Les Revues anglaises

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Les Revues anglaises
Revue des Deux Mondes3e période, tome 119 (p. 455-466).
LES REVUES ETRANGERES

REVUES ANGLAISES


I

Avec tous leurs défauts, les Anglais ont une qualité que je leur ai toujours enviée, comme le signe d’une parfaite santé physique et morale : c’est leur optimisme, leur penchant naturel à être contens d’eux-mêmes et de leur pays. Différens en cela de nous, et de la plupart des peuples d’Europe, ils n’ont besoin d’aucun effort d’exaltation pour se croire supérieurs au reste des hommes ; par un bienheureux privilège, ils naissent satisfaits ; et tout au long de la vie ils portent la tranquille certitude d’avoir infailliblement raison.

Grande, précieuse vertu : elle rayonne dans leurs yeux, elle donne à toutes leurs paroles un air particulier d’assurance et d’autorité. C’est elle qui leur permet de se trouver partout à l’aise et comme chez soi : jugeant et classant à leur gré, par exemple, nos poètes et nos romanciers français, sans s’inquiéter le moins du monde de l’estime que nous en faisons ; et notre admiration pour ceux de nos écrivains qui ne leur plaisent pas, pour Racine ou pour Lamartine, leur apparaît ensuite une preuve nouvelle de l’infériorité de notre race. Encore aux premiers de nos écrivains préfèrent-ils les derniers des leurs ; comme aux plus beaux pays du continent ils préfèrent en réalité leur pays ; comme ils préfèrent, simplement parce qu’il est anglais, leur vieux système de poids et mesures aux systèmes métriques les plus raffinés. Qu’ils l’avouent ou le sous-entendent, tous leurs jugemens sur les choses de l’étranger sont subordonnés à ce premier axiome : que l’Angleterre, l’esprit anglais, le caractère anglais, les mœurs anglaises, les institutions anglaises, les arts anglais, dépassent, hors de comparaison, ce que l’on peut trouver de plus parfait dans les autres pays.

Maintes fois on a reproché aux Anglais cet excès d’optimisme : si bien qu’ils en sont venus à essayer de le cacher. Ils le cachent par méfiance de nous, ou par politesse ; mais fidèlement ils le gardent dans le secret de leur cœur. Et je ne puis m’empêcher de croire qu’ils ont raison de le garder.

Je sais que ce n’est pas là, à proprement parler, une vertu chrétienne, mais c’est une vertu pratique, commode et pleine d’avantages : car, outre qu’elle assure le repos de la conscience, elle seule permet aux Anglais de maintenir intacte leur individualité nationale, de conserver à travers les siècles leurs traditions et leurs coutumes, ce qui vaut mieux, à coup sûr, que d’en changer indéfiniment ; et c’est elle encore qui les attache à leur patrie. Le sentiment du patriotisme peut avoir ailleurs des sources plus nobles, il n’en saurait avoir de plus sûres, ni de plus efficaces. Faute de preuves du contraire, un peuple a toujours intérêt à se croire les premiers des hommes. Une nation contente de soi est une nation forte : c’est aussi une heureuse nation.

Le même optimisme se retrouve, au dire des explorateurs, chez les peuples primitifs du centre de l’Afrique. J’imagine qu’il a dû exister, à l’origine, chez tous les peuples ; mais qu’après avoir fait leur grandeur, il a fini par disparaître, chez la plupart, à mesure que l’échange des mœurs et des produits est devenu plus fréquent. Seuls, les Anglais ont été préservés de cette méfiance de soi, de ce découragement, de ces scrupules pessimistes, qui sont la suite fatale du cosmopolitisme. Peut-être en ont-ils été préservés, simplement, par le petit bras de mer qui les sépare du reste de l’Europe. On sait avec quelle obstination ils s’opposent, depuis vingt ans, au projet d’un tunnel entre Calais et Douvres : c’est que, d’instinct et profondément, ils craignent une invasion, et non pas une invasion de soldats, mais l’invasion des badauds, plus funeste encore pour leur vie nationale. Ils sentent de quel fâcheux effet serait pour leurs mœurs, leurs idées, pour la tranquillité séculaire de leurs consciences, l’arrivée incessante à Londres de trains de plaisir versant parmi eux des masses d’étrangers. En quelques années, Londres deviendrait pareil à Paris, à Bruxelles, à Berlin. Le dimanche anglais ressemblerait à nos dimanches, ce qui ne serait, sans doute, pas grand dommage ; mais avec le dimanche anglais disparaîtraient aussi l’attachement aux coutumes nationales, la confiance imperturbable dans la supériorité de tout ce qui est anglais, et cet heureux optimisme que les peuplades africaines elles-mêmes sont en train de perdre, au premier contact de notre civilisation.

