Les Riches depuis sept cent ans/09

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Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 50 (p. 53-84).
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LES
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

IX[1]
HONORAIRES DES AUTEURS ET ARTISTES DRAMATIQUES


I

Il n’y a rien de surprenant, pour qui connaît les variations historiques de l’idée de propriété en fait de biens matériels, à constater la diversité des conceptions successives de nos aïeux en fait de propriété littéraire. D’abord, la pensée n’était-elle point chose trop noble pour être assimilée à une marchandise : lorsque Crébillon se plaignit qu’on eût saisi entre les mains des comédiens ses droits d’auteur de Catilina et, entre les mains du libraire Prault, la somme pour laquelle cette pièce lui avait été cédée, il fut rendu un arrêt du Conseil d’Etat qui déclara que « les productions de l’esprit n’étaient point au rang des effets saisissables. » Aujourd’hui, MM. les agens de la Société des auteurs dramatiques savent combien le contraire est vrai.

Ensuite, si l’œuvre imprimée appartient à son auteur, on ne peut dire que ce soit de plein droit, mais par la bonne grâce du pouvoir exécutif et policier ; témoin les « privilèges » accordés par le Roi qui constituent le titre officiel du bénéficiaire et légitiment sa paternité sur l’enfant de son cerveau. Certains de ces privilèges faisaient à l’auteur bonne mesure et, par exemple, celui du Polexandre de Gomberville en 1637 défendait aussi bien d’extraire de ce roman « aucunes pièces ou histoires pour les mettre en vers, en faire des dessins de comédies, tragédies ou poèmes, » que « d’en contrefaire les planches, tailles-douces et frontispices, » à peine de 15 000 francs d’amende[2].

D’autres auteurs obtenaient par avance des « privilèges généraux » pour les livres qu’ils pourraient publier à l’avenir ; mais toujours la propriété dépendait de ce privilège que l’Etat octroyait exclusivement à qui bon lui semblait, du moins pour les œuvres des auteurs défunts. Antiques ou récentes, celles-là étaient comme un bien domanial dont le souverain adjugeait l’exploitation à l’« amé et féal » libraire, muni des lettres scellées à la chancellerie. C’était du privilège, du don gracieux de l’Etat, que le libraire tenait son droit et non de la cession faite par l’auteur.

Par les traités conclus avec son éditeur, l’auteur ne pouvait conférer une propriété que lui-même ne possédait pas ; non plus qu’un écrivain d’aujourd’hui ne pourrait vendre ses ouvrages à titre perpétuel, puisque nos lois actuelles bornent sa propriété à cinquante ans après sa mort. Passé ce délai, sous le régime contemporain, l’œuvre tombe dans le domaine public ; sous l’ancien régime elle demeurait propriété de l’État, s’il jugeait opportun de la revendiquer. Un exemple mémorable, au XVIIIe siècle, mit en conflit les deux systèmes opposés : La Fontaine avait vendu ses œuvres au libraire Barbin et, durant soixante-six ans, les héritiers ou les concessionnaires de Barbin demeurèrent en fait les éditeurs du fabuliste. En 1760, le roi accorda aux petites-filles de La Fontaine le droit exclusif de publication des ouvrages de leur aïeul, « qui, disait-on, leur appartenaient naturellement par hérédité. » Malgré l’opposition du syndic de la librairie, un arrêt du Conseil ordonne l’enregistrement de ces lettres patentes au Parlement qui, lui, au contraire, déboute les demoiselles de La Fontaine et donne raison aux libraires.

Mais de ce cas isolé, où se heurtent deux théories hostiles, on ne saurait conclure ni que les descendans d’un auteur eussent, en vertu du droit commun, des titres imprescriptibles sur ses œuvres, puisque au contraire le souverain, par un exemple unique dans l’histoire, leur en faisait cadeau, ni qu’un libraire pût acquérir une propriété permanente, puisque l’Etat ne la reconnaissait pas et lui était même si opposé, qu’en 1777, lorsqu’on édicta le principe de la propriété littéraire indéfinie, on y mit cette condition que l’auteur et sa postérité directe l’exploiteraient en personne. Cette propriété ne durerait que dix ans et prendrait fin au plus tard avec la vie de l’auteur, s’il l’avait cédée à un libraire.

Les inspirateurs de la mesure nouvelle faisaient valoir « qu’une jouissance limitée, mais certaine, est préférable à une jouissance indéfinie, mais illusoire. » Assez illusoire en effet était le « privilège ; » la contrefaçon était depuis longtemps tolérée, sinon admise, et loin de songer contre elle à des poursuites chimériques pour le passé, on décida que tous les livres contrefaits, existant à cette date (1777), seraient estampillés, pour empêcher qu’il n’en fût imprimé de nouveaux à l’avenir.

La contrefaçon, ainsi officiellement reconnue et sanctionnée, ne s’attaquait pas à tous les livres ; à preuve le prix de vente de certains fonds de librairie payés plus ou moins cher, non seulement d’après le nombre des volumes en magasin, mais suivant les profits à attendre de leur réimpression ultérieure : à la mort du premier Didot, sa veuve vendit 230 000 francs le Manuel Lexique de Prévost, le Dictionnaire de Ladvocat et celui de Vosgien. Quand l’auteur était demeuré détenteur de son œuvre, comme Boudot de son Dictionnaire latin-français dont il lui restait pour 1 200 francs d’exemplaires à sa mort, ses héritiers purent tirer 48 000 francs de la cession de cet ouvrage, trente fois réimprimé depuis son apparition en 1704 jusqu’en 1825. Les livres coûteux à établir, dont l’édition mettait dix ans à s’épuiser, ne tentaient guère la concurrence.

Seul d’ailleurs le libraire s’intéressait réellement à la propriété littéraire. Par suite du système des traités à forfait passés avec les auteurs, ceux-ci demeuraient indifférens à la paisible jouissance de leur acquéreur. Etaient-ils exploités par leur éditeur comme une légende persistante porterait à le croire ? « Les libraires, disait Gui Patin, sont la peste des gens de lettres… ; le métier de libraire est exercé par de grands menteurs et de grands fripons. » Ces boutades sont injustes et sans fondement : Scarron se louait fort de ses arrangemens avec son éditeur Quinet ; Courbé, confrère du précédent, agent général des auteurs illustres du XVIIe siècle, fut l’exécuteur testamentaire de plusieurs et se chargeait durant leur vie de la poursuite de leurs affaires.

Sous Louis XV, les encyclopédistes et les philosophes savaient très bien presser l’éponge et tirer de leurs livres le maximum de rendement. Si ce rendement n’est pas plus élevé, on en sait la cause, c’est que le débit était restreint et, parmi les libraires eux-mêmes, depuis l’invention de l’imprimerie jusqu’à la Révolution, il ne se fit pas de grandes fortunes : les plus chanceux, depuis Ulrich Gering et Mentel de Strasbourg jusqu’à Jean-Baptiste Coignard III et Charles-Joseph Panckoucke, ne dépassèrent pas une large aisance. Encore les profits de ce dernier vinrent-ils surtout du journalisme.

L’achat ferme des manuscrits par les libraires fut seul en usage jusque vers 1850 ; les risques, bons ou mauvais, leur étaient réservés. Quand la vente était assurée, le libraire se montrait généreux : le Règlement des pensionnaires et les Heures étaient payés au Père Croiset, jésuite du collège de Lyon, 6 000 francs, — beaucoup plus cher que la Nouvelle Héloïse, — sans doute parce que l’acquisition de ces manuels était obligatoire pour les élèves. Au commencement du XIXe siècle, l’éditeur de livres scolaires donnait 15 francs la feuille in-12, c’est-à-dire 300 francs au plus des volumes qu’il commandait ; de nos jours, un auteur de géographies, très achalandées dans les écoles, a touché durant un quart de siècle 30 000 francs de droits par an. C’est que depuis soixante ans ces droits sont devenus proportionnels, d’abord au nombre des éditions, puis au chiffre des exemplaires. Ceux-là seuls rapportent donc qui se tirent à gros chiffres, c’est-à-dire qui s’adressent à la foule, et ceux-là ne peuvent être que des livres d’éducation, de récréation ou de dévotion.

À ces derniers appartiennent sans conteste les plus gros succès : il n’y a pas de grammaires ou de romans qui se soient vendus autant que tels ouvrages de piété : Les pratiques de l’amour envers Jésus-Christ, tirées des paroles de saint Paul, par saint Alphonse de Liguori, ont eu deux ou trois éditions par an depuis 1831 jusqu’à ce jour ; quant aux Visites au Saint-Sacrement et à la Sainte Vierge, du même auteur, traduites en français sur la 15e édition italienne en 1777, le nombre des éditions depuis 1811 varie chaque année de 5 à 10 ; il n’a jamais été moindre de 5 ; ce livre occupe 80 colonnes du catalogue de la Bibliothèque Nationale.

Le plus curieux, c’est qu’il puisse exister, en divers genres, des livres à tirages formidables qui demeurent parfaitement inconnus ; leur clientèle anonyme a été capable de les multiplier, mais non de les illustrer. Il n’y a pas eu de démocratisation pour la littérature ni pour la science. Ces aristocraties, ouvertes à tous, restent closes en fait pour le plus grand nombre, parce qu’il n’y a point de nivellement des intelligences. La diffusion de l’instruction semble devoir être sans résultat à cet égard ; elle n’augmente pas sensiblement le nombre des gens capables de goûter les chefs-d’œuvre, pas plus qu’elle n’augmente le nombre des gens qui les font.

