Les Ribaud/08

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 149-164).

VIII

POUR LA LIBERTÉ

— Tous les patriotes sont avertis. C’est-à-dire les chefs : Marchand, Drolet, Lacoste, Durocher, Authier, Allard et les autres.

— Ce soir même… vous les avez vus ?

— Je ne les ai pas tous vus, mais en passant à la course de mon cheval je leur remettais trois mots sur une carte : « Tenez-vous prêts. » Je n’avais pas le temps d’en dire plus long, vous comprenez.

— Et vous retournez ?

— Cette nuit… À moins que vous n’ayez des nouvelles absolument certaines sur l’heure de la mise en route des habits rouges.

— Il y aura une forte besogne à faire.

— Je le sais.

— Combien y a-t-il de ponts ?

— Neuf ; je les ai comptés. Si j’apprends que les ennemis doivent se déplacer demain ; je les fais tous démolir cette nuit. Cinq heures, ça suffit. Ça les retardera toujours un peu dans leur marche et nous aurons le temps de préparer nos retranchements, si ça n’était pas encore fait. Avec un peu de courage, ce serait bien le diable si nous ne lui cassions pas le nez, comme à Saint-Denis, à Wetherall et sa bande.

Cinq hommes, assis autour d’une table dans la petite salle de la : « Huronne » que nous avons déjà dépeinte, échangeaient cette conversation, le vingt-quatre novembre au soir.

L’un, grand et nerveux, encore essoufflé et mal remis d’une course pénible dont il gardait encore de la boue aux jambes, partout, tenait un papier entre ses doigts.

C’était Siméon Marchessault.

Il arrivait de Saint-Denis, après avoir passé par Saint-Charles, Saint-Hilaire et la Pointe Olivier. Intelligent, actif, rusé, d’une énergie de fer, d’une musculature d’acier trempé, d’une vivacité de mercure, cet homme n’était pas fait de chair, il était pétri de métal et blindé pardessus.

À sa gauche, et buvant ses paroles se tenait un jeune homme encore. Son regard ardent et décidé dénotait une nature de feu toute d’élan et d’enthousiasme, faite pour les coups d’éclat et les tentatives audacieuses. Il n’était pas très grand, il n’était pas très gros ; son apparence était plutôt frêle.

Rencontré dans la rue, vous auriez dit : quel joli et charmant garçon. Vu le soir, l’œil enflammé, le poing crispé, avec des secousses nerveuses qui tantôt le soulevaient, tantôt le rabattaient sur sa chaise, au milieu de ce groupe de conspirateurs qui préparaient des plans d’embuscade et de guerre, vous auriez baissé les yeux devant les siens en pensant : c’est un bandit ou un démon.

Toutes les passions qui s’agitaient dans son cœur se traduisaient immédiatement dans sa figure à ses moments de colère et lui retroussaient un coin de lèvres féroce et provoquant. Au repos, Apollon ; en action, Mars.

Ce jeune homme, c’était Bonaventure Viger.

À droite de Marchessault, une jambe croisée, prenant tout froidement et ne se montant la tête que quand le mot « Anglais » se prononçait, était assis Jacques Lambert.

Celui-ci était homme de réflexion avant d’être homme d’action. Absolument le contraire de Viger.

Quand les patriotes voulaient découvrir le pourquoi des moindres manœuvres des officiers du Fort ou des Casernes, ils consultaient Lambert et son jugement solide, son esprit débrouillard leur en révélait presque toujours avec justesse la signification exacte. Cet homme-là ne lançait jamais lui-même de plans, il se contentait de discuter ceux des autres ; quand il les combattait, ça équivalait à un veto et le plan tombait.

Esprit de défensive plutôt que d’offensive. À Saint-Charles il avait dit : « Ce n’est pas des retranchements ça, c’est une souricière… D’un côté les balles, les boulets, de l’autre la rivière… La fuite aussi est parfois bonne pourtant… Qu’importe, battons-nous, on peut toujours se faire tuer… Mais ça ne prend que des maudits imbéciles pour ne pas avoir fait les remparts, là, du côté du bois. » On aurait dû l’écouter, c’était une tête.

Quant aux trois autres assistants, éclairés de dos par un quinquet fumeux, on ne pouvait les reconnaître exactement. Quand ils se tournaient et recevaient un peu de lumière on eût dit que c’était de Labruère, Franchère, Allard. Ça pouvait être aussi Boileau, Jodoin, peut-être même Goddu, on ne pouvait savoir.

— Et vous dites, Marchessault, que cette correspondance, que vous tenez à la main, a été saisie sur le capitaine Weir ?

— Certainement, que c’est moi-même qui l’ai prise. Je l’ai montrée à Desrivières.

« Ça regarde le colonel Wetherall, m’a-t-il dit. Tu vas courir ventre à terre à Chambly avertir les patriotes le long du Richelieu ; il faut à tout prix qu’ils empêchent la jonction de la colonne de Sorel à celle de Chambly. As-tu un bon cheval ?

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures.

— Dans trois, c’est-à-dire à sept, j’aurai vu Viger, Lambert, Allard, Tétreau, le docteur Ribaud… Mais en effet, que fait-il donc le docteur, il devrait être ici…

— Et il y est, monsieur, répondit Ribaud en entrant.

Tous se levèrent.

Les trois, tout à l’heure méconnaissables dans leur cône d’ombre, se mirent en lumière par ce mouvement et le docteur Ribaud en leur tendant la main leur dit : Bonsoir Allard, bonsoir Franchère, bonsoir Leduc.

Ils répondirent : Bonsoir, monsieur.

Marchessault prit la parole en s’adressant particulièrement au docteur Ribaud.

— C’est le temps de ne pas avoir mal aux yeux, docteur.

— Je le sais.

