Les Sœurs Vatard/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 110-125).


VII


Désirée étendit une serviette sur les chemises pliées et son père s’assit brusquement sur la malle qui ne se ferma point. C’était un vieux coffre, vêtu de peau de sanglier qui s’époilait et garni de serrures en cuivre assoiffées d’huile. — Désirée et Céline se jetèrent à leur tour sur le couvercle et sautèrent et retombèrent avec ensemble. — Vatard maintint la gâchette, la clef tourna en grinçant, il banda les ceintures et dit : — C’est entendu, n’est-ce pas, mes enfants, vous aurez bien soin de la mère, maman Teston viendra d’ailleurs lui tenir compagnie, le soir ; je vous écrirai dès que je serai parvenu à bon port.

Soudain, il fut pris d’un accès de sensiblerie et embrassa ses filles. La femme Cabouat, sa sœur, se mourait à Amiens et il partait afin de recueillir son dernier soupir et ses derniers sous. Depuis quinze ans, il n’était pas sorti de son quartier et il se préparait à ce voyage comme à une traversée pleine d’accidents et de périls. Il rebaisa le front de ses enfants, embrassa les nattes pommadées de sa grosse Eulalie, et, voulant en finir avec les bécotages attendris du départ, il empoigna sa malle, la hissa sur ses épaules et s’en fut pour gagner le chemin de fer du Nord.

Quand il eut disparu au tournant de la rue, Désirée quitta la fenêtre et donna un coup de balai sur le plancher. — Céline, épaulée au mur, abandonna son air soucieux et, se débondant soudain, fit tourner sa langue comme la palette d’un moulin à eau. — Oui, elle allait lâcher Anatole ! — Le remplaçant était trouvé, un grand garçon, ni beau ni laid, barbachu et maigre ; c’était un homme distingué, vêtu d’habits neufs et soigneusement brossés, d’un tuyau de poêle noir et luisant, d’une bague sertie d’une turquoise, d’une montre à fermoir. — Il avait aussi des bottines en chevreau avec des boutons et il fumait des cigares qui pouvaient bien valoir deux sous la pièce.

Il fallait d’ailleurs se décider et en finir d’une manière ou d’une autre. Une fois qu’elle aurait dansé la pastourelle en face du monsieur, elle signifierait à Anatole qui semblait se douter de quelque chose, car il rôdait dans les alentours, qu’il eût à déguerpir. — Une raclée et ce serait probablement tout. — Elle en serait quitte pour une courbature. — La seule difficulté à résoudre était celle-ci : se garer assez bien la face pour qu’elle ne se ravinât point de traînées bleues.

Désirée fut ébahie. — Que sa sœur lâchât un boissonneur comme Anatole, rien de plus naturel, mais que Céline eût pour amant un homme riche, cela la dépassait. — Quel état avait-il donc ce monsieur ? — l’autre répondit qu’il devait être employé dans un bureau, car il avait des ongles taillés et des mains blanches. Il se pourrait cependant qu’il fût entrepreneur de peinture, son pouce étant parfois marbré de rose et de vert. — C’est peut-être un peintre qui fait des tableaux, reprit Désirée ; mais Céline ne le croyait pas, le monsieur n’ayant pas les cheveux longs et ne portant pas de veston en velours.

Quoi qu’il en fût, la petite pensait que tous ces changements n’étaient guère propres. — Elle ne voyait pas de mal à vivre avec un ouvrier sans avoir défilé devant le bedon d’un maire, c’était simplement godiche, mais sa sœur voulait donc devenir une cocotte qu’elle se laissait embobiner par des aristos ? ça, vraiment, ça n’était pas honorable pour la famille. — Céline avait tort, mais l’autre lui dit qu’elle était encore trop jeune pour rien comprendre aux hommes, et elle se résolut à ne plus lui parler de ses intentions, se réservant de l’éblouir quand elle serait nippée et chapeautée à neuf.

Seulement il se présentait une autre difficulté. Désirée ne pouvait coucher sa mère toute seule. Elle n’était pas forte des bras, et la pauvre femme pesait comme un fût plein. Céline allait être contrainte, tant que son père ne serait pas de retour, à ne plus s’absenter, le soir, ou du moins à ne quitter la chambre qu’une fois la maman roulée sous les couvertures. — Tout cela était peu commode, car enfin, lorsque l’on veut enjôler un homme, il faut des occasions pour lui faire passer devant les yeux le tortillement des hanches, la langueur du sourire, la polissonnerie du regard, toutes les fariboles usitées en pareil cas. Aussi, songeait-elle à la mère Teston comme à une providence, comme à un messie femelle qui lui annoncerait la venue du moment espéré depuis le matin, où elle pourrait gaudrioler, à son aise, dans les bastringues de l’arrondissement.

En attendant, depuis le départ du père, la maison n’était pas gaie. Il leur manquait, le gros homme, avec le gargouillis de sa pipe qui charbonnait et l’égouttement de sa salive dans le crachoir. Elles étaient tout désorientées, Céline surtout qui n’aimait guère à raccommoder le linge, tournait les pouces, allait du buffet à la croisée, se penchait sur la balustrade, enfilant d’un coup d’œil la rue Vandamme.

