Les Revues allemandes - 14 juillet 1894

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Les Revues allemandes - 14 juillet 1894
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 459-468).
REVUES ETRANGÈRES

REVUES ALLEMANDES

Littérature et critique : Les opinions de Klopstock sur les poètes allemands ; — Schiller musicien ; — articles sur Gœthe ; — le romantisme allemand et la théologie protestante ; — Henri Heine à Paris.

J’ai relevé, les dernières fois, dans les revues allemandes, diverses études se rapportant à la musique, à la politique, et à l’histoire. Je voudrais aujourd’hui en signaler quelques-unes ayant trait plus spécialement à la littérature. Non pas que les études de ce genre soient beaucoup plus fréquentes dans les revues allemandes que dans les revues italiennes ; mais elles y ont, d’ordinaire, une portée plus générale, et peuvent ainsi intéresser davantage des lecteurs étrangers.

Voici d’abord un article de la Deutsche Rundschau sur Klopstock, le poète de la Messiade, et l’un des ancêtres de la poésie moderne en Allemagne. La chronologie, à elle seule, suffirait pour me justifier d’avoir choisi cet article avant tous les autres ; mais c’est encore, à mon gré, le plus intéressant de tous, car, en plus des idées qu’il renferme, il nous offre l’image très précise d’une vie et d’un caractère.

Cet article n’est pourtant, à vrai dire, qu’une série d’interviews rapportées — ou, si l’on préfère, reportées, — par un écrivain italien, Joseph Acerbi, qui, à deux reprises, en 1798 et en 1800, a profité de son passage à Hambourg pour questionner le vieux Klopstock sur lui-même et ses confrères. Mais Klopstock est aujourd’hui si délaissé que nous ne connaissons guère son œuvre, et moins encore sa personne ; et nous devons être particulièrement reconnaissans à l’érudit italien, M. A. Luzio, qui, en publiant les interviews d’Acerbi, a fait revivre devant nous cette solennelle, comique et touchante figure.

Né en 1773 à Castelgoffredo, près de Mantoue, Joseph Acerbi était un de ces hommes universels qui s’entendent un peu à tout sans avoir, en fin de compte, de talent pour rien. Tour à tour poète, historien, philosophe, explorateur, peintre, philologue, diplomate, cité par Mme de Staël comme « le plus digne représentant, avec Monti, de l’Italie spirituelle tout entière », il serait aujourd’hui complètement oublié de ses compatriotes eux-mêmes, s’il n’avait attaché son nom à une revue mensuelle, la Biblioteca Italiana, qui, pendant dix ans, de 1816 à 1826, sous sa direction, a beaucoup contribué à faire connaître en Italie les travaux des écrivains étrangers. Il est mort en 1846, léguant à la bibliothèque de Mantoue ses papiers, parmi lesquels M. Luzio a retrouvé cette relation de ses entretiens avec le vieux poète de Hambourg.

Acerbi était venu une première fois à Hambourg en 1798. Le lendemain de son arrivée, il était allé dîner chez un négociant ami des lettres, Sieveking, qui lui avait raconté sur Klopstock une anecdote assez piquante : « On lisait devant lui une de ses odes ; et voici qu’à l’avant-dernière strophe, se levant et interrompant le lecteur, il s’est écrié : « Je parie avec vous que, dans toute la poésie allemande vous ne trouverez pas de vers comparables à ceux-là, ni qui seulement en approchent ! »

Cette anecdote paraît avoir éveillé chez Acerbi le désir de faire la connaissance du vieux poète ; car tout de suite il demanda à Sieveking un mot d’introduction près de lui.

Klopstock avait alors soixante-quatorze ans. Depuis vingt-cinq ans déjà il vivait à Hambourg ; depuis quarante ans il avait perdu sa première femme, cette Meta qu’il avait célébrée dans ses Odes sous le nom de « Cidli ». Mais il n’était pas homme à se désoler indéfiniment. Toujours, au contraire, il avait pris plaisir à la vie ; et ce goût n’avait fait que grandir avec les années. La vieillesse ne l’effrayait guère. Il conseillait à Gleim, âgé de quatre-vingts ans, de se remettre à l’équitation : « Et ne me dites point que votre âge vous en empêche ! lui écrivait-il. Rappelez-vous que Juba montait encore à cheval à quatre-vingt-quinze ans ! » Il lui était ainsi toujours resté quelque chose, dans son allure et dans ses expressions, de son ancien métier de maître d’école.

