Les Riches depuis sept cent ans/06

La bibliothèque libre.
Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 577-603).
LES
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

HONORAIRES DES ARTISTES
PEINTRES ET SCULPTEURS

L’Argent est maître chez lui. L’indépendance historique des Prix, qui ne souffrent aucun joug et bravent toute autorité, est l’un des faits principaux que ces études ont pour objet d’exposer avec preuves à l’appui. Cette indépendance des « prix, » dans l’acception la plus vaste du mot, est universelle et absolue : elle s’étend au prix des hommes, comme au prix des choses, et au prix de tous les genres d’hommes, salaires ou appointemens, bénéfices ou honoraires.

L’Argent et ses créatures, l’Aisance et la Richesse, évoluent parmi nous à la manière des forces de la nature, brutales et aveugles. Le penseur constate ces fluctuations et les explique ; le naïf seul prétend les maîtriser, sous prétexte qu’elles ne sont pas « justes » toujours, ni « raisonnables. » Et en effet elles ne le sont ni plus ni moins que les réactions chimiques ou les phénomènes géologiques. Cependant, personne n’accuse d’immoralité la géologie ou la chimie.

Il est donc tout à fait oiseux de rechercher si les grandes fortunes sont nuisibles ou utiles dans un État, si les gros lots d’argent sont l’apanage des branches d’activité les plus utiles à la nation et, dans chaque branche d’activité, la récompense des plus méritans. En effet, nous voyons tous que, dans cette distribution des biens par la loi économique, les mérites les plus hauts ne sont pas les plus profitables, que les mieux payés ne sont pas toujours les plus estimés, que des intelligences, également doublées de travail et de volonté, sont rétribuées très diversement suivant les besognes auxquelles elles s’appliquent et qu’un notaire par exemple gagne plus qu’un explorateur, un poète ou un astronome. Dans le milieu d’où sortent les plus notables opulences, dans le monde financier, industriel et commercial, ce ne sont pas les sortes de commerce ou d’industrie les plus indispensables à la nation, les plus géniales ou les plus hasardeuses, qui ont procuré de nos jours les plus gros bénéfices ; soit parce que la marge des gains s’y trouvait réduite par la concurrence, soit parce qu’ils se prêtaient moins que d’autres à la concentration en peu de mains. Et parmi les élus des grands et extraordinaires succès d’argent, il s’est trouvé des simples ou des pirates que le hasard s’est plu à visiter ou à seconder. Tout cela, semble-t-il, est connu, mais il est bon de le redire.

Au reste, si les millions se décernaient par autorité ministérielle comme les palmes académiques, au lieu de se conquérir en des batailles où la chance a grande part, il n’est pas certain qu’ils seraient partagés avec plus d’équité. Pour exciter la haine des bras contre les têtes, on dit aux premiers : c’est vous seuls qui avez tout créé ; vous êtes les artisans de toutes ces richesses que possèdent quelques-uns ; donc, ceux-ci vous les ont volées. Pourtant, cette masse de travailleurs n’a rien créé du tout, c’est un outil, une force inerte. Le seul « auteur » est celui qui conçoit l’idée, qui dresse le plan, qui dirige les forces ; sans lui, la foule ouvrière ne ferait, ne pourrait et ne serait rien, rien que ce qu’était l’homme primitif, l’homme des cavernes, qui chassait et péchait pour ne pas mourir.

Le « créateur » qui serait fondé à se plaindre, à protester contre le spéculateur ou le patron enrichi, ce n’est pas le manœuvre exécutant, l’homme de peine, qui profite de la confection de ces richesses nouvelles dans son bien-être et ses salaires accrus, c’est l’homme de science, invisible générateur de cette vie progressive, père des machines, des substances et des inventions, dont l’application pratique profite le plus souvent à autrui. Celui-là pourtant ne se plaint pas.


I

Mais, si l’Argent est maître chez lui, il n’est maître que chez lui. Si l’Argent n’a pas plus souci de la « raison » dans le choix de ses favoris, que les prix n’ont souci de la « justice » dans leurs rapports vis-à-vis les uns des autres, — et que peuvent la raison ou la justice contre l’offre et la demande, contre l’abondance ou la rareté ? — si la richesse se forme donc, se dissipe ou s’accroît à sa guise, suivant ses lois propres qui n’ont rien à démêler avec les lois politiques ou morales, son domaine, son rôle, peuvent être bornés plus ou moins par la législation et par les mœurs.

L’Argent peut être plus ou moins confiné chez lui : par la Constitution, suivant que certaines charges ou dignités s’achètent ou ne s’achètent pas ; par l’Opinion, suivant le rang assigné par elle aux biens de la fortune, parmi les autres biens, les autres forces, les autres prestiges de la terre. Il n’est pas rare d’entendre dire que le rôle de l’argent s’est accru de nos jours et que nous sommes menacés de ploutocratie. J’aurai donc l’air d’énoncer un paradoxe en affirmant que c’est plutôt le contraire qui est arrivé : la ploutocratie ne semble point à craindre ; nous serions plutôt enclins à la « ploutophobie. »

C’est dans le passé, sous l’ancien régime, depuis la fin du moyen âge jusqu’à la Révolution, lorsqu’il ne se faisait plus grand’chose par la Force et qu’il ne s’en faisait guère par l’Opinion, que l’Argent a régné en France. Presque tout se vendait, puissance et honneurs, emplois civils et militaires, et la noblesse elle-même dont les titres étaient inséparables des terres sur lesquelles ils reposaient. Il fallait être riche pour devenir quelque chose et, si la faveur du prince distinguait parfois un homme pauvre, elle en faisait du même coup un grand et un riche, parce que la richesse était la conséquence ordinaire du pouvoir.

Pour l’opinion publique de jadis, cette richesse, voyante et fastueuse, attirait par elle-même le respect, et le légitimait d’ailleurs par la noblesse et les dignités qui s’y annexaient. Elle unissait ainsi l’ensemble de ces « grandeurs d’établissement, » suivant le mot de Pascal, en face desquelles les « grandeurs naturelles, » le talent et la science, demeuraient bien peu de chose. Les individus adonnés aux professions libérales, dont nous allons pénétrer ici le budget, dépendaient étroitement par leur bourse de cette élite pécuniaire. Ils ne souffraient point de lui être domestiqués dans leurs intérêts, sinon dans leurs personnes, et le commun peuple leur donnait dans son esprit une place conforme à celle qu’ils occupaient dans la hiérarchie sociale.

Il s’est opéré de nos jours une disjonction absolue de ces biens et de ces forces autrefois associées : richesse, puissance et honneurs. Notre époque, où il y a plus d’argent aggloméré chez quelques-uns, est aussi celle où l’argent donne, à ceux qui le possèdent, le moins de pouvoir. Au cours du XIXe siècle, il n’y a pas eu de grands hommes d’Etat enrichis par la politique ; il n’y a pas eu de gros millionnaires portés au gouvernement par l’argent. Tel député peut vendre son vote, tel ministre jouer sur des nouvelles et tel président de la République mettre de côté pour sa famille ses frais de représentation ; ce sont là des grivèleries sordides, elles rapportent peu, elles déconsidèrent beaucoup. L’opinion les réprouve aujourd’hui, tandis qu’elle ne s’en choquait pas naguère.

Si le pouvoir ne donne plus l’argent, l’argent ne donne pas davantage le pouvoir. De richissimes entrés, grâce à leur fortune, dans les assemblées électives, il ne s’en voit, à droite ou à gauche, qu’un fort petit groupe ; beaucoup moins que de gens besogneux. Par contre, nombre de candidats millionnaires, aussi bien de gauche que de droite, échouent et, d’une manière générale, les postes officiels, grands ou petits, sont occupés par des gens médiocrement aisés.

Bien qu’il n’y ait plus en cette démocratie de privilèges de naissance, il subsiste encore des descendans de ces privilégiés. Or la Richesse a plus perdu à l’abolition de la Noblesse, que l’aristocratie elle-même. Turcaret ne peut plus acquérir à beaux deniers comptans un marquisat authentique, comme sous Louis XV ; tandis que le propriétaire d’un nom historique continue d’acquérir par contrat de mariage, comme sous Louis XV, les capitaux de Turcaret. Ici, les lois ont enlevé à l’or une capacité d’achat ; les mœurs ont conservé à la race une capacité d’échange.