Voilà ce que sentent les Anglais ; et de là vient que, avec plus d’adresse, ils prennent autant de peines au moins que les Russes et les Chinois pour empêcher toute influence étrangère de pénétrer chez eux. Voyez leurs écoles, leur système électoral, leur parlement, leurs tribunaux. Ils connaissent à merveille les innovations introduites dans les usages des autres pays : ils se rendent compte très clairement de ce qu’elles peuvent offrir d’avantages ; mais ils se défendent, et longtemps encore ils se défendront, d’introduire en Angleterre ces coutumes nouvelles. Ils comprennent que le moindre changement serait une concession à l’esprit étranger, que cette concession serait bientôt suivie d’autres, et qu’ils finiraient, comme nous avons tous fini sur le continent, par devenir uniformément des Européens.

Ainsi ils résistent : mais le courant du cosmopolitisme grandit de jour en jour, et je crains que, malgré tous leurs efforts, à leur tour ils n’en soient débordés. Depuis quelque temps déjà, ceux qui connaissent de près l’Angleterre y remarquent des symptômes fâcheux, un certain relâchement dans le respect des vieux usages, une inquiétude vague, des traces de méfiance et d’hésitation. Rien n’est changé encore, mais on a l’impression qu’un changement se prépare. Les unionistes reprochent volontiers à M. Gladstone d’avoir, par son projet de home-rule, désorganisé les mœurs anglaises et affaibli le sentiment national : peut-être ne se trompent-ils pas tout à fait. Toucher aujourd’hui à une seule des institutions anglaises, c’est compromettre du même coup la solidité de toutes les autres. Un âge vient, dans la vie des nations comme dans celle des individus, où la moindre secousse met en danger l’organisme entier.

Mais je n’ai point qualité pour prendre la chose de si haut. Je voulais seulement expliquer les motifs de la surprise que j’ai ressentie en découvrant, dans les revues anglaises de ces temps derniers, plusieurs de ces symptômes inattendus de doute de soi et de découragement. À côté de nombreux articles sur les affaires de Siam, tous animés encore de l’ancien esprit optimiste et chauvin, j’ai été frappé de lire des études d’un esprit très différent, inquiètes, mélancoliques, quelques-unes même franchement pessimistes, présentant sous le jour le plus sombre l’avenir de la race et de la société anglaises.

Je ne crois pas qu’on ait encore parlé chez nous, jusqu’à présent, d’un livre publié à Londres, il y a quatre ou cinq mois, par M. Charles H. Pearson, Vie nationale et Caractère national. C’est cependant un livre fort curieux : d’autant plus curieux que l’auteur est un patriote, un véritable Anglais, profondément imbu des idées de sa race. Il ne cache point qu’il place l’Angleterre au-dessus de tous les peuples, et que l’esprit anglais est pour lui le dernier mot de la civilisation. Mais avec tout cela il est contraint d’avouer que les choses vont mal dans son pays ; et d’aveu en aveu, il arrive à des conclusions tout à fait affligeantes.

Des dangers terribles, inévitables, menacent, à l’en croire, la race et l’esprit anglais. Au dedans, le socialisme d’État est en train d’affaiblir, sinon encore de détruire, l’individualité, qui était restée si forte à travers les âges, et avait fait de l’Angleterre un peuple si fort. La foi religieuse décline, la littérature et l’art agonisent, les institutions réputées les plus solides risquent de s’effondrer. En échange de quelques avantages vite oubliés, c’est mille souffrances qui naissent des soi-disant progrès de la civilisation. De telle sorte que l’Angleterre est maintenant comme ces organismes qui, vus de loin, gardent une apparence de santé : mais l’âge et la maladie les minent en dessous, et il suffit du premier germe funeste apporté du dehors pour les anéantir. Et ce germe mortel ne peut manquer de venir. Pendant que la race anglaise s’épuise, victime de l’excès même de sa civilisation, les races inférieures s’agitent, les Chinois, les Indiens ; tôt ou tard ils affirmeront le droit que leur assurent leur jeunesse et leur nombre ; et ce sera la fin de nos races européennes, de la race anglaise en particulier, la plus parfaite, mais par là même la plus exposée.

