Les Roués innocents (Gautier)/9

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Librairie nouvelle (p. 108-121).



IX


Lorsque Amine fut partie, Dalberg tâcha de se persuader qu’elle avait versé cette fausse nouvelle sur sa douleur comme du vinaigre sur une blessure, et que le mariage de Rudolph et de Calixte était une pure invention.

Cette idée lui rendit un peu de calme.

Mais que devint-il lorsqu’il aperçut sur le journal qu’un des détenus lui avait prêté la publication de bans qu’avait annoncée Amine !

Il n’y avait plus moyen de douter.

On peut se faire aisément une idée du désespoir mêlé de fureur qui s’empara de Dalberg. Est-il au monde une position plus propre à exciter la rage que d’être retenu prisonnier quand celle qu’on aime va épouser un rival ? C’est à se briser la tête contre les murs, à se pendre aux barreaux de sa fenêtre, ou, si l’on a le génie des évasions comme Latude et le baron de Trenck, à creuser avec une épingle des couloirs souterrains de quatre-vingts pieds de long.

Il admettait, à la rigueur, que Calixte, blessée au vif par l’aventure du médaillon, compliquée de la fatale rencontre à l’Opéra, ne voulût pas lui pardonner et le punît par un exil même éternel. Mais il ne concevait pas qu’elle poussât à ce point l’oubli des souvenirs et des serments. — Il eût peut-être consenti à ne jamais la revoir, pourvu qu’elle n’appartînt pas à un autre.

Cependant il eût joui de sa liberté que le mariage se fût également achevé ; il n’y pouvait apporter aucun empêchement. Son duel précédent le privait de la ressource de provoquer Rudolph, et tout essai de ce genre n’eût abouti qu’à une esclandre inutile. — Le consentement de Calixte à ce mariage rendait toute tentative pour le rompre superflue. — Il ne s’agissait pas ici d’une jeune fille traînée de force à l’autel par les ordres d’un père barbare, puisque mademoiselle Desprez, comme l’avait dit Amine, adorait Rudolph.

Dalberg ne se rendait pas compte aussi nettement que nous le faisons de ces impossibilités ; il lui semblait que, si on lui eût levé son écrou, il aurait trouvé à l’instant décisif quelque moyen suprême, qu’il lui serait venu du ciel quelque illumination subite, et que le sacrifice ne se serait pas accompli : — un de ces raisonnements de condamnés à mort qui espèrent, en allant de la prison à l’échafaud, qu’une révolution, un tremblement de terre, un cataclysme quelconque, viendront les délivrer.

Maintenant l’on s’étonnera peut-être que Calixte, après la déclaration qu’elle avait faite à M. Desprez de n’être jamais qu’à Dalberg, n’eût pas résisté plus obstinément aux volontés paternelles.

Cette foi si vive dans l’amour d’Henri s’était donc éteinte, cet entêtement sublime à croire innocent celui que tout accusait était donc enfin vaincu ! — La beauté d’Amine lui avait-elle donné la certitude d’une trahison ?… Savait-elle la liaison d’Henri avec Florence, et jugeait-elle que, rebuté par les obstacles, Dalberg avait enfin pris son parti ?

C’est ce que nous ne saurions décider. M. Desprez, de plus en plus entiché de Rudolph, avait tant persécuté Calixte, qu’elle avait fini par lui répondre qu’elle consentait à ce mariage, mais qu’elle était sûre que lui, M. Desprez, la supplierait bientôt de ne pas l’accomplir. « Alors je puis, dès aujourd’hui, t’appeler madame la baronne Rudolph, s’écria l’ex-notaire en se frottant les mains, car il n’est pas probable que je change d’avis. — Ton Henri est maintenant amoureux d’une autre créature : quel gaillard, et quand je pense qu’il a failli être mon gendre ! »

Calixte ne répondit rien et retomba dans sa mélancolie sereine, Rudolph ne savait que penser de ce calme, et il s’étonnait, tout en attribuant cet effet à ses mérites, de ce que l’amour que la jeune fille avait eu pour Dalberg se fût si facilement déraciné. Parfois il lui semblait que l’œil de Calixte prenait, en le regardant, une expression étrange, et qu’il y avait une ironie contenue dans son sourire ; de loin en loin, la lueur d’une arrière-pensée colorait d’un éclair rapide le masque pâle de résignation posé sur la figure de la jeune fille, et Rudolph se sentait, malgré lui, pris de vagues terreurs, comme à l’approche d’une catastrophe. — Cependant, comme les premiers bans étaient publiés, Rudolph avait fini par se rassurer.