L’Argent n’a même pas le privilège de se multiplier lui-même, je veux dire de créer la richesse. Il ne joue qu’un petit rôle dans sa formation ; témoin le succès de la plupart des grandes entreprises industrielles et commerciales, de celles qui sont aujourd’hui les plus florissantes, les plus lucratives, et qui ont débuté presque toutes avec d’infimes capitaux.

Un autre avantage enfin, une autre supériorité, a échappé à la Richesse : le respect, la considération des hommes, -est allé à ces « professions libérales, » faites de « grandeur naturelle, » qui, plus que toutes, donnent maintenant l’ « honneur » et où l’argent ne sert à rien pour réussir. Quelques-unes d’ailleurs donnent aussi l’argent : non seulement un grand riche, qui n’est que riche, a moins de prestige aujourd’hui, sauf peut-être pour son portier, qu’un grand peintre ou un grand avocat ; mais ceux-ci mêmes arrivent, par leur parole ou leur pinceau, à compter parmi les citoyens très opulens.

Ce dernier fait ne tient pas au mérite intrinsèque des peintres actuels, — ils ne pensent pas en avoir plus que Titien, Velasquez ou Rembrandt, — pas plus que les hauts honoraires de nos médecins et chirurgiens ne tiennent à la supériorité de leur diagnostic ou de leur bistouri sur ceux de leurs prédécesseurs. Il tient à la multiplication du nombre des riches, riches d’origine multiple, qui se font enchérir grandement les uns aux autres, par leur demande croissante, les œuvres ou les capacités rares. Le chirurgien amateur d’art, auquel une opération rapporte 5 000 et 10 000 francs, n’hésite pas à payer de ce prix un dessin de grand maître, celui par exemple qu’Albert Dürer, en 1521, vendit 24 francs, chiffre égal, ai-je dit déjà, à la valeur d’un clystère destiné à sa femme qui était malade.

Les productions des artistes vivans n’atteignent pas de semblables taux ; mais, suivant qu’ils sont plus ou moins laborieux et qu’ils exploitent leur renommée avec plus ou moins d’exigences ou de scrupules, ceux qui jouissent de la faveur du public réalisent annuellement de 200 000 à 300 000 francs de recettes en France. En Angleterre, ils dépassent 500 000 francs : l’un fait 36 portraits par an à 15 000 francs ; d’autres produisent moins, mais prennent plus cher. Nous avons d’ailleurs, parmi nos concitoyens vivans, des peintres qui ont reçu 50 000 francs et jusqu’à 100 000 francs pour un tableau, et un célèbre portraitiste actuel est communément loué de sa modération parce qu’il ne demande à ses modèles que 30 000 francs pour les reproduire en pied et 20 000 francs jusqu’à mi-corps.

Ces prix, assez rémunérateurs pourtant, ne sont rien auprès de ceux qu’atteignent les toiles et les esquisses des maîtres disparus. Tel d’entre eux n’a pas, en toute sa vie, empoché le chiffre auquel atteint aujourd’hui une seule de ses œuvres en vente publique. C’est là une dépense de riche, présentement étrangère à mon sujet ; je ne m’occupe ici que des recettes réalisées par l’artiste en personne, des sommes que les tableaux d’autrefois ont rapportées à leurs auteurs.


II

Ces auteurs, notables ou obscurs, ou même novices, ne sont plus ce qu’étaient leurs devanciers, — « gueux comme un peintre, » disait un vieil adage, — ils trouveraient étrange qu’on leur proposât de travailler « à la journée, » comme Cimabue et son aide, en 1302, gagés ensemble 23 francs par jour. Vittorio et son fils ne touchaient alors que 9 fr. 50 ; plus tard (1368), Francesco de Vol terre et Nerussio, pour exécuter les fresques du Campo Santo de Pise, recevaient l’un 16 francs, l’autre 10 francs. Ces chiffres[1] représentaient, dans ce que nous pourrions appeler la « série de prix » de l’Europe du moyen âge, le tarif ordinaire de cet « artisan » de première catégorie qu’était le manieur de pinceau. Hugo von der Goes, ou Hugues de Gand, l’auteur d’une Nativité que l’on voit aux Uffizi de Florence, était employé à 22 francs par jour, en 1468, à brosser des décorations pour l’entrée de Charles le Téméraire à Bruges ; à Orvieto, Fra Angelico était appointé au taux presque identique de 576 francs par mois, taux qualifié de « splendide » parce qu’en plus il était nourri.

Nourri, le peintre l’était parfois assez mal ; témoin David Ghirlandajo qui, mécontent de la chère au couvent de Passignano, lança les plats à la tête du frère qui le servait et le blessa grièvement ; ou encore Paolo Uccello qui, fatigué de ne manger que du fromage, prit la fuite et ne revint que sur la promesse d’un menu plus varié et plus copieux. Pour éviter pareils ennuis, le menu des repas était souvent fixé d’avance par-devant notaire : Jean Hosemant, de Tournai, travaillant pour le pape à Avignon (1430), aura droit à 3 mesures de vin, 6 miches de pain, un bon plat de viande, des œufs ou des légumes.

Michel-Ange et Léonard de Vinci furent ainsi payés au mois, 645 francs chacun, — et quand ils manquaient on leur décomptait le temps perdu, — pour peindre les cartons de la bataille d’Anghiari et de la guerre de Pise. Vingt et un francs par jour était aussi ce qu’allouait Antonio Moro à Buecklaer, quand il avait recours à sa collaboration. De moindres artistes, — tel celui qui fit à Venise la mosaïque de la chapelle Chigi à Sainte-Marie-du-Peuple (1520), — se contentaient de 86 francs par mois, avec pain, vin, huile et sel à discrétion, un habit neuf par an et l’œuvre achevée, au bout de quatre ans, une gratification de 8 600 francs. C’est à peu près la journée de 12 francs d’un peintre de tableaux à Dijon, en 1521, et le traitement de 3 100 francs par an du peintre de l’archiduc-roi d’Espagne, à Arras (1501). Plus tard, ce mode de rétribution cessa d’être en usage, sauf pour des travaux collectifs et de métier, comme la restauration des peintures de la grande galerie de Fontainebleau, où les peintres occupés sous J.-B. Vanloo, au temps de Louis XV, touchaient 16 fr. 70 par jour.

Par le prix des journées, rapproché de celui des travaux exécutés, on peut augurer de leur importance, du personnel et du temps qu’ils exigeaient ; en 1296, les peintures murales de son hôtel, à Paris, coûtèrent à la comtesse d’Artois 24 000 francs ; et les sujets chevaleresques, brossés tant à l’huile qu’à la celle au plafond et sur les murs d’une grande salle du château (1307), furent payés par elle 5 860 francs. .La peinture d’un simple tabernacle à Notre-Dame de Boulogne (1329) revint presque aussi cher. Le fait peut tenir à la différence des matières premières, et notamment à l’emploi de l’or et du bleu d’outremer, seules fournitures que le peintre du moyen âge ne prenait pas à sa charge.

Toujours il stipulait, dans les contrats où le prix de son œuvre était fixé d’avance, que ces substances précieuses seraient fournies par qui commandait le tableau. Philippe II, pour une copie de l’Adoration de l’Agneau de van Eyck, qu’il fit faire par Michel Coxie, paya 825 francs le bleu d’outremer que Titien lui avait envoyé d’Italie. Les couleurs ordinaires étaient, à proportion, plus rares et plus chères que de nos jours : on ne s’étonne pas qu’Albert Dürer en possédât une provision qu’il évalue à 3 000 francs (1507), lorsqu’on le voit acheter la « couleur de plomb » sur le pied de 29 francs la livre à Anvers.

Quand les surfaces à couvrir étaient vastes, la besogne était longue et peut-être que les 26 000 francs, promis à Ghirlandajo pour la peinture du chœur de Santa Maria Novella, à Florence, ne le rémunéraient pas plus grassement que les 738 francs payés à Memlirig (1480) pour les quatre volets de retable (de 55 centimètres sur 42) de la guilde de Saint-Jean et Saint-Luc, à Bruges. Memling d’ailleurs était à son aise, propriétaire de plusieurs maisons et l’un des 150 bourgeois les plus imposés de la ville ; tandis que Stephan Lochner, le grand primitif allemand, dont les musées anglais et germaniques se sont disputé les tableaux, mourut à l’hôpital de Cologne. Autrefois comme aujourd’hui des talens égaux eurent d’inégales destinées. Le prix de 18 000 francs, payé à Giotto (1304) par le pape Benoît XI, pour 5 sujets de la vie du Christ et un tableau en détrempe dans la sacristie de Saint-Pierre, à Rome, semble hors de proportion avec les gains modestes de son maître Cimabue. Aux simples particuliers Giotto ne demandait que 90 francs et au maximum 250 francs pour un portrait. Il est vrai qu’il recevait de Florence une pension annuelle de 4 400 francs.

