïques jetaient de furtifs éclairs, et les grandes figures hiératiques aux regards inquiétans produisaient une impression profonde. Aujourd’hui la lumière, en grandes nappes froides, éclaire en plein les compositions, elle a dissipé les ténèbres, et l’effet poétique est détruit. En face de cet effet nouveau, beaucoup de personnes ont pu croire à une reprise générale des fonds d’or des mosaïques. Quant aux hommes d’imagination, qui peut dire ce qu’ils ont perdu à cette substitution?

En réalité, partout où il y a eu une réparation des compositions et des figures, elle a été faite avec soin, et s’il y a diminution évidente d’intérêt, on sent cependant qu’on a obéi à une idée constante de respect et de fidélité. Quand il y a eu substitution d’une mosaïque nouvelle à une ancienne, celle-ci a toujours été exécutée d’après les anciens cartons ou les calques, sauf pour une seule, celle de la voûte en berceau au-dessus de la grande tribune de la porte principale, près des Visions de l’Apocalypse du Zuccato. Cette dernière est entièrement refaite sur des cartons nouveaux, et ces cartons ne sont pas plus appropriés à l’esprit de la mosaïque que ceux dont le Querena a orné la façade sur la place.

Sur les voûtes de la chapelle des Mascoli, Michèle Giambono, vers 1490, avait déployé toute une décoration architecturale du plus haut goût, dans laquelle il avait encadré les épisodes de la vie de la Vierge. Longtemps avant ces dernières restaurations, toutes ces mosaïques avaient été déjà refaites; mais, comme la matière employée par les entrepreneurs était la même, que les cartons originaux avaient été suivis scrupuleusement, et qu’un espace assez long s’est écoulé, le temps a fait son œuvre habituelle, il a atténué la vivacité et les éclats, tempéré la violence des ors, et, en un mot, jeté sur l’ensemble son voile léger et son impalpable glacis. Véritablement, il n’y a là rien qui offense nos yeux et heurte notre imagination, et je ne veux pas trop examiner si on n’a pas substitué des pâtes de verre à certaines parties exécutées par nos devanciers en mosaïque de pierre. Il restera seulement à savoir si, alors qu’on a substitué tout ce nouvel ensemble à celui dont j’ai entendu déplorer si vivement la complète destruction, on n’aurait pas dû conserver certaines parties qui avaient résisté et se borner, en un mot, à conserver et à restaurer au sens précis du mot, plutôt que de refaire en entier, alors même qu’on apportait à ce travail la plus parfaite conscience.

Les restaurations qu’on a fait subir au pavimento du sol de la basilique ont aussi appelé l’attention de ceux qui ont protesté soit à Venise même, soit en Angleterre, et on a accusé les Italiens d’avoir remplacé par une surface plane le pavement mosaïque en forme de vagues.

On ne saurait admettre un instant que les ondulations qui donnent au pavement de Saint-Marc un caractère si singulier et si poétique, soient le résultat d’une pensée des architectes primitifs. Ce mouvement ondulatoire est le résultat évident de la permanence des eaux sous le sol et le résultat du mouvement des grandes marées. Tout le monde sait qu’il existe sous le maître autel de Saint-Marc, une crypte souterraine (sotto confessione) du plus haut intérêt archéologique, dont le sol se trouve de beaucoup au-dessous du niveau moyen de la lagune : on l’abandonna dès 1569 à cause de l’irruption des eaux ; on a tenté souvent de combattre ces infiltrations, et, en 1811, on y découvrit le corps de saint Marc, caché, depuis 1094, dans le massif qui supporte le maître-autel de la basilique. On l’a refermée depuis cette époque, mais vers 1865, grâce à l’ingéniosité de M. Milesi, qui employa le ciment de Bergame, et qui opérait alors aux frais privés de M. Torrelli, préfet de Venise, on parvint à rendre au culte ce précieux sanctuaire des premiers siècles chrétiens. Nous étions alors à Venise, nous suivions avec attention ces travaux, et il nous fut facile de constater, à cette profondeur, les mêmes ondulations qui se produisaient sur le sol de la basilique.