La journée sembla bien longue à Dalberg ; les heures lui paraissaient des éternités et les secondes des siècles. La lettre qu’il avait écrite à Florence n’avait pas encore reçu de réponse ; il s’était attendu à voir la jeune femme accourir aussitôt pour le délivrer, et il ne concevait rien à ce retard inexplicable… Les plus horribles soupçons lui traversèrent l’esprit : « Florence, se dit-il, ne serait-elle qu’une Amine plus rouée ? ma ruine l’aurait-elle éloignée de moi ? était-ce une rapacité sordide que cachaient ces simagrées de vertu ?… Oh ! non, je ne puis le croire ; peut-être fait-elle les démarches nécessaires pour me tirer d’ici, et vais-je la voir bientôt paraître… Mais je crois entendre craquer un brodequin de femme dans le corridor ! C’est elle !… »

Un pas vif et léger, accompagné d’un frôlement de robe de soie, annonçait en effet la présence d’une visiteuse ; mais ce n’était pas Florence.

Elle ne vint ni ce jour ni le suivant. Dalberg, exaspéré, se livra contre les femmes à des imprécations dignes de Juvénal. Il les maudit toutes, Calixte, Amine, Florence, sans distinction, la meilleure comme la pire. — Il jura de ne plus croire ni à l’amour, ni à l’amitié, ni à rien, et récita sans le savoir toutes les tirades du Timon d’Athènes, de Shakspeare ; le monde lui semblait une caverne de brigands et de filles perdues. Il se voyait joué, dupé, volé, ruiné ; — avec la dernière pièce d’or commençait l’abandon, et l’on ne venait pas même au convoi de sa richesse ! — Il se promit bien pour l’avenir, si jamais il se reconstruisait une fortune, d’être plus griffu, plus fauve et plus défiant que ces avares de Quentin Metsys qui allongent leurs phalanges décharnées sur des piles de quadruples.

Il en était là de sa diatribe lorsque Florence entra. Elle vit, à la physionomie décomposée de Dalberg, ce qui se passait dans son âme, et resta debout près de la porte comme attendant l’invitation d’avancer.

Dalberg gardait un farouche silence.

— Eh bien ! dit Florence avec un sourire doux et triste, pourquoi vous retenez-vous ? donnez-moi tout haut les épithètes que vous m’appliquez sans doute tout bas ; appelez-moi perfide, ingrate, femme sans cœur !… Vous avez donc pu croire un instant, ajouta-t-elle après une pause, que je vous abandonnais… Ah ! comment ai-je pu être à ce point méconnue ! J’avais l’ambition de vous avoir inspiré une plus haute idée de moi… Tout à l’heure, car le moment est venu, vous apprécierez mieux Florence ; et d’abord, dit-elle en posant sur la table un petit cahier de billets de banque, voilà de quoi vous délivrer.

Henri fit un geste de dénégation, et une noble rougeur couvrit son front.

— Oh ! vous pouvez accepter cet argent, reprit Florence, c’est le vôtre : vous n’êtes pas ruiné.

La plus vive surprise se peignit dans les yeux d’Henri.

— Vous êtes même plus riche que vous ne l’étiez ; les sommes que vous avez cru follement dissipées ont été placées dans d’heureuses entreprises par un vieil ami de M. Turqheim qui m’a conservé de l’affection et en qui j’ai toute confiance ; vos capitaux ont fructifié par ses soins et vous rapportent des rentes dont vous trouverez les titres à l’hôtel qui est à vous maintenant et dont voici la clef, car je n’y rentrerai pas ; ma mission est accomplie, et vous ne devez plus me revoir.

— Que voulez-vous dire, chère Florence ? s’écria Dalberg, qui ne comprenait rien à ce revirement soudain de situation et à cette résolution étrange.

— Calixte vous aime encore… — Adieu, Henri, adieu pour toujours.

Et Florence posa ses lèvres sur le front du jeune homme ; puis elle disparut en tirant la porte sur elle si brusquement que Dalberg ne put la rejoindre.

Quand il arriva à la porte extérieure, il entendit le roulement de la voiture de Florence qui s’éloignait ; pour sortir, il fallait qu’il remontât chercher ses billets de banque. Tout espoir de la rattraper était donc perdu.

Le premier usage qu’il fit de sa liberté, ce fut de courir à l’hôtel redevenu le sien, espérant y trouver quelque indice. Les gens de Florence ne savaient rien : leur maîtresse était sortie le matin et n’avait pas reparu. Il alla rue Saint-Lazare, à l’ancien appartement qu’elle occupait ; tout était fermé. Les précautions de Florence étaient bien prises, et les recherches de Dalberg furent inutiles.