En 1791, à soixante-sept ans, il s’était remarié avec une jeune veuve, la nièce de sa première femme. C’est dans la maison de cette dame qu’Acerbi le trouva installé, luxueusement et grassement installé, parmi toute sorte de témoignages de sa gloire passée. Depuis longtemps déjà cette gloire était passée. D’autres poètes étaient venus, plus vivans et plus jeunes, Wieland, Goethe, Schiller, qui avaient relégué la Messiade au rang des œuvres qu’on vénère sans se soucier de les lire. Mais Klopstock refusait obstinément de s’apercevoir de sa déchéance. Il continuait à se considérer comme le souverain absolu de la littérature allemande, comme un souverain véritable, pouvant traiter d’égal à égal avec tous les puissans de la terre. Après les massacres de Septembre, il avait officiellement adressé au ministre Roland une lettre de blâme ; il avait déféré les membres de la Convention au tribunal de l’histoire, et il avait répondu aux avances flatteuses de l’Institut de France en citant des passages de ses Odes. La célébrité grandissante de ses confrères plus jeunes l’importunait, mais ne le gênait pas. Il avait confiance dans la postérité pour remettre les choses en leur place.

Et peut-être en effet la postérité aurait-elle dû être plus juste pour lui. Car non seulement il a été un grand poète, le plus parfait, avec Gœthe, des poètes allemands ; et non seulement il a été le précurseur des poètes classiques de son pays, mais c’est encore à lui que se rattache en droite ligne le mouvement romantique des premières années de notre siècle. Après avoir été, dans sa Messiade, l’élève et l’imitateur des Grecs, il avait tourné le dos à ses maîtres, pour chercher dans les vieilles légendes germaniques l’inspiration de ses Odes. Comme il avait introduit les dieux de l’Olympe dans la poésie allemande, c’est encore lui qui les en avait chassés, et qui avait tenté de leur substituer les rudes héros de l’Edda. Mais il l’avait fait trop tôt, au plus fort de la période classique, et il l’avait fait avec une gaucherie, une lourdeur, un pédantisme, qui ne pouvaient manquer de le rendre d’abord un peu ridicule. Du moins, si ses contemporains ne l’appréciaient pas à sa juste mesure, lui-même se chargeait de ce soin. Et il vivait tranquillement, dans sa belle maison de Hambourg, uniquement préoccupé désormais de manger, de boire, de dormir, — et de s’admirer.

Acerbi se présenta chez lui le 21 août 1798, et fut aussitôt introduit. Il trouva « un petit homme assez laid, très malpropre, d’une tenue négligée, de manières vulgaires, et parlant le français au3si mal que possible. » Mme Klopstock, au contraire, paraît lui avoir fait une excellente impression. Elle était « un peu grasse, mais très aimable et polie, et gardant encore maint vestige de beauté. » Klopstock, naturellement, ne parla que de lui : il entretint son visiteur de la traduction italienne de la Messiade, lui fit voir des dessins destinés à illustrer une édition de luxe de son poème, lui dit qu’Angelica Kauffmann, elle aussi, avait eu l’intention d’illustrer la Messiade, mais qu’après l’avoir lue « elle avait été découragée, jugeant la tâche trop haute pour elle. » Et ce fut la fin de cette première entrevue. Quelques jours plus tard Acerbi quitta Hambourg pour entreprendre dans les régions du Nord un grand voyage d’exploration.

Il ne revint que deux ans après, et c’est alors seulement qu’il forma le projet de questionner en détail le vieux poète sur ce qu’il pensait de ses confrères. Il se dit que les opinions de Klopstock, fidèlement rapportées, ne pourraient manquer d’éveiller une grande curiosité tant en Allemagne qu’en Italie.