— Et de bien ajuster la mire de nos fusils.

— Je le sais.

— Il faudra se battre.

— Je le sais.

— Vos soldats anglais se préparent depuis huit jours au Fort. Tout est prêt, fusils, balles, canons et demain…

— Je le sais.

Marchessault resta interloqué.

— Comment le savez-vous ?

— La nuit, d’habitude, on dort ; moi, je veille répondit le docteur Ribaud. La nuit, on entend un bruit, un chant, à deux milles… pendant ce temps-là, il y en a qui ont les oreilles enfoncées dans leurs oreillers ; moi, je cours aux malades à Belœil, à la Pointe, à Saint-Hilaire, à Boucherville ; moi, j’écoute. Affaire de métier, affaire de patriote aussi.

— En effet, acquiesça Marchessault… Mais vous ne savez pas que j’arrive de Saint-Denis, que nous avons bloqué le détachement du colonel Gore, que nous avons sa correspondance entre les mains. La voici.

— Vraiment ?

— Nous nous sommes battus comme des diables et les habits rouges ont reculé… À cinq heures, des habits rouges, ça se voit encore comme en plein jour… l’étoffe du pays, impossible de distinguer ça d’une clôture, d’un mur, d’un tronc d’arbre… Nous avons tenu Gore, c’est à vous de tenir Wetherall, car, d’après ces papiers saisis, ils doivent se rencontrer à Saint-Charles… Les patriotes de là en sont avertis et ils recevront le choc… En attendant, il faut des tirailleurs qui harcèlent les soldats le long des chemins, au coin des bois, derrière les clôtures… Les ponts rasés, mettez-vous quatre ou cinq hommes, à chaque ravin, avec de bons fusils pour guetter les ennemis et tuer leurs chevaux sous eux ou sur eux… Qu’en dites-vous, Lambert ?

— Avec de bons fusils, cinq hommes, c’est trop ; deux suffisent. Il faut être cent ou il faut être deux ; l’un charge, l’autre tire… Tu connais ça, Viger ?

Viger recula sa chaise.

— Vous avez raison, Lambert. À Longueuil, l’autre jour, à deux, nous prenions les chevaux, nous prenions la voiture, nous prenions les fusils, nous prenions tout. Mais Sicotte ne pouvait courir cent pieds sans étouffer, Malo ne voyait pas clair, Bédard s’était donné une entorse ; pas moyen de les abandonner, il fallait les protéger, Leduc et moi, et au lieu de nous aider ils nous ont nui.

— C’est bien, reprit Marchessault, mettez-vous deux. Il y a neuf ponts… comptons les bois, maintenant… Il y a le bois de la Pointe, du domaine de Saint-Hilaire… du Brûlé… de la côte de Saint-Charles, vis-à-vis l’Île aux Cerfs. Ah ! cette côte, élévation superbe pour voir, tirer et se cacher derrière les arbres… Toi, Viger, rends-toi là. Seul, à plat ventre, tu tiens tout le détachement une heure durant et tu peux tuer qui tu veux, à ton choix.

— C’est trop loin… D’ailleurs, je ne connais pas la côte… et nous avons mieux que ça… Qu’en penses-tu, Leduc ?

— C’est comme tu dis, Viger.

— Marchessault reprit son calcul : neuf ponts, quatre bois… neuf et quatre font treize… treize fois deux, vingt-six… Donc vingt-six hommes en tout.

— Nous les aurons, affirma Leduc.

— Avez-vous des balles, des fusils ?

— Nous en avons et nous en aurons.

— Cette nuit ?

— Cette nuit.

— Alors, si…

« Ce sont les « patriotes »
« Qui vont bientôt danser,
« S’ils avaient d’la jugeotte
« Ils iraient tous s’cacher.
« Lui a longtemps que je t’aime,
« Jamais je ne t’oublierai.

Ce couplet, éclatant en fanfare soudaine devant l’auberge, coupa net la conversation.

Chacun reconnut la voix épouvantable de Pitre Lajoie et écouta.

Celui-ci continua sa chanson encore plus discordante, par cet air de « Claire fontaine » qu’il lui donnait, que par les rimes elles-mêmes :

Quand tout’s les baïonnettes
R’luiront demain matin,

Viger croqua son tuyau de pipe.

Le capitaine en tête
Son grand sabre à la main.
Lui a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.

Comme Viger ouvrait la bouche pour lâcher un juron de colère… — Chut ! fit le docteur Ribaud.

Pitre, déjà loin, avait repris :

……bien difficile
De leur fair’ peur, allez
Malheur à l’imbécile
Qui voudra ls’arrêter.
Lui a longtemps que je t’aime
Ja……

Il n’acheva point. Et, comme si une main puissante l’eut subitement étranglé, son « ja » parut bien plutôt râlé que chanté.

Viger, qui se retenait depuis cinq minutes pour ne pas éclater, s’était levé en fureur :

— De leur faire peur ?… de leur faire peur ? Damnation ! Allez demander à Ermatinger, si ça en fait des enjambées, ces grandes pattes d’Anglais.

Marchessault était debout, lui aussi.

— C’est bien « demain matin », demanda-t-il, qu’il a gueulé cet animal-là, dans sa chanson, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, répondirent-ils.

— Alors, il n’y a pas de temps à perdre… Ainsi, c’est entendu, vingt-six fusils, vingt-six hommes, de la poudre, des balles plein vos poches… de la chance… et du courage je n’en parle pas. Allons, bonsoir, messieurs, et vive la liberté !

— Vive la liberté ! répondirent quatre voix.

Le vieux docteur Ribaud n’avait rien dit, lui ; il songeait. Il songeait à quelque chose qui lui plaisait sans doute, car son œil réjoui brillait singulièrement.

C’est qu’il caressait un plan, le docteur.