Les Revues hollandaises

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Les Revues hollandaises
Revue des Deux Mondes4e période, tome 134 (p. 699-708).
LES REVUES ÉTRANGÈRES

LES REVUES HOLLANDAISES

Deux romanciers : M. Louis Couperus et M. Marcellus Emants.

Avec Mme Lapidoth Swarth, dont j’ai eu déjà l’occasion de parler, M. Louis Couperus est incontestablement, aujourd’hui, le plus remarquable des écrivains hollandais. Il l’est pour ses précieuses qualités naturelles d’observation et de style, la richesse de sa fantaisie, la précision et l’éclat de ses images, mais davantage encore, peut-être, pour ce noble désir de bien faire qui l’a porté à s’essayer tour à tour dans les genres les plus différens, depuis les peintures naturalistes de sa Fatalité et la subtile psychologie de son Eine Vere jusqu’au poème philosophique, où il parait s’être définitivement arrêté. Ses deux derniers livres, Majesté et la Paix du Monde, sont en effet de grands poèmes en prose plutôt que des romans ; ou plutôt le roman et la poésie y sont intimement confondus, un peu comme dans le Triomphe de la Mort et les Vierges aux Rochers de M. d’Annunzio. Et c’est en vérité un spectacle singulier de voir ces deux hommes de races si opposées, ce Napolitain et ce Hollandais, marchant par des voies semblables à la poursuite d’un même idéal. Tous deux, après avoir d’abord suivi l’évolution du roman français, s’efforcent à présent de la dépasser ; et les voici qui essaient, l’un et l’autre, de substituer à la forme accoutumée du roman une forme littéraire nouvelle, plus libre, en quelque sorte, et plus vaste, admettant à la fois plus d’idée et plus de musique.

Mais tandis que, dans l’œuvre entière de M. d’Annunzio, l’amour reste toujours la passion dominante, et comme le centre autour duquel se groupent harmonieusement émotions et pensées, c’est à peine si l’amour joue un rôle dans les deux romans de M. Couperus. Les nobles âmes qu’il y met en scène sont, elles aussi, inquiètes et fiévreuses, des âmes malades, partagées entre leur désir d’agir et leur impuissance à agir, également incapables de renoncer à leurs rêves et de les réaliser. Mais leurs rêves ne se tournent point du côté de l’amour. Ce sont des âmes moins sensuelles et plus sentimentales. Indifférentes à toute considération de plaisir personnel, s’oubliant dans leur amour de l’humanité, la chimère du bonheur universel est la seule qui les tente. Elles veulent abolir la souffrance, assurer au monde le triomphe du bien. Chimère sublime : mais les déceptions qu’elle leur vaut leur sont d’autant plus cruelles. Car tout en n’ayant de goût que pour cette action bienfaisante, elles se rendent compte à chaque pas des obstacles que leur oppose la réalité ; et les plus forts de ces obstacles sont ceux qu’elles sentent au dedans d’elles-mêmes, une irréparable faiblesse, une méfiance de soi, le conflit permanent de leurs aspirations instinctives et d’une réflexion trop aiguë.

Ainsi le cœur du jeune empereur Ottomar, le héros de la Paix du Monde, est déchiré des mêmes angoisses que celui de Georges Aurispa dans le beau roman de M. d’Annunzio. Et de même que celui-ci a toujours pris soin de nous présenter ses amoureux comme de beaux jeunes hommes indépendans et riches, n’ayant d’autre affaire que d’aimer, de même M. Couperus s’est plu à incarner dans une âme de souverain le magnifique et stérile effort qu’il a entrepris de nous peindre. Disposant d’un pouvoir absolu et illimité, adoré de ses sujets, en paix avec les pays voisins, Ottomar semble n’avoir affaire, lui aussi, que de travailler à la réalisation de son noble rêve. Et ce rêve est chez lui naturel et légitime, le seul rêve qui soit digne d’un prince. Aussi n’avons-nous point de surprise à l’en voir si profondément imprégné ; et l’avortement final de ses tentatives a pour nous tout l’intérêt d’une catastrophe tragique.