Ces sombres prédictions avaient de quoi choquer les oreilles anglaises. Aussi, le premier effarement passé, valurent-elles à leur auteur un vrai torrent d’invectives. Dans un récent article de la Fortnightly Review, M. Pearson relève précisément quelques-uns des reproches qu’on lui a adressés : encore nous prévient-il qu’il s’est borné à relever ceux qui lui paraissaient dignes de réponse. Le Spectator, par exemple, accuse M. Pearson de « désespérer de la Providence divine. » M. L. Davies s’indigne de ce que l’on puisse « écrire sur ces matières avec tant de cynisme et un sang-froid (autant dire une impartialité) si imperturbable. » D’autres critiques sont plus courtois ; mais le ton de leur compte-rendu laisse voir clairement qu’ils ont été, eux aussi, scandalisés. Et leurs objections pourraient constituer une preuve nouvelle de l’obstination des Anglais à affirmer toujours et quand même l’excellence de tout ce qui est de chez eux. « Si la vie des races inférieures est vraiment incompatible avec la vie de nos races civilisées, écrit sir H.-E. Grant Duff, ce sont les races inférieures qui auront à disparaître. » Un autre affirme que les races inférieures perdront tout désir de supprimer les nôtres quand elles auront apprécié leur beauté et leur perfection. Et je ne parle pas des nombreux articles où M. Pearson est accusé de haïr la religion, parce qu’il a constaté la décroissance des sentimens religieux, ni de ceux où on lui reproche de manquer de science et de goût, parce qu’il a douté de l’utilité pratique de la science, et déploré l’affaiblissement du bon goût.

À tout cela, M. Pearson répond comme en s’excusant, avec un ton de modestie et d’humilité. Mais il répond à tout, et sa réponse fortifie encore les conclusions de son livre.

Voici, par exemple, comment il se défend d’avoir désespéré de l’avenir de la littérature anglaise : « Je n’ai point eu l’intention, dit-il, de conclure de la décadence actuelle de notre littérature à l’impossibilité absolue de son relèvement. Il est possible que l’énergie intellectuelle de notre race, accaparée aujourd’hui par les soucis de la spéculation, des trafics et de l’organisation, revienne un jour à des buts plus nobles. Incontestablement il y a des genres littéraires qui sont épuisés, et d’autres qui sont bien usés : mais je n’ignore pas que c’est le privilège du génie d’étonner le monde par intervalles, en ressuscitant ce que l’on croyait mort. Il suffit qu’une grande œuvre naisse pour qu’on la juge nouvelle. Deux choses toutefois sont à prendre en considération. C’est d’abord que, si la nature humaine reste en substance toujours la même, le temps et la civilisation ne sont pas moins en train d’en modifier l’apparence : ils amènent à leur suite une monotonie dans les esprits et les caractères qui ne peut manquer de rendre plus difficile la tâche de l’artiste créateur. La vie sans cesse devient plus banale, et avec la vie l’âme humaine. D’autre part, je veux bien admettre que les découvertes de la science laisseront intacte cette partie supérieure de notre nature qui est le domaine des poètes. Mais il n’en est pas moins certain que notre humanité savante et affairée se détachera chaque jour davantage de ces sentimens héroïques que nous aimions à retrouver jadis dans l’œuvre des poètes : et je n’arrive pas à me convaincre que l’étude des bactéries présente aux écrivains de l’avenir la même source d’inspiration que présentait à leurs devanciers l’étude des passions du cœur. »

Mais M. Pearson désespère de tant de choses, dans son livre et dans son article, que ce qu’il dit de la littérature pourrait passer inaperçu. C’est spécialement sur la décadence de la littérature et de l’art que prétend insister un autre écrivain anglais, M. Frédéric Harrison ; et les articles qu’il publie depuis six mois dans le Forum répètent, développent, aggravent, avec une extrême variété d’argumens et de points de vue, la triste prophétie de M. Pearson.