Ne croyez pas au moins qu’il ait avoué au poète cette arrière-pensée. Je crains de m’être trompé en disant qu’il n’avait de talent pour rien : il avait le talent, le génie de l’interview. Il vint trouver Klopstock dès son retour à Hambourg, et lui déclara qu’il voulait emporter avec lui, en Italie, un choix des meilleurs ouvrages de la poésie allemande : choix pour lequel il s’en remettait aveuglément au poète de la Messiade. Klopstock, très flatté, répondit qu’en effet il se croyait, en pareille matière, plus compétent que personne, mais qu’il avait besoin de quelques jours de réflexion pour bien rédiger sa liste.

Acerbi n’avait que faire d’une liste. Tout de suite il se mit à interroger le vieillard. Celui-ci lui dit d’abord que le premier des poètes allemands, — après lui, naturellement, — était Wieland. « Comment, vous placez Wieland au-dessus de Goethe ? — Goethe est un poète d’un autre genre… Quant à Wieland, il a écrit de petits poèmes héroïcomiques qui sont de vrais chefs-d’œuvre. »

Wieland, c’était bien, et aussi les idées de Klopstock sur la traduction des anciens. Mais Acerbi voulait avoir l’opinion du poète sur Goethe ; de sorte que, l’interrompant sans trop de façons, il lui demanda ce qu’il pensait de la tragédie de Torquato Tasso. « Klopstock ne me répondit pas tout de suite, et je crus bien que mon interruption l’avait fâché. »

Klopstock, sans doute, ne voulait pas être trop franc devant cet inconnu. Il lui déclara que la tragédie de Gœthe contenait beaucoup de beautés, mais que, malheureusement, c’était une œuvre inégale. « D’ailleurs, ajouta-t-il, nous parlerons de tout cela une autre fois. Venez me voir un jour, vers six heures, et nous en causerons. »

« Il était huit heures et demie du soir, raconte Acerbi, et plusieurs fois déjà le bon vieillard avait fait signe de vouloir se lever de son fauteuil. Tout autre homme, à ma place, aurait pris ses dernières paroles pour un congé, et serait parti. Mais je tenais trop à l’entendre parler de ce qui m’intéressait ; et, bravement, je l’interrogeai encore sur Voss, sur Haller, et sur Schiller. Il répondit à toutes mes questions, mais d’une façon si laconique que je me sentis confus de l’importuner. Il me dit que Voss était toujours excellent dans son genre ; que Haller était un poète médiocre, mais un grand naturaliste et un grand philosophe ; et que pour ce qui était de Schiller, il y avait dans ses œuvres des choses de premier, de second et de dernier ordre, que personne n’était plus inégal, ni souvent plus mesquin et plus plat ».

Quelques jours après, à six heures du soir, Acerbi se présentait de nouveau chez Klopstock : « Le valet de chambre me dit que son maître dormait encore, et je fus introduit, en attendant, auprès de Mme Klopstock. Depuis plusieurs années déjà le vieillard a l’habitude de faire une sieste après son dîner. Il se couche vers quatre heures et dort jusqu’à six heures. Enfin on me fit entrer dans sa chambre. Je le trouvai tout enveloppé d’un nuage de fumée, une longue pipe à la bouche, et avec un air de santé et de belle humeur tout à fait extraordinaire. Il me serra la main, me fit asseoir, et deux heures durant il ne cessa point de parler.

« — Pour ce qui est de votre projet de vous faire un choix des meilleurs poètes allemands, me dit-il, j’ai réfléchi qu’il était inutile que je m’en occupe, car il me suffira de vous indiquer un livre fort bien écrit où vous trouverez tout ce que j’aurais pu vous dire. L’auteur y parle de moi avec trop d’éloge : mais vous me ferez l’honneur de croire que ce n’est point pour ce motif que je vous recommande son livre.

« J’avoue que ces paroles me causèrent la plus déplaisante impression : c’était l’écroulement de tous mes projets., Et Klopstock mit le comble à mon désappointement en me parlant de la métrique allemande, de trochées, de spondées, de dactyles, et de mille autres choses qui d’avance me faisaient bâiller. Mais je ne me tins pas pour battu. Et, après l’avoir consciencieusement écouté, de nouveau je l’interrompis :

« — Maître, lui dis-je, vous m’avez parlé la dernière fois de Schiller en des termes si précis que j’ai eu la tentation de voir par moi-même si votre jugement était juste. J’ai donc lu une petite ode de Schiller, le Bonheur, et je dois vous avouer qu’elle m’a paru très belle.