Mais les « pensions » des artistes célèbres, aux diverses époques, ne nous initient que très imparfaitement à leur situation financière, parce que c’étaient tantôt de pures munificences qui ne les astreignaient à rien, comme les 3 000 francs annuels de l’Empereur à Albert Dürer : tantôt au contraire, c’était le paiement anticipé de tout ou partie des œuvres que se réservait un bienfaiteur, non moins avisé que généreux. Telles furent, à Rome, la pension de 26 000 francs servie par Paul III à Michel-Ange ; à Madrid, celle de 7 000 francs promise à Velazquez par Philippe IV. Telles étaient en France les pensions des « peintres du Roi, » qui varièrent de 2 000 francs pour Simon Vouet et de 6 500 francs pour Van der Meulen, à 10 000 et 15000 francs pour Coypel, Poussin et Mignard.

C’est plutôt par le prix qu’ils vendaient leurs toiles que nous pouvons établir le budget des artistes. D’après quelques fortunes exactement connues de maîtres anciens, l’on devine que ce budget fut très variable suivant la richesse du pays où ils vécurent. Raphaël en mourant (1520) laissait près de 700 000 francs, A. Dürer n’en laissait que 164 000 (1528) ; c’est que Rome était plus opulente que Nuremberg et que la clientèle des papes valait mieux que celle des burgraves de Hohenzollern.

Que la médiocrité de vie, de situation et d’âme des primitifs ait été profitable à leur art, duquel rien ne venait les distraire, c’est une opinion soutenue par de bons critiques ; rien n’en démontre historiquement le bien fondé ; et l’on pourrait aussi bien redouter que le manque d’argent et la dépendance qu’il entraîne n’abaissât ou ne dispersât leur pinceau, à la recherche du pain quotidien, en des productions hâtives, si l’on ne savait que le souci de la perfection esthétique est, en vérité, tout à fait indépendant de la question d’argent. Il le fut autrefois comme il l’est de nos jours. C’est une affaire de tempérament individuel.


III

Jusqu’où peut aller le désintéressement de l’artiste, on le conçoit, lorsque la ruine d’un monument antique découvre à nos yeux d’admirables morceaux de sculpture, destinés par leur place même dans l’édifice à ne jamais voir le jour et dont, seule, une catastrophe pouvait nous révéler la beauté. Une telle abnégation est rare ; il n’est guère d’hommes de génie insensibles à la louange ; il en est un grand nombre que le salaire influence peu et il n’en est pas qui ne l’accueillent avec plaisir. Le plus ou le moins d’aisance de ceux qui furent la gloire de la peinture n’influa pas beaucoup, j’imagine, sur leurs procédés de travail, depuis cinq siècles. Mais il y en eut, en tout temps, de plus ou moins désireux de s’enrichir et surtout de plus ou moins capables d’accroître le produit de leur pinceau, suivant le milieu économique où le hasard les avait placés et suivant leur don d’ exécution plus ou moins rapide.

Dans l’Italie du XVe siècle, les peintres étaient, sous le rap- port pécuniaire, peu supérieurs aux petits marchands. Les dots, dans le monde des artistes, variaient de 5 400 à 10 800 francs. André Mantegna, en 1499, donne à sa fille 13 400 francs. Il n’est guère que le Pérugin qui dépasse ce chiffre : sa femme, Claire Fancelli, lui apporta 18 000 francs. Raphaël et Michel-Ange furent les premiers, et même les seuls au XVIe siècle, avec Titien, qui obtinrent une véritable aisance. Ils savaient défendre leurs intérêts : pour le paiement de la fresque des Sibylles, à Santa Maria della Croce, Raphaël faillit se brouiller avec Chigi qui la lui avait commandée ; l’on s’en remit à l’arbitrage de Michel-Ange : « Cette tête, dit Buonarotti, en montrant du doigt une des Sibylles, vaut à elle seule 100 écus, » — 2 700 francs. — « Et les autres ? reprit le caissier. — Les autres ne valent pas moins, » répondit Michel-Ange. Chigi s’exécuta de bonne grâce et fit compter 2 700 francs par chaque figure, — on sait qu’il y en a quatre, — mais il ajoutait : « Tâchez que Raphaël soit content, car, s’il se fait encore payer la draperie, nous allons être ruinés. »

De pareils Mécènes se rencontraient rarement : Raphaël, en 1516, c’est-à-dire en pleine renommée, demandait 5 000 francs d’un grand tableau, tel que le Couronnement de la Vierge ; et le duc de Ferrare, pour l’esquisse de son Saint Michel, lui envoyait, en 1518, 675 francs. Pour les tapisseries des Actes des apôtres, chaque carton lui fut payé 4 300 francs par Léon X ; l’ « entreprise » de la décoration du Vatican fut d’ailleurs le plus beau de ses profits. C’était un atelier organisé, où Jules Romain et Pellegrino de Modène faisaient les grands sujets, Jean d’Udine les stucs et grotesques, etc. ; jamais une vie d’homme, longue ou courte, n’eût suffi à couvrir de pareilles surfaces.

Michel-Ange aussi avait cinq aides à la Chapelle Sixtine ; il mit quatre ans à en peindre la voûte, qui lui fut payée 280 000 francs. Quant au Jugement dernier, il l’exécuta en cinq ans (mai 1536 à novembre 1541) et ne reçut d’autre allocation pour cette œuvre que son traitement ordinaire d’ « architecte en chef, sculpteur et peintre des palais apostoliques. » Bien que Michel-Ange ait souvent crié misère, on trouva chez lui à sa mort de 180 000 à 200 000 francs d’espèces ou de valeurs. Il possédait en outre des immeubles, énumérés dans une « Denunzia de boni, » sans parler de donations faites à son neveu Léonardo

Raphaël dut gagner davantage, si l’on en juge par le chiffre de sa succession ; mais ses biens fonciers se réduisaient à peu de chose : une vigne de 13 000 francs, un terrain dans la via Giulia, acheté à charge de bâtir moyennant une rente de 3 400 francs, et sa maison au Borgo Nuovo que Bramante lui avait construite et dans laquelle il mourut. La politesse romaine pouvait seule appeler « palais » cet édifice modeste en briques et mortier coulé, où le grand artiste avait entassé des tapisseries et des antiques qu’il n’eut jamais le temps de ranger. Il l’avait payé 4 29 000 francs ; au XVIIe siècle, Alexandre VII l’acheta 77 000 francs seulement et le démolit pour agrandir la place Saint-Pierre.

Sauf ces deux illustres exemples, l’Italie de la Renaissance lésinait avec les peintres et les sculpteurs. Ceux-ci s’épuisaient en sollicitations pour obtenir un acompte sur leurs tableaux et leurs statues, tandis que les largesses pleuvaient sur les poètes, les philologues, les humanistes. C’est le contraire dans notre société moderne. Le Corrège céda son Christ au jardin des Oliviers en paiement d’une dette de 110 francs et sa coupole de Parme ne lui rapporta pas plus, dit-on, que l’on ne donnait à Raphaël pour une seule figure de ses Stances. Annibal Carrache, pour une soma de grain et une de vin, c’est-à-dire pour une centaine de francs, vendit à de riches marchands, les Lachini, sa Résurrection de Jésus-Christ, maintenant au Louvre.

A défaut d’argent, le peintre du XVIe siècle acquit un rang social. Après que Maître Raphaël d’Urbin fut mort camérier pontifical et chevalier de l’Eperon d’Or, ses successeurs, au temps de Messire Georges Vasari, se purent qualifier « professeurs, » « chevaliers » ou « académiciens. » En Italie, du moins, car en France et en Espagne, jusqu’au premier tiers du XVIIe siècle, un roi ne pouvait mieux honorer son peintre ordinaire qu’en lui conférant titre de son « valet de chambre. » Quant aux simples « compagnons-peintres » qui travaillaient au Luxembourg en 1620, et parmi lesquels étaient Philippe de Champagne et Poussin, jeunes encore et inconnus, la reine Marie de Médicis se montrait généreuse à leur égard en leur allouant une gratification de 250 francs.