M. Frédéric Harrison est un des esprits les plus clairs et les plus compréhensifs de notre temps. Comme en France M. Pierre Laffitte, il est, en Angleterre, le chef de l’école positiviste : mais son positivisme est autrement libre, et large, et profond, que celui de son coreligionnaire français ; sans compter que M. Harrison y joint une constante indépendance d’allures, et une fantaisie, une fraîcheur d’impression, une fermeté de style tout à fait particulières. Depuis quelques années surtout, son positivisme paraît se dégager de plus en plus des formules d’Auguste Comte. M. Harrison en a simplement gardé l’habitude de considérer toutes choses d’une façon positive, c’est-à-dire en dehors de tout parti-pris et sans jamais s’inquiéter de la façon dont on les considère autour de lui. Il s’efforce de placer son solide bon sens en tête à tête avec les faits, et de transmettre ensuite au public les résultats de son examen.

Ces résultats manquent rarement d’étonner ; mais quelquefois au lieu d’étonner ils scandalisent, ce qui, d’ailleurs, ne semble pas troubler beaucoup M. Harrison. Ce n’est pas lui qui prendrait la peine, comme M. Pearson, de relever les critiques qu’on lui adresse et de paraître s’excuser. Toute l’Angleterre l’a honni, il y a deux ans, quand il a proposé de rendre à l’Acropole d’Athènes les marbres autrefois dérobés par lord Elgin, et conservés maintenant au British Museum : il continue aujourd’hui à protester, comme il y a deux ans, contre ce qu’il appelle « l’exil immérité » de ces divines sculptures.

Il ne s’émeut pas davantage des invectives qui accueillent ses articles sur la décadence de la littérature et de l’art anglais. Chacun de ses articles, au contraire, apporte un nouveau renfort de preuves à sa thèse, et sa thèse est plus pessimiste encore que celle de M. Pearson. Car non-seulement il constate le triomphe croissant de la médiocrité, la fin de toute personnalité, l’affaiblissement rapide de l’imagination et du goût ; mais il établit en outre que tous les remèdes seraient vains contre cette maladie. L’art et la littérature sont désormais, en Angleterre, des choses dont personne n’a besoin. À supposer même que des maîtres de génie parviennent à les ressusciter, ils ne trouveraient personne pour leur en savoir gré. Le sage doit se résigner à voir encore périr ces choses-là.

Je regrette de ne pouvoir pas traduire, ni même analyser avec autant de détail que je voudrais, ces articles de M. Harrison. Ils renseigneraient à merveille les lecteurs français sur l’état présent de la littérature et de l’art anglais. Et je crois qu’ils prêteraient aussi à d’intéressantes réflexions sur les destinées de la littérature et de l’art en général ; car ce qui se passe à Londres se passe un peu partout de la même façon : des causes semblables sont en train de produire un peu partout des effets semblables, et ce n’est pas seulement en Angleterre que s’affaiblissent d’année en année la curiosité artistique, le goût du style, le sentiment de la beauté.

Voici pourtant quelques passages qui donneront l’idée du ton et de la manière de M. Harrison :

« Pour la première fois depuis cent ans, écrit-il, l’Angleterre ne possède aucun romancier d’un génie réel et universellement reconnu. L’un est trop excentrique ou trop subtil, un autre trop inégal, ou encore trop local, un troisième s’en tient trop à des esquisses ; l’un est trop réaliste, l’autre pas assez. Tous ont des critiques qui les louent, des amis qui les encensent, de bons juges qui apprécient leurs qualités : aucun n’est vraiment un grand romancier.

« D’où vient cela ? D’abord, à mon avis, de ce que nous avons trop développé notre esprit critique. Chacun aujourd’hui a peur de se laisser aller, d’enfreindre les conventions, de paraître ridicule. C’est le résultat fatal de l’uniformité que développe en nous l’éducation présente. Nous sommes tous capables aujourd’hui d’écrire correctement une lettre ; mais personne n’est plus assez différent des autres pour écrire un livre original. On nous a tellement accoutumés à être tous pareils que dès l’enfance on a réprimé en nous les fantaisies de l’imagination individuelle. Notre civilisation nous a donné de belles manières, ce qui est d’un avantage sérieux ; mais, en revanche, elle a tué le génie.