« — Je ne l’ai pas lue, me répondit Klopstock : il y a déjà longtemps que je ne lis plus rien de Schiller. Il est si trivial, si commun, si plein de lui-même ! Son Hymne à la Joie, par exemple, c’est ce qu’on peut imaginer de plus répugnant. On l’a beaucoup vantée, de sorte que j’ai renoncé à dire ce que j’en pensais : à quoi bon parler à des gens qui ne veulent pas entendre ? Schiller a écrit trois tragédies : les Brigands, Don Carlos et Fiesque. La première est détestable, sans suite ni plan ; la seconde ne vaut pas mieux. Je l’ai vu jouer par d’excellens acteurs. J’étais là avec des dames : elles pleuraient d’attendrissement, mais moi j’attendais toujours une action, un nœud, et rien n’est venu. Fiesque est mieux composé : cela vient de ce que l’auteur en a trouvé le sujet dans l’histoire. C’est la meilleure œuvre de Schiller ; il faut que vous la lisiez. Les autres pièces, vous n’en viendriez pas à bout… Ce que je pense de Gœthe, je vous l’ai dit la fois passée. Son meilleur ouvrage est Werther. Sa tragédie grecque d’Iphigénie n’est pas grecque, ni dans le style, ni dans la conception. Tasso aussi est très inégal. Et pour ses Élégies, elles sont un vrai péché contre notre langue. »

Klopstock revint ensuite sur Wieland, qu’il tenait décidément pour le seul poète allemand pouvant être nommé après lui. Il parla de Gessner, le poète bucolique, de Voss. Puis la conversation remonta aux questions générales.

Mais Acerbi voulait encore savoir de Klopstock ce qu’il pensait de Jean-Paul.

« — Mon cher monsieur, Jean-Paul est à la mode en ce moment, comme un chapeau ou une robe. Nos dames en sont émerveillées. Une de ces enthousiastes a voulu, l’autre jour, me forcer à lui dire mon avis ; j’ai résisté, mais enfin j’ai dû m’ouvrir, et je lui ai dit ce que je vais vous répéter : que ce Jean-Paul est un écrivain de mode, avec une manière prétentieuse et affectée, des paroles creuses, des pensées en l’air, quelques jolis passages, même des lignes superbes, mais noyés dans une masse de choses insupportables. D’ailleurs les dames sont en train d’en revenir, et c’est une mode qui va passer. »

Acerbi retourna deux autres fois chez Klopstock ; mais sans doute le vieux poète se repentait de lui avoir trop franchement parlé, car il ne l’entretint plus, les deux fois, que de la Messiade. Il lui en signala les beautés, en lut devant lui de longs passages, s’arrêtant à chaque vers pour justifier son admiration ; mais des confrères, de Goethe, de Schiller, plus un mot. Et Acerbi dut quitter Hambourg sans avoir eu la matière de l’article qu’il avait projeté sur les opinions de Klopstock.

Il nous a laissé, du moins, la relation au jour le jour de ses entretiens avec le vieux poète ; et nous pouvons désormais, grâce à lui, nous représenter Klopstock tel qu’il était, dans sa belle maison de Hambourg, sa longue pipe à la bouche, enveloppé d’un nuage comme il convient à un dieu, et jugeant les hommes et les choses avec la sérénité dédaigneuse d’un véritable olympien.


La postérité a confirmé la plupart des jugemens de Klopstock sur les poètes allemands ses confrères, sur Voss et Wieland, sur Gessner, sur l’insupportable Jean-Paul : seuls Gœthe et Schiller ont démenti la prédiction du vieux poète leur maître, qui croyait leur gloire condamnée à un oubli très prochain. Et peut-être même, loin de les avoir oubliés, se souvient-on d’eux en Allemagne un peu plus qu’il ne conviendrait. D’année en année on les vénère davantage : ils sont désormais devenus de véritables héros populaires ; et quand on ne trouve à publier à leur sujet aucun document nouveau, n’importe quel prétexte suffit pour qu’on en parle encore. C’est ainsi que j’ai trouvé dans une revue musicale, le Chorgesang, une longue étude sur Schiller et la Musique, où j’ai appris uniquement que Schiller aimait la musique, qu’il avait eu dans sa jeunesse un fabricant de pianos pour ami, qu’il avait composé deux petits airs pour une opérette, que Beethoven avait mis en musique son Hymne à la Joie, et Schubert une vingtaine de ses poèmes.

