Les Ruines/Lebigre, 1836/Chap5

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CHAPITRE V.



Condition de l’homme dans l’univers.

Et après quelques moments de silence, le Génie reprit en ces termes :

« Je te l’ai dit, ô ami de la vérité ! l’homme reporte en vain ses malheurs à des agents obscurs et imaginaires ; il recherche en vain à ses maux des causes mystérieuses… Dans l’ordre général de l’univers, sans doute sa condition est assujettie à des inconvénients ; sans doute son existence est dominée par des puissances supérieures ; mais ces puissances ne sont ni les décrets d’un destin aveugle, ni les caprices d’êtres fantastiques et bizarres : ainsi que le monde dont il fait partie, l’homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence ; et ces lois, source commune des biens et des maux, ne sont point écrites au loin dans les astres, ou cachées dans des codes mystérieux ; inhérentes à la nature des êtres terrestres, identifiées à leur existence, en tout temps, en tout lieu, elles sont présentes à l’homme, elles agissent sur ses sens, elles avertissent son intelligence, et portent à chaque action sa peine et sa récompense. Que l’homme connaisse ces lois ! qu’il comprenne la nature des êtres qui l’environnent, et sa propre nature, et il connaîtra les moteurs de sa destinée ; il saura quelles sont les causes de ses maux et quels peuvent en être les remèdes.

Quand la puissance secrète qui anime l’univers forma le globe que l’homme habite, elle imprima aux êtres qui le composent des propriétés essentielles qui devinrent la règle de leurs mouvements individuels, le lien de leurs rapports réciproques, la cause de l’harmonie de l’ensemble ; par là, elle établit un ordre régulier de causes et d’effets, de principes et de conséquences, lequel, sous une apparence de hasard, gouverne l’univers et maintient l’équilibre du monde : ainsi, elle attribua au feu le mouvement de l’activité ; à l’air, l’élasticité ; la pesanteur et la densité à la matière ; elle fit l’air plus léger que l’eau, le métal plus lourd que la terre, le bois moins tenace que l’acier ; elle ordonna à la flamme de monter, à la pierre de descendre, à la plante de végéter ; à l’homme, voulant l’exposer au choc de tant d’êtres divers, et cependant préserver sa vie fragile, elle lui donna la faculté de sentir. Par cette faculté, toute action nuisible à son existence lui porta une sensation de mal et de douleur ; et toute action favorable, une sensation de plaisir et de bien-être. Par ces sensations, l’homme, tantôt détourné de ce qui blesse ses sens, et tantôt entraîné vers ce qui les flatte, a été nécessité d’aimer et de conserver sa vie. Ainsi, l’amour de soi, le désir du bien-être, l’aversion de la douleur, ont été les lois essentielles et primordiales imposées à l’homme par la nature même ; les lois que la puissance ordonnatrice quelconque a établies pour le gouverner, et qui, semblables à celles du mouvement dans le monde physique, sont devenues le principe simple et fécond de tout ce qui s’est passé dans le monde moral.

Telle est donc la condition de l’homme : d’un côté, soumis à l’action des éléments qui l’environnent, il est assujetti à plusieurs maux inévitables ; et si dans cet arrêt la nature s’est montrée sévère, d’autre part juste, et même indulgente, elle a non-seulement tempéré ces maux par des biens équivalents, elle a encore donné à l’homme le pouvoir d’augmenter les uns et d’alléger les autres ; elle a semblé lui dire : « Faible ouvrage de mes mains, je ne te dois rien, et je te donne la vie ; le monde où je te place ne fut pas fait pour toi, et cependant je t’en accorde l’usage : tu le trouveras mêlé de biens et de maux ; c’est à toi de les distinguer, c’est à toi de guider tes pas dans les sentiers de fleurs et d’épines. Sois l’arbitre de ton sort ; je te remets ta destinée. » — Oui, l’homme est devenu l’artisan de sa destinée ; lui-même a créé tour à tour les revers ou les succès de sa fortune ; et si, à la vue de tant de douleurs dont il a tourmenté sa vie, il a eu lieu de gémir de sa faiblesse ou de son imprudence, en considérant de quels principes il est parti et à quelle hauteur il a su s’élever, peut-être a-t-il plus droit encore de présumer de sa force et de s’enorgueillir de son génie.