« D’autres causes encore empêchent notre littérature de produire désormais des œuvres originales : ce sont, par exemple, l’inquiétude politique, le goût croissant du bien-être, l’absorbant souci des intérêts matériels.

« Le confort, la lumière électrique, les chemins de fer, l’égalité, sont des choses excellentes ; mais elles rendent les beaux romans impossibles. L’essence du roman doit être la variété, l’individualité : et le monde sans cesse devient moins varié, moins individuel ; sans cesse il devient aussi moins mystérieux, autant dire moins intéressant. La couleur et le contraste s’effacent de la mise en scène de notre vie extérieure. Notre société est honnête, sage, instruite ; mais avec tout cela elle est terne. M. Charles Pearson a raison de croire que le nivellement de la démocratie moderne doit forcément amener la monotonie et restreindre les énergies individuelles. Nous arrivons à la période du roman pour dames : aussi bien, la grande majorité des romans qui paraissent aujourd’hui sont écrits par des dames. Quelques auteurs, en révolte contre ce régime de médiocrité polie et banale, tentent de s’échapper à l’extrême opposé : ils outrent l’étrangeté de leur style, accentuent, exagèrent ce qu’ils sentent encore en eux d’individuel et de particulier. Mais ils perdent leur peine : ils ont leur siècle contre eux. En vain, M. Stevenson, pour fuir la monotonie des romans de mœurs à la mode, s’en va-t-il jouer au Robinson dans les îles de l’Océan-Pacifique ; en vain, M. Rudyard Kipling explore-t-il les Indes ou le Soudan, à la recherche de types originaux. Ils rappellent ces Juifs qui, pour célébrer la fête des Tabernacles, plantent une branche ou deux entre les pavés de leur arrière-cour. Soyons raisonnables, ne nous essoufflons pas à vouloir trouver des effets nouveaux : il n’y a plus d’effets nouveaux à trouver ; et quand nous les trouverions, il n’y aurait personne autour de nous pour en goûter la nouveauté. »

L’art anglais, suivant M. Harrison, souffre de la même maladie que la littérature ; peut-être seulement est-il plus malade.

« Un grand art ne saurait exister dans une époque où il n’y a plus trace d’enthousiasme, religieux, social, ou national, et où personne ne reconnaît plus aucun idéal de beauté ni de vertu. L’art est descendu au simple caprice individuel ; l’artiste est devenu un habile industriel, et une banale dextérité manuelle a remplacé toute inspiration. Rien ne reste debout de ce qui a fait vivre le grand art à travers les âges. »

Puis, reprenant dans une vue d’ensemble ses jugemens sur l’art et la littérature, M. Harrison énumère une fois encore les causes diverses qui rendent la décadence fatale et inévitable.

« Les tendances nouvelles de notre société, dit-il, s’opposent toutes au libre développement des arts d’imagination. Notre âge d’abord est un âge de spécialisation à outrance : la spécialisation peut avoir son utilité, mais elle est l’ennemie de l’art. L’art est essentiellement synthétique ; il demande une simplicité, une unité de conception, qui de jour en jour deviendront plus rares.

« Une autre chose désormais sacrée, c’est la démocratie ; et des deux côtés de l’Atlantique nous la voyons grandir. Encore n’est-ce point la démocratie du temps de Périclès, ni celle des républiques italiennes du moyen âge : c’est une démocratie intimement associée à un industrialisme toujours en travail. Comment espérer qu’elle laisse à l’imagination assez de loisir et de tranquillité ? Le génie a besoin d’être libre ; l’art exige, comme condition indispensable, le repos du cœur et de l’esprit.