Encore la Littérature-Schiller, comme disent les Allemands, n’est-elle rien en comparaison de la Littérature-Gœthe. J’aurais à vous signaler, dans les récentes livraisons des revues allemandes, une douzaine au moins de longues études consacrées au poète de Faust. Mais je dois avouer que j’ai eu, moi-même, beaucoup de difficulté à les lire, tant elles sont vides et banales, tant elles paraissent peu faites pour être lues. Je me bornerai à vous citer, dans la Deutsche Rundschau, un article assez décousu de M. Hermann Grimm, traitant de toutes choses à propos de Gœthe, et dont voici la conclusion :

« En 1893, comme un groupe d’amis de Gœthe célébraient sur le Brenner, dans le Tyrol, l’anniversaire de sa naissance, un philologue vint leur déclarer que tout le mouvement de la philologie romane allemande résultait directement d’un court entretien qu’avait eu Goethe avec le philologue Diez. De combien d’autres côtés découvrira-t-on encore que Gœthe a été le grand initiateur de la pensée moderne ?

« Peut-être le XXe siècle découvrira-t-il que, deux cents ans d’avance, Gœthe avait prévu tout ce qu’il aura atteint et tout ce qu’il cherchera à atteindre. Et le temps aura beau marcher, il n’entamera pas le lien qui rattache Gœthe aux générations de l’avenir. Qu’importe un siècle de plus ou de moins pour la grandeur d’Homère ou de Shakspeare, pour leur influence ? Sans cesse au contraire devient plus fort leur empire sur nos âmes. Et un jour Gœthe apparaîtra dans la compagnie de ces deux grands hommes ; ils seront, à eux trois, les trois étoiles qui guideront dans sa marche l’humanité future. »

De toute la Littérature-Gœthe de ces temps derniers, seule une étude des Preussische Jahrbücher mériterait une analyse un peu étendue. Encore cette étude ne traite-t-elle pas de Gœthe, mais de la souveraine qui, si elle ne l’a pas inventé, a du moins la première donné à son génie une consécration officielle, — de cette grande-duchesse douairière de Saxe-Weimar, Anne-Amélie, qui, après avoir appelé à Weimar le vieux Wieland, y a protégé le jeune Gœthe, et l’a autorisé à se lier d’amitié avec son fils, le grand-duc Charles-Auguste.

D’après plusieurs ouvrages récens, l’auteur de l’article, M. G. Kreyenberg, a raconté en quelques pages la vie et dépeint l’aimable figure de cette personne, dont le rôle a été si considérable dans l’histoire de la littérature allemande.

Anne-Amélie était fille du duc de Brunswick et nièce du grand Frédéric. Elle avait été élevée à la française, mais sans grand soin, et, en dehors de la musique, n’avait rien appris. Elle était en outre assez laide, avec de jolies mains et de petits pieds. À seize ans, on l’avait mariée à un jeune homme de dix-huit ans, le duc de Weimar, Ernest-Auguste-Constantin ; et très peu de temps après, son mari était mort, lui laissant la régence. Les devoirs de sa charge, l’éducation de ses deux fils, l’avaient alors si profondément absorbée qu’elle n’avait pas eu un moment de repos jusqu’au jour où son fils aîné, Charles-Auguste, avait enfin été proclamé majeur. Depuis ce moment, en revanche, elle ne songea plus qu’à se reposer, à jouir voluptueusement de la vie. Elle faisait jouer des farces, des opérettes, où souvent elle tenait un rôle. Puis, lorsque Gœthe, Wieland et Herder eurent résolu de faire de Weimar l’Athènes de l’Allemagne, ce fut le tour des drames antiques, de l’Iphigénie de Gœthe. L’excellente princesse s’amusait de tout.