On pourrait même pousser plus loin encore la comparaison des deux romanciers, et noter, par exemple, dans quelle large mesure ils s’inspirent l’un et l’autre de modèles étrangers. A chaque page de la Paix du Monde nous retrouvons des souvenirs d’œuvres antérieures, de la Guerre et la Paix, des Rois de M. Jules Lemaître, du beau roman de M. Elemir Bourges, l’Oiseau s’envole et la Fleur tombe, pour ne point parler d’Hamlet et des variations sans nombre qu’on en a tirées. Mais point davantage qu’aux romans de M. d’Annunzio, ces imitations n’ôtent rien à la Paix du Monde de ce qui constitue sa véritable originalité. Elles n’ont d’influence que sur l’accessoire de l’œuvre ; et sous elles le fond reste bien nouveau, entièrement propre à l’écrivain hollandais. Car ce fond de son œuvre, ce n’est pas la peinture d’une âme de souverain, mais d’une âme de rêveur enthousiaste et sceptique, s’épuisant à poursuivre un but qu’il sait qu’il n’atteindra jamais. Sa royauté n’est que pour donner un champ plus ample à cette vaine poursuite, et pour nous rendre plus saisissant l’échec fatal où elle aboutit. Et ainsi, tout en nous rappelant tant d’autres livres d’une beauté peut-être plus pure, le dernier romande M. Couperus n’en est pas moins un beau livre.

Mais un beau livre hollandais : et c’est un point sur lequel je ne puis me défendre d’insister en passant. Car tandis que tous les autres pays de l’Europe ont adopté des façons communes de sentir et de penser, il semble en vérité que la Hollande soit seule demeurée obstinément fidèle à son vieux génie national. Sa littérature porte, aujourd’hui encore, un cachet si particulier, qu’avant de pouvoir l’apprécier un lecteur étranger doit d’abord, pour ainsi dire, se mettre au point, se familiariser avec ce qu’il y a dans la vie hollandaise de plus intime et de plus local. Je sais que les compatriotes de M. Couperus lui ont longtemps reproché ses tendances au cosmopolitisme, l’usage qu’il faisait trop volontiers de mots, de tours de phrase français. Je sais en outre que lui-même a l’ambition de s’adresser à un public plus large que celui de sa patrie, et que personne peut-être ne fait plus d’efforts pour se tenir au courant des diverses littératures de l’Europe. Mais avec tout cela, ses romans gardent Un caractère profondément hollandais ; et j’ai l’idée qu’à vouloir, par exemple, traduire en français cette Paix du Monde, on risquerait de lui faire perdre toute sa saveur. Jamais les lecteurs français ne s’accommoderaient de ces minutieuses peintures, de ces redites, de ces explications et préparations infinies, où se plaît un public épris du détail précis, un public d’esprits sérieux et solides, un peu lents eux-mêmes, et que les lenteurs ne risquent point d’ennuyer. Il faut à ce public une autre littérature qu’à nous : il la lui faut plus abondante et plus positive, d’une expression plus appuyée, sans rien de vague ni de sous-entendu. Mais il n’y a point en revanche de questions si hautes que ce public n’admette jusque dans le roman : et c’est ce qui a permis à M. Couperus de prendre pour sujet cette aventure d’un prince philosophe, n’ayant au cœur d’autre sentiment que son amour passionné de l’humanité.

Mais il est temps que j’en vienne à cette aventure elle-même, et que, faute de pouvoir traduire le roman de M. Couperus, j’essaie au moins d’en indiquer rapidement le sujet.

La Paix du Monde est la suite directe d’un autre roman, Majesté, dont la première édition a paru en 1894. L’auteur racontait dans ce roman l’enfance et la jeunesse du prince Ottomar, fils aîné de l’empereur des îles Lipari. Il le montrait partagé déjà entre ses aspirations et ses doutes, plein de nobles projets et ne pouvant point se décider à l’action. « J’ai toujours aimé le peuple, disait-il, dans un grand entretien avec son père, et je ne puis penser qu’à le secourir. Mais j’y pense dans le vague, d’une façon tout abstraite. J’étends mon bras devant moi, sans savoir de quel côté je dois le tourner ; et je me désespère à n’étreindre jamais que le vide. » A la fin du roman, l’empereur Oscar était assassiné par un anarchiste, et Ottomar, après avoir un instant voulu renoncer au trône, acceptait, avec une résignation mêlée d’inquiétude, la lourde charge du pouvoir.