Cent ans avant, Albert Dürer faisait des portraits à la plume ou au fusain pour un cent d’huîtres, un chapelet de cèdre ou une branche de corail. Le tableau qui semble lui avoir rapporté le plus fut un Martyre de saint Bartholomé, commandé à Venise (1506) par des Allemands qui le payèrent 3 650 francs. Ce fut à son avis une mauvaise affaire ; il y employa plusieurs mois et « pendant le temps que j’ai mis à le peindre, j’aurais bien pu gagner 200 ducats, — 8 600 francs ; — car j’ai refusé beaucoup de commandes pour pouvoir m’en occuper exclusivement... Seulement j’ai fermé la bouche aux peintres qui disaient : C’est un habile graveur, mais il n’entend rien au maniement des couleurs. »

Hormis ce tableau et le portrait du roi Sigismond de Pologne, représenté en compagnie de Charlemagne (1512), pour lequel il reçut 2 123 francs, Albert Dürer, avec son pinceau ou son crayon, ne gagna que des sommes très minimes. Il nous donne le détail de ses recettes dans le journal de son voyage aux Pays-Bas, effectué, non pas au temps de sa jeunesse lorsqu’il regardait encore, ainsi que les autres « maîtres, » son art comme un métier, mais lorsqu’il était, sept ans avant sa mort (1521), en pleine possession de la renommée.

Ses travaux les plus lucratifs furent alors un portrait à l’huile du roi de Danemark, exécuté à Bruxelles pour 750 francs, celui du receveur Sterk, « très bien soigné et d’une valeur de [625 francs], dit A. Dürer. Il me donne [500 francs], « preuve que souvent il n’y avait pas de prix fait d’avance. « Je fais le portrait à l’huile de Bernard de Reszew, il me le paye [200 francs] et donne de plus [35 francs] à ma femme et [23 francs] à Suzanne, ma servante. » Il échange parfois ses œuvres contre diverses marchandises : « J’ai peint à l’huile une bonne figure de Véronique, nous dit-il ; ce tableau vaut [300 francs]. » Un peu plus tard, il nous dit avoir fait présent de sa Véronique et d’un Adam et Eve peint par Franz, pour deux pierres précieuses valant ensemble 350 francs. Ce furent là ses meilleures affaires.

Ses autres productions ne dépassent pas 50 ou 60 francs, — telle une Vierge peinte sur toile, ou les portraits du grand Antoine Haulnott et de Maître A. Brann avec sa femme. Le prix presque uniforme de ses dessins, de ses portraits au charbon, est de 25 francs. lia pour cliens des gens de toute condition et de toute nation ; aux nonnes de Cologne il fait des concessions et exécute des portraits pour 7 francs. « Je fais çà et là, consigne-t-il dans son journal, beaucoup de dessins et d’autres choses à la convenance des personnes que je vois. Mais la plupart du temps, mon travail ne m’est pas payé... En Flandres, dans toutes mes transactions, dans toutes mes ventes, j’ai été lésé ; spécialement par Madame Marguerite, sœur du roi Charles (Charles-Quint), qui ne m’a rien donné pour les présens que je lui ai faits. » Le principal de ces présens consistait en deux dessins sur parchemin, que Dürer évaluait 750 francs ; et les chiffres auxquels Dürer apprécie ses œuvres ne sont généralement pas au-dessous de ce qu’il les vend.

Ce que recherchait le public de ce temps, ce qu’il achetait, n’était pas le talent de l’artiste, c’était l’« image. » Aussi paie-t-il les gravures plus cher, proportionnellement, que les dessins originaux. A. Dürer vendait de 175 à 250 francs la collection de ses estampes sur cuivre et 25 francs chacune certaines feuilles de la Passion. L’œuvre entier du célèbre graveur Lucas de Leyde, son contemporain, valait aussi 200 francs. Albert Dürer lui-même paie 25 francs une gravure du Sauveur, coloriée par une enfant de huit ans, « la fille de Maître Gerhard l’enlumineur, » ainsi qu’il appelle Gérard Hurembour, peintre d’Henri VIII, dont la fille Suzanne porta plus tard à son apogée l’art de l’enluminure.

Par ses gravures, A. Dürer pouvait vivre dans l’aisance ; il n’était pas obligé d’exercer une profession annexe comme Henri à la Houppe, dit le Maître au Hibou, qui tenait auberge à Malines à l’enseigne de la Tête-d’Or. Dürer possédait à Nuremberg une maison du prix de 15 000 francs ; il était « membre du grand Conseil » de cette ville et ses économies devaient lui procurer un revenu de quelque 7 000 francs par an, si elles étaient placées au même taux que les 25 000 francs prêtés par lui à la municipalité. Sans doute il eût gagné davantage ailleurs. « Depuis trente ans, dit-il, les travaux dont j’ai été chargé par la ville ne se sont pas élevés à 20 000 francs, somme sur laquelle je n’ai pas eu un cinquième de bénéfice. J’ai gagné ma fortune, je veux dire ma pauvreté, avec les princes, les seigneurs et autres personnes du dehors. Je suis le seul ici qui vive de l’étranger. Il y a dix-neuf ans, le doge de Venise m’offrit (8 600 francs] par an pour me fixer dans cette ville. Anvers m’a offert aussi (7 500 francs] par an, en y ajoutant le don d’une belle maison. Dans l’une comme dans l’autre cité tous mes travaux m’eussent été payés à part. »

Mais nulle part il ne fût parvenu à la fortune, si l’on en juge par les prix de la même époque payés par les plus riches princes ou reçus par les plus grands artistes. Pour représenter Charles-Quint et les membres de sa famille, Bernard van Orley, — dit Bernard de Bruxelles, — touche 130 francs par chaque toile de 66 centimètres de côté. Pour un portrait en pied du roi de Hongrie, le même peintre reçoit 272 francs, et pour celui de la duchesse de Milan, 294 francs (1535). Trois portraits du roi de Castille, de la Reine et de l’archiduchesse d’Autriche sont payés chacun 445 francs (1508), mais d’autres portraits de princes et de roi ne montent qu’à 100 francs.

Antonio Moro recevait en Espagne de Philippe II 825 francs pour chacune de ses œuvres. Une fois seulement, au temps de sa faveur, ses portraits du prince de Portugal lui furent payés le double. Van Coxcie touchait en Angleterre 567 francs pour un portrait de la reine Elisabeth et 390 francs en Flandres pour celui de Philippe II. Quant aux tableaux de genre ou d’histoire, ils atteignaient rarement le prix des portraits : Breughel le Vieux (1520-1569) n’obtint pas pour ses toiles plus de 162 francs, et le premier des Porbus reçut 260 francs pour la peinture et dorure des portes du grand-autel de Bruges, de 1m, 60 de hauteur, représentant l’Annonciation et la Naissance du Christ.

Si les maîtres illustres de l’Italie, de la Flandre ou de l’Allemagne, dont les noms ont traversé les siècles, gagnaient aussi peu au regard de nos peintres contemporains, le salaire des Français inconnus qui, du moyen âge à la Renaissance, manièrent le pinceau doit être fort modique. La peinture d’une litière fut cependant payée 3 100 francs en 1372, au poids de l’or sans doute, de l’or fin qui entrait dans sa décoration. Une toile, donnée à la cathédrale de Chartres par le sire de la Trémoïlle (1396) lui coûta 964 francs ; mais dans cette même ville, à la même époque (1405), un « grand tableau où il y a un crucifix » n’est payé par l’hospice que 42 francs, et plus tard, à Chartres toujours (1467), « pour avoir peint Saint Jacques, Saint Denis, Saint Liénard, Saint Lubin et une petite Notre-Dame, » on donne à l’artiste 60 francs.