À présent, il faut que nous expliquions nous-mêmes au lecteur cette énigme, dont Henri n’eut le mot que longtemps après.

Florence avait été élevée dans la même pension que Calixte ; les deux enfants avaient contracté l’une pour l’autre une de ces amitiés si vives et si pures qui ne sont possibles qu’à cet âge heureux : le temps seul des classes les séparait, car Florence, âgée de deux ans de plus que son amie, était naturellement plus avancée dans ses études. — Mais, aux récréations, on était sûr de les trouver se promenant côte à côte sous l’allée de tilleuls au fond du jardin, épanchant leur âme et faisant sur toutes choses des conversations infinies. Calixte, pour rester continuellement avec son amie, était parvenue à sauter deux classes à force de travail et d’application. — Florence était fille d’un officier de marine mort de la fièvre jaune à Saint-Domingue et d’une créole accoutumée à la vie splendide des colonies et au faste des grandes habitations, qui dissipa vite le peu de fortune laissée par l’officier, de façon qu’au sortir de la pension où elle avait reçu l’éducation la plus brillante, Florence, revenue à Paris, trouva chez elle la misère du luxe, la plus triste de toutes les pauvretés. Bientôt après elle perdit sa mère et resta sans ressources ; aucune des humbles industries qui peuvent faire vivre une femme ne fut dédaignée de Florence ; mais elle était trop souverainement belle pour que l’on pût croire de sa part à un travail sérieux ; de si blanches mains ne devaient pas toucher l’aiguille, elles étaient modelées pour s’étaler, sous le scintillement des joyaux, aux rebords de velours rouges d’une loge d’avant-scène ; son outrageuse beauté la fit renvoyer de partout ; aucune maîtresse ne voulait d’elle, de peur d’être sa servante. — Elle tenta d’aborder le théâtre, car elle possédait une voix magnifique ; mais à l’Opéra comme aux scènes de vaudeville on la repoussa pour crime de perfection sans circonstance atténuante. — La nombreuse armée des laiderons était contre elle. Enfin, M. de Turqheim, attaché à la légation de Prusse, la rencontra et sut l’apprécier ; comme c’était un homme d’infiniment d’esprit, il ne se laissa pas effrayer et contracta avec elle une liaison qui dura jusqu’à la mort du diplomate, arrivée depuis un an à l’époque où se passe notre action. Aucune mauvaise langue n’aurait pu nommer le successeur de M. Turqheim.

Telle était la façon dont avait tourné l’amie de mademoiselle Calixte. Celle-ci avait toujours conservé pour son amie déchue la même affection qu’auparavant. — Bien que M. Desprez lui eût enjoint de ne plus conserver aucun rapport avec elle, de ne pas la saluer si par hasard elle la rencontrait, et de ne jamais prononcer son nom, car Florence était une de ces femmes qu’une jeune personne ne doit pas connaître, il est douteux que Calixte eût suivi dans toute leur rigueur les ordres de son père.

Peut-être, dans sa naïveté virginale, Calixte ne comprenait-elle pas bien toute l’étendue de la faute de Florence, ou bien avait-elle l’indulgence de la vertu heureuse pour une belle âme tombée, mais non souillée.

Le bouquet de bleuets et de pavots peints par Florence occupait toujours sa place au-dessus du piano, et si quelques lettres manquaient au nom de la proscrite, à demi caché par la bordure, on eût pu le lire tout entier dans le cœur de son amie Calixte.

Sous une apparence de légèreté enfantine, elle avait un caractère ferme et ne cédait pas aisément à des idées qu’elle trouvait injustes. Ainsi Florence, condamnée par tout le monde, était absoute par elle.

Elle connaissait trop tous les trésors de cette âme généreuse, elle avait trop échangé de confidences avec ce pur et noble esprit pour croire jamais à sa dégradation.

Elle plaignit un malheur inévitable, et se dit que nulle autre dans une situation pareille n’eût lutté plus longtemps.

Les deux amies s’étaient sans doute rencontrées par hasard depuis la venue de Calixte à Paris, et, ne pouvant se voir, étaient convenues entre elles du moyen de correspondance que nous avons raconté au commencement de ce récit, car mademoiselle Desprez ne recevait pas de lettres. — Florence mettait ses billets dans le dossier de la chaise de Calixte, à Saint-Germain-des-Prés, et Calixte lui répondait par l’entremise du joueur d’orgue, qui remettait à Florence le papier écrit en encre sympathique.