Nous le retrouvons, au prologue de la Paix du Monde, se promenant avec son fils, le petit Xaverius, dans le voisinage d’un de ses châteaux. Xaverius est un enfant souffreteux et débile, moins armé encore que son père pour la lutte de la vie ; mais déjà, lui aussi, inquiet, avide de vérité, préoccupé de mille questions au-dessus de son âge. Les médecins lui ont recommandé la marche, et c’est pour le faire marcher qu’Ottomar est sorti avec lui : ce qui ne l’empêche point de le prendre dans ses bras dès qu’il le voit un peu fatigué. Ils vont ainsi, tristement, parmi de radieux paysages, l’âme perdue dans leurs rêveries. Puis ils rentrent au château, et Ottomar remet l’enfant entre les mains de sa mère, la jeune impératrice Valérie, pour aller conférer dans son cabinet avec son chancelier et l’un de ses ministres.

L’idée lui est venue d’organiser dans la capitale de son empire, à Lipara, un congrès international de la paix, où, en présence des délégués de tous les pays de l’Europe, il proposerait lui-même le désarmement général et la constitution d’un tribunal d’arbitrage. Il lui a semblé en effet que la guerre, et l’entretien des armées, qui en est la conséquence, comptaient parmi les sources principales du malheur des hommes : et il s’est dit qu’en prenant personnellement l’initiative de ce congrès de la paix, il aurait chance d’entraîner l’adhésion des autres États. Car l’empire de Lipari est un grand et puissant empire, et ce n’est pas sur le modèle des rois de Hollande, mais plutôt sur celui du tsar ou de l’empereur d’Allemagne, que M. Couperus a conçu l’importance politique de son jeune héros.

Le congrès va donc s’ouvrir, et l’empereur veut en régler d’avance les détails avec ses deux conseillers. L’un d’eux, le chancelier Ezzera, est un politicien de l’ancienne école, fort ennuyé de voir son maître s’engager dans de si étranges aventures. Il l’exhorte du moins ; i ne pas assister en personne à ce congrès, où sa dignité impériale risque de se trouver compromise. Tout au contraire Wlenczi, l’autre ministre, parle avec enthousiasme du projet de congrès. Ayant avant tout pour principe de plaire au souverain, il commence un beau discours sur l’horreur de la guerre, supplie Ottomar de venir lui-même présider les séances, et finit par esquisser tout un vaste plan d’organisation internationale, où le pape aurait le droit de trancher les conflits. Ce rhéteur parle si longtemps, et avec tant d’élégance, que l’empereur, en l’écoutant, se sent repris de son doute. Il se demande si un tel congrès pourra vraiment produire quelque résultat : il songe qu’après tout son désir n’est pas de veiller au bonheur du monde entier, mais d’être un bon prince pour ses propres sujets. Qu’a-t-il fait pour eux ? Et n’est-ce pas un temps qu’il leur dérobe, celui qu’il emploie à ces grands projets internationaux ?

Un extrait de son journal intime, écrit quelques jours après, porte la trace des mêmes réflexions. Ottomar est épouvanté de sa faiblesse et de son isolement. Toujours hésiter, douter, passer de l’espérance à la désillusion ! Il envie le calme bonheur de sa femme, qui, d’instinct, par la seule grâce d’une nature droite et saine, s’acquitte si parfaitement de son rôle d’épouse, de mère, et d’impératrice. N’est-ce pas elle qui est dans la vérité ? Et son cœur se serre à la pensée qu’il va devoir s’éloigner d’elle, quitter ce frêle enfant qui a tant besoin de son appui. Mais il ne peut se dérober à l’obligation qu’il s’est imposée. Et il part, il entre en triomphe dans sa capitale. Toutes les rues sont pavoisées sur son passage. Une foule, accourue des quatre coins de l’empire, le salue comme le bienfaiteur, le sauveur des peuples, le Prince de la Paix.