L’image seule de Saint Jacques, sur toile, coûtait à Paris 235 francs dans l’hôpital placé sous son invocation (1319) ; elle fut remplacée, pour cause de vétusté peut-être, au bout de 250 ans (1572), par une autre peinture de ce saint qui ne coûta que 130 francs. L’hospice de Soissons fait marché, en 1471, avec un maître local qui se charge de « reblandir » le plafond et les murs du réfectoire et d’y peindre la Cène, le Crucifiement et plusieurs saints, le tout pour 114 francs. La municipalité de Grenoble fait peindre un Crucifix (1520) dans la Chambre de ses délibérations pour 117 francs. C’était un bon prix : un tableau d’autel, pour l’église de Mézières, vaut 84 francs ; une Notre-Dame de la Pitié, à Paris, vaut 60 francs (1553), un peu plus qu’une enseigne d’hôtellerie à Nîmes qui se paie 39 francs (1592). A vrai dire, on ne sait si ces toiles, quel qu’en fût le sujet, n’étaient que de la « peinture d’enseignes, » ou si les enseignes d’alors rivalisaient avec la grande peinture.

A vieillir en tout cas, ces tableaux perdaient beaucoup ; i on en voit vendre d’occasion, aux XVe et XVIe siècles, dont l’un représente : « Un homme et une femme sauvage avec plusieurs enfans nus et de la verdure, » l’autre « Loth et ses deux filles, » ou encore un lansquenet, un Saint Hubert, une « femme nue tenant une tête de mort, » etc. Tout cela se négocie pour 3, 5 et 7 francs. Les vitraux étaient plus chers que la peinture ; ce qui s’explique par le prix de la matière et par le sertissage compliqué de cette mosaïque de verres colorés en pâte ou émaillés au feu : une verrière de la cathédrale de Troyes, représentant la Résurrection, se paie 462 francs (1379) ; une autre en Bretagne, à Fougères (1416), ne coûte que 116 francs.

Outre les tableaux de sainteté sur bois ou sur toile, les fresques murales des châteaux et des églises, il était une sorte de peinture dont le moyen âge fit une consommation prodigieuse : celle des armoiries sur panonceaux, écussons, cottes d’armes, bannières, guidons, étendards, couvertures même et housses de cheval. Il en fallait pour les cérémonies de paix et de guerre, pour les costumes et pour les monumens. Les villes, les seigneurs en commandaient par douzaines et, comme leur prix variait de un à dix francs suivant la dimension et le fini du travail, il devait être plus lucratif pour les maîtres d’alors de peindre ces attributs que des figures.


IV

De sorte que l’artiste de talent moyen était pécuniairement plus près de l’artisan qu’il ne l’est de nos jours. Et non seulement entre l’artisan et l’artiste médiocre, mais aussi entre ce dernier et le maître le plus illustre, il y avait moins de distance jadis qu’il n’y en a maintenant. Je n’ai pas la prétention de le démontrer par une statistique. Rien ne se prête moins à la statistique que des œuvres, dont la valeur changeante dépend exclusivement du goût et de la mode, aussi bien du vivant de l’artiste qu’après sa mort ; puisque les tableaux de Raphaël lui rapportèrent, avons-nous dit, de 600 à 6 000 francs chacun, tandis que ceux d’Albert Dürer, à l’exception d’un ou deux, lui furent payés de 70 à 700 francs.

Ces derniers renchérirent assez vite d’ailleurs, après la mort de leurs auteurs, pour qu’il s’établît, dès le XVIe siècle, une fabrique de faux Albert Dürer. On antidatait même les copies d’une année pour leur donner le pas sur les originaux. Le marchand Hans Hieronymus Imhoff, dont la bibliothèque publique de Nuremberg possède le « Petit livre secret, » y consignait pour mémoire ses ingénieuses supercheries : « Une Vierge peinte à l’huile sur un panneau de bois,.. ; mon père, d’heureuse mémoire, a fait peindre au bas le monogramme d’Albert Dürer, mais on ne saurait soutenir positivement qu’A. Dürer soit l’auteur de ce tableau. » Imhoff en usait de même pour d’autres peintres : « Une Vierge..., mon ancêtre, d’heureuse mémoire, l’a fait peindre à Anvers ; je l’ai cédée à Overbeck comme un Lucas de Leyde. »

Quoique les toiles des maîtres d’autrefois, authentiques ou apocryphes, — il en est beaucoup de telles, même dans les meilleurs musées, — aient, semble-t-il, toutes augmenté de valeur aux temps modernes, cette hausse a été très diverse et intermittente. Par exemple, les productions de l’école française du XVIIIe siècle, les Boucher, les Fragonard, qui aujourd’hui atteignent des chiffres inouïs, étaient tombées, il y a soixante ans, dans un tel discrédit qu’elles ne trouvaient guère d’acheteurs ; les premières éditions du Dictionnaire historique de Bouilhet (1845) et le Dictionnaire de la Conversation (1857) ne contiennent même pas le nom de Nattier.

Il serait donc téméraire de s’efforcer d’établir une moyenne du prix des tableaux, à chaque époque, pour comparer le salaire des grands peintres défunts avec celui de nos contemporains. A travers la disparité des chiffres, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le lecteur peut néanmoins constater ce double fait : la rétribution du labeur artistique, pour inconnu soit-il et ordinaire, a augmenté deux ou trois fois plus que celle des autres labeurs ; le gain des artistes renommés s’est accru dans une proportion huit ou dix fois plus forte. De sorte que l’écart s’est tendu entre l’élite et la masse beaucoup plus qu’autrefois.

Il en coûtait 27 francs en 1640 pour les peintures d’une enseigne de marchand, et 28 fr. 50 en 1737 pour la représentation sur toile de « deux messieurs du régiment de Périgord, destinés à être exécutés en effigie. » Voilà sans doute l’art forain, le plus bas degré de l’échelle. Pourtant il se voyait déjà des tableaux à des prix peu supérieurs. Je ne dis pas de vieilles toiles, comme on en trouve dans les inventaires de châteaux seigneuriaux, mi-abandonnées et rongées d’humidité : telles à La Rochefoucauld, en Saintonge (1728), des douzaines de « dames de la Cour dans leurs cadres dorés et ovales, » estimées 16 francs, 8 francs la pièce et au-dessous ; à côté de « Paysages de Flandres » ou d’ « Ecce Homo, » de « Samaritaines » et de « Louis XIV, » de « Marines » et de « Pucelles d’Orléans » à 9 francs, à 7 fr. 50.

Mais de vrais tableaux sont commandés par des villes ou des églises, des « Madeleines » ou des « portraits du Roi, » qui ne coûtent pas plus de 40 et 50 francs. Ceux-là d’ailleurs sont l’exception. C’est entre 100 et 200 francs que se paient au XVIIIe siècle, les toiles destinées à figurer derrière le maître-autel, les Christ pour l’Hôtel de Ville. Nîmes commande à un « peintre de Paris » (1744) une Sainte Marguerite pour 171 francs ; Orléans fait faire pour son musée une Jeanne d’Arc à cheval (1697) pour 140 francs. Peu dépassent ce chiffre ; au-dessus de 200 francs, c’est le luxe ; au-dessus de 300 francs, commencent les tableaux de maître.

Jusqu’où vont-ils ? Le prix le plus haut que j’aie noté sous Henri IV et Louis XIII est de 14 000 francs. Il a été payé à Rubens pour son Actéon par Philippe IV d’Espagne vers 1622. Chiffre unique dans la carrière de Rubens, comme la situation elle-même de Rubens fut unique dans l’opinion de son temps. Nul autre n’eut comme lui la clientèle internationale, une vogue aussi européenne unie à un rang égal. Si pourtant il laissa la plus belle fortune de peintre qui ait été faite naguère, — sa collection fut vendue à sa mort 680 000 francs, — Rubens n’en fut pas redevable au prix, mais bien au nombre, de ses tableaux : la Descente de Croix, que l’on admire à Anvers, lui avait été payée à 34 ans (1611) 4 320 francs ; la Communion de saint François, 1 350 francs ; Céphale et Procris coûta 390 francs, et nombre de petits portraits, faits pour le compte de Ralthazar Moretus, rapportèrent au peintre 40 francs l’un dans l’autre.

Rubens fit donc de la peinture à tous prix et ses toiles les plus importantes ne valaient pas plus de 4 000 à 4500 francs ; chiffre auquel lui-même estimait son Ulysse reconnu parmi les filles de Lycomède, œuvre de 3 mètres de haut sur 3m, 30 de large, qu’il fit avec l’aide de van Dyck (1618) et qui, présentement au musée de Madrid, ne fut vendue en 1795 que 6 400 francs. Le renchérissement des tableaux, ne l’oublions pas, est tout moderne. Du même Rubens, les Amours des Centaures, entrée dans la collection Roseberry en 1882 pour 52 500 francs, n’était encore vendue en 1802 que 6 800 francs.

