Les Romanciers d’aujourd’hui/Les Mondains

La bibliothèque libre.
Léon Vanier, libraire-éditeur (p. 233-250).


CHAPITRE VI

LES MONDAINS




Gyp. — Octave Feuillet. — Henri Rabusson. Ludovic Halévy. — Édouard Droz. — Georges Duruy.


… Je l’allai voir et lui dis d’abordée :

— Monsieur l’homme du monde, que pensez-vous de nos romanciers mondains ?

Il se recueillit.

— Monsieur, me répondit-il, je pense qu’on les a nommés ainsi, parce que le monde, qui lit peu, ne les lit pas du tout. Ils sont quatre ou cinq, sans plus. Car je ne tiens pas pour mondains M. de Goncourt ni M. Bourget, quoiqu’ils aient écrit sur le monde[1]. Mais leur littérature est trop savante. Ils réfléchissent sur tout, déduisent et induisent, et il est visible qu’ils songent à satisfaire leur propre curiosité plus qu’à exciter la nôtre. Ce sont des philosophes. Tout autre est le romancier mondain. Celui-là n’a cure d’être profond. Il lui faut plaire, d’abord, et pour ce s’accommoder aux exigences d’un public qui, à mesure qu’il est moins dégrossi, raffole davantage d’élégance et de bel air. On ne lui demande aucune sincérité. Ses drames et ses comédies se donneraient dans l’azur, qu’ils n’auraient ni plus ni moins de consistance. Voyez Sibylle de M. Feuillet, et voyez L’Abbé Constantin de M. Halévy. Le grand monde y est aussi scrupuleusement dépeint, à peu près, que le monde bourgeois, ouvrier et paysan, dans les œuvres complètes de M. Émile Zola.

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Eh bien, s’ils n’ont, comme vous dites en votre langue, MM. les journalistes, d’autres moyens d’information que les romans de M. Feuillet ou de M. Zola, j’imagine que nos petits-neveux seront fort gênés un jour pour se faire une idée de la vie contemporaine. On s’y reconnaît à peine aujourd’hui. Que sera-ce dans deux cents ans ? Puisque vous faites tant que de me consulter, sachez que vos idéalistes et vos naturalistes sont aussi loin de la vérité les uns que les autres. Il n’y a peut-être eu en ce siècle que deux écrivains exacts, informés, fidèles décalques de la vie qu’ils ont représentée ; et, par un contre-sens inexplicable, on n’a voulu voir en eux, — au lieu des très sincères historiographes qu’ils sont, — que des à-peu-près de vaudevillistes. Je vous parle de Henri Monnier et de Gyp. Et ne cherchez pas là un paradoxe. Les scènes de Monnier et de Gyp sont minutieusement vraies. Pour retrouver Jean Hiroux[2], il n’y a qu’à ouvrir les gazettes judiciaires. Et, de même, croyez bien que Paulette, Bob et Loulou[3] agissent et parlent dans la vie comme les fait agir et parler Gyp. Tenez, j’ai là une sorte de mémorandum, où je me suis amusé, jadis, au jour le jour, à noter les menues aventures de mes débuts dans le monde. Gyp n’avait pas encore publié Autour du Mariage. Méditez-moi ces deux traits, Monsieur : — « Une demoiselle de seize ans (grâce pour le nom), fardée et maquillée comme une femme de quarante, profitant de l’absence de ses parents pour courir les petits théâtres au bras de son frère à peine plus âgé qu’elle, et, sur le devant de la loge où ils se sont assis, bien en vue, cette requête de la mignonne : « P’tit frère, dis-moi donc zut, tout haut, qu’on croie qu’tu parles à ta maîtresse ». — Et ceci : — « Déclaration d’une demoiselle de dix-huit ans à son cavalier : « Oh ! vous, je ne vous épouserai pas. Vous n’êtes pas suffisamment bête pour faire un mari. Mais votre tête me va. Tout de bon ! Je veux des amants chics ; vous viendrez le troisième, hein ? Il y en a deux d’inscrits avant vous. » — Et elle les nommait. Reconnaissez-vous les petites amies de Paulette, monsieur le journaliste, ces idéales jeunes filles, dont M. Feuillet a dit, dans un accès de franchise, qu’elles tenaient entre elles des conversations à faire rougir un singe ? Revenez à la Sibylle du même M. Feuillet, et voyez, je vous prie, où est la vérité.