Bien que la richesse du temps présent soit due tout entière à la science, la science ne donne pas la richesse au savant. Ses leçons restent médiocrement salariées par l’Etat comme aux temps passés, ses livres sont d’un produit presque nul. Un ouvrage capital de mathématiques ou de physique, signé du nom le plus célèbre, se tire à 2 000 exemplaires vendus. 15 francs et productifs d’un droit d’auteur de 3 francs. C’est une somme de 6 000 francs que gagnera en fin de compte une de nos gloires nationales.

Chacun admet qu’une nouvelle équation intégrée se puisse traduire un jour par un accroissement de bien-être général ; nul n’ignore que la géométrie, en étudiant les surfaces coniques, a créé l’astronomie qui a engendré les communications maritimes, en permettant au navigateur de se diriger sur l’Océan ; mais, comme le livre de géométrie ou d’algèbre ne répond à aucun besoin immédiat, il reste sans acheteurs. On reproche au savant français de vendre en quelque sorte sa personne, lorsqu’il sollicite des places officielles et qu’il perd son temps à faire passer des examens, tandis qu’il répugne par un faux point d’honneur à vendre sa science, comme font les Américains ou les Allemands. Mais tout aperçu nouveau ne se formule pas d’abord en un brevet, sur cette route où les inventions s’appellent et s’enchaînent : nul ne prévoyait qu’un mouvement de transmission, trouvé par la bicyclette, servirait aux automobiles qui créeraient le moteur à grande puissance, lequel à son tour crée l’aviation en lui fournissant la force sous un poids léger.

Les seuls livres de science qui donnent un revenu appréciable sont des manuels de médecine ou de chirurgie d’un prix élevé, réédités à 6 000 ou 7 000 exemplaires tous les deux ans et dont chaque tirage rapporte 30 000 ou 35 000 francs à des praticiens universellement recherchés. Mais ces auteurs, pendant les mois où ils s’absorbent dans la correction et le remaniement périodique de leur ouvrage, doivent renoncer à des consultations et à des opérations bien autrement lucratives. Ils éprouvent par là un préjudice très supérieur à leur gain de librairie et, même ici où elle rapporte plus qu’ailleurs, l’on peut dire que la « science » rapporte beaucoup moins que la « clientèle. »

Seulement, il est des sciences qui mènent à la clientèle, et il en est d’autres qui ne mènent à rien, pas même à la notoriété, parce que le grand public traite d’obscurs les noms qu’il a l’injustice d’ignorer. Qu’il s’agisse d’ailleurs de sciences mathématiques ou morales, d’érudition sous toutes ses formes ou de genres littéraires comme la poésie, l’histoire ou la philosophie, les livres ne sont pas beaucoup plus capables qu’il y a deux cents ans de faire vivre sortablement leurs auteurs. Non pas que leur vente ait décru ; il serait très inexact de dire que les livres « sérieux » ne se vendent pas autant que jadis. Ils se vendent au contraire bien davantage, dans leur ensemble, puisqu’il en paraît dix ou douze fois plus ; mais chacun d’eux, pris isolément, ne fournit à son auteur que des profits médiocres parce qu’il ne s’adresse pas à la masse.

Si quelques-uns ont pénétré jusqu’à la généralité des lecteurs, ils le doivent à des ambiances tout à fait indépendantes de leur propre mérite : aux passions du moment ou au choix d’un sujet en vogue. Augustin Thierry ou Fustel de Coulanges ont eu, je pense, au XIXe siècle, un peu plus de génie historique que M. Thiers, mais ils n’ont pas écrit l’Histoire du Consulat et de l’Empire, capable de se vendre 500 000 francs à une société de spéculateurs.

Il en est des idées et du style comme de toute autre marchandise. Leur prix ne dépend pas de leur rareté. Il y a des objets rares qui sont néanmoins peu demandés : une très belle fille, vertueuse et pauvre, qui cherche un mari est sans doute aussi rare qu’une beauté légère qui cherche un amant ; celle-ci est pourtant d’un placement plus facile.


II

Le nombre des gens qui veulent se distraire étant infiniment plus grand que celui des gens qui veulent s’instruire, il n’y a rien d’étonnant à ce que les journaux aient conquis depuis cinquante ans plus de lecteurs que les livres, ni à ce que les journaux eux-mêmes, à mesure qu’ils atteignaient par leur bon marché des couches plus vastes, aient substitué de plus en plus l’amusement aux idées. De sorte que les écrivains n’ont pas crû en prix à proportion du développement des imprimés et des gros tirages du journal : la prose que les grands quotidiens paient le plus cher étant celle des télégrammes, qui profitent surtout à l’administration des postes. Pour remplir leurs colonnes, il suffisait d’une denrée littéraire aisée à produire, par suite très offerte et très peu payée en raison de son abondance. Si bien que l’homme de lettres qui prétend vivre des journaux, qui, à cette fin, fauche sa pensée en herbe et livre son âme à des cultures sans valeur, fournissant une grosse récolte de « copie, » doit renoncer à affiner sa langue qui se relâche. C’est un nouveau métier libéral, plus rude et moins doré que beaucoup d’autres, pour la majorité de ceux qui l’exercent.

Cependant les journaux, sous leur masse énorme, écrasent les livres. Ils offrent à la population française une somme de lecture vingt-cinq fois plus grande que tous les volumes réunis. De ces volumes, il en paraît annuellement 11 000, dont le tirage moyen ne dépasse pas 2 500 ; soit tout au plus 27 millions d’exemplaires, représentant chacun à peu près 350 pages du format in-18 le plus courant. Or la matière d’un numéro de journal ordinaire équivaut à 100 pages de ce format ; soit, en 365 jours, 36 500 pages ou 100 volumes de 365 pages chacun.

Par conséquent, tel journal, qui tire à plus d’un million de numéros, correspond à plus de 100 millions de volumes, c’est-à-dire qu’à lui tout seul ce périodique distribue une quantité de lecture quatre fois supérieure à celle de tous les livres publiés dans l’année. A côté de ce colosse de la presse, quatre ou cinq autres organes atteignent ensemble deux millions de numéros chaque jour, soit 200 millions de volumes par an. Joignez-y les quotidiens politiques de Paris et de province, le millier de petites gazettes hebdomadaires qui se publient dans les chefs-lieux de moindre importance, les illustrés, les magazines, dont quelques-uns passent 400 000 exemplaires, et la foule des journaux spécialistes, le total des feuilles imprimées que vous additionnerez ainsi dépassera quelque 600 millions de volumes de 360 pages, 20 ou 25 fois plus que le total des bouquins sortis de chez tous les éditeurs.

Du moins au point de vue de la quantité des lignes et des lettres, de la « justification. » Quant à la qualité du texte, je crois bien que l’homme qui absorberait 100 volumes in-18 aurait un peu plus d’air dans l’esprit que celui qui, d’un bout à l’autre de l’année, ne lit que de la polémique, des feuilletons ou des faits divers.

Il existe une « Société des gens de lettres » composée de 1 500 membres. Combien, sur ces 1 500, vivent (ou pourraient vivre exclusivement de leur plume ? Une centaine environ, à l’estime des personnes les plus compétentes. Bien entendu que ces cent auteurs ont autre chose que leur part dans la somme de 500 000 francs distribuée annuellement par la Société à ses adhérens et provenant des droits de reproduction de leurs livres ou de leurs articles. Le plus grand nombre des intéressés touchent là-dessus des sommes inférieures à 100 francs, quelques-uns ne reçoivent que des centimes et un petit groupe de romanciers féconds dépassent 10 000 francs par an.

Les seuls départemens fructueux dans le royaume des lettres sont en effet le roman et le théâtre. La place que tiennent dans l’attention publique ces deux formes les plus « divertissantes » de la pensée écrite, place évidemment supérieure à celle qu’ils occupent dans la vie intellectuelle d’une nation, vient de ce que la majorité des citoyens, absorbée par le travail ou par les affaires, ne demande à la littérature rien de plus qu’un divertissement. Le romancier, l’auteur dramatique, sont seuls dans la corporation à recueillir, par leurs émolumens accrus, les fruits du développement moderne de l’instruction et de l’aisance, en vertu d’un phénomène économique qui tient au genre de leurs travaux et où leur mérite n’a rien à voir.

Ils les ont recueillis dès le dernier tiers du XIXe siècle. On a maintes fois cité les prix exigés des éditeurs par Victor Hugo. Les œuvres que le grand poète a chèrement vendues sont ses romans et non ses vers. Les dix tomes des Misérables, à 40 000 francs chacun, lui rapportèrent beaucoup plus que toutes ses poésies ensemble. Or ce que payaient ainsi Lacroix et Verboeckhoven, ce n’était pas la glorieuse signature d’Hugo, — Voltaire publiant en 1862 Candide ou l’Ingénu n’aurait pas été traité sur ce pied ; — ce n’étaient pas les perles qui se rencontraient dans l’ouvrage, c’était la forte pâte à feuilleton dont il était pétri et qui devait satisfaire les robustes appétits des simples. Les Mystères de Paris ou le Juif-Errant n’avaient pas valu moins à Eugène Sue, et Rocambole fut plus fructueux encore pour Ponson du Terrail.