C’est en effet la mode, en Liparie et dans l’Europe entière, de se passionner pour l’idée de la paix universelle. Dans les cafés, dans les salons, il n’est question que de paix, de désarmement, d’arbitrage, et d’autres grands mots de même genre. Les séances du congrès ont un succès prodigieux, toute la presse s’en occupe, les discours les plus insignifians sont reproduits, commentés, discutés, d’un bout à l’autre du monde. Mais surtout on admire le discours du jeune empereur : tandis qu’il a suffi à celui-ci d’entrer dans la salle des séances pour comprendre aussitôt, d’une façon désormais certaine et définitive, la parfaite inutilité de son entreprise. Des mots, rien que des mots ! Avec une résignation découragée, il subit le discours pompeux de Wlenczi, ceux des délégués des autres pays. Hélas ! quel bien pourra jamais résulter de ces vaines paroles ? Empêcheront-elles les hommes de souffrir, et de se haïr, et de s’entre-dévorer quand l’instinct fatal les y poussera ? Ce ne sont point des mesures générales, ni des congrès, ni des lois, qui peuvent assurer le bonheur de l’humanité. Mais alors que faire ? Se résigner, laisser les hommes à leur destinée, ou agir encore, tenter autre chose ?

Le congrès est clos. L’empereur revient au palais impérial, dans sa calèche, accompagné de deux aides de camp. A droite, à gauche, il salue, pour répondre aux acclamations de la foule, lorsqu’il aperçoit soudain, debout, devant le palais des Parlemens, un homme qui se tient immobile, la tête couverte, les mains dans ses poches, et qui jette sur lui, au passage, un regard froid et dur. « Cela ne dura qu’une seconde ; mais il n’en fallut pas davantage à Ottomar pour lire dans ce regard la haine, une haine profonde, une haine qui s’adressait en même temps à sa personne et à ses idées, aux réalités existantes, et aux rêves qui voulaient se réaliser. C’était le salut de Melena, l’anarchiste, au Prince de la Paix. »

Quelques mois à peine se sont écoulés depuis la clôture du congrès lorsque des événemens d’une gravité terrible achèvent brusquement de faire oublier aux habitans de Lipari, et à leur empereur lui-même, la noble chimère de la paix universelle. La colonie pénitentiaire de Xara se révolte contre ses chefs : l’insurrection se propage de proche en pioche, à travers l’empire, et jusque dans Lipara, la capitale. Une insurrection dont on ne peut ni indiquer la cause, ni prévoir la fin : fomentée, çà et là, par des prédications anarchistes, mais qui paraît n’être plutôt que la manifestation soudaine d’un besoin inconscient de révolte, caché jusque-là au fond de l’âme populaire. C’est un vent de folie et de cruauté qui souffle sur la foule, qui la pousse droit devant elle, hurlante et frémissante. On brûle les palais, on tue les généraux, et personne ne sait au juste ni ce qu’il veut, ni ce qu’il fait, ni ce qui peut sortir de ce grand mouvement.

Surpris, atterré, l’empereur se voit dans la nécessité d’agir en souverain. Il proclame l’état de siège, fait arrêter les meneurs de la révolte, tient tête, dans son palais, à la meute furieuse. Un miracle le sauve, et l’empire avec lui. L’anarchiste Melena, le voyant debout sur le balcon du palais, lève son revolver, le vise, et manque son coup. Et aussitôt une détente se produit dans la foule, un revirement brusque, inexplicable, aussi mystérieux que l’a été le début de l’insurrection. On se jette sur Melena, on le met en pièces, on acclame l’empereur, le bienfaiteur du peuple, le Prince de la Paix. Jamais d’ailleurs on n’a cessé de l’aimer, et l’on découvre à présent que ce n’était pas contre lui qu’on s’était révolté, mais contre ses ministres, qui trop longtemps l’avaient empêché d’entrer en contact avec ses sujets.