Non, non, ce n’est pas le « monde » qui fait le succès de ce qu’on nomme la littérature mondaine. Peut-être y touche-t-il, du bout des doigts, pour comparer la copie à l’original, mais il sait d’avance que cette fois encore l’original n’aura pas été rendu dans ses extrêmes délicatesses et ses infinies nuances, et il a plaisir à se sentir si impénétrable toujours. Croyez que M. Feuillet et M. Rabusson et M. Droz et les autres n’obtiennent pas plus grâce à ses yeux que n’en obtint Balzac, et que seule, entendez-vous, seule, Gyp a pu jusqu’ici étonner ces grandes dames par l’impressionnisme hardi et l’instantanéité de ses reproductions[4]. Et comment le monde ne ferait-il pas bon marché de vos romanciers mondains ? Ce sont pour lui comme pour le baron Desforges, de Mensonges, des « phonographes bêtes ou qui mentent ». Leur clientèle est ailleurs : rue Saint-Denis, au Temple, au Marais, un peu partout dans le gros public des commissaires-priseurs, des notairesses et des quincaillières. Ces gens-là sont jaloux, n’importe par quel interstice, par un écho du Gil-Blas comme par le livre du jour, de pénétrer en idée dans des salons où ils n’iront jamais autrement. L’inconnu jusque dans cette forme les attire, et ils éprouvent le même charme à la mondanité d’un Feuillet que nous en trouvons, nous autres, à l’exotisme d’un Loti.

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Et M. Feuillet ne l’ignore pas. Quand éclata, il y a quelques années, la tourmente naturaliste, on put craindre un instant pour la fragile clientèle de ce romancier. Ce fut un nuage, et qui passa. M. Feuillet, qui avait eu le bon esprit de survivre à cette réaction, y gagna un regain de succès[5]. D’autres se mirent à sa suite que vous connaissez, MM. Rabusson, Halévy, Duruy, Droz. Le monde, ou ce qu’on appelle ainsi, s’était fort accru dans l’intervalle. Au monde du faubourg Saint-Germain, étaient venus s’ajouter, comme par stratification, le monde du faubourg Saint-Honoré et celui de l’Arc-de-Triomphe. Déjà, en 1868, un des vôtres et des plus spirituels, M. Scholl, pouvait écrire en toute raison : « Le faubourg Saint-Germain est moins fermé. Il se forme une société composée de gens intelligents de tous les mondes. On est moins absolu, moins exclusif qu’autrefois et l’on s’en trouve bien »[6]. Intelligents est peut-être de trop, et je ne sache pas que l’on s’en trouve si bien. Mais il est très exact qu’aujourd’hui toutes les barrières tombent ou vont tomber. Le monde, c’est le luxe, voilà la vérité, et c’est M. Rabusson qui a eu le mérite de la découvrir. Ah ! il ne lui est pas tendre, à ce luxe ! On a fort joliment remarqué (qui donc, déjà ?) que M. Rabusson n’était qu’un Feuillet retourné. Mais Sainte-Beuve avait dit de M. Feuillet lui-même qu’il n’était qu’un Musset converti[7]. Et ce que Sainte-Beuve disait de cette conversion, on pourrait le reprendre et l’appliquer à l’auteur de Marcelle[8]Comme M. Feuillet procède de Musset, M. Rabusson procède de M. Feuillet ; mais lui aussi, en homme d’esprit, il ne cherche à imiter son maître qu’en le contredisant. Et de cette sorte, rien qu’à prendre le contre-pied des théories de M. Feuillet, en substituant, par exemple, le pessimisme et le dandysme du jour à l’optimisme beat d’il y a trente ans, il fait lui aussi du « neuf » ; il fait, sinon mieux, du moins autrement que son maître, et c’est pourquoi il a réussi. Dans tout succès un peu vif, conclurai-je avec Sainte-Beuve, il y a de ces contrastes et de ces à-propos.

Tenez, L’Abbé Constantin ? M. Ganderax[9] a pu dire que le roman de M. Halévy, en littérature, il y a juste sept ans, fit l’effet d’un 9 thermidor, — sans guillotine. Relisez-le. Que cette peinture vertueuse et morale de la société soit plus exacte que les autres, c’est dont je doute et dont se soucie fort peu, au reste, M. Halévy. Il lui suffit que ce soit une idylle possible ou simplement vraisemblable. Et il a bien raison ! Malgré tout, j’éprouve quelque gêne à apprécier cette seconde manière de M. Halévy. On le savait curieux, léger, sceptique. Il était pour une grande part dans la création de cette petite et si vivante toquée de Frou-Frou[10]. Après quoi j’ai peine à saisir le fil pour passer à L’Abbé Constantin. Cela vous a un air de gageure, l’accomplissement d’une promesse faite avant son mariage académique à quelqu’une de nos pieuses douairières qui le chaperonnait. Mais, pour être toute de tête, je n’en vois pas moins ce que cette littérature a de rare et de délicat. J’y trouve ce goût, auquel on ne croit plus guère, et qui n’est que le sentiment de la mesure. La plaisanterie y nait d’elle-même, sans qu’on la pousse, et comme une jolie fleur au milieu d’un parterre naturel. Voici un éloge de blasé : mais je ne sais pas de roman qui fatigue moins. On quitte M. Zola avec des maux de tête et des hallucinations, de gros cauchemars de viandes ou de légumes. M. Bourget lui-même veut être feuilleté doucement, aux heures grises et crépusculaires, plus que lu tout d’une traite. Mais l’exquise après-dînée qu’on passe avec M. Halévy ! On n’a besoin d’aucun effort, parce qu’il n’y en a point non plus chez le romancier. On n’y est point arrêté, surpris, chatouillé et à la longue énervé, comme chez les Goncourt, par des rencontres de verbes et d’épithètes rares. C’est encore, en fait de style, ce que je sais de plus parisien. Rien de banal ni d’outré, certes, quelque chose qui glisse et froufroute et n’étale ni paillettes ni verroterie, la grâce d’une jolie femme décolletée dans un salon bien tenu.