Pour être de nos jours la seule espèce de livre susceptible d’un débit prestigieux, il n’en résulte, ni que le roman enrichisse généralement son auteur, puisqu’il en est des milliers qui boudent à l’étalage, ni que les œuvres à gros rendement soient toujours des œuvres sans valeur, — cette consolation est refusée aux plumes coutumières de l’insuccès. — Mais il est clair aussi que, dans ce genre le plus goûté du public parce qu’il lui est le plus accessible, les grands succès d’argent vont à des œuvres surtout populaires ; lesquelles, après avoir occupé dignement dans leur fleur le rez-de-chaussée d’une riche gazette, et avoir ensuite paru en volumes à divers prix, sont enfin dévorés, sous forme de livraisons à images, en tranches inépuisables par une foule jamais lassée.

Il se peut d’ailleurs que, commercialement, au point de vue des droits d’auteur, le roman même soit menacé de périr dans son triomphe ; il se peut que le bon marché moderne des imprimés, qui fut un des facteurs de sa vogue, aboutisse, par suite de la concurrence, à sacrifier le gain dans l’intérêt de la vente et donne finalement au romancier plus de lecteurs que d’argent. Avec l’in-18 ordinaire de 3 fr. 50, où l’auteur à la mode se taillait une part de 20 ou de 25 pour 100, un gros tirage représentait des honoraires enviables. D’habiles négocians remarquèrent qu’en réduisant à 0 fr. 95 et même à 0 fr. 65 le prix demandé au public, on arriverait à une vente très supérieure. Ils commencèrent par des reproductions d’ouvrages connus et acquirent, pour quelques milliers de francs, le droit de les tirer à 100 000 exemplaires.

L’opération ayant réussi, l’éditeur aborda la publication de romans inédits ; pour lancer la collection, il n’hésita pas à payer tel manuscrit 20 000 francs et tel autre 100 000 à un maître contemporain. Aux écrivains moins connus il propose un droit proportionnel de quelques centimes par exemplaire, avec la garantie d’un tirage minimum à 80 000. La combinaison offrait aux auteurs un bénéfice égal, avec une publicité dix ou quinze fois supérieure à celle qu’ils pouvaient espérer ailleurs. Ils ne se firent donc pas prier pour l’accueillir. Le résultat industriel fut excellent. Certes, l’éditeur sait choisir sa prose ; il la lui faut d’une certaine qualité pour bien mordre sur le grand nombre. Mais enfin, sous la formidable compression de ce laminoir qu’est le bon marché, ces livres à 0 fr. 65 et 0 fr. 95 deviennent à peu près pareils.

Sous l’uniformité des prix, les volumes qui revêtent l’uniforme de la maison se vendent uniformément. Il n’y a pas un écart de 20 000 entre le meilleur roman et le moins bon, entre le plus original et le plus banal, et tous passent aisément 100 000. Les maisons qui réalisent cette combinaison ingénieuse de rapprocher sous leurs machines rotatives le romancier du lecteur, comme M. Armour, de Chicago, rapproche dans ses boîtes à conserves l’éleveur de bestiaux du consommateur de viandes, savent limiter sagement leurs publications, pour ne pas créer elles-mêmes à leur détriment une surproduction qui les accablerait.

J’admets que leurs émules, — car elles en auront, — imitent cette prudence ; il n’en demeure pas moins que l’acheteur s’habituera aux nouveaux prix, que cette poussée nouvelle ne permettra plus guère de vendre à nos neveux les romans au taux où nous les payions naguère et que, si l’auteur y gagne en renommée, ses droits seront fort amoindris ; parce qu’un livre de 0 fr. 95 et de 0 fr. 65, se tirât-il à 100 000, ne peut pas comporter de gros honoraires.

Il peut donc arriver que la marche du commerce et de l’industrie typographique, après avoir enrichi les romanciers dans son premier essor, les appauvrisse par une nouvelle évolution économique.


III

Pour le livre, les frais d’impression sont une charge ; pour la pièce de théâtre, les frais de mise en scène sont un profit. Papier, clichage, tirage, sont pour le livre la condition même de sa publication, comme la pierre ou le marbre pour l’exécution de la statue. Mais ces frais n’ont rien ajouté à la pensée de l’écrivain, ils ne l’ont point parée ; tandis que les frais du théâtre ont amplifié, accru la pensée de l’auteur dramatique. Pour le commun des hommes, la pièce jouée par des acteurs, dans un décor, avec des costumes, gagne quelque chose sur la pièce simplement imprimée. Celle-ci, à vrai dire, ne rapporte presque rien. Beaucoup de gens paient 20 francs pour voir représenter une pièce, qui ne paieraient pas un franc pour la lire.

L’auteur dramatique profite, en tant qu’ouvrier intellectuel, de tout ce qui dans le théâtre n’est pas d’une haute intellectualité : du besoin de divertissement et de toute la dépense d’agencement matériel faite pour satisfaire ce besoin. Ce que l’on paie en lui, c’est le plaisir qu’il donne, bien plus que le mérite qu’il a ; à preuve le succès de nombreuses pièces qui n’ont pas beaucoup de mérite, mais qui donnent beaucoup de gros plaisir, du plaisir qu’il faut, et même de mille exhibitions qui n’ont pas démérite du tout, mais dont les amateurs se régalent. Ce n’est donc pas surtout avec son talent littéraire que l’auteur dramatique « fait de l’argent. » Sa pure valeur intellectuelle ne le nourrirait pas mieux qu’un philosophe.

Il serait vraiment saugrenu de se demander si cela est « juste » ou « injuste. » A qui estimerait le gain des écrivains de théâtre disproportionné avec celui de leurs confrères, il suffit de montrer que, dans le sein même de cette catégorie privilégiée, le succès pécuniaire ne correspond nullement à la portée de l’œuvre, laquelle peut être très grande, sans fournir un nombre de représentations fructueuses égal à celui d’un mélodrame, d’une farce ou d’une féerie qui réussissent. L’auteur, à son tour, quelque favorisé d’argent qu’il puisse être, ne l’est point autant que l’acteur fameux. Entre les artistes encore, suivant qu’ils parlent ou qu’ils chantent, la hiérarchie du salaire crée une démarcation et, parmi les chanteurs des deux sexes, le registre de leur voix vaut aux sopranos et aux ténors des cachets inconnus aux contraltos et aux basses.

Le profit des dramaturges contemporains tient à des causes simplement économiques : l’acteur a gagné bien avant l’auteur. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le théâtre vivait en renouvelant souvent les pièces pour le même public, faute de pouvoir renouveler le public pour la même pièce. Aucune ne pouvait donc fournir des droits très élevés. Par ce seul fait que les spectateurs capables de payer leur place ont augmenté en nombre, la situation respective des créateurs et des interprètes s’est modifiée ; sans qu’il y ait lieu d’ailleurs de rechercher si ce public, décuplé en effectif et en richesses, est celui de la Comédie ou celui de la Foire.

Au temps où les Confrères de la Passion, associés aux Enfans Sans-Souci, constituaient hors la Porte Saint-Denis l’unique troupe parisienne, l’auteur et entrepreneur d’un mystère reçut à Nantes 480 francs (en 1475). Cet imprésario, qui touchait ainsi des droits dans son théâtre, au mépris des règlemens actuels de la Société des Auteurs, est le seul dont les honoraires me soient connus. En revanche, j’ai rencontré quelques types d’allocations « à l’ordonnateur des mystères : » 159 francs à Dijon (1473) ; à Rennes (1485) à trois compagnons nommés les « galans sans souci, » — venaient-ils en tournée de la capitale ? — pour une farce jouée devant le duc de Bretagne 634 francs, soit 211 francs chacun ; à Amiens (1499), à l’acteur qui a tenu le rôle de Lucifer dans le Mystère de la Passion, 70 francs.

Aux gages en espèces s’ajoutaient quelques collations : à Sisteron, au XVe siècle, parmi les dépenses du « mystère des 10 000 martyrs, » les comptes mentionnent, à côté de la poudre pour charger les coulevrines, bonne quantité de pain et de vin « pour soutenir les forces des martyrs » jusqu’à la fin de la pièce. Au XVIe siècle, les « joueurs de farces qui ont été aux noces de Mgr de la Trémoïlle » gagnent 50 francs, le même prix qu’un tambourin, et, quelques années plus tard (1512), il n’est donné que 10 francs « à un passant qui a joué un mystère » devant Mm8 de Talmond. En Flandre, l’archiduchesse payait le double pour un montreur d’ours et le triple pour un « joueur de souplesse. » Mais des « joueurs » capables reçoivent 120 francs en Franche-Comté (1549) pour avoir représenté la « moralité de l’empereur Octavien » et deux comédiens engagés deux jours de suite devant l’ambassadeur d’Espagne sont gratifiés de 128 francs en 1612.

C’étaient là des nomades, héros futurs du Roman Comique. La province ne possédait encore aucun théâtre stable : on jouait dans une salle d’auberge au bon plaisir de l’autorité, qui, à son gré, permettait de représenter la comédie et de faire battre le tambour, « sans que ce pût être pendant le service divin, » ou enjoignait aux comédiens de quitter la ville « sous peine de confiscation de leurs bardes et chevaux. » Telle localité, où les recettes annuelles des salles de spectacle dépassent aujourd’hui 250 000 francs, ne connaissait encore, à la fin du règne de Louis XV, d’autres divertissemens profanes que les marionnettes et les saltimbanques.