Ce pavage de Saint-Marc n’est pas le résultat d’une conception une, et il participe de ce système d’après coup qui distingue l’édifice et lui donne son singulier caractère. Il n’y a là ni parti-pris d’ensemble, ni dessin préconçu, ni unité de matériaux, ni respect des axes et des lignes du plan. Il est même probable qu’on a employé et approprié les pavemens précieux de nombre d’anciens sanctuaires détruits lors des premiers embellissemens de Venise. Il en résulte une grande variété de dessins et de matériaux, et une impossibilité presque absolue de restaurer, si on ne suit pas naïvement, et pas à pas, jusque dans ses incohérences le dessin primitif. Mais c’est encore le lieu de répéter qu’il y a là une question de principe. Oui ou non, devait-on restaurer? Si on le faisait, comme on allait reprendre à une grande profondeur les fondations mêmes du pavement en lui faisant un lit de briques pour mieux l’asseoir et l’assurer contre ces tassemens produits par la permanence des eaux, naturellement les ondulations disparaissaient, et on avait désormais un plan horizontal. Reste la question d’exactitude du dessin, la nature des matériaux employés et aussi la constatation de l’état plus ou moins défectueux de la mosaïque avant les travaux de restauration. Nous avons, pour porter un jugement sur ce point, tous les élémens nécessaires, en comparant la travée de droite, qui n’a pas encore été reprise et se présente à nous telle que le temps l’a léguée, avec ces restaurations brutales, qui allaient au plus pressé. La vérité est que cette mosaïque n’existe vraiment plus ; le sol manquait sous les pieds; on a remplacé par de grands carreaux de marbre, de couleurs et de formes diverses, les riches matériaux anciens dont quelques parties désagrégées s’émiettent encore chaque jour; et les voyageurs, plus enthousiastes que scrupuleux, trouvent là des presse-papier dont l’origine est plus poétique que leur possession n’est légitime.

Si, en regard de cette travée méridionale, on examine la travée nord qui a été refaite, on voit qu’on s’est efforcé de reproduire les cartons anciens; peut-être même a-t-on consciencieusement procédé en employant des calques des mosaïques primitives : mais comment faire comprendre à des entrepreneurs, qui exécutent un traité où on compte par mètres superficiels, que cette belle régularité, cette précision, cette netteté mécanique d’exécution toute industrielle et tout impersonnelle, sont justement la négation du caractère de la mosaïque primitive? C’est là qu’on serait tenté de dire avec le manifeste anglais : « Si une telle restauration était nécessaire, elle serait impossible. »

La personnalité du mosaïste primitif se révèle toujours dans son œuvre par un tremblement de la main qui est comme le caractère d’une écriture ou d’un dessin original; il y a de la liberté, de l’aisance, une libre allure : les grandes lignes sont données, le plan général est tracé, et l’ouvrier peut se mouvoir à l’aise dans l’espace qu’on lui a déterminé; comme dans la Commedia dell’ arte, l’improvisateur peut se livrer à la fantaisie tout en respectant le dessin général du scénario. Comparez deux travées entre elles, ou, mieux encore, deux cartons anciens repliés sur l’axe et qui se font pendant, vous serez frappés de voir que si le contour général est le même, chacun des détails qui le composent révèle une main et un tempérament différens. Ces figures géométriques, ces combinaisons rectilignes, ces fleurs, ces damiers, ces oiseaux, ces épines de poissons, ces fruits, ces vagues, tous ces élémens enfin qui composaient la mosaïque primitive, avaient de l’imprévu, une certaine irrégularité, une naïveté qui révélaient la main de l’ouvrier simple et désintéressé des premiers siècles chrétiens et du moyen âge ; les mêmes élémens mis en œuvre par le proto-maestro d’aujourd’hui qui a combiné implacablement son poncif piqué mathématiquement sur l’aire par un ouvrier inconscient, ne nous représentent plus ni un temps, ni une personnalité, ni un style, et il n’en découle pour nous ni poésie, ni rêverie, ni charme.

Laissez faire le temps, dit le mosaïste moderne, et ne me jugez point encore; ces lignes droites vont bientôt se briser, ces tons cruels vont se fondre et s’adoucir, et, peut-être trop tôt à mon gré, ces larges ondulations dont vous déplorez la perte vont-elles se produire encore : car à Venise on est impuissant à lutter contre l’action sourde de la vague souterraine. De sorte que véritablement on en arrive à cette conclusion : si on restaure, les hommes sont impuissans à nous rendre ce qu’ils nous enlèvent, et, si on laisse le temps faire son œuvre, la mosaïque de la partie méridionale qui n’a pas été reprise ne sera plus demain qu’un souvenir. D’une part, en effet, les conditions du travail moderne ne sont plus celles du moyen âge et on ne se substitue pas à une personnalité de ces temps-là, et, de l’autre, les circonstances historiques énoncées ayant amené ce fait qu’il n’y a pas eu entretien et conservation réguliers et suivis, cette partie du monument s’en va dépérissant chaque jour et ne représentera plus bientôt qu’une vague image de ce qui fut.


