Les Ribaud/18

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Eusèbe Sénécal & Cie (p. 345-354).

XVIII

JOURNAL DE MADELEINE

2 mai 38.

Quand je me reporte à une certaine visite faite l’automne dernier à l’église de mon village, quand je me revois écrasée dans une banquette sous le poids de mon amour découragé, je me rappelle l’aspect de morne vétusté, de navrante tristesse que m’offraient alors les murs dépolis, les grands saints ankylosés des tableaux, les voûtes et les colonnettes dédorées.

Mais au matin de ce joyeux jour dont chaque heure résonne encore dans mon cœur, l’ai-je trouvé gentille et coquette un peu la petite église de mon vieux curé !

J’étais si délicieusement impressionnée, en y arrivant au bras de mon père, que je n’ai rien vu de ses lézardes, de son mortier effrité, de ses pierres détachées et branlantes.

Je n’ai remarqué que des fleurs, des cierges allumés et scintillants partout, les buées de l’encens, un grand tapis rouge qui étendait des étoiles multicolores sous mes pieds. Partout des visages joyeux et amis tournés vers moi et à chaque niche collée aux murs de bonnes vieilles têtes de saints de tous les temps et de toutes les races, — St-Paul, St-Patrice, St-Jean, St-Pierre, — qui riaient et fraternisaient dans leur allégresse, comme Percival et moi dans notre bonheur.

Puis, pour m’étourdir encore davantage, des flots harmonieux de marche nuptiale, des volées éclatantes de cloche qui remplissaient toute l’église et lui donnaient des allures de septième ciel.

Il y avait bien encore un autre saint, — vivant celui-là — mon vieux curé, qui me parut, malgré sa figure grave et la solennité de sa mission, se mordre les lèvres, quand il m’a demandé : Prenez-vous pour époux ce grand vilain capitaine qui est là à genoux à vos côtés.

Il me semble même qu’il y a mis un petit ton moqueur qui signifiait : Tu comprends, Madeleine, je te demande ça parce que c’est la coutume ; je sais bien que tu vas me répondre tout de suite : oui. Et qu’il avait, ma foi, mon Dieu, bien raison, mon bon curé !

Ensuite, il m’a débité des phrases latines qui m’embrouillèrent totalement et m’entraînèrent dans un monde fantastique où les statues, les assistants, les enfants de chœur avec leurs surplis blancs, les saints des niches me parurent comme transformés tout à coup en personnages de cire. Jusqu’à mon fidèle François, dont je voyais distraitement la barbe blanche épousseter le rebord du jubé, qui me sembla aussi soudainement transfiguré.

C’était une étrange émotion qui me berçait.

Peut-être étais-je déjà consciente de la solennité de cette minute qui venait de confondre nos existences et nous river éternellement l’un à l’autre, Percival et moi !

Je ne revins complètement à la réalité que dans la sacristie, quand je vis mon père, avec un sourire plein de suave bonté, tendre la main à mon mari.

Là j’ai vu que j’étais vraiment femme.

C’était de la part de mon père la confirmation pleine et entière de la bénédiction de mon mariage par Dieu.

Oh ! cette franche poignée de main échangée entre eux, quelle joyeuse et consolante impression j’en ai reçue.

Quelle ratification complète de notre amour j’y ai vue. Car j’ai compris que cette main tendue, signifiait maintenant : l’oubli, le pardon, l’affection vraie, la sincère sympathie.


20 mai 38

Comme elle a flambé !…

Oui, brûle, lui ai-je dit, et, du bout de ma plume, je la piquais, je la retournais pour que le feu la léchât mieux et plus vite.

Puis en tendant les lèvres, à pleins poumons, j’ai soufflé très fort sur les restes pulvérisés, afin de les chasser à tous les vents et n’en rien laisser de leurs cendres et de leurs poussières de cendre.

Elle en contenait tant aussi de sombres et lugubres désespérances, de tristesses alors crues sans retour, cette page, — écrite un jour de cruel découragement, — que je viens d’arracher à mon journal et dont il m’a fait tant plaisir de suivre des yeux les contorsions sur la flamme.

Un instant, j’ai vu avec terreur les mots de désespoir et d’abattement, la date — 25 novembre 37, — tout ce que j’y avais tracé, se dessiner en lettres sinistres, que je pouvais lire encore sur le fond carbonisé du papier. Mais bientôt tout s’est effacé et confondu dans un nuage aussi sombre que mes pensées d’alors.

Ainsi, ne t’inquiète pas, mon gros cahier, si tu me vois les yeux rougis, c’est la fumée qui me fait pleurer. Car maintenant, oh ! c’est le réveil, c’est la vie, c’est la gaieté, ce sont les accords ineffables de l’amour et du bonheur ; c’est l’ivresse folle, débordante, qui court dans mes veines.

Plus d’abîmes entr’ouverts sous mes pieds ; mais une main qui se tend vers moi, un bras qui me soutient, m’entoure et me protège.

À travers ce concert de joie et d’amour qui berce maintenant mon esprit, pouvais-je permettre à cette page de continuer à jeter constamment sa note douloureuse et découragée ?


2 juillet 38.

J’ai retenu cette parole de mon père : Eh ! bien, nous serons un de plus pour pleurer Gabriel.

Et aujourd’hui, Percival m’a accompagnée dans mon pèlerinage annuel à la tombe de ce cher petit frère.

En route, je me suis fait raconter tous les incidents de ce drame affreux qui l’avait si brusquement enlevé à notre affection. C’est avec une émotion encore vibrante qu’il m’en a répété chacun des détails : Ce pauvre Gabriel foudroyé à la première balle ; mon père, affolé de douleur et de colère se précipitant au même moment sur la scène ; l’abbé Michaudin complètement atterré ; Percival lui-même, bien que témoin adverse, empoigné jusqu’aux larmes en face de cet héroïque enfant, tout à l’heure la jeunesse et la vie, déjà cadavre, qui venait avec tant de grandeur d’âme sacrifier les illusions de ses vingt ans à ce qu’ils appellent l’honneur.

L’honneur, mot terrible et sauvage dont on couvre les tragédies semblables, mais qui ne les expliquera jamais à mon cœur de femme.

Percival s’est agenouillé à côté de moi sur le gazon reverdi et j’ai senti alors que nous ne faisions vraiment plus qu’un et que c’était bien son frère qu’il pleurait lui aussi.

Il m’a semblé qu’il me pardonnait, qu’il m’approuvait maintenant mon pauvre Gabriel, et qu’il se réjouissait en lui-même dans son ciel de ce que l’exemple de sa mort, de son dévouement et de son courage avait pu arracher des larmes d’admiration et de regret même à ses adversaires.

Puis, Percival s’est levé et il m’a dit :

— J’ai une autre tombe à visiter. Elle recouvre quelqu’un qui s’y est volontairement couché à ma place et qui a ainsi payé de sa vie, tout, tout mon bonheur… Comprends-tu Madeleine ?…

Alors, sans répondre, j’ai détaché une fleur de celles de Gabriel et j’ai suivi Percival à la tombe de Archie Lovell……

 
Fin.