Que gagnait la troupe sédentaire, dite « de l’hôtel de Bourgogne, » parce qu’elle avait acheté au Marais une espèce de masure, de 32 mètres de long sur 32 de large, dépendant de l’ancien logis en ruines de Philippe le Bon et de Jean sans Peur ? Les comédiens, organisés en société, n’y avaient point de gages fixes ; ils se partageaient la recette effectuée trois fois par semaine, de deux à quatre heures et demie, — heure de fermeture obligatoire en hiver. — L’un d’eux recevait l’argent à la porte et jusqu’en 1719, aux Français, l’usage voulut qu’un sociétaire contrôlât ainsi les entrées.

Au début du règne de Louis XIII, les places coûtaient 3 fr. 50 aux loges et galeries et 1 fr. 75 au parterre ; les gens de qualité faisaient venir la troupe chez eux, ils allaient rarement, l’entendre chez elle. Une honnête femme ne s’y serait pas risquée avant le ministère de Richelieu ; sur la scène les actrices ne paraissaient qu’en travesti ; Mlle Beaupré fut une des premières à jouer en femme. C’était le contraire de la danse, où les rôles de déesses et de bergères étaient tenus, sous Louis XIV, par des hommes en jupes.

Bizarre contraste : le théâtre dut sa place mondaine à deux cardinaux. Richelieu mit la Comédie en honneur, Mazarin fut le premier instaurateur de l’Opéra. De leur temps date la transformation des œuvres et des interprètes : ceux-ci vers 1620, vêtus « infâmement, » louaient des habits à la friperie ; ils étaient sans feu ni lieu, presque tous filous et leurs femmes communes à la troupe. Gautier-Garguille le premier commença à vivre un peu plus « règlement ; » Gros-Guillaume à son tour meubla proprement une chambre, ne voulut point que sa femme jouât et lui fit visiter le voisinage. Mondory renchérit encore ; il ne laissait voir son épouse à personne et répondait à qui lui en parlait : « C’est une innocente qui ne bouge des églises. »

Mondory, comme son camarade Floridor, fils d’un ministre protestant, était un fils de bourgeois, comme plus tard Molière lui-même, par conséquent un « déclassé » au théâtre, au regard de son temps. Son père était juge ou procureur-fiscal de Thiers, en Auvergne. Il eut la gloire de créer le Cid, dont le succès valut une assistance toute nouvelle aux tréteaux où Turlupin « le fourbe » et Jodelet « le vieillard » débitaient leurs parades cyniques, où Gros-Guillaume « le fariné » savait, en remuant les lèvres, blanchir son interlocuteur de la poudre qui lui couvrait le visage. « Avec le Cid, écrit Mondory à Balzac, on a vu seoir aux bancs de nos loges ceux qu’on ne voit d’ordinaire que dans la Chambre Dorée et sur le siège des fleur de lys. Les recoins du théâtre, qui servaient les autres fois de niches aux pages, ont été des places de faveur pour les cordons bleus et la scène y a été d’ordinaire parée de croix de chevaliers de l’ordre. »

La scène, ainsi parée de deux rangées de chaises de paille qui se transformèrent plus tard en banquettes et se multiplièrent jusqu’à paralyser toutes les évolutions des personnages, était d’ailleurs, nous dit Tallemant, « d’une incommodité épouvantable. Cela gâte tout et il suffit d’un insolent pour tout troubler. » On ne s’avisa qu’en 1759 de déblayer les premiers plans de ces spectateurs qui les encombraient. Ces places, au temps de Corneille, se payaient 20 francs ; c’était une jolie source de recettes, et les comédiens gagnaient beaucoup plus que les auteurs, puisque Bellerose, créateur du rôle de Cinna, vendit à Floridor 90 000 francs « sa place à l’hôtel de Bourgogne avec ses habits. » Car les costumes appartenaient en propre au comédien jusque vers la fin de l’ancien régime. Il les payait de ses deniers. La garde-robe de Lekain lui aurait coûté 170 000 fr., d’après un mémoire de 1778, et celle de Mlle Clairon 250 000 fr.

Que Béjart en mourant ait laissé dans ses coffres, au dire de Gui Patin, 234 000 francs en or, on peut en douter ; il est toutefois certain que l’acteur Villiers et sa femme obtinrent de Richelieu 3 000 francs de pension, autant que Racine après Andromaque, et que Mondory touchait 7 000 francs, plus que Corneille ne reçut jamais. Aspirant auteur, en langage actuel « stagiaire » puisqu’il eut pour Mirame cinq collaborateurs, le cardinal veillait à ce que ses comédiens fussent payés de leur « ordinaire. »


IV

Le Duc d’Orléans, sous Louis XIV, accordait aussi à Molière et à sa troupe, « qui se donnent à lui, » des pensions de 975 francs par tête ; mais La Grange note en marge sur son registre que ces pensions n’ont point été payées. La troupe pouvait s’en passer, ainsi que des 3 250 francs par an pour lesquels « M. de Molière fut couché sur l’état en qualité de bel esprit (1663). »

Dès leurs débuts au Petit-Bourbon (1658), les dix sociétaires, assistés d’un « gagiste, » — nous disons aujourd’hui un « pensionnaire, » — à 6 fr. 50 par jour, gagnèrent de quoi vivre : L’Étourdi et le Dépit amoureux rapportèrent en cinq mois 4 500 francs par tête. Pour l’année suivante, — du 25 avril 1659 au 12 mars 1660, — le montant de chaque part fut de 10 800 francs. On faisait relâche pendant le carême et, le reste de l’année, on jouait les mardis, vendredis et dimanches ; les représentations quotidiennes ne commencèrent qu’en 1680. Les jours où le théâtre chômait, la troupe allait en ville ; elle se transportait aux environs de Paris chez des grands seigneurs ou des gens de finance, qui la payaient, en raison inverse de leur dignité : les premiers, de 500 à 900 francs, les seconds de 1 000 à 1 300. Fouquet, toujours magnifique, octroya près de 5 000 francs pour l’École des Maris, donnée à Vaux en 1061. Louis XIV, pour un mois et demi de séjour à Saint-Germain (1662), où la compagnie joua 13 fois, la gratifia de 45 600 francs.

Les recettes normales oscillèrent d’abord de 635 francs, pour le Menteur, à. 195 francs pour Jodelet, maître-valet ou Héraclius. Cinna ou la Mort de Pompée faisaient 570 et 440 francs, chiffres bien modestes ; mais les frais étaient en rapport : 139 francs par représentation. Les plus gros chapitres sont ceux des chandelles 32 fr. 50, des affiches 24 francs, de 4 violons ensemble à 20 francs. En 1662 vint s’ajouter une dépense nouvelle : 48 francs pour 1 sergent et 12 soldats aux gardes, employés soit à la figuration, soit au maintien de l’ordre.

Depuis son transfert au Palais-Royal, le théâtre avait bien grandi : le maximum, jusqu’à l’hiver de 1659, avait été de 1 040 francs avec « Sanche Panse ; » le 18 novembre, la première des Précieuses ridicules fit 1 733 francs et la seconde 4 550 francs. Chiffre rarement obtenu depuis, dépassé pourtant en 1667 par la première de Tartufe, — 6 140 francs, — et surtout par la seconde, où l’on encaissa 9400 francs, lorsque l’interdiction fut levée deux ans plus tard. Le théâtre avait augmenté ses tarifs :


Un clerc pour quinze sous, sans craindre le holà,
Peut aller au parterre attaquer Attila.


Le parterre coûtait en effet 15 sous, soit 2 fr. 50 « à l’ordinaire ; » mais « à l’extraordinaire, » le dimanche et durant la prime fleur des pièces nouvelles, il était porté à 5 francs. On demeurait debout à ce parterre turbulent de l’ancien régime, qui s’assagit en s’asseyant lorsqu’on y plaça des banquettes (1794). Au temps de Molière, l’on s’y entassait indéfiniment. Les grandes loges se payaient 110 et 130 francs, et on les enchérissait à, volonté.

En 1716, le prix normal fut de 13 fr. 50 aux premières de face comme sur les bancs du théâtre et de 7 francs aux loges de côté ; au moment de la Révolution, le parterre se payait 4 fr. 50. La salle où les Comédiens français jouaient Tartufe était celle que Richelieu avait fait construire dans son palais pour Mirame. Elle ne ressemblait en rien aux jeux de paume désaffectés, dont se contentaient alors le théâtre du Marais et même le premier Opéra de 1672, lorsque l’abbé Perrin en obtint le privilège.

Bien que Molière eût augmenté l’effectif de sa troupe, la part de chaque associé monta à 14 100 francs en 1663 et même à 18 800 francs en 1669. Lorsque la mort vint le saisir, en 1673, le grand homme avait distribué à chacun de ses camarades, durant les quinze années de sa direction, 168 000 francs et comme, d’accord avec eux, il touchait double part, il avait encaissé 336 000 francs. Tel fut le gain de Molière acteur et directeur, indépendant de ses droits d’auteur.

Ceux-ci, beaucoup moindres, montèrent en bloc à 200 000 fr. ; soit qu’ils aient consisté en sommes fixes, une fois payées, — 3 250 francs pour les Précieuses, 4 900 francs pour le Sganarelle, 6 500 francs pour les Fâcheux, — soit que Molière s’attribuât, pour l’École des Femmes et les pièces suivantes, un prélèvement proportionnel qui représentait environ le huitième de la recette. Ce huitième, — 12 pour 100, — ne portait pas comme celui d’aujourd’hui sur l’encaissement brut, mais seulement sur le bénéfice net, partagé entre les comédiens.