Nos Rubens du Louvre, les 21 tableaux exécutés de 1622 à 1625 pour Marie de Médicis, ressortirent à 5 800 francs chacun. Le roi d’Espagne traita à meilleur marché, — 3 200 francs, — pour chacun des 19 tableaux destinés par lui à l’un de ses châteaux. Mais Rubens avait une facilité de production extraordinaire : lorsqu’il vint à Madrid (1628), au faîte des grandeurs, chargé d’une mission diplomatique relative à la conclusion de la paix entre l’Angleterre et l’Espagne, il fit en neuf mois de séjour, sous les yeux de Velazquez émerveillé, cinq portraits du Roi, dont un équestre, ceux de la Reine et de plusieurs infans et infantes, cinq ou six portraits de particuliers, copia dix tableaux de Titien et exécuta une Conception de 2 mètres et un Saint Jean, grandeur nature, tout en négociant le traité... qui d’ailleurs n’aboutit pas. On sait que beaucoup de « Rubens » ne sont que des travaux d’élèves, retouchés par le maître, que d’autres sont des esquisses légèrement faites. C’est ce qui rend intelligible le total de 1 500 œuvres laissées par lui.

Van Dyck n’était pas moins fécond. Le nombre de ses portraits est infini ; il lui arriva, dit-on, d’en faire plusieurs dans une journée. Mais son pinceau était moins prisé que celui de Rubens : le portrait de Charles Ier, que nous possédons au Louvre, lui fut payé 2 500 francs ; le Golgotha, au musée de Gand, 1 440 fr., Jésus sur la Croix, à la cathédrale de Malines, 1 080 francs. Rembrandt, qui mourut pauvre bien qu’il eût beaucoup gagné pendant une partie de sa vie, vendait 2 250 francs ses portraits de dimensions moyennes, et son tableau le plus lucratif, la fameuse Ronde de nuit, fut vendu 7 200 francs.

Velazquez, dont l’œuvre fut numériquement beaucoup moindre, — un peu plus de cent tableaux authentiques, il en est beaucoup de faux dans les galeries publiques et privées, — n’ayant guère travaillé que pour l’Espagne et son souverain, dut, faute de concurrence des amateurs, se contenter d’honoraires très inférieurs. La somme de 700 francs touchée par lui (1629) pour les Buveurs, primitivement appelés le Bacchus, est le prix normal de ses meilleures compositions. Il vécut de ses places à la Cour, d’abord huissier de la Chambre à 200 francs par mois, logé, vêtu en partie par la distribution des « habits de merci. » Il recevait sa part de costumes ainsi que les barbiers et les bouffons, dont il était l’égal aux loges du 4e étage de la Plaza de Toros. Plus tard officier de garde-robe, surintendant des travaux de l’Alcazar à 7 000 francs de gages annuels, enfin grand maréchal du palais et chevalier de Saint-Jacques un peu avant sa mort. Mais les appointemens, les pensions et les peintures étaient irrégulièrement payées, à la Cour d’Espagne comme à la Cour de France, et Velazquez réclamait sans cesse ses années en retard. Il passa sa vie dans la gêne et ne laissa presque rien.

En France, les « maîtres en peinture » et autres « fameux artisans, » que l’on faisait venir de l’étranger, étaient mieux rétribués : à François Porbus, pour ses portraits des membres de la famille royale, au Guide pour ses Madones, on allouait 1 700 à 1 800 francs. Les pensions du « premier peintre du Roi, » qui n’étaient que de 2 000 francs du temps de Simon Vouet, montèrent à 15 000 du temps de Le Brun et de Coypel.

La fondation de l’Académie des Beaux-Arts avait relevé la dignité du peintre. Mignard obtint d’une Madeleine 6500 francs, et Poussin qui, dans sa jeunesse, à Rome, cédait ses Batailles pour 100 francs, les vendit par la suite 600 francs. Il reçut même pour la Peste, l’un de ses chefs-d’œuvre, une somme de 9 700 francs du duc de Richelieu ; mais c’était une aubaine très rare.

Le grand artiste, l’artiste « arrivé » et classé, tirait en général de ses œuvres des sommes qu’un de nos prix de Rome, médaillé d’hier au Salon, trouverait dérisoires. Snyders vendait ses Chasses 325 francs ; Téniers ses scènes d’intérieur, et Van Goyen ses paysages 90 à 450 francs.


V

Nulle carrière, mieux que celle d’Hyacinthe Rigaud, ne nous offre le prototype du peintre célèbre sous Louis XIV et sous Louis XV (1659-1743). Il vécut quatre-vingt-quatre ans, agrafa la vogue de bonne heure et la conserva jusqu’à sa mort. Il peignit et fit peindre sous lui durant soixante-cinq ans environ. Il peignit deux rois et deux règnes. Toutes ou presque toutes les perruques illustres, depuis les blondes in-folio du XVIIe siècle jusqu’aux cadenettes poudrées du XVIIIe, posèrent devant lui. Jamais aucun pinceau ne fixa sur la toile tant de boucles postiches, ni d’ailleurs plus de grands personnages des deux sexes, de toutes les conditions et de tous les pays. De plus, tout en aimant la gloire en véritable artiste qu’il était, — témoin le Bossuet du Louvre, — il savait la gérer en bon administrateur ; portraitiste très laborieux et abondant, remâchant ses productions originales en de nombreuses copies, qu’il faisait tirer à bas prix par des subalternes et revendait au meilleur bénéfice possible, après les avoir enrichies et authentiquées de sa signature.

Enfin, — et c’est à ce dernier titre qu’il nous est particulièrement précieux, — ce maître si renommé, si actif et si soigneux de ses intérêts, tenait ses comptes à merveille. Les carnets de Rigaud, que possède la bibliothèque de l’Institut, nous font connaître pour chaque année, en regard de la liste de ses modèles, les honoraires qu’il a reçus de chacun d’eux, aussi bien que les sommes payées par lui aux copistes à ses gages.

Au début (1681) le peintre a vingt-deux ans ; récemment arrivé à Paris, inconnu, il ne peignait guère que de petites gens, et combien bon marché, — 38 francs chacun. — Cependant le grand prix de l’Académie qu’il remporte cette année-là le met en évidence, et le président Mole lui commande son portrait, — 152 francs, — puis, satisfait sans doute, celui de la présidente qu’on lui paye immédiatement le double. Il fait en tout cette année-là 32 portraits pour 2 200 francs, ce qui les met en moyenne à 69 francs. Quatre ans après (1685), les chiffres ont monté et varient de 230 francs à 1 140 francs. En 1690 il est lancé ; il vend ses toiles 400 francs au duc de Richelieu, au comte d’Estrées, à la comtesse de Fürstenberg, et obtient 2 400 francs du duc de Bourbon.

Le bilan de 1696 est de 30 portraits pour 20 500 francs, — 680 francs en moyenne, — et de 9 copies à 310 francs, soit un total de 23 300 francs ; plus que doublé l’année suivante, — 52 769 francs, — avec 34 portraits et 18 copies. Ce chiffre fructueux tenait à des commandes exceptionnelles : le Dauphin et le prince de Conti, chacun 6 900 francs ; « le milord Portland et son fils, » 3 000 francs et l’ « illustre abbé de la Trappe, de Rancé, » 3 100 francs[2]. Les taux ordinaires payés par le prince de Guéménée, par le cardinal de Nouilles, sont de 500 à 600 francs. Un premier portrait en buste, de « M. l’évêque de Meaux, » que fit Rigaud en 1698, lui fut payé 480 francs, somme identique à celles que versent résèque de Soissons et le maréchal de Duras. Cette année-là le peintre exécuta, ou du moins vendit, 54 portraits à 580 francs en moyenne et 60 copies.

Ces copies, dont une lui fut payée 1 725 francs par un riche étranger, n’étaient pas en général tarifées à plus de 250 francs ; il en fournit cinq de l’évêque de Meaux pour 210 francs chacune et, tous les ans, il en cédait pour moins que cela et jusqu’à 165 francs. De 1705, c’est-à-dire un an après la mort de Bossuet, date le portrait en pied du grand orateur de la chaire qui, par une acquisition de Louis XVIII, en 1816, est entré au musée du Louvre[3].