Elle poussa même la bonne volonté jusqu’à vouloir apprendre le grec : elle prit des leçons de Villoison, et fut bientôt en état, paraît-il, de lire dans le texte les plaisanteries d’Aristophane. Elle voulait devenir muse : c’était désormais son unique ambition.

Et, de fait, elle le devint. Elle fut la Muse de Tiefurt. Elle se fit construire à Tiefurt, aux environs de Weimar, une villa dans le goût antique, et elle y tint des séances où assistaient toutes les jolies femmes et tous les beaux esprits de la ville. Elle y fonda aussi un journal, le Journal de Tiefurt, une petite feuille manuscrite qui devait être rédigée sur le modèle du Journal de Paris. Gœthe, Wieland, Herder, y collaborèrent, et la princesse elle-même y fit paraître la traduction d’un conte italien.

En 1787, Anne-Amélie tomba malade, et ce fut la fin de ces réunions de Tiefurt. L’année suivante, elle partit pour l’Italie, où elle retrouva Gœthe. Et quand elle revint à Weimar, les événemens politiques ne lui permirent plus de se livrer aussi entièrement à son métier de muse. Elle finit même par être forcée, en 1806, de quitter Weimar, chassée par l’approche de « ce puissant démon qui, après avoir opprimé tous les cœurs humains, menaçait de faire sortir de son orbite le globe de la terre. » À son retour, en 1807, elle trouva la ville saccagée ; sa chère villa de Tiefurt, en particulier, était dans un état lamentable. Découragée, attristée encore par la mort d’un frère qu’elle adorait, le célèbre Charles-Guillaume-Ferdinand de Brunswick, tué à Auerstaedt, la pauvre Muse mourut, le 10 avril 1807. Gœthe prononça son oraison funèbre, où il la comparait à « ces étoiles qui guident l’humanité sur le chemin du progrès. » Hélas ! l’humanité marche à présent si vite qu’elle n’a plus guère le loisir de consulter les étoiles ! Et ni la Muse de Tiefurt, ni Gœthe lui-même, quoi qu’en pense M. Hermann Grimm, n’auront sans doute beaucoup d’influence sur nos futures destinées !


Après cela, les critiques allemands ont une façon à eux de reconnaître partout les traces de l’influence des grands hommes ! C’est ainsi que M. Nitzsch, dans une autre livraison des Preussische Jahrbücher, attribue au romantisme allemand un rôle considérable dans l’évolution de la théologie protestante. La chose, au premier abord, a de quoi surprendre, car on sait que la haine de l’esprit protestant, le culte du moyen âge, et un ardent mysticisme ont été, en Allemagne, les traits dominans aussi bien des écrivains que des peintres de la période romantique. Mais parmi les écrivains de cette période il y avait un théologien, Schleiermacher, qui a, plus tard, contribué à l’évolution de la théologie allemande. Il n’en a pas fallu davantage à M. Nitzsch pour faire honneur à l’école romantique tout entière de ce progrès de la théologie ; progrès qui consiste, suivant lui, dans une conception plus humaine et aussi plus symbolique de la personne de Jésus.

J’avoue qu’à ces dissertations sur l’influence et le rôle de l’école romantique, je préférerais des études plus directement historiques : et je regrette de n’en point trouver dans les revues allemandes. Je crains que, décidément, les romantiques allemands ne trouvent jamais un historien impartial, ni qui s’efforce de les comprendre au lieu de les juger. C’est encore Henri Heine, dans son livre de l’Allemagne, qui en a parlé avec le plus de justesse ; il les détestait, il aurait été désolé qu’on les prit au sérieux, mais du moins il les connaissait, et ce qu’il nous en dit se rapporte à eux.