La situation pécuniairement exceptionnelle de Molière ne tint pas du tout à son génie exceptionnel, mais à ce motif d’ordre purement mercantile qu’il l’exploita lui-même. Si Molière n’avait pas cumulé les qualités de directeur et d’acteur, il n’aurait jamais obtenu les mêmes avantages comme auteur ; tandis qu’avec cette triple qualité et un talent tout ordinaire, il aurait pu gagner autant. Ce qui lui vaut un rang sans égal dans la postérité, ce n’est pas d’avoir écrit trente pièces en quinze ans, puisque d’autres en ont composé davantage et qu’au XIXe siècle par exemple Scribe en fit représenter 125, d’Ennery 210, et que Clairville enfanta vingt vaudevilles en douze mois.

Mais ce qui valut à Molière de son vivant des profits sans égaux alors, c’est d’avoir alimenté lui-même la scène dont il était le chef et le principal interprète. Malgré tout, il fut moins payé comme auteur que comme artiste, parce qu’il lui fallait donner d’autres pièces que les siennes, sa propre fécondité ne pouvant suffire au renouvellement de son affiche, où les chefs-d’œuvre mêmes ne tenaient pas longtemps. Le cas de Molière fut donc un cas spécial et, ce qui le prouve, c’est qu’après sa mort les auteurs continuèrent à toucher des honoraires assez minces, tandis que les comédiens virent augmenter leurs appointemens. La part de sociétaire, jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, oscillait de 15 000 à 24 000 francs.

Au même temps et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, aucune pièce ne rapporta 10 000 francs à son auteur. Voltaire en approcha avec Mérope (9 950 francs) et Crébillon avec Catilina (9 720 francs). Avec la Métromanie (1738) Piron n’avait eu que 8 125 francs et Lesage n’avait tiré que 2 000 francs de Turcaret. Entre les auteurs et les comédiens la partie à coup sûr n’était pas égale ; ces derniers usaient à leur guise de leur monopole officiel, jusqu’à la Révolution de 1789. Sauf en de courtes périodes où la Comédie-Italienne lui fit quelque concurrence, pour les pièces légères, le Théâtre-Français était le seul débouché de la littérature dramatique.

La situation s’est retournée de nos jours à l’avantage des écrivains : ce sont eux qui, par leur groupement en une société unique, se sont constitué un monopole de fait vis-à-vis des directeurs isolés. Est-ce à dire qu’ils soient parvenus à se rendre maîtres de leurs salaires ? Les lois inéluctables que nous avons vues, dans tout le cours de cette histoire et pour toutes les sortes de chiffres, s’opposer à l’asservissement des prix, aussi bien par ceux qui les encaissent que par ceux qui les payent, cette seule catégorie sociale des dramaturges serait-elle parvenue à s’y soustraire par son adresse ou son énergie ? Ce serait, dans la vie réelle, une intrigue plus savante et un dénouement plus imprévu que celui de toutes les fictions théâtrales.

Mais il n’en est rien. L’accroissement du profit que les auteurs contemporains tirent de leur œuvre tient à de tout autres causes. Il tient à l’accroissement de leur clientèle en nombre et en richesse. Ceci n’est pas pour diminuer le mérite de Beaumarchais ni de ses successeurs modernes d’avoir, l’un conçu, les autres constitué et géré la puissante « Société des Auteurs ; » mais, si les conditions matérielles de la vie ne différaient pas aujourd’hui de ce qu’elles étaient sous Louis XVI, au lieu des 60 000 ou des 100 000 francs annuels de droits que distribuait la Comédie-Française de 1780 à 1789, elle en distribuerait peut-être le double ; et ce serait tout. Ceux qui écrivaient pour la scène n’auraient pu s’imaginer qu’il fût possible un jour de distribuer à leur corporation une somme telle que les 5 millions de droits encaissés en 1907.

Il est souvent question, dans l’histoire du théâtre aux derniers siècles, de ce qu’on nommait les « règles, » c’est-à-dire les recettes minima à la suite desquelles une pièce quittait l’affiche et cessait, si elle venait à être reprise, de produire des droits d’auteur. Une pièce « tombait dans les règles » sous Louis XIV lorsqu’elle ne faisait pas plus de 1 900 francs en hiver et de 1200 francs en été ; sous Louis XV (1757) ces chiffres furent portés à 2 550 et 1 680 francs suivant les saisons. En fait, la dépossession de l’auteur au profit des comédiens ne profitait pas à ceux-ci, puisqu’ils cessaient de représenter l’ouvrage, et ne portait pas préjudice à celui-là, puisqu’il n’existait pas d’autre scène où il pût la faire jouer.

De sorte que cette pénalité, draconienne en apparence, était plutôt une garantie pour les écrivains vis-à-vis de l’administration théâtrale qui, de nos jours, est seule juge du niveau où elle entend maintenir les recettes. Il n’en allait pas de même des artifices de comptabilité grâce auxquels les comédiens dépouillaient passablement les auteurs ! Les auteurs malheureux surtout : témoin l’histoire maintes fois citée du sieur Lonvay de La Saussaye qui, pour cinq représentations de La Journée Lacédémonienne, dont le produit montait à 24 000 francs, loin de toucher quelque chose, se trouvait devoir à la Comédie une somme de 202 francs. Cet exemple, dont Beaumarchais tira bon parti dans sa campagne contre les sociétaires, tenait à ce que, pour le calcul des droits, — un neuvième du bénéfice net, — chaque pièce avait son budget séparé et, si des frais de mise en scène un peu lourds cadraient avec une chute, le résultat était déficitaire.

Aujourd’hui une chute à la Comédie-Française rapporte quelque chose ; tel ouvrage, qui disparaissait l’an dernier après cinq soirées dont le total s’élevait à 15 000 francs, procurait néanmoins 1 500 francs à son auteur. Car le temps présent au Théâtre-Français a aussi ses anomalies et, sur les droits de 15 pour 100 afférens à la totalité du spectacle, le « lever de rideau, » s’il en existe, prélève un tiers, soit en moyenne 300 francs ; tandis que, dans toutes les autres salles, il n’a droit qu’à 10 francs au maximum.

Si la petite grivèlerie révélée par Beaumarchais était indigne des sociétaires du XVIIIe siècle, le mordant écrivain en a beaucoup exagéré l’importance. J’ai eu la curiosité d’évaluer le dommage réel causé aux auteurs, c’est-à-dire la différence entre ce qui leur était promis et ce qui leur était payé : en neuf ans, de 1780 à 1789, il s’élève à 210 000 francs, soit 23 000 francs par an. Il est vrai que la perception du droit sur le profit, et non sur la recette brute, imposait une lourde charge aux pièces qui tenaient l’affiche trop peu de temps pour amortir leurs frais ; mais, admis de convention expresse, il avait aussi le résultat contraire d’augmenter beaucoup les droits des pièces à succès.

Si l’on compulse les registres du Théâtre-Français, on s’aperçoit bien vite que les faibles droits d’auteur tenaient, non pas tant à la quotité du prélèvement ou à la faiblesse des recettes qu’au petit nombre des représentations de chaque ouvrage. Ainsi les droits d’auteur de Destouches pour le Médisant (1715) ou la Force du Naturel (1750) furent de 315 et de 373 francs par soirée ; chiffre égal ou supérieur à la moyenne actuelle dans la moitié des théâtres parisiens. Pourtant, ces pièces rapportèrent seulement à l’auteur, l’une 4 083 francs, l’autre 4 852 francs, parce que l’une et l’autre ne furent jouées que treize fois.

Pour un acte en vers libres, Molière à la nouvelle salle (1782), La Harpe touchait 460 francs par jour, mais pendant quinze jours, pas davantage. Et peut-être était-ce tout ce qu’un semblable à-propos pouvait prétendre ; mais des œuvres qui fournissent 1 000 et 1 100 francs par soirée comme le Séducteur, comédie en cinq actes du marquis de Bièvre, ou la traduction du Roi Lear par Ducis, ne dépassent pas, la première quatorze, la seconde dix-huit représentations. On les reprend trois ou quatre fois l’année suivante et leur carrière est terminée. Un succès médiocre correspondait à sept représentations pour Macbeth ou à trois pour Roméo et Juliette (1783-1784), avec des droits de 800 ou de 700 francs par séance. De nos jours un accueil assez tiède aux Français correspond, pour un dramaturge connu, au même taux moyen de 800 francs par séance, mais qui se multiplie quarante ou cinquante fois ; parce que le public curieux de nouveautés est dix fois plus nombreux que sous Louis XVI.

Un succès d’argent sans précédent au XVIIIe siècle fut celui du Mariage de Figaro, donné soixante-treize fois en 1784, qui valut à Beaumarchais 89 000 francs de droits ; soit 1 220 francs par représentation, chiffre, même de nos jours, plutôt exceptionnel. Mais aujourd’hui, une vogue équivalente à celle du Mariage de Figaro se traduirait par 500 représentations et par plus d’un million de droits, perçus tant à Paris qu’en province et à l’étranger.


V

Ce n’est donc ni à leur groupement syndical, ni à la gestion habile et énergique de leurs intérêts, que les auteurs dramatiques doivent l’accroissement de leurs gains, mais à ce fait que leur clientèle s’est grandement étendue et enrichie depuis cent vingt ans : les abonnés de l’Opéra en 1778 étaient au nombre de 112 et payaient ensemble 280 000 francs, — aujourd’hui 1 700 000 ; — la somme encaissée en un mois d’hiver de l’année 1783 était de 47 000 francs avec un maximum de 5 200 francs. Le maximum actuel est de 23 000 francs et la moyenne de 16 800. Les recettes annuelles des Français ont peu augmenté, mais à côté d’eux ont surgi quinze scènes de dimensions diverses, où les places se louent à peu près au même prix.