Rigaud reçut pour cette toile 6 660 francs, à peu près le maximum de ce qu’il avait jusqu’alors demandé. Plus tard, sur la fin de sa vie, il lui arriva deux ou trois fois de prendre 8 000 francs, notamment au chancelier de l’Empereur et au cardinal d’Auvergne (1732). Des fermiers généraux, des gros marchands, des magistrats qui sollicitaient l’honneur d’avoir un portrait de sa main, il exigeait alors au moins 1 600 francs ; mais, à cette époque, il avait atteint les limites extrêmes de la vieillesse ; il ne travaillait presque plus et le produit annuel de son pinceau varie entre 9 000 et 13 000 francs. En 1729, le portrait de Louis XV, auquel il s’était exclusivement consacré durant douze mois, lui rapporta 40 500 francs.

Si l’on prend la moyenne de ses années les plus fructueuses et les plus remplies, de 1690 à 1730, en laissant de côté la période de jeunesse où il gagnait peu et la période de retraite où il ne peignait guère, on constate que Rigaud obtint en pleine faveur 30 000 francs environ par an, sur lesquels il lui fallait encore payer ses aides.

Il ne les payait pas cher du reste, comme on le voit par le « Mémoire de l’argent que j’ai donné des copies que j’ai fait faire. » L’un des acolytes chargés de ces « répliques » exécute un maréchal de Luxembourg pour 103 francs, un marquis d’Argenson et un évêque de Verdun pour 69 francs chacun, un maréchal de Noailles pour 34 francs et « sept copies du Roi » pour 51 francs la pièce. Qu’il s’agisse du Louis XIV costumé à la romaine ou du monarque officiel en manteau fleurdelisé, c’est vraiment un prix modeste, mais c’était le tarif. De même, pour deux copies du cardinal de Coaslin, 53 francs l’une. A son frère, Rigaud donnait davantage : 206 francs pour une copie du cardinal de Boufflers.

Parmi les artistes qu’il employait ordinairement figure Joseph Parrocel, père de Charles, lui-même peintre estimé (1648-1704), auteur du Passage du Rhin et de nombreux tableaux de guerre, qui, à cinquante ans, recevait de Rigaud 96 francs « pour avoir fait un fonds et peint une bataille à une copie de Monseigneur (le Dauphin) en pied. » Les fonds paraissent la spécialité de Parrocel : il touche 140 francs « pour le fonds de Monseigneur » et, pour six autres fonds, de moindre conséquence, de M. Grimaldi, de M. de Croissy, etc., 240 francs les six.

Ces humbles confrères se partageaient des besognes définies et payées au détail : A Verly, « pour deux têtes de M. de Boufflers » 34 francs et « pour la cravate du Roi » 7 francs ; à Ranc « pour finir la cuirasse et les mains de M. de Vendôme » 48 francs ; à Prieur « pour l’habit de M. le marquis de Senecterre » 14 francs. Rigaud avait aussi des copistes à la journée ; les mieux traités touchaient 14 francs par jour. Prieur mettait cinq jours à copier une bataille, trois jours à ébaucher le portrait du Roi en pied. Il recevait 92 francs « pour finir la tête, les jambes, les souliers et la draperie de M. de Villeroy » et 193 francs « pour habiller en grand M. le vidame d’Amiens. » Moins adroit, un nommé Monmorency « habillait en grand » pour 40, 26 et même pour 17 francs seulement.

Aucun peintre du temps de Louis XV et de la fin du XVIIIe siècle ne gagne de quoi s’enrichir : les Coypel, malgré trois générations d’artistes célèbres, étaient pauvres ; les trois Drouais de même. L’avant-dernier faisait pour le duc de la Trémoïlle et pour le Roi des portraits de 500 francs chacun. Chardin est stupéfait, lui qui déjà était membre de l’Académie, de ce que Vanloo lui offre 540 francs d’une de ses natures mortes, représentant un bas-relief « feint en bronze. » À cette époque il avait du Roi pension de 1 450 francs, — chiffre honorable, les deux Boulogne, l’aîné et le jeune, avaient chacun 1 340 francs, — et un logement dans la grande galerie du Louvre. Mme Chardin entretenait les lanternes des corridors obscurs, moyennant cotisation des camarades qui étaient alors Latour, Lépicié, Lemoine et Tocqué, et qui tous avaient leur part dans les servitudes de cette vie commune. Plus tard Chardin vendit des tableaux 2 000 francs ; son ménage parvint à posséder environ 15 000 francs de rente. Dans ce revenu figurait une maison de la rue Princesse, qu’il louait 1 100 francs à Joseph Vernet en 1768. C’était le temps où Romney parcourait les comtés de l’Angleterre en faisant, pour 250 francs, des portraits qui en valent aujourd’hui 100 000.


VI

L’histoire pécuniaire des sculpteurs est plus difficile à connaître que celle des peintres. La matière première est presque nulle pour ceux-ci ; elle est pour ceux-là très importante. Les frais d’extraction et de transport des pierres et des marbres, la valeur des métaux dont se compose le bronze, le coût du modelage, entrent pour une bonne part dans le prix d’un buste, d’une statue ou d’un bas-relief. Il faudrait pouvoir comparer seulement le prix des façons dans la suite des âges, et non le prix des œuvres achevées, pour établir les purs salaires de l’artiste. Mais les chiffres que l’on recueille ne spécifient pas toujours à qui incombait la fourniture du marbre ou du bronze.

Ces dépenses absorbent aujourd’hui une grosse part de l’objet achevé ; elles représentaient autrefois une part plus grande encore. L’extraction du fameux marbre de Campan, dans les Pyrénées, auquel Versailles doit sa splendeur, fut suspendue à cause de sa cherté résultant des difficultés d’exploitation et de transport. Mais il a été remplacé au centuple par d’autres carrières françaises ou belges. Quant au Carrare, dont le blanc de première qualité est proprement le marbre « statuaire, » les produits des gisemens de cette province italienne ont quadruplé d’importance depuis un demi-siècle, et leur prix en France a baissé de près de moitié, au profit des marchands en gros qui ont su se servir adroitement des chemins de fer.

Des révolutions analogues ont eu lieu dans le coût du cuivre, dans les procédés de fonte et de modelage des bronzes, depuis l’année 1501 où Michel-Ange s’engageait à faire, pour 21 500 francs, 15 figures d’apôtres ou de saints destinés à l’autel Piccolomini au dôme de Sienne. Ce n’étaient que des statuettes, si l’on en juge par les trois ou quatre qui sont encore en place et elles revenaient ainsi à 1 430 francs chacune. Les contrats successifs que Buonarotti passa avec Jules II et ses héritiers au sujet du mausolée de ce pape qu’il n’acheva jamais, nous font connaître le prix convenu pour le Moïse. Cette œuvre immortelle fut payée 22 150 francs.

Nos sculpteurs français n’eurent jamais autant pour leurs bronzes ni pour leurs marbres. Au moyen âge, le prix d’une statue d’albâtre (1312) représentant un chevalier couché, revêtu de son armure avec un lion à ses pieds et deux anges à ses côtés, coûtait 8 200 francs ; mais nous ne savons quelle était là-dessus la part de la main-d’œuvre ; pas plus que sur le tombeau en marbre de Robert d’Artois, dans l’église des Cordeliers de Paris, dont le prix fut de 26 000 francs pour la sculpture et de 2 400 francs ! pour la peinture. Les statues de pierre nous renseignent davantage sur le bénéfice de leurs auteurs ; la matière ici n’est pas onéreuse : on achète 18 francs la pierre destinée, dans une église de Normandie, à une statue de Sainte-Anne, dont la sculpture et la peinture montent à 150 francs. Depuis le XIVe siècle jusqu’au XVIIIe, ces honoraires peuvent être regardés comme une moyenne.

Ils ne sont guère dépassés qu’en de grandes villes : pour un Saint Nicolas, à Orléans, 185 francs ; pour un Saint André dans la cathédrale de Troyes 165 francs. La « taille » d’une Madeleine, assise au pied d’un crucifix déjà existant, ne vaut que 126 francs et il se trouve, surtout au XVIe siècle, nombre de « figures » et d’ « images » en pierre à 80 et même à 65 francs ; tel un Saint Michel à Mézières (1534). À Chartres, la façon d’une statue de marbre, grandeur nature, vaut de 1 200 francs à 4 000, mais le buste d’un bourgeois ne vaut que 240 francs à Lyon (1658). Rapprochés de ces chiffres, le prix de la statue équestre de Louis XIV en bronze, exécutée à Dijon par Lehongre d’après les desseins de Mansard, — 311 000 francs, — celui surtout de la statue d’Henri IV sur le Pont-Neuf, — 464 000 au dire de Bassompierre (?) — paraissent extraordinairement élevés. De même qu’aux malades d’alors les drogues coûtaient plus cher que le médecin, il semble bien qu’en sculpture la matière était plus chère que de nos jours, tandis que la pensée était meilleur marché. Aujourd’hui le cuivre a baissé, l’artiste a haussé.