« Or, c’est précisément en cela qu’est la racine dernière de tout le mal : en ce que l’art sous toutes ses formes est devenu un simple article de commerce. Le public achète les œuvres de l’imagination comme la vaisselle et les bijoux ; et les auteurs de ces œuvres ont à faire leur fortune comme les couturiers ou les maîtres d’hôtel. Nous sommes tombés dans un cercle vicieux. Le public crie aux artistes : « Donnez-nous une œuvre vraiment grande, et nous vous la paierons à son prix ! » Et les artistes répondent : « Garantissez-nous la fortune, et nous travaillerons à vous donner une grande œuvre. »

« Tout acte d’achat et de vente constitue un marché. De là est née cette singulière et lamentable coutume des expositions annuelles. Ce sont de vraies foires, et je n’hésite pas à déclarer qu’elles ont contribué pour la plus forte part à la décadence de notre vie artistique. Songez aux conditions morales et matérielles dans lesquelles les maîtres anciens ont créé leurs chefs-d’œuvre. Imaginez Giotto peignant sous les yeux de Dante, Michel-Ange s’enfermant dans la Sixtine, imaginez Raphaël au Vatican, Tintoret à Saint-Roch. Leurs peintures auraient-elles été telles que nous les voyons, si elles avaient été faites en vue du prochain Salon, si leurs auteurs les avaient destinées à être les peintures de la saison, pour décorer ensuite la maison d’un banquier ? Les maîtres anciens pensaient à leurs sujets ; les peintres d’à présent doivent penser à leur clientèle, et à une clientèle qu’il ne s’agit plus de charmer, mais plutôt de flatter et de tromper par tous les moyens. »

Et voici la conclusion du dernier article :

« Peut-être va-t-on me demander quels remèdes pratiques je juge capables de mettre fin à cette fâcheuse situation. De remèdes pratiques je n’en vois aucun, et ceux qui m’ont suivi dans mes réflexions comprendront que la situation telle que je l’ai exposée est irrémédiable. Tout au plus peut-on trouver l’indication d’un remède dans ces paroles de saint Paul à Timothée : « Ceux qui voudront rester riches tomberont dans la tentation, et ils éprouveront des désirs insensés et cruels, qui conduiront l’homme à sa perte. Mais toi, évite ces choses, et cherche seulement la droiture, la foi, la résignation, la douceur et l’amour. » Mais ce sont là des paroles que nous entendons lire à l’église le dimanche ; et puis les six autres jours de la semaine nous retournons à nos comptoirs, et nous nous entraînons à nous écraser les uns les autres comme des chiens affamés à l’heure de la pâtée. Et aucune tentation n’est aussi funeste que celle qui porte les hommes à vouloir atteindre la renommée et la fortune par leur habileté artistique. »

M. Harrison n’a rien dit, jusqu’à présent, du théâtre anglais. Peut-être en parlera-t-il dans un prochain article ; mais s’il n’en parle pas, c’est sans doute parce qu’il considère le théâtre anglais comme mort depuis des siècles. Et en cela du moins il ne sera pas seul de son opinion. Il y a un an à peine, un grand journal anglais a publié une sorte d’enquête sur les causes qui empêchaient l’existence en Angleterre d’un art dramatique national. Les réponses ont été nombreuses et diverses ; mais toutes, ou à peu près, admettaient la nullité de l’art dramatique anglais contemporain comme un fait incontestable. On sait, d’autre part, que d’année en année le nombre des théâtres de Londres diminue, tandis que le nombre des music-halls, ou calés-concerts, grandit dans d’assez inquiétantes proportions. L’optimisme anglais se console d’ailleurs, sans trop de peine, de tout cela : il en est quitte pour déclarer que l’art dramatique est un art inférieur, un art de simple amusement, et fait pour des races frivoles.

Mais c’est de quoi ne se contente pas aussi aisément une catégorie spéciale du public anglais, la catégorie des auteurs dramatiques. Ceux-là n’entendent point qu’on les traite de vulgaires amuseurs. Et voici en quels termes enthousiastes l’un d’eux, M. Henri-Arthur Jones, dans la New Review, célèbre la renaissance prochaine du théâtre anglais :

« Nos mœurs dramatiques changent à vue d’œil, dit-il, et toutes les saisons y amènent d’étonnans progrès. Nous avons enfin cessé de traduire et d’adapter des pièces françaises. L’intelligence du public de nos théâtres s’est infiniment développée. La distinction du théâtre d’art et du théâtre d’amusement s’est elle-même effacée. Et bientôt nous verrons traiter sur nos scènes des sujets sérieux et graves, des sujets que personne, il y a vingt ans, n’aurait eu l’audace de transporter au théâtre.