V.

Cela étant, allait-on vraiment procéder à la reprise des travaux suivant les mêmes principes adoptés pour les deux façades latérales? Le gouvernement italien s’est prononcé ouvertement à ce sujet. Dans une note adressée en novembre dernier à l’ambassadeur à Londres, le ministre de l’instruction publique, de qui relève la conservation de l’édifice, n’a pas hésité à déclarer que le monument avait souffert des restaurations, et, en donnant des garanties pour l’avenir, il a tenu à établir que l’agitation anglaise s’était produite trop tard. Citons les termes exacts du document, on verra que le danger n’était pas purement imaginaire, on trouvera peut-être même que le gouvernement Italien, en le constatant, s’est découvert un peu plus que de raison.

« Votre Excellence, dit la note diplomatique, se rendra facilement compte du peu de raison d’être des meetings devant les explications que je porte à sa connaissance; les instructions nécessaires pour assurer l’intégrité de la basilique de Saint-Marc ont été données il y a longtemps déjà. Il est exact de dire qu’on avait le projet de reconstruire la façade principale selon le mode adopté sous le gouvernement autrichien pour la façade nord, et pour la façade sud sous notre propre gouvernement, mais en suivant le plan préparé par l’Autriche. Peut-être si l’administration de la basilique était restée dans les mains du ministre de grâce et de justice, cette intention aurait-elle été réalisée, d’autant plus qu’il y avait eu déjà commencement d’exécution, selon l’ancien système, sous le porche et l’angle sud de la façade principale. Mais il n’est pas moins vrai de dire que, lorsque le ministre de l’instruction publique a su quel danger menaçait la magnifique façade de ce monument et qu’il a compris que, s’il ne prenait pas personnellement en main la responsabilité, il obtiendrait difficilement la réalisation de son désir de voir la basilique restaurée selon les vrais principes, il s’empressa de demander que les fonds destinés au monument figurassent à son budget. Cela se faisait au commencement de l’année, le ministre autorisé ne perdit pas un instant, et, au mois de mai, il écrivit au préfet de Venise de demander à la commission des anciens monumens d’examiner ce qu’on avait fait, de déterminer clairement ce qu’on devait faire, et en étudiant la question de conservation et restauration, d’établir très exactement les règles d’exécution pour l’avenir... Plus tard, le ministre, pour éviter toute méprise, ordonna une inspection des travaux de la basilique et, comme le résultat a amené la constatation de nombreuses erreurs commises au cours des restaurations, de ordres catégoriques ont été donnés, ordres exécutés et qui ont encore force de loi, de ne plus permettre qu’aucuns travaux fussent entrepris par la fabrique, pas plus pour la restauration des mosaïques que pour aucune des parties décoratives de la basilique. »

Et le ministre, tout en protestant du respect des Italiens pour leurs monumens, revient à plusieurs reprises sur le peu de raison d’être des manifestations anglaises. Mais on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il fait des aveux sans détour et qu’il appuie avec complaisance sur les erreurs commises, sans jamais indiquer par un seul mot ce dilemme qui plaçait l’architecte dans cette terrible nécessité : voir le monument dépérir, ou lui faire subir certaines modifications, au moins au point de vue du ton sinon de la forme. Et non-seulement le document justifie toutes les craintes manifestées, mais il les redouble.