Coysevox, en 1705, avait 670 francs de gages et 13 400 francs de pension ; Coustou et Girardon touchaient les même gages et 6 700 francs seulement de pension. De plus, il leur était verse chaque année des acomptes variables, suivant l’avancement de leurs travaux, sur les groupes et statues dont ils étaient chargés pour Versailles, Marly et autres résidences royales. Un Bacchus, d’après l’antique, en marbre (1714), fut payé 14 400 francs à Coysevox, Pigalle et Houdon reçurent de moindres sommes sous Louis XV.

Le mieux traité, sous Louis XIV, fut un homme de l’art promu fonctionnaire, Mansard, surintendant des bâtimens du Roi, qui cumulait à l’époque de sa mort 170 000 francs d’appointemens. Les simples architectes sous ses ordres gagnaient de 3 000 à 8 000 francs. Gabriel, le créateur de la place de la Concorde, reçut pour exécuter ses plans (1755) un traitement de 17 800 francs qu’il conserva jusqu’à sa mort.

Un élément de recettes jadis inconnu, le « droit de reproduction, » contribue de nos jours à accroître le gain des artistes. De toutes les propriétés, la plus récente est celle des créations de la plume, du pinceau ou de l’ébauchoir. Les hommes du moyen âge s’étaient partagé mille choses qui ne sont plus susceptibles de possession individuelle : ils s’étaient approprié des fleuves qui traversaient leurs domaines, des biens d’étrangers qui décédaient sur leur fief, des forêts dont ils ignoraient la contenance ; les hommes de la Révolution avaient annexé au guéret de chacun le gibier de poil et de plume qui s’y rencontrait sur terre ou dans l’air ; mais nul ne s’était avisé que l’artiste ou l’écrivain dût être propriétaire de ses images ou de ses idées.

Aujourd’hui, le « sculpteur » qui fabrique en une matière élastique des figures destinées à servir de jouet, dites « grimaces parisiennes, » représentant la tête de personnages connus dont la physionomie se modifie sous la pression de la main, est protégé par la loi du 19 juillet 1894, plus que ne l’étaient pour leurs chefs-d’œuvre Houdon, Pigalle ou Coysevox. Nos statuaires et graveurs modernes ont tiré de ce droit de reproduction un parti plus important que les peintres. Ils l’ont d’abord vendu à des fabricans d’objets d’art moyennant une somme fixe qui, jusqu’à 1860, ne dépassa pas 8 000 francs.

Maintenant, lorsqu’ils n’exploitent pas eux-mêmes leur privilège, ils en concèdent l’usage à des éditeurs, qui leur paient un droit proportionnel sur chaque exemplaire de ces réductions en bronze ou en marbre. Depuis vingt-cinq ans, la maison Barbedienne a payé, de ce chef, 3 millions de francs aux auteurs qui traitent avec elle. Dans le partage fort inégal de cette somme, on peut observer une fois de plus le fait contemporain que j’ai déjà signalé : tendance à une inégalité croissante entre la masse et un petit nombre de favorisés. Sur les quarante statuaires qui ont reçu ces trois millions de droits, un seul a touché plus d’un million de francs, pour la reproduction indéfiniment multipliée d’un seul groupe ; neuf d’entre eux ont touché 85 000 francs et au-dessus. Aux trente autres il n’est échu en moyenne que 3 000 ou 4 000 francs.

Cette conquête nouvelle des arts plastiques, dont le bénéfice a été rendu profitable par la démocratie, n’a donc aucun caractère démocratique, je veux dire égalitaire. Elle n’implique pas davantage le souci de la justice esthétique. La faveur du public n’est pas nécessairement la récompense du talent ; les œuvres qui ont obtenu le plus grand succès de reproduction ne sont pas les meilleures qui soient dues au ciseau de nos maîtres actuels, et le maître même, qui à tiré un million de la reproduction d’un seul groupe, en a fait d’autres, qui valent davantage peut-être, mais ne lui ont presque rien rapporté. Ici comme ailleurs, l’Argent se donne à qui lui plaît, et peu lui importe le mérite pourvu qu’on lui plaise.

De ce que les morts, quêteurs de statues, et les vivans avides de bustes, de portraits surtout et de tableaux en tout genre, aient fait augmenter par leur pullulement le salaire des peintres et des sculpteurs, il n’en peut résulter que l’on produise plus de chefs-d’œuvre en notre temps qu’au temps passé ; ni d’ailleurs que l’on en produise moins, par ce motif que le souci du lucre serait susceptible de distraire l’artiste de la poursuite du beau idéal. Michel-Ange n’était pas un contempteur des richesses et nous avons des contemporains illustres qui, moins que lui, font cas de la fortune. L’enchérissement des œuvres d’art n’a donc, croyons-nous, d’influence appréciable ni sur les artistes, ni par conséquent sur leurs ouvrages. Il y a toujours des amans désintéressés et des favoris un peu cupides de la beauté esthétique, chez qui l’amour du gain n’atténue pas le talent.

Quant aux mauvaises peintures, il en est fait aujourd’hui sans doute un moins grand nombre qu’autrefois par des ignorans naïfs, parce qu’il y a moins de naïfs et d’ignorans ; mais il en est fait beaucoup plus qu’autrefois par de faux novateurs, parce qu’il y a plus de vaniteux, enflés d’un mérite imaginaire. Et ces deux causes de déchet, incapacité ancienne, infatuation moderne, agiront de même an regard de la postérité, pour réduire à un petit nombre les œuvres qui lui parviendront.

Mais le haut prix des tableaux et des statues, s’il est sans conséquence directe pour la peinture et la sculpture, en a une indirecte sur les productions du meuble ou de l’habitation. De mille objets, communs et vulgaires par destination, où nos pères mettaient des idées et de la grâce, l’art semble aujourd’hui s’être retiré. L’originalité du moins, puisqu’en ce genre nous n’avons rien créé. Est-ce parce que nous embrassons tous les styles d’un égal amour, parce que nous interrogeons obstinément le passé et que l’éclectisme, qui meuble le magasin de la mémoire, vide celui de l’invention ?

Cela ne tient-il pas plutôt à ce que les perspectives d’opulence ouvertes aux peintres et aux sculpteurs, dont la carrière est à la fois plus noble et plus fructueuse, ont fait déserter aux praticiens géniaux dans leur métier l’étude des bois, des bronzes, des fers ou des marbres, appropriés au mobilier et au bâtiment, où tant de maîtres jadis excellèrent ? La disparition de la classe des artistes-artisans et l’épuisement de la sève individualiste dans cette branche secondaire, sont peut-être le résultat de la mobilisation ascendante vers le temple du grand art de tous ceux qui ont quelque don pour les arts manuels. La plupart, hélas ! se morfondent toute leur vie sous son péristyle sans y pénétrer jamais.


Vte G. D’AVENEL.

  1. Je n’ai pas besoin de rappeler ici que tous les prix qui figurent dans cet article sont traduits et exprimés en monnaie actuelle : par exemple Cimabue touchait 10 sous viennois, valant intrinsèquement 6 francs 70 centimes, lesquels auraient aujourd’hui un pouvoir d’achat de 23 fr. 50 c.
  2. Saint-Simon prétend que Rigaud demanda 10 500 francs (de notre monnaie) pour peindre l’abbé de Rancé ; on voit que le prix réel est bien éloigné de ce chiffre.
  3. En 1705 le peintre fit 31 portraits pour 26430 francs, — 850 francs chacun, — et 20 copies, à 435 francs l’une dans l’autre, pour 8 000 francs. En 1710 les prix de Rigaud oscillent, de 500 francs pour le marquis de Torcy, ambassadeur en Espagne, à 3 300 francs pour le cardinal de Rohan. Le total de l’année est de 20 300 pour 34 portraits ; ce qui les fait ressortir en moyenne à 600 francs. En outre, le maître vendit 18 copies pour 7 100 francs soit 390 francs par copie.