L’épilogue nous montre Ottomar malade, désespéré, honteux de lui-même et de l’humanité. Les médecins l’ont condamné au repos, et l’inaction le ronge, sans qu’il sache d’ailleurs le moins du monde dans quel sens il pourrait agir. Enfin son nouveau chancelier lui conseille d’entreprendre, avec sa femme et son enfant, un grand voyage à travers son empire. Il s’informera des besoins du peuple, il étudiera sur place les réformes urgentes, mais surtout il se distraira, en se donnant l’illusion d’agir. C’est ce que son chancelier ne lui dit pas ; mais on devine que tous deux l’entendent bien ainsi. Et en effet l’empereur, peu à peu, revit. Il reprend goût à l’action : de nouveaux rêves, de nouvelles chimères lui reviennent en tête. Si du moins son fils, après lui, pouvait continuer son œuvre, d’une main plus ferme et plus sûre, s’il pouvait réussir à rendre l’humanité plus heureuse ! « Mon fils, lui dit-il aux dernières lignes de son journal, je t’impose là une charge très lourde. Je t’ai déjà imposé la charge de la vie, et voici maintenant, peut-être, que mon amour même va devenir une charge pour toi. S’il en est ainsi, pardonne-moi, Xaverius, pardonne-moi à cause de ce que tu liras dans ces feuilles jaunies, de ce que tu y liras de ma souffrance, et de mon remords, et de mon ignorance, et de mes recherches, et de mes espoirs, et, hélas ! de mon impuissance à rien trouver et à rien produire. Et maintenant viens près de moi, et dis-moi que tu m’aimes. Jette tes bras autour de mon cou, et dis-moi que tu m’aimes. Les enfans pardonnent si rarement à leurs parens que je me sens tout anxieux devant toi… Xaverius, Xaverius, quand tu liras ces feuilles, mon enfant, pardonne-moi ! »


Tel est, réduit à son sujet essentiel, ce curieux roman de M. Couperas. J’ai laissé de côté à dessein, dans mon analyse, deux aventures épisodiques, mais traitées avec une abondance de développement qui nuit, plus d’une fois, à l’unité du récit. Le premier de ces épisodes est même tout à fait malheureux. C’est l’histoire d’une jeune et belle princesse secrètement mariée au nihiliste Melena, et qui flirte avec un parent de l’empereur, jusqu’au jour où son mari la tue d’un coup de revolver : non point d’ailleurs par colère ni par jalousie, mais dans un accès de folie homicide. Histoire, comme l’on voit, romanesque et banale, et qui serait mieux à sa place dans un roman-feuilleton.

L’autre histoire, au contraire, est assez touchante. L’auteur en a fait une sorte de nouvelle, indépendante du reste du roman, et intercalée entre les deux parties principales sous le titre d’Intermezzo ; mais on comprend aussitôt qu’elle n’est pas sans jouer son rôle dans l’ensemble de l’œuvre. Elle sert à nous rappeler que, pour si hautes que soient les aspirations des princes, et si amères les souffrances qu’elles leur causent, ni ces aspirations ni ces souffrances ne les délivrent des tristesses ordinaires de la vie, et qu’il y a toujours en eux, sous le souverain, sous le philosophe, un homme pareil à chacun de nous. Et c’est encore, je crois, un des objets de cet Intermezzo d’accentuer la tendance pessimiste du roman, en nous montrant ce qui se cache de douleur et d’anxiété sous les apparences du bonheur le plus assuré. Cette jeune et belle impératrice Valérie, dont l’empereur, au prologue du livre, enviait la douce sérénité, elle porte, elle aussi, dans son cœur, une blessure ouverte et sanglante. Elle a aimé autrefois un prince qui l’aimait ; et c’est contre son gré, pour obéir à la raison d’État, qu’elle est devenue la femme d’Ottomar. Mais toujours, en secret, elle garde à son fiancé de jadis un tendre souvenir ; et lui, de son côté, vainement il a essayé de renoncer à elle. Et il s’est tué ; et une cantatrice célèbre, avec qui il s’était marié dans la vaine espérance d’oublier Valérie, une certaine Estelle Desveaux, vient donner des représentations à Lipara, au théâtre de la cour. C’est alors, autour de l’impératrice, tout un jeu d’intrigues, de démarches faites contre son gré pour interdire les représentations, des menaces de scandale : de sorte que la malheureuse, affolée, s’ouvre à son mari de son triste secret.

— Et maintenant, lui demande Ottomar, cette femme va chanter ?

— Demain soir.