Il n’y a donc plus à le dissimuler: il existait un projet de reprise totale de la façade principale, le ministre l’avoue : mais quand un gouvernement se défend vis-à-vis d’un gouvernement étranger ou plutôt d’une nation étrangère, — car l’agitation avait un caractère privé, — il a le droit et le devoir d’user de tous ses argumens; et, quant à nous, nous pensons que les Italiens n’ont pas usé de toutes leurs armes. Il fallait dire à l’ambassadeur d’Italie auprès de la cour de Saint-James que le projet n’avait ni la sanction de la commission des monumens historiques qui siège à Venise, ni celle de la commission supérieure qui siège à Rome, ni celle enfin du ministre de l’instruction publique, qui décide en dernier ressort. La vérité est que, si l’agitation anglaise était légitime, elle se faisait trop tard. En effet, sur les rumeurs suscitées à Venise à la suite des polémiques locales, le gouvernement italien y avait délégué un homme de haute compétence, M. Buongiovannini. Dès qu’on lut son rapport, on comprit le danger, et dès le mois de mai dernier on, donna des ordres précis ; le projet alors était déjà bien compromis. Les Anglais ne pouvaient connaître cette décision administrative, ceux de leurs nationaux résidant à Venise qui avaient intérêt à ce qu’on ne cachât point, pour de longues années, la façade principale, ont jeté le cri d’alarme : la cause était belle, le souvenir de Byron, d’Otway, de Turner, de Ruskin a enflammé tous ceux qui ont le sentiment du beau ; on a enrôlé les personnages les plus considérables, et l’agitation est née. De plus grands mouvemens ont eu une origine plus humble, et en somme, il y avait là quelque chose de généreux et de louable, et le résultat sera considérable, non-seulement pour l’Italie, mais pour l’Angleterre elle-même, et pour la cause des monumens historiques dans tous les pays.

C’est au lecteur de conclure : il y a nécessité évidente et urgence absolue. Non, sans doute, « il ne viendrait à la pensée de personne de restaurer le Parthénon et le temple de Philæ ; » mais le Parthénon n’est plus qu’une ruine auguste, fertile en grands souvenirs, et le temple de Philæ n’est hanté que par les oiseaux nocturnes et les fellahs fiévreux qui attendent le voyageur au passage. Ici, nous sommes. Dieu merci, en face d’un monument qui a triomphé du temps, et cela, certainement, grâce aux restaurations et aux embellissemens du XIVe et du XVe siècle. On officie dans Saint-Marc, on y loue le Seigneur, "et les voûtes de ce reliquaire d’or résonnent du chant des hymnes religieuses ; la fumée de l’encens et de la myrrhe, en montant jusqu’aux mosaïques, les enveloppe d’une atmosphère chaude et parfumée qui en adoucit encore l’éclat. Et si on veut justement éviter que la basilique tombe un jour en ruines, si on veut que cette génération transmette à celle qui suivra l’héritage qu’elle a reçu à peu près intact, il faut qu’une main vigilante et exercée répare chaque jour les dommages inévitables. C’est une question de mesure, de soin, d’intelligence et d’argent, et il faut surtout, pour condition première, que la main des hommes soit moins cruelle que celle du temps.

Peut-on, oui ou non, conserver les matériaux, les déposer et les reposer sans détruire la patine ? Oui, quand les marbres ne sont pas brisés en morceaux par la dilatation des fers imprudemment employés pour les consolider, comme c’est le cas pour la plupart des chapiteaux du Palais ducal, et pour la superbe galerie trilobée qui porte la salle du scrutin et celle du grand conseil. Mais si on est forcé de les remplacer, c’en est fait de l’harmonie générale, et il faut se résoudre à accepter ces taches qui, peu à peu, se fondront dans l’ensemble, et, à leur tour, recevront une patine nouvelle. Il est certain pourtant qu’on ne trouvera presque jamais l’équivalent des matériaux précieux employés par les ancêtres. En Italie comme partout en Europe, et malheureusement plus que partout, il y a des nécessités imposées par les budgets. Nous ne sommes plus au temps où, dans un élan de foi sublime, le chapitre du Dôme de Florence, celui de Pavie ou les grandes associations du moyen âge, avant de demander le projet d’un monument à l’architecte, lui posaient d’abord pour programme de surpasser tout ce qu’on avait vu jusque-là; où les chanoines de Tolède rédigeaient sérieusement cette déclaration : « Faisons croire à la postérité que nous étions fous le jour où nous avons construit une telle merveille. » On ne s’élance plus ainsi, insoucians de l’avenir et pourtant sûrs de lui, posant les bases de constructions formidables et léguant aux âges futurs le soin de les achever. Nous tenons plus à la terre et nous voulons savoir où tout chemin mène; nous avons des bilans, des commissions, des cours des comptes et des conseils municipaux ; et il est loin le temps où un provéditeur, spécialement délégué par les procurateurs de Saint-Marc, montait à bord des galères de la sérénissime pour aller jusqu’en Orient, en Perse et au Tana chercher les marbres rares destinés à la chapelle ducale. Quant au successeur actuel des Selim et des Amurat, il n’a aucune raison, en don de joyeux avènement, ou le jour de la signature d’un traité de commerce, pour offrir au sénat italien trois vaisseaux chargés de colonnes de porphyre, de bas-reliefs et de chapiteaux arrachés aux monumens antiques, comme ce fut le cas trois fois dans la suite des siècles.