Depuis quelque temps cette correspondance avait été plus active qu’à l’ordinaire. Calixte, avertie par Florence, savait qu’Henri s’était laissé entraîner dans une société dangereuse pour lui ; elle ne doutait pas de son amant, car le caractère de Calixte était d’avoir une confiance inaltérable dans l’âme qu’elle avait une fois jugée digne de la sienne ; mais elle craignait qu’on n’abusât de sa noble nature et qu’un orgueil mal entendu ne fit gauchir ses belles qualités naturelles. Elle pria donc son amie, à qui sa position permettait de suivre Dalberg dans le monde d’actrices, de roués et de viveurs où Rudolph le poussait, de le surveiller, non dans un but de jalousie mesquine, mais par une sorte de sollicitude maternelle.

Florence accepta la charge de servir de Mentor à ce Télémaque, avec recommandation sécrète de le précipiter la tête dans l’onde amère s’il s’acoquinait trop longtemps dans quelque île de Calypso.

Chaque semaine la boite de Saint-Germain-des-Prés contenait un bulletin sommaire, mais exact, de la conduite de Dalberg, qui était à mille lieues de soupçonner que, du fond de la rue de l’Abbaye, une jeune fille ne sortant jamais, excepté pour aller à l’église, sût tous les détails de son existence de lion.

Si l’on trouve cette curiosité blâmable de la part d’une jeune personne, nous répondrons qu’Henri devait être l’époux de Calixte, et que la légitimité du but sanctifiait les moyens. C’était du bonheur de leur vie qu’il s’agissait. — N’est-ce pas aussi une position bien atroce que celle des jeunes filles prisonnières dans une maison ouverte et qui ne peuvent rien savoir de ce que fait en dehors celui dont leur existence entière dépend ? Nous allons citer ici trois ou quatre de ces billets qu’on a pu remarquer dans le tiroir de Florence, tout maculés de poudre noire destinée à en faire ressortir les caractères.


CALIXTE À FLORENCE.

« On lui a pris mon portrait, dis-tu, — une mauvaise femme bien effrontée… Il dormait, car il n’est pas accoutumé à veiller si tard, ce pauvre Henri… Tu crains que je n’aie été reconnue. Par qui ? Ce n’est pas possible. Je ne connais personne à Paris, et surtout parmi ces gens-là. Comme il doit être contrarié ! il y tenait tant à ce portrait !… c’était cependant pour toi que je l’avais peint. — On le lui rendra sans doute bientôt, car on n’en peut rien faire. — Il voit donc beaucoup toujours ce M. Rudolph, que je déteste et que je me représente comme le Méphistophélès des illustrations de Faust. Tâche de l’en empêcher, si tu peux. — Quel plaisir les hommes peuvent-ils donc trouver à fumer, à boire et à jouer toute la nuit ? Je suis sûre de Dalberg, mais je serai bien contente le jour où nous retournerons à C***. »


DE LA MÊME À LA MÊME.

« Ce que tu avais prévu est arrivé ; la mauvaise femme, voyant qu’Henri la dédaignait, a renvoyé le portrait avec une lettre infâme. Si tu avais vu la colère de M. Desprez, il t’aurait fait peur. Dalberg, lui qui est si brave, tremblait comme la feuille ; mon père lui a dit de ne jamais se représenter chez lui ; — quel malheur ! au moment où nous allions nous marier, car tout était convenu ; — il faudra bien longtemps pour faire revenir mon père à des sentiments plus doux. Dans ma douleur, j’ai éprouvé un plaisir : c’est de penser qu’Henri m’aime toujours ; autrement, cette demoiselle ne m’aurait pas joué ce tour indigne.

« Maintenant qu’il ne pourra plus venir à la maison, il va bien s’ennuyer ; Rudolph le fera jouer et l’emmènera à ces vilains soupers d’où l’on ne sort que quand les honnêtes gens déjeunent ; tu dis que cette Amine est jolie, est-ce possible avec une âme si laide ? Veille bien sur Henri. Fais en sorte de te trouver souvent avec lui, ce sera un peu comme s’il était avec moi, car nous avons été trop unies pour qu’il ne resté pas beaucoup de l’une à l’autre.

« J’ai dit nettement à mon père que je n’aurais jamais d’autre mari que Dalberg. Il m’a répondu que je parlais comme une petite sotte qui ne savait rien des choses du monde. Car il ne me croit pas, à beaucoup près, si bien renseignée. »


AUTRE.