« Ainsi, dit en terminant M. Henri-Arthur Jones, le théâtre anglais ne peut absolument pas manquer de croître en force, en autorité, en influence, en sincérité. Et ce n’est pas tout. À mesure que l’Église deviendra davantage un musée de dogmes fossiles, le théâtre aura chez nous plus de pouvoir pour moraliser la nation. Quand la chaire aura perdu son autorité, au drame incombera l’honneur de la remplacer. »

Je n’aurais garde de mettre en doute la réalisation d’une si belle prophétie. Mais en attendant que le théâtre anglais devienne, comme l’espère cet auteur de vaudevilles, la nouvelle école et la nouvelle église, je suis forcé de constater que ses compatriotes eux-mêmes s’obstinent à le dédaigner. Dans un examen d’ensemble des pièces de la saison passée, M. William Archer ne cite qu’un seul ouvrage qui mérite, à son avis, d’être un peu loué : c’est un drame de M. Pinero, la Seconde Mistress Tanqueray ; encore l’analyse qu’il en donne serait-elle plutôt pour justifier l’avis de M. George Moore, qui juge Mistress Tanqueray une pièce banale, avec des caractères tout d’artifice et des mots d’auteur en guise de dialogue.

Un autre critique, M. George Barlow, termine ainsi son compte-rendu des représentations récemment données à Londres par la Comédie-Française :

« La morale de ces représentations, la voici : n’offrez jamais au public anglais une pièce où l’humour soit mêlé à la passion, ne lui offrez non plus aucune pièce où il y ait une touche d’art un peu subtile. Donnez-lui, ou bien de la grosse farce stupide, ou bien un mélodrame fait exprès pour lui, avec une bonne douzaine d’assassinats et de coups de théâtre. Mais pour peu que vous essayiez de lui montrer un mélange d’émotion et de gaîté, vous pouvez être certain qu’il rira aux scènes d’émotion et s’ennuiera aux passages comiques. »

Impossible d’aller plus loin en fait de pessimisme : M. Barlow est plus dur pour ses compatriotes que M. Pearson et M. Harrison. N’est-ce pas une preuve nouvelle que quelque chose est en train de changer dans les mœurs anglaises, et que la seule nation d’Europe qui gardait encore une absolue confiance en soi-même finira bientôt, elle aussi, par la perdre. Telle est la loi fatale du progrès. Et peut-être, avant que le XIXe siècle n’achève sa glorieuse carrière, peut-être n’y aura-t-il plus au monde ni un homme, ni un peuple, qui ne soit mortellement malheureux d’être ce qu’il est.


II

J’avais l’intention d’analyser aujourd’hui les principaux articles de littérature et de critique publiés dans les dernières livraisons des revues anglaises ; mais voici que la place me manque, et, somme toute, je n’en suis point fâché, car, en dehors des sombres prophéties de M. Pearson et de M. Harrison, je n’ai presque rien trouvé dans ces articles qui méritât d’être relevé.

Les articles de Mrs O.-W. Oliphant, dans la Century, sur Jonathan Swift et Daniel de Foe, ne sont guère que de courtes et sommaires biographies, écrites surtout, j’imagine, pour accompagner des illustrations, dont quelques-unes, il est vrai, sont tout à fait curieuses. Sous son ample perruque soigneusement bouclée, avec son grand front et l’ovale régulier de son visage, l’auteur de Robinson Crusoé, dans le beau portrait de Van der Gucht, ressemble un peu à Racine. Mais peut-être cette ressemblance est-elle simplement le fait du dessinateur, qui aura voulu anoblir les traits de son modèle : car, pour élégante et pure qu’elle semble au premier abord, il y a dans cette physionomie maints détails inquiétans. Les yeux sont bien petits, le nez bien long et busqué, la bouche bien mobile avec la variété de ses plis. Sous le poète on devine l’aventurier, ce Daniel Foe, fils d’un boucher de Londres, qui a pratiqué tant de métiers et traversé tant d’aventures : étrange personnage, dont il se pourrait que la vie fût le chef-d’œuvre, je veux dire le roman le plus extraordinaire. D’autres images de la Century nous aident à nous le figurer ; l’une d’elles nous le montre promené à travers les rues de Londres sur un pilori, la tête et les mains serrés dans un carcan ; puis nous voyons la prison de Newgate, où il fut longtemps enfermé ; puis c’est le portrait, en grand attirail, de ce méchant et vaniteux Robert Harley, comte d’Oxford, dont Foe, sorti de prison, dut se faire le domestique ; et c’est enfin le tombeau du pauvre grand homme, un petit obélisque, dans un cimetière de banlieue.