Le théâtre en effet demeure l’apanage de la classe aisée, il vit de la bourgeoisie comme le journal vit du peuple. Sur 100 000 francs de recettes, dans les salles parisiennes, il n’y a pas 10 000 francs provenant de places à 3 francs et au-dessous, et il y a 80 000 francs provenant de places à 6 francs et au-dessus. Ce sont les riches qui, depuis soixante ans, ont fait passer de 5 millions, en 1848, à 25 millions, en 1908, les recettes des grands théâtres, où l’on constate la disparition progressive des petites places.

Les spectateurs qui les occupaient préfèrent les music-halls, Edens, Folies, Divans, Alcazars et Eldorados de leur quartier, où, moyennant une pièce de vingt sous, ils sont, trois heures durant, aussi divertis qu’un empereur des Mille et une Nuits au comble de la puissance, de la magnificence et de l’oisiveté. Et que peut désirer un homme raisonnable en ce monde, sinon d’être cet empereur, ne fût-ce que par cotisation ? Notre démocratie parvenue devait posséder un menu-plaisir à la mesure de ses goûts, de son intelligence et de ses ressources, comme elle a des journaux, des romans, des objets de luxe et des hommes d’Etat, d’un niveau et d’une valeur limités, mais en abondance.

Où l’on voit à quel point le milieu économique nous domine et comment seul il crée les salaires, c’est dans le partage effectif des droits entre les auteurs dramatiques. Voici une société qui organise l’égalité absolue entre ses membres, puisque débutans ou vétérans, inconnus ou célèbres, touchent le même prorata sur la recette brute, sans égard aux bénéfices ou aux pertes de l’entrepreneur. Cependant l’inégalité a beaucoup augmenté entre les auteurs, par ce seul fait matériel que la clientèle théâtrale s’étant multipliée, les pièces à succès se jouent beaucoup plus longtemps que naguère, rapportent par conséquent beaucoup plus ; tandis qu’avec le renouvellement rapide des spectacles d’autrefois, un plus grand nombre d’ouvrages avaient forcément accès à la scène et personne n’y pouvait faire de très gros profits.

Les auteurs dramatiques seraient au nombre de 4 500 si l’on comptait comme tels les 4 200 stagiaires, — le « stagiaire » est celui qui n’a pas encore cinq actes à son actif, — auteurs de vagues revues, pochades, proverbes ou « à-propos, » représentés quelques soirs devant des rampes lointaines et ignorées. Négligeons 4 000 d’entre eux qui ne sont proprement que des amateurs et touchent ensemble une centaine de mille francs par an, soit 25 francs par tête, — il en est dont les droits annuels ne s’élèvent qu’à 1 fr. 75, — et voyons comment se répartissent, entre les 300 sociétaires et les 200 aspirans bénéficiaires d’un minimum de 500 francs par an, les millions encaissés par la corporation, déduction faite de la part des veuves, enfans et autres héritiers des membres défunts.

Sur 500 auteurs vivans, 7 ont touché en un an plus de 100 000 francs, 8 ont reçu de 50 000 à 100 000 francs, 27 de 20 000 à 50 000, 28 de 10 000 à 20 000, 40 de 5 000 à 10 000, enfin 390 ont reçu de 500 à 5 000 francs. En résumé, une dizaine d’auteurs se partagent le premier tiers, une trentaine le second, et 460 le troisième tiers.

Aux sommes distribuées par la Société s’ajoute le total inconnu des droits recueillis sur des scènes étrangères avec qui nos compatriotes ont directement traité. On retrouverait chez nos voisins et au-delà de l’Océan les bizarres caprices de la foule, qui font la vogue ou la chute des œuvres dramatiques dans leur pays d’origine. Tel drame, à peu près ignoré en France, a produit plus d’un million de droits en Amérique ; telle comédie, qui a ravi les Parisiens, échoue en Angleterre et donne 85 000 fr. de droits aux Etats-Unis. Question de traduction parfois ou d’interprétation ; question de mentalité aussi : l’ « action » voyage mieux que la « psychologie » ou le « dialogue, » et ceux dont la prose voyage mal ont de quoi se consoler en songeant qu’ici la « valeur d’exportation » ne pèse que… dans la balance du commerce.

Mais nous observons en cette profession libérale le même phénomène que dans les autres, où les temps modernes ont accru l’inégalité et exalté les privilèges d’une élite. Nous le remarquerons encore pour les 7 000 artistes dramatiques ou lyriques. Nous ne comparerons pas les pensionnaires actuels de nos théâtres de musique aux chantres que les seigneurs féodaux entretenaient dans leurs châteaux, ni aux maîtrises des cathédrales gothiques, dont le « ténoriste » gagnait au XVe siècle de 200 à 650 francs par an, plus le logement. Le premier chantre de chapelle d’Anne de Bretagne avait 2800 francs d’appointemens (1498) et l’on donnait, à Bruxelles, 21 francs par tête à des « compagnons » qui chantaient, devant l’archiduchesse-gouvernante des Pays-Bas des « chansons à plaisir » (1527) ; tandis qu’en 1700 le premier soprano du duc de Savoie était payé 6 700 francs par an.

Nous ne savons ce que Richelieu donnait à la « signora Léonor, » une « virtuosa » qu’il avait fait venir d’Italie, ni ce que de Nyert, le chanteur préféré de Louis XIII, honoré de l’état de premier valet de chambre, ou Lambert son élève, se faisaient à la Cour ; mais, à la fin du règne de Louis XIV (1713), le premier ténor, — haute-contre, — recevait 6 000 francs par an à l’Opéra, et le premier sujet féminin du chant y était payé 18 000 francs à l’époque de la Révolution.

Aujourd’hui le premier ténor de l’Opéra gagne 150 000 francs et, lorsqu’il atteint un certain niveau de célébrité, ses tournées en Amérique lui rapportent, en six mois, trois fois autant. Aucune scène n’est plus assez riche pour se l’attacher à demeure. Sans sortir de Paris, la concurrence des théâtres de drame et de comédie a fait monter le taux d’engagement des acteurs notoires à des prix inconnus de leurs devanciers, je ne dis pas sous l’ancien régime, mais seulement au milieu du XIXe siècle. Tel, qui excelle aujourd’hui dans la farce, reçoit 80 000 francs par an, tandis que son père, qui n’était pas moins aimé dans cette partie, se contentait de 14 000 francs il y a quarante ans. De simples divas d’opérette ont un cachet journalier de 500 francs, et la comédienne la plus favorisée peut recevoir, en neuf mois, 230 000 francs de son directeur.

« Je perds 500 francs par jour à rester ici, » disait plaisamment un acteur renommé, en quittant la maison de Molière. En effet, les seuls artistes qui n’aient pas augmenté depuis Louis XVI sont les sociétaires de la Comédie-Française, dont le maximum actuel ne dépasse pas 36 000 francs, tant en traitemens fixes et en « feux » qu’en participation aux bénéfices. De 1780 à 1789 le nombre des parts était peu différent d’aujourd’hui, — 23 au lieu de 29, — et la part, qui oscilla pendant ces neuf années de 23 000 à 43 000 francs, valut en moyenne 34 500 francs, non compris les feux et diverses gratifications annuelles. Cette rémunération privilégiée s’expliquait par le monopole dont les « Français » de jadis étaient investis ; mais on ne s’expliquerait pas comment les « Français » d’aujourd’hui, avec des appointemens restreints, peuvent conserver des « étoiles, » si l’on ne tenait compte du prestige moral de cette maison et de la dignité qu’elle procure.

Ici comme ailleurs le « rang » se paie ; il intervient dans la fixation des prix. Or les « rangs » subsistent dans notre démocratie, bien qu’ils aient changé. Dans leur querelle avec les auteurs de 1780, les acteurs, pour justifier leur gain, faisaient valoir que « la profession de comédien est ingrate, exclusive de toute autre, que l’on y est abreuvé de dégoûts. » Cent ans après Molière, l’ostracisme contre les « planches » n’avait pas désarmé : pour avoir épousé la nièce du comédien Fréville, fille d’un danseur de l’Opéra, François (de Neufchâteau), le futur comte de l’Empire et président du Sénat, ne put se faire inscrire en 1769 avocat au Parlement ni au Conseil.


VI

La situation sociale des artistes s’est transformée et même celle de quelques-uns d’entre eux a grandi beaucoup plus, on vient de le voir, que leur salaire. Le travail intellectuel, sous toutes ses formes, s’est élevé à une dignité dont les interprètes de l’œuvre prennent leur part à côté des créateurs. Cette évolution est toute récente. Aux temps féodaux, vis-à-vis de l’homme de puissance et de richesse, l’homme de pensée était dans l’attitude où les miniatures des vieux manuscrits nous le font apercevoir, : le premier, assis, debout ou à cheval, recevant l’hommage que le second à genoux, incliné, salutateur, lui fait de son livre.