Le fait n’est donc pas simple, et ce n’est pas le lieu de retracer les cause de la décadence de Venise, les conditions de son existence profondément changées, ce prodigieux musée, voyant un à un les élémens qui le composent se disperser ou se détruire malgré les efforts réels d’une population soucieuse de la gloire des ancêtres, mais écrasée sous le poids des conditions fatales que l’histoire lui a faites. Rien ne lui a manqué, les tristesses de la dernière heure de la république, l’invasion française, les sièges, les bombardemens, la longue compression de l’étranger, la pauvreté publique quand toutes ses sources furent taries, les douleurs sans fin et les difficultés inouïes de la situation le jour où elle retrouvait la libre possession du sol national. Il y a une logique dans tout cela : un peuple ne traverse pas tant de crises sans voir s’affaiblir en lui cette passion du beau qui est surtout le privilège des riches et des heureux. D’ailleurs, à Venise, la science de l’archéologie et de la restauration date d’hier, et chez nous-mêmes, au temps de Lenoir et avant les beaux travaux des Vitet, des Mérimée, des Viollet-le-Duc, et les efforts extraordinaires de ce missionnaire enthousiaste qui s’appelait M. de Caumont, que pensait-on de nos monumens gothiques et de nos plus belles constructions de la renaissance? A Venise, Cicognara lui-même, l’historien d’art classique qui a passé pour un initiateur, a souvent singulièrement placé son enthousiasme et ses mépris, et, au temps de Selva, l’ancien couvent de la Carita, aujourd’hui l’académie des beaux-arts, que Goethe, à son passage à Venise, proclamait l’un des premiers monumens du monde, était odieusement mutilé sans qu’on entendît s’élever de protestations.

Tout danger est désormais conjuré; on ne restaurera point, dans son ensemble et suivant les anciens erremens, la grande façade de Saint-Marc; mais il faudra consolider les parties qui menacent ruine, et, dans ce travail, s’inspirer des idées qui ont présidé à la fondation de toutes les sociétés d’art qui existent aujourd’hui dans la plupart des villes d’Europe, et qui d’ailleurs sont aussi constituées à Venise. Nous le répétons, c’est une question de mesure, de soin, de conscience et aussi d’intelligence. Ne remplacer que l’indispensable, telle sera la loi; autant que possible chercher les matériaux équivalons, et surtout, accuser sincèrement la place où on supplée par un revêtement neuf à une partie détruite, plutôt que de changer tout un ensemble dans le but d’éviter une disparate dans une seule partie. Quand on procède autrement, on est entraîné à de singulières aventures. Il faut aussi réunir, comme dans un lumineux faisceau, les hommes les plus compétens dans l’art, dans la construction, dans l’histoire, et leur donner la mission de ne jamais laisser à elle-même la main qui exécute; enfin, fût-ce à prix d’or, il faut chercher à sauver de la ruine ces témoins de la grandeur passée, avant de leur substituer des pierres sans âme, sans histoire, sans grandeur, et qui n’ont rien à dire à l’imagination de ceux qui les contemplent,


CHARLES YRIARTE.

  1. Voir la brochure intitulée Osservazioni intorno ai Ristauri interni ed esterni della Basilica di San Marco, di Alvise Piero Zorzi fu Giovanni Carlo, Venezia, 1877; Ongania.
  2. Ces dernières lignes du célèbre écrivain ont besoin d’explication afin qu’on ne s’en exagère pas la portée. La société connue à Venise sous le nom de Société Salviati, qui a exécuté les travaux de mosaïque de Saint-Marc, a été surtout fondée avec des capitaux anglais, et c’est cette même société qui a été chargée de l’exécution des mosaïques qui jouent un rôle important dans la décoration du musée de South-Kensington.
  3. Cette opinion n’est pas encore professée par les écrivains spéciaux, mais il me semble que la signature du Calendario se lit dans ces beaux feuillages qui rampent sur les arcs aigus enveloppant les cintres.