Tout autre nous apparaît, dans son portrait par Jervas, la physionomie de Jonathan Swift : celui-ci n’a point de prétention à la noblesse, mais à l’esprit et au caractère. Son gros visage de roturier se tourne vers nous avec une expression un peu comique, à force de vouloir être digne et impertinente. Puis viennent des images de châteaux et de maisons de plaisance : ce sont des demeures princières où Swift a consenti à recevoir l’hospitalité. Jamais il n’y eut un homme plus parfaitement égoïste, ni qui trouvât plus de gens prêts à penser de lui tout le bien qu’il en pensait lui-même. On sait quel tendre et respectueux amour lui avaient voué, notamment, ces deux femmes, Stella et Vanessa, qu’il s’amusait à torturer l’une par l’autre. La Century ne nous donne malheureusement aucune image de Vanessa ; mais Stella, à en juger par son portrait, était vraiment très laide, avec la plus fâcheuse petite figure de vieil oiseau qu’on puisse imaginer. Voilà bien la muse que j’aurais rêvée pour le sinistre poète du Conte du tonneau et de Gulliver !

Dans la Nineteenth Century, M. Esmé Stuart signale la singulière affinité de tempérament qu’il croit avoir découverte entre Edgar Poe et son traducteur français, Charles Baudelaire ; mais pour justifier sa thèse, il se borne à raconter tour à tour la vie et à analyser les ouvrages des deux écrivains ; — et ce sont choses que nous connaissons déjà.

L’article de M. William Sharp sur la Jeune Belgique, dans la Nineteenth Century de septembre, est une étude très consciencieuse, mais écrite uniquement pour renseigner les lecteurs anglais, qui, jusqu’alors, considéraient M. Maeterlinck comme le seul écrivain belge de quelque mérite. M. Sharp me permettra seulement de lui dire que, si MM. Henri de Régnier, Gustave Kahn et Pierre Louys ne figurent pas dans le Parnasse de la jeune Belgique, ce n’est point, comme il le suppose, par suite d’une omission plus ou moins voulue des auteurs de ce recueil, mais parce que ces trois poètes sont Français et non Belges. La Belgique peut bien nous les envier ; elle ne saurait nous les prendre.

Les deux seuls articles dont j’aurais aimé à parler un peu en détail sont une étude de M. Edmond Gosse sur le vieux poète mystique et licencieux John Donné, dans la New Review, et une biographie de Mrs Amelia Opie, dans le Temple Bar.

Mrs Amelia Opie, née en 1784, morte en 1853, auteur de romans ennuyeux et de poèmes plus ennuyeux encore, était cependant une femme charmante, pleine d’esprit et de raison. Après la mort de son mari, le peintre John Opie, très injustement oublié, cette excellente femme s’était convertie aux idées des quakers ; mais elle l’avait fait avec sa bonne grâce accoutumée, et rien n’est amusant comme les lettres où elle se moque elle-même de ce qu’elle est désormais forcée d’introduire de ridicule dans sa mise et ses manières.

Quant au poète John Donne, ce n’était pas seulement un personnage extravagant, menteur et cynique, pieux et libertin, sublime et précieux, élégant et grossier ; il a été un révolutionnaire dans la poésie anglaise, le précurseur, au XVIIe siècle, de nos symbolistes. C’est surtout à ce point de vue que l’a considéré M. Gosse. Il s’est attaché à prouver que Donne, seul entre les poètes anglais, a traité le vers pentamètre « non point comme un rythme fixe et inaltérable, mais comme une norme autour de laquelle s’enroulent des variations musicales. » C’est de la même façon, ou à peu près, qu’on est aujourd’hui en train de traiter l’alexandrin français ; et je crois que l’œuvre poétique de M. Verlaine, par exemple, pourrait être rapprochée, sur ce point comme sur plus d’un autre, de l’œuvre du vieux Donne.


T. DE WYZEWA.