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Mais si ce décolletage sait bien où s’arrêter, avec M. Halévy, il n’a plus de mesure, avec M. Droz. Je voudrais m’en défendre : mais toutes ces manières, ces précautions de style et ces enguirlandements autour d’une situation franchement libertine, me rappellent les jeux de cartes que des industriels malpropres débitent à l’oreille des gens, sur le boulevard. Au juger, et pour qui ne connaît point le mystère, cela demeure inoffensif et anodin, avec des airs candides de sujets de genre. À la lumière, l’obscénité transparait. Monsieur, Madame et Bébé est un peu dans ce cas. Mais M. Droz a fait pénitence, depuis, et cela serait bien, sans doute, si l’excès de son repentir ne l’avait condamné à la littérature terriblement honnête de Tristesses et sourires[11]. Le succès l’a récompensé. J’en suis ravi. Mais il faut croire qu’il y a un dieu pour les pédants, puisque de tels livres s’impriment et se débitent, et font des réputations. Oui, monsieur, ne secouez pas la tête, des réputations. Et vous en avez une autre preuve bien distinguée dans la personne de M. Duruy. Ce jeune homme fut cacochyme à vingt ans. Les muses lui avaient été avares de sourires, et il dut à cette austérité de régime le succès de sa littérature[12]. On m’affirme que M. Duruy, pour avoir traversé l’école normale, se fait figure d’un psychologue, et on me dit encore que, de n’avoir point fréquenté la Boule-Noire, il tient que Tidéalisme n’eut pas de servant plus scrupuleux. Si l’on appelle idéalisme la négation de la vie, la substitution d’un rêve sans consistance à la réalité logique, va pour idéalisme. Il en est un moins éthéré, plus voisin de nous, qui ne traite pas la vie avec ce sans-gène, qui choisit, élimine, néglige volontiers de nous renseigner sur les fonctions du gros intestin, s’occupe médiocrement du corps, mais retient toute l’âme. C’est l’idéalisme d’un Racine et, par endroits, d’un Anatole France. M. Duruy en est loin, avec de belles prétentions à y toucher. Peut-être aussi se figure-t-il qu’il suffit de peindre le « grand monde » pour être un idéaliste. Si vous voulez bien, nous le renverrons là-dessus à notre amie Gyp, qui n’est point une idéaliste, Dieu sait ! mais qui connut le monde et le rendit comme elle le connaissait…[13].

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— Sur quoi, je pris congé.




  1. Voir surtout Chérie et Mensonges.
  2. Il y a encore, chez Henry Monnier, ces inénarrables scènes de la vie d’étudiant, trop crues pour nous, mais qu’on pourra trouver chez les éditeurs belges.
  3. Cf. Autour du Mariage, Petit Bob, Loulou, etc. Se reporter à un exquis article de Jules Tellier (Parti-National, du 2 octobre 1888).
  4. Mon « homme du monde » parle un peu ici comme les photographes. Il s’en excusa dans la conversation.
  5. Avec La Morte. On a lu de M. Feuillet son Roman d’un jeune homme pauvre, M. de Camors, Julia de Trécœur, L’Histoire de Sybille, etc.
  6. Cf. Fruits défendus, par Aurélien Scholl.
  7. Cf. Nouveaux Lundis, tome X (art. Feuillet).
  8. Et de l’Amie, du Stage d’Adhémar, d’Un homme du monde, de l’Épousée, etc.
  9. Cf. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1887.
  10. Voir la pièce du même nom. Et Monsieur et Madame Cardinal ? Et Les petites Cardinal ? On se reportera sur M. Halévy à un très fin article de M. A. Cartault, paru dans la Revue bleue du 28 mai 1881, et qui, comme tant d’autres articles judicieux et délicats du même écrivain, mériterait d’être recueilli.
  11. Voir encore Autour d’une source et Babolain.
  12. Cf. Andrée, L’Unisson, Le Garde du corps, etc.
  13. Mais que d’exagération en tout ceci ! Mon « homme du monde », quand il s’exprimait si dédaigneusement, n’avait certainement pas lu Fin de rêve, et, dans Fin de rêve, la description de la revue, les pages sur Gambetta, l’agonie tragique du grand homme. Que n’assistait-il, comme nous, à une conférence de M. Maurice Souriau, où l’orateur, prenant pour texte les romans militaires, faisait haleter toute une salle en lisant des fragments de ce beau livre !…