Sous la monarchie modernisée, les cadres avaient conservé la structure de l’ancienne société, dont les mœurs avaient gardé l’empreinte. Etre d’épée, d’église ou de robe, c’était être « quelque chose ; » hors cela, l’on n’était rien et de rien. Ces castes d’ailleurs n’étaient point fermées, l’argent y donnait entrée de plein saut ; le mérite, uni à cette sorte d’adresse que nous nommons l’ « arrivisme, » permettait aussi d’y avoir accès, et la faveur du prince pouvait porter aux sommets ceux qu’à raison ou à tort elle avait distingués. Mais à la condition qu’ils rentrassent dans le moule politique de l’État, qu’ils suivissent ses filières, c’est-à-dire qu’ils se fussent engagés dans une des carrières ecclésiastique, militaire, ou judiciaire, ou administrative S’ils se contentaient d’être de libres génies, ils resteraient en marge des institutions et n’auraient qu’une place médiocre dans la France officielle, qui était alors toute la France. Ces grands écrivains, d’où le XVIIe siècle tire à nos yeux son principal lustre, n’ont été que d’humbles comparses à la cour de Louis XIV.

Non pas parce qu’ils étaient sans naissance et sans biens ; mais parce qu’ils étaient « gens de lettres, » au lieu d’être quelque peu maîtres des requêtes, intendans de finance, conseillers au parlement, capitaines de chevau-légers ou aumôniers de prince, voire écuyers de vénerie ou de volière. Racine en fournit un exemple typique : Louis XIV et Mme de Maintenon l’envoyaient chercher « pour être amusés par son entretien ; » il a « des privances » avec le Roi qui, afin de l’entendre lire Plutarque à haute voix, le fait coucher dans sa chambre.

Quelle inconvenance ! « Un homme venu de rien ! » s’écrie un contemporain scandalisé. Or, nombre de subalternes que le caprice royal, depuis Henri IV jusqu’à Louis XVI, a métamorphosés en ministres et en grands seigneurs, n’ont pas été de plus haute extraction que Racine. Mais, pour celui-là, il n’est point d’un métier à pousser sa fortune plus loin que l’honneur de la conversation familière. Encore doit-il prendre garde à ne pas aborder les sujets politiques qui ne le regardent pas. Racine le fit un jour, au péril de sa faveur ; il osa coucher par écrit quelques idées justes sur le gouvernement qui déplurent, et il fut sèchement remis à sa place : « Parce qu’il est grand poète, dit Louis XIV, veut-il être ministre ! »

Cette ironie prête à rire, dans un sens tout opposé à celui où l’entendait le monarque de 1698 dont les choix, en fait de ministres, sont connus à cette époque pour avoir été assez malheureux. De sorte que ces conseillers patentés ne semblent vraiment avoir eu, sur un esprit tel que Racine, d’autre avantage que le brevet. Le pauvre grand homme pourtant accepta la leçon ; il demeura navré de son intrusion dans un domaine interdit et nous le voyons, derrière les charmilles de Versailles, combiner avec Mme de Maintenon un recours en grâce qu’interrompt le bruit d’une calèche : « C’est le Roi que se promène, cachez-vous. » Et Racine se sauva dans un bosquet.

L’État contemporain, issu d’un parti, a des favoris encore parmi les gens de lettres ; à ceux de « son parti » il réservera les menues distinctions, le panache qui se donne par décret, y compris le panache de corbillard, les apothéoses d’outre-tombe ; mais du moins parmi nous, sauf les cuistres, personne n’a-t-il plus du roi-peuple cette peur que Racine avait du grand Roi ; et c’est quelque chose.

Les gens de lettres, les savans, les artistes en tout genre ont gagné beaucoup à l’avènement de la démocratie et même à un certain abaissement des fonctions publiques. L’ancien régime ne les avait jamais admis aux premiers rangs ni aux premiers titres et Napoléon Ier, sous ce rapport, avait imité l’ancien régime. C’était une tradition encore trop fraîche pour être brisée du premier coup. Lorsque le temps sembla venu de décerner à la littérature des récompenses équivalentes à celles qui avaient été jusque-là réservées à l’armée ou à la politique, ces récompenses ne valaient plus grand’chose pour personne et les galons étaient décidément fanés.

Richelieu avait institué l’Académie Française, « compagnie de gens doctes et recommandables pour la connaissance des belles-lettres. » C’était, comme dit Chamfort, une manière de leur donner un « état ; » état bien modeste au début et qu’un « homme de qualité » n’eût point accepté sans déroger. Richelieu qui fondait la corporation n’y entrait pas ; il en était seulement le « protecteur, » comme après lui le chancelier Séguier. Lorsque fut créé le premier jeton académique (1672), on pensa le fixer à un demi-louis d’or, mais on reconnut qu’eu égard au nombre des séances, cela ferait 2 700 francs par an et que « ce bénéfice, les grands de la Cour chercheraient, dit un membre de l’Académie, Charles Perrault, à le faire avoir à leurs aumôniers, aux précepteurs de leurs enfans et même à leurs valets de chambre. »

Ce « bénéfice, » qui ne dépassa pas 480 francs jusque la Révolution, les « grands de la Cour » le briguèrent bientôt après pour eux-mêmes ; cette confraternité avec les premiers gens de lettres, les fils et petit-fils des personnages officiels qui l’eussent repoussée, la sollicitèrent comme un honneur. Non que les membres de la Compagnie fussent tous célèbres ou éminens. Les « utilités » de 1635, les « enfans de la pitié de Bois-Robert » que le jovial abbé avait introduits sur la liste pour faire nombre, avaient été remplacés au XVIIIe siècle par d’autres « passe-volans » qui ne les surpassaient guère. Mais le corps s’était revêtu d’autorité et de prestige. L’ombre des génies qui, en moins de cent années, s’étaient assis à la table académique, planait sur elle et suffisait à la glorifier. Et depuis Napoléon, sans que l’uniforme palmé de vert dont l’avait doté l’Empereur y fût pour rien, l’Académie n’a cessé de grandir ; mais les gens de plume ont grandi plus encore, et assez pour se pouvoir passer d’elle, s’il plaisait à l’envie démocratique de la supprimer comme une aristocratie importune.


VII

A la fin de l’histoire des revenus, appointemens, bénéfices et honoraires, une question se pose, qui ne rentre pas dans l’objet spécial de cet article, puisqu’elle intéresse l’ensemble des travailleurs et des capitalistes ; mais les lecteurs de la Revue me permettront de la traiter ici, parce qu’elle forme le complément des études précédemment publiées sur ceux que j’ai qualifiés de « riches. » Richesse très relative, ai-je dit[3], puisqu’elle consiste à dépenser annuellement plus de 2 500 francs par famille. Mais puisque l’on admet que les recettes globales des Français montent à 27 milliards de francs, et qu’il existe sur notre territoire 11 millions de « feux, » 2 500 francs par an constituent la moyenne de ce qui reviendrait à chacun de ces ménages si l’on partageait exactement entre eux la masse des salaires et des revenus. La plupart des journaliers ruraux ne gagnent pas moitié de ce chiffre, nombre d’ouvriers parisiens le dépassent ; quel que soit d’ailleurs leur état social, ceux qui disposent d’une somme supérieure à 2 500 francs ne forment pas plus du cinquième de la nation.

Les salaires ayant triplé et quadruplé depuis un siècle, tandis que le coût de la vie doublait à peine et pour beaucoup de chapitres, tels que le blé, ne haussait pas, nul ne conteste que le bien-être des salariés ne soit deux fois plus grand. Peu importe, répondent les dévots de l’égalité, que les ouvriers aient vu croître leur salaire, si les capitalistes ont vu croître davantage leur fortune ; peu importe que les pauvres soient devenus moins pauvres, si en même temps les riches sont devenus plus riches ; si la distance entre eux n’a pas varié, si même l’écart a grandi entre ceux qui possèdent le moins et ceux qui possèdent le plus.

À ces détracteurs du présent quelques économistes ont cru faire une réponse péremptoire, en montrant la plus-value de la main-d’œuvre concordant avec la baisse du taux de l’intérêt. Il n’a pas été difficile à leurs adversaires d’observer : que le taux de l’intérêt ne signifiait rien ici, que les capitaux pouvaient grossir dans leur ensemble beaucoup plus que leur loyer ne s’amoindrissait. Si le fait se produit, si, dans les recettes globales des Français, les capitalistes prennent plus et les travailleurs moins qu’il y a un siècle, c’est la preuve, concluent-ils, que le progrès profite aux capitalistes plus qu’aux travailleurs.

Remarquons d’abord que les variations du taux de l’intérêt n’ont rien à démêler avec celles des salaires. Aucune connexité entre ces deux phénomènes ; l’histoire fournit des exemples, soit d’une baisse des salaires coïncidant avec une baisse du taux de l’intérêt, — au XVIe siècle, — soit des prix du travail doublant, pendant que le loyer de l’argent demeure immobile — XIVe au XVe siècle. — Sans chercher dans le passé, si nous jetons un regard sur le globe nous voyons aux Etats-Unis l’intérêt élevé de même que les salaires ; en Russie, les salaires bas et l’argent cher ; en Belgique, les salaires et l’argent également bon marché.

En France, le taux de l’intérêt, après avoir baissé de 1815 à 1848 jusqu’à 3 pour 100, remonta sous le second Empire à plus de 5, et, de sa baisse récente depuis trente ans, il faut exclure les revenus fixes, dont la capitalisation plus haute accroît nominalement la fortune publique. C’est un point important à considérer, puisque le grand argument, pour convaincre le travailleur qu’il est spolié, consiste à lui dire : Pendant que le capital sextuplait, — de 1800 à 1908, — les salaires ont simplement quadruplé.