— Il vaut mieux, Valérie, que nous n’aillions pas au théâtre, à cause de Xara…

— Oui, Ottomar, à cause de Xara.

Et tout à coup désespérée, sanglotant de toute son âme, elle se jette dans ses bras : « Ottomar, par pitié, secours-moi, secours-moi ! Je suis si faible ! Pardonne-moi, Ottomar… Cela ne pouvait durer ainsi… Impossible de rien dire à personne, pas même à Sophie… A toi seul, n’est-ce pas ? à toi seul je puis parler… Ottomar… tiens… »

Elle cherche sur sa poitrine, s’arrache du cou une chaîne avec un médaillon.

— Tiens, Ottomar, prends cela, jette, brûle cela ! C’est cela qui me rend si faible. Depuis des années, c’est cela qui m’enlève toute force ; depuis des années cela me ronge, comme si c’était du poison… »

Elle se laissa tombera ses pieds, avec de terribles sanglots… Et Ottomar vit dans le médaillon le portrait du prince Léopold.

Il pâlit, abaissa un regard sur Valérie, toujours sanglotante à ses pieds. Oui, elle avait dit vrai : c’était en effet du poison. Et brusquement, il brisa le médaillon, le jeta au loin.

Alors il se pencha vers sa femme, il la releva, la tint dans ses bras. Et il l’écoutait pleurer, debout devant la fenêtre, les yeux fixés sur son empire assoupi dans la nuit.

Xara, dont parle Ottomar, c’est la colonie pénitentiaire où vient d’éclater la révolution : et l’on voit aussitôt ce qu’il y a de profondément tragique dans la coïncidence de ces deux catastrophes, brisant du même coup les deux rêves les plus chers du jeune empereur.

Ce sombre pessimisme est d’ailleurs un trait commun à plusieurs écrivains hollandais. Il se retrouve, notamment, dans les nouvelles et les contes de M. Marcellus Emants, mais, hélas ! bien dépouillé de l’harmonieux appareil de faste et de poésie dont l’a revêtu l’auteur de la Paix du Monde. On ne saurait imaginer de récits plus prosaïques, je veux dire plus rigoureusement réalistes, et d’une minutie d’analyse plus impitoyable, que les deux histoires publiées récemment par M. Emants, l’une dans le Gids, l’autre dans la Tweemandeliiksch Tiidschrift. Ou plutôt ceux-là seuls d’entre nous peuvent se faire une idée de ce genre qui ont lu, et qui n’ont pas achevé d’oublier, les pénibles romans de Champfleury et de Duranty. Non pas au moins que j’accuse M. Emants de les avoir démarqués ! Mais on dirait que, d’instinct, il a repris leur manière, tant il apporte d’insistance à noter les détails les plus insignifians, aussi bien dans les sentimens de ses personnages que dans le décor où il les fait vivre. Et je ne vois pas, après tout, ce qui empêcherait cette manière d’en valoir une autre ; il me semble même que les Malheurs d’Henriette Gérard, le roman de Duranty, si le style en était seulement un peu plus varié, pourrait compter parmi les produits les plus honorables de l’école réaliste. Les nouvelles de M. Marcellus Emants, en tout cas, rachètent par plus d’une qualité de premier ordre ce qu’elles ont toujours d’un peu fatigant. L’analyse y est trop minutieuse, mais avec cela si exacte, si nette, qu’on ne se repent pas de l’avoir suivie. Et surtout ce sont des nouvelles d’un caractère profondément hollandais. On songe, en les Usant, à ces intérieurs de Pieter de Hooghe ou d’Isaïe Bourse, où il n’y a pas un meuble, un pli d’étoffe, un cadre sur le mur, qui ne soient traités avec le même soin que les mouvemens des personnages et leur expression. Un charme se dégage, peu à peu, de cette réalité si honnêtement reproduite : et sous les longueurs et les redites, sous la banalité de l’intrigue, sous des exagérations de pessimisme assez inutiles, c’est un charme semblable qu’on éprouve aux mélancoliques récits de M. Emants.