« Je suis allée hier à l’Opéra avec mon père et M. Rudolph, qui vient très-souvent chez nous maintenant, car il me fait la cour et veut m’épouser. C’est lui qui aura dit mon nom à cette méchante Amine et a machiné avec elle toute cette odieuse intrigue. Je me suis souvenue, en le voyant, qu’il avait eu autrefois quelques rapports avec mon père. Dalberg était en face de nous dans une baignoire avec cette fille ; j’aurais voulu la trouver laide. Mais tu as raison, elle est jolie… très jolie, — et doit être dangereuse : il faut empêcher Dalberg de la voir… Si tu savais quels yeux Henri a faits à Rudolph sur l’escalier… Ils vont se battre, bien sûr. Pourvu qu’Henri ne soit pas blessé ou tué ! Trouve quelque moyen d’arranger cela, ma bonne Florence… préviens la police, effraye Rudolph, mais surtout détourne Henri d’Amine, dusses-tu pour cela faire un peu la coquette ; je te donne carte blanche, et je me fie à toi complétement. »

Comme vous l’avez pu voir, Florence s’était conformée aux intentions de son amie avec un dévouement et une abnégation rares. — C’était elle qui avait essayé de faire griser par ses domestiques le laquais d’Amine, pour lui reprendre le médaillon ; qui avait envoyé à Rudolph la lettre mystérieuse à laquelle Dalberg devait la vie ; pour servir son amie, elle s’était faite la rivale d’Amine, et Dalberg, retiré par elle des désordres vulgaires où son désespoir l’eût poussé, arrivait au dénoûment pur de toute faute.

Quand le premier étonnement causé à Dalberg par la disparition de Florence fut passé, l’idée du mariage de Calixte avec Rudolph se représenta à son esprit avec plus de force que jamais… et à la poignante douleur qu’elle lui causait il sentit qu’il serait incapable de survivre à une telle catastrophe.

Il courut comme un fou chez M. Desprez pour le supplier de lui pardonner et de revenir sur cette résolution fatale, décidé à se traîner à genoux, à descendre aux plus lâches prières ; M. Desprez était sorti, ou ne voulut pas le recevoir. Henri erra plus d’une heure devant la porte, espérant que l’ex-notaire rentrerait ou sortirait. Il passa plus de deux cents fois sous la fenêtre de Calixte, tâchant de la deviner sous la transparence du rideau ; rien ne bougeait.

Il n’y avait pourtant plus de temps à perdre pour obtenir cette explication suprême, car le contrat devait se signer le lendemain.

Harassé de fatigue morale et physique, il prit une voiture, s’en retourna à la maison des Champs-Élysées, et se jeta sur un divan dans un état de prostration complète.

Il était plus malheureux que jamais ; Calixte allait être irrévocablement perdue pour lui, et il n’avait plus Florence.

Des deux anges de sa vie, il ne lui en restait pas un. Le démon triomphait.

Il resta ainsi bien longtemps, la tête entre ses deux mains, étourdi par les mille projets extravagants qui bourdonnaient confusément dans son cerveau.

La nuit était venue, et quand on apporta les bougies, il aperçut un paquet assez volumineux déposé sur la table, et que dans sa préoccupation il n’avait pas d’abord remarqué.

Il déchira l’enveloppe et trouva d’abord un billet qu’il reconnut aussitôt pour être de l’écriture de Florence, puis une lettre chargée. Le billet contenait ces lignes :

« Mon cher Henri,

« Vous n’aurez qu’à vous présenter demain chez M. Desprez, à l’heure de la signature du contrat ; — habillé de noir, ganté de blanc, en tenue de marié. Calixte sait que vous devez venir ; elle vous attend ; elle vous aime et vous pardonne… des fautes que vous n’avez pas commises d’ailleurs… Rudolph ne viendra pas… j’en ai la certitude. Vous donnerez à M. Desprez le pli ci joint et vous le verrez immédiatement changer d’avis sur ce précieux baron dont il était tellement engoué. — Faites ce que je dis, vous pouvez vous fier à moi. Dans le cabinet de laque rouge vous trouverez les diamants, les parures et les bijoux dont vous m’avez fait présent. La corbeille de mariage est toute prête. »

Henri croyait rêver, et il regardait d’un air machinal cette enveloppe, au milieu de laquelle s’épatait dans un énorme disque de cire le blason compliqué d’une chancellerie étrangère.

Son sort était enfermé dans ce carré de papier gris.