Il est pourtant indéniable que, dans l’industrie et le commerce, la part du patron a diminué. Pour s’en rendre compte, il ne faut pas, comme on le fait parfois, mettre en parallèle dans une affaire quelconque les salaires avec les dividendes : suivant que l’objet de l’entreprise exige plus ou moins de main-d’œuvre, il semblera que le capital reçoit beaucoup ou très peu, par rapport au travail, et ce ne sera peut-être pas plus vrai dans un cas que dans l’autre. Il faut savoir aussi quelle est l’importance du capital initial et non pas seulement le chiffre d’affaires.

Mais, si l’on ne saurait tirer aucune conclusion de la comparaison du bénéfice avec les salaires, on peut comparer le bénéfice sur le même objet à deux époques successives et l’on se convainc alors que, dans ce domaine immense de la production et de l’échange, la part du capital s’est réduite et la part du travailleur s’est accrue. Lorsqu’on entend dire que l’ouvrier a droit au produit intégral de son travail, cela veut dire, je pense, que le travailleur capitaliste, — appelé patron, — devrait cesser de prélever, sur le prix de l’objet fabriqué, le loyer de son argent employé à l’achat des outils et des matières premières. En attendant que les capitaux aient été supprimés par ce, qu’on nomme l’ « organisation coopérative du crédit, » nous constatons déjà que le capital a été réduit à la portion congrue.

Par rapport à ce que prenaient, pour l’intérêt de leurs avances et de leur matériel rudimentaire, les petits patrons d’il y a cent ans sur chaque kilo de fer, de charbon, de papier ou de cuir, sur chaque mètre de drap ou de toile, sur chaque tonne de marchandises transportée par terre ou par eau, les gros patrons d’aujourd’hui prennent infiniment moins. La distance entre la journée du « maître » et la journée du « compagnon, » qui constituait le bénéfice patronal sous Napoléon Ier, multipliée par les deux ou trois mille « compagnons » qu’emploient les sociétés industrielles de nos jours, représenterait pour elles un bénéfice cinq ou six fois supérieur à tous ceux qu’elles espèrent recueillir. Cependant, l’outillage qu’elles fournissent à ces deux ou trois mille hommes coûte beaucoup plus que tous les outils dont ils se servaient il y a cent ans.

C’est même pour s’être contentée d’un profit inférieur que la grande industrie a supplanté la petite, et non pas seulement pour avoir introduit des procédés mécaniques perfectionnés. La preuve, c’est que dans le commerce, où il n’y a pas de mécanique ni de travail usinier, c’est en réduisant ses ambitions de lucre que le gros commerçant a tué le petit. Et le mouvement ne s’arrête pas : dans toute manufacture dont on peut suivre l’histoire depuis cinquante ans, on constate que, sur chaque unité de marchandise, quels que soient les progrès réalisés dans la fabrication, le gain s’est aminci tandis que la journée de l’ouvrier renchérissait.

Comment donc concilier ces deux faits, en apparence contradictoires : l’accroissement de la fortune des capitalistes, supérieur à la hausse des salaires, et l’extrême réduction du bénéfice patronal ? Il est clair, par la coïncidence même de ces deux phénomènes, que la fortune advenue aux capitalistes n’a pas été dérobée aux travailleurs. Au contraire, loin d’en avoir fait les frais, ce sont les travailleurs qui sont les propriétaires de cette fortune ; du moins les plus chanceux d’entre eux, car nos capitalistes sont tous de date récente. Le travail, c’est le gain annuel ; le capital, c’est le gain accumulé d’un demi-siècle. Et comment interdire au travailleur d’épargner, s’il lui plaît, quelque chose sur son gain de l’an dernier, de le cristalliser en capital et d’en tirer un revenu ?

Les capitaux se forment d’ailleurs et peuvent augmenter par des causes où le travail n’a rien à voir : les propriétaires du sol de Paris, des grandes villes et de quelques localités où le terrain a prodigieusement augmenté ; ceux des domaines sis en des provinces reculées dont les voies de communication ont quadruplé la valeur ; les porteurs de fonds d’Etat français et d’obligations de chemins de fer, souscrits à l’émission un tiers plus bas que le cours actuel ; ceux-là et bien d’autres, tels que les actionnaires de compagnies d’assurances, de banques ou de commerce, ont gagné, sans qu’on les puisse accuser d’exploiter le travail d’autrui, puisque leur capital ne servait à payer aucun ou presque aucun travail manuel.

Il est aussi beaucoup de capitaux français qui ne correspondent pas à du travail français, puisqu’ils sont placés à l’étranger. Ici les Français encaissent nécessairement plus de revenus que de salaires, à l’inverse des Américains qui reçoivent plus de salaires que de revenus ; puisque le prix tout entier du travail reste chez eux et qu’une partie du loyer des capitaux émigré dans le vieux monde.

Cette opposition que l’on veut faire, entre le développement des capitaux et celui des salaires, pour en tirer des argumens contre le temps présent, est si vaine et si fausse que, tout au rebours, l’accroissement des revenus par rapport aux salaires est le critérium des progrès d’un peuple : c’est signe qu’il s’y forme des capitaux. Nous évaluons les salaires actuels en France à 12 milliards et les revenus à 9 milliards ; or, sous Henri III ou sous Louis XV, le total des salaires, comparé à celui des revenus, devait être proportionnellement supérieur à ce qu’il est aujourd’hui, quoique l’aisance des salariés fût bien moindre que de nos jours. Dans la Russie contemporaine, la somme des salaires est, par rapport à la somme des revenus, bien plus grande qu’en Angleterre ; ce qui n’empêche pas le mougik d’être pauvre, tandis que l’ouvrier anglais est riche.

Jusqu’ici nous venons d’appeler « salaire » la rétribution du pur travail manuel et nous l’avons comparée à la rente que l’argent, placé n’importe où et n’importe comment, représenté par des valeurs ou par des immeubles, rapporte sinon sans risque, du moins sans labeur. Mais il est d’autres salaires : les appointemens des fonctions privées ou publiques et les honoraires des professions libérales, que l’on peut estimer à deux milliards et demi par an. Il est aussi des revenus mixtes, produits à la fois du travail et du capital : ce sont les bénéfices des commerçans, des industriels, des fermiers ou autres exploitans du sol, que nous avons chiffrés à trois milliards et demi[4]. Sur le profit de cette classe on peut admettre que la moitié au plus représente l’intérêt de son argent et l’autre moitié son salaire.

Ainsi, dans, la répartition proportionnelle des recettes nationales, la part du travail, quelle qu’en soit la nature, depuis la journée du maçon jusqu’à la comédie de l’auteur dramatique, se chiffre annuellement par quelque 16 ou 17 milliards, moitié plus que les 10 ou 11 milliards de revenu des capitaux. Mais n’allez pas croire qu’il y ait un avantage quelconque pour une nation à ce que la part du travail dans les recettes, — qui se trouve ici de 60 pour 100, — surpasse la part du capital, — qui est de 40 pour 100.

C’est un fait sans conséquence ; même le contraire serait plus avantageux pour la France : il vaudrait mieux que la part des capitaux égalât celle des salaires, ce qui est probablement le cas en Angleterre. Reprocher aux capitaux d’avoir en cent ans augmenté plus que les salaires, — qui ont quadruplé, — c’est faire le procès de la France moderne sur un chapitre où elle mérite précisément d’être louée : celui de ses économies que les financiers apprécient à 1 800 millions par an.

Il est vrai que ces capitaux, de nouvelle création, ne sont pas distribués à chacun par la destinée, comme le pain bénit à la grand’messe, en parcelles uniformes, dans une corbeille où il n’y a qu’à plonger la main. Ils s’agglomèrent et se concentrent chez quelques travailleurs heureux, par le jeu même des forces contemporaines, qui parfois ne laissent pas de milieu entre la ruine et l’extrême opulence, et qui partout, jusqu’au sein des professions libérales, instituent le triomphe pécuniaire d’une élite. A coup sûr les « égalomanes » ne s’attendaient pas à pareille trahison de la démocratie qui se plaît à forger des altesses économiques. Il faut en prendre son parti. Nul système coercitif, qu’il naisse de la colère ou du rêve, n’entravera ces ascensions tant qu’elles sont utiles.

Or elles sont utiles en ceci : les princes, de la production, en vulgarisant au profit du plus grand nombre un luxe ordinaire et banal, — il n’y avait de banal autrefois que la misère, — retirent au riche une partie de son privilège et à la richesse une partie de sa valeur. Ils sont ainsi les agens de l’évolution moderne qui, si elle n’a pas pour but d’égaliser les « fortunes, » a pour résultat d’égaliser les « jouissances. »


Vte G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre 1908.
  2. Dans cet article, comme dans les précédens, tous les chiffres sont traduits en monnaie actuelle.
  3. Voyez la Revue du 1er juin 1906, page 619.
  4. En Angleterre, les statistiques de l’Income-Tax donnent pour les appointemens le chiffre de 2 milliards 900 millions de francs et celui de 5 milliards 200 millions pour les bénéfices du commerce, de l’industrie, de l’exploitation agricole et des professions libérales. Soit, pour ces diverses catégories, un total de 8 milliards 100 millions, au lieu des 6 milliards que nous leur attribuons en France. Et la différence paraîtra plus sensible encore, si l’on songe qu’en Angleterre les revenus inférieurs à 4 000 francs ne figurent pas dans les chiffres ci-dessus.