Pas davantage que les vieux peintres hollandais, M. Emants ne se met en frais d’invention pour le choix de ses sujets. On dirait même qu’il s’est choisi, une fois pour toutes, un sujet unique, un sujet d’ailleurs très simple, très touchant, et qui s’accommode à merveille de variations innombrables. Le thème constant de ses récits, c’est l’agonie de l’amour, la lente ou soudaine désaffection de deux cœurs, et les regrets, les remords, les désespoirs qui s’ensuivent. Tantôt, comme dans la nouvelle que vient de publier le Gids, une femme s’aperçoit avec épouvante qu’elle n’aime plus son mari : d’autres fois c’est le mari qui, après des années d’indifférence, sent renaître en lui l’ancienne tendresse, et qui s’avoue tristement qu’il est trop tard, que le fossé qu’il a lui-même creusé ne se comblera plus, et que le temps du bonheur est pour lui à jamais passé.

Mais nulle part M. Marcellus Emants n’a traité ce sujet avec autant d’émotion et de vérité que dans deux grandes nouvelles parues naguère en volume sous un titre commun, et évidemment destinées à se faire pendant. Dood, la Mort, c’est ainsi qu’il les a appelées, et toutes deux nous font assister en effet, avec une précision, une richesse de détails, une rigueur d’analyse des plus remarquables, à la mort de l’amour, et de la confiance, et de toute paix et de toute joie, dans l’âme de deux êtres jeunes et beaux, qui s’étaient donnés l’un à l’autre. La première surtout de ces deux nouvelles est, je crois, l’une des œuvres les plus caractéristiques de la littérature hollandaise. Un officier, Van Harden, rentrant chez lui après des manœuvres, apprend à sa jeune femme qu’on fait courir des bruits de guerre. Et devant l’idée que peut-être son mari va partir, qu’il va peut-être mourir, la malheureuse ne retient plus un secret qui depuis longtemps déjà lui coûte à garder. Elle avoue à son mari qu’elle a aimé un autre homme, qu’elle a même été sur le point de s’en aller avec lui. Et, tendrement, humblement, elle demande son pardon. C’est le point de départ du récit ; quelques lignes suffisent à M. Emants pour nous l’exposer : et alors commence un long monologue, trente pages de menues réflexions, énumérées avec toute leur suite. Tour à tour le mari se fâche, se résigne, se désespère, espère de nouveau. Mille souvenirs lui reviennent à l’esprit de paroles qu’il a dites et qu’il aurait dû ne pas dire ; mille projets surgissent devant lui, puis aussitôt se dissipent. Et quand, une heure après, il se retrouve auprès de sa femme, il comprend que quelque chose d’essentiel s’est brisé, en elle et en lui, que ce qui les faisait vivre jusque-là s’est brusquement écroulé, par sa faute, par leur faute à tous deux, ou plutôt par la seule faute de la destinée. Désormais ils resteront, sous le même toit, étrangers l’un à l’autre. Sous les apparences de la santé et de la vie, ils ne seront plus que deux morts. Mais aucun résumé ne saurait donner l’idée de ce genre, qui ne vaut que par l’abondance et la variété du détail ; et je crains que le charme des patientes analyses de M. Emants ne soit décidément trop hollandais pour pouvoir être jamais apprécié en dehors de son pays.

Je voudrais signaler encore, avant de finir, deux revues hollandaises illustrées, où j’ai trouvé une foule d’intéressantes études et d’agréables images. L’une, l’Elsevier’s geeillustrerd Maandschrift, est faite sur le modèle des magazines américains, mais, au contraire de la plupart de ceux-ci, le texte y est aussi soigné que l’illustration ; et il n’y a pas un écrivain un peu notable de la Hollande ou des Flandres dont le nom ne figure dans la longue liste de ses collaborateurs. C’est dans cette revue que l’éminent directeur du Musée Plantin d’Anvers, M. Max Rooses, publie la série de ses articles sur les peintres flamands au musée du Louvre.

L’autre revue, De Hollandsche Revue, récemment fondée à Harlem par M. Frans Netscher, à l’imitation de la Review of Reviews anglaise, publie tous les mois un excellent résumé du mouvement littéraire européen ; les publications françaises, en particulier, y sont analysées et jugées avec une intelligente sympathie.


T. DE WYZEWA