C’est qu’il avait été leur élève, puis leur confrère, et toujours, quoi qu’il en ait dit, il est resté l’un d’entre eux. Il a seulement réussi à les faire tous oublier ; de sorte qu’aujourd’hui, après Goethe et Schiller, nous ne voyons plus que lui seul. Il a même sur Goethe et Schiller cet avantage considérable que, tout en l’admirant peut-être un peu moins, nous continuons à le lire. Et en vérité il n’y a guère de poète dont il soit plus difficile de se fatiguer : il est si varié, si agile, il a tant d’adresse pour faire alterner, au moment qui convient, l’émotion et la moquerie ! J’ai l’idée que, s’il avait vécu dix ans de plus, il se serait lié avec Offenbach, et que de leur collaboration serait résultée l’opérette idéale, un Orphée aux Enfers aussi gai que l’autre, mais tout parfumé de tendresse et de poésie. Ces deux Prussiens libérés étaient si bien faits pour s’entendre !

La personne de Heine, malheureusement, ne gagne pas autant que son œuvre à être connue de très près. Il a été un bon fils, un bon frère, un bon mari ; et jamais un martyr n’a eu à endurer les souffrances qu’il a dû subir. Mais, avec tout cela, chacun des efforts que l’on fait pour nous intéresser à lui arrive seulement à nous en éloigner.

Voici par exemple, dans la Deutsche Rundschau de juin et juillet, une abondante série de lettres, notes, et documens divers, se rapportant à son séjour en France. Ces documens ont été recueillis par un jeune savant français, M. Jules Legras, qui avoue, dans sa conclusion, qu’il les publie surtout pour justifier la mémoire de Heine d’une accusation imméritée. M. Legras prouve, en effet, par une suite d’ingénieuses hypothèses et d’habiles inductions, que la pension accordée à Heine par le gouvernement de Louis-Philippe lui venait de Thiers, son ami, et non pas de Guizot. Il prouve en outre, ou du moins il essaie de prouver, que ni Thiers, ni Guizot ne connaissaient les articles que Heine écrivait sur eux à la Gazette d’Augsbourg. Mais ses inférences ne réussissent pas à enlever aux documens qu’il publie je ne sais quoi de mesquin et de déplaisant qui s’y retrouve toujours.

J’imagine, d’ailleurs, que M. Legras ne tardera pas à publier en français — si ce n’est chose faite — ces précieux documens, dont la plupart lui viennent de MM. Calmann Lévy et Bourdeau.


La publication de mémoires, de lettres, de fragmens posthumes, prend une place de plus en plus considérable dans les revues allemandes. C’est ainsi que, en outre de ces documens sur Heine, la Deutsche Rundschau publie de nombreuses lettres du romancier suisse Gottfried Keller ; la Deutsche Revue, de son côté, nous offre des notes inédites de David Strauss sur les tragédies de Schiller, des souvenirs de Johanna Kinkel des lettres de l’historien Ferdinand Gregorovius. Rien de tout cela, malheureusement, ne saurait avoir grand intérêt pour le public français Voici pourtant quelques lignes d’une lettre écrite par Gregorovius au retour d’un voyage à Paris, pendant l’Exposition Universelle de 1878.

« Paris m’a d’abord stupéfait, ébloui, ravi, comme un prodige de la civilisation ; puis cette première impression s’est calmée, et à mes yeux s’est révélé un ensemble d’une élégance et d’une perfection un peu monotones, qui m’a rappelé les tragédies de Corneille et de Racine. Au lieu de la fantaisie artistique, qui est le caractère dominant des cités italiennes, ce qui domine à Paris c’est le goût, mais un goût si pur et si raffiné qu’il est impossible de rien trouver ailleurs qui lui soit comparable. Paris m’est ainsi apparu comme la tête de la civilisation moderne, l’équivalent de ce qu’était autrefois la Rome impériale. Et mon étonnement a été grand lorsque, contemplant Paris du haut des tours de Notre-Dame ou des moulins de Montmartre, je me suis rappelé que cette ville, récemment encore, avait été envahie et occupée par les Prussiens, ces Barbares mangeurs de pommes de terre, mais disciplinés par l’impératif catégorique. Et, en fin de compte, je me suis senti plein de respect pour ce peuple si actif et d’esprit si libre, dont le rôle dans le monde ne saurait être fini encore. C’est de France que viendra à l’Europe entière le régime républicain ; là se formera cette alliance des peuples latins qui ne peut manquer, un jour ou l’autre, de se constituer. »


T. DE WYZEWA.