Leur maison était proche du coin, naturellement planté de barreaux rouges et de raisins en tôle bleue, de cette rue et de la rue du Château. Leur chambre, à elles, prenait jour derrière le logis, sur la voie du chemin de fer de l’Ouest. À cet endroit la ligne était coupée par un pont suspendu et grillagé à hauteur d’homme et, au-dessous, un passage à niveau s’ouvrait pour les voitures, surmonté d’une tour en bois, agrémentée d’horloges.

Pendant les premiers temps, les jeunes filles avaient trouvé tout ce grouillement, toute cette vie de machines très divertissants. Aujourd’hui qu’elles étaient habituées au bruit, elles ne constataient plus qu’un insupportable inconvénient, celui d’avoir à foison chez soi de la poussière de charbon et de la fumée noire.

Souvent elles s’étaient aperçues, en se peignant, que les dents de l’outil criaient, ramenant de leur tête ces escarbilles qui se nichent dans les cheveux et la barbe des gens perchés à une portière lorsqu’un train détale. Elles étaient obligées de se ratisser, tous les jours que Dieu fait, au peigne fin ; mais Vatard restait sourd à leurs jérémiades. Les inconvénients de ce logement avaient cet avantage que le loyer était exorbitant de bon marché. Lui, s’était parfaitement accoutumé aux sifflets et aux trompes ; sa fenêtre s’ouvrait d’ailleurs sur la rue Vandamme. — On n’en meurt pas, répondait-il ; quand vous auriez de la poussière dans les oreilles, en voilà-t-il pas ? Eh bien, vous les savonnerez plus fort, il n’en sera que ça !

— Dis donc, veux-tu faire une partie de bataille ? proposa Céline en étalant sur la table un paquet de cartes, grasses à assaisonner des nouilles ? Mais elle n’eut même pas le temps de séparer les rouges des noires, un coup de poing ébranla la porte qui s’ouvrit. Elles restèrent interdites, c’était Anatole.

— Eh bien quoi ! grogna-t-il, quand vous me regarderez comme des gens qui verraient dégringoler une tuile ? À quoi que ça vous avancera ? Parfaitement oui, c’est moi, Anatole, dit Belle-Nature ; j’ai su, chez le marchand de vins, en bas, que votre père était parti. Puisque vous ne voulez pas me recevoir quand il est là, je m’amène lorsqu’il n’y est plus.

Désirée revenue de son hébétement et craignant de réveiller sa mère assoupie, le nez sur l’épaule, dans son fauteuil, les emmena dans sa chambre. Une fois qu’ils eurent fermé la porte, Anatole, qui s’était rincé le porte-pipe et qui paraissait disposé à rire, baisotta sa petite femme sur les tempes, fit des révérences à Désirée et, s’accoudant sur la barre de la croisée, cria : — Très chouette !

Céline s’attendait à une volée de gifles. Elle lui jeta un regard de stupeur reconnaissante.

— Très chouette ! continua-t-il, c’est gai comme tout, ici ; tiens voilà le train de Versailles qui s’apprête ! Cristi qu’il fait chaud, mes enfants ! et, pris d’une nouvelle fringale de tendresse, il attira Céline par la taille et la pencha près de lui sur la balustrade.

Des traînes de mousseline noire se déchiraient là-haut, avec de longs craquements ; le ciel s’étendait comme un surplis immense, couleur de scabieuse, dont les pans retroussés seraient tenus, çà et là, par des clous de feu. Une odeur de charbon brûlé, de fonte qui chauffe, de vapeur et de suie, de fumée d’eau et d’huiles grasses, montait. Au loin, la gare s’estompait, dans une buée jaune, étoilée par les points orangés des gaz, par les lanternes blanches des voies laissées libres.

Le ciel semblait charrier derrière l’embarcadère des nuées plus torrentueuses et plus lourdes et au-dessus des deux triangles enflammés des vitres, un cadran s’allumait, rondissant comme une lune traversée par deux barres noires.

Presque en face de la fenêtre, un amas de bâtisses dont les pieds disparaissaient dans l’ombre découpaient l’arête de leurs toits sur l’obscurité qui devenait moins dense à mesure que le regard s’élevait ; puis, serrée entre des palissades et des masures, des carrés de choux et des arbres, la voie s’épandait à l’infini, striée par des rails qui luisaient sous le rayon des lanternes comme de minces filets d’eau.

Deux locomotives manœuvraient, mugissant, sifflant, demandant leur route. L’une se promenait lentement, éructant par son tuyau des gerbes de flammèches, pissant à petits coups, laissant tomber de son bas-ventre ouvert, des braises, gouttes à gouttes. Puis une vapeur rouge l’enveloppa du faîte aux roues, sa bouche béante flambait et, se redressant et se recourbant, une ombre noire passait devant l’éblouissement de la fournaise, bourrant la gueule de la bête de pelletées de tourbe.

Elle rugissait et grondait soufflant plus fort, la panse arrondie et suante, et, dans le grommellement de ses flancs, le cliquetis de la pelle sur le fer de sa bouche sonnait plus clair. L’autre machine courait dans un tourbillon de fumée et de flammes, appelant l’aiguilleur pour qu’il la dirigeât sur une voie de garage, signalée au loin par le feu jaune d’un disque, et elle ralentissait sa marche, dardant des jets de vapeur blanche, faisant onduler sur le zigzag d’un rail qui reliait deux voies, la jupe de son tender, piquée d’un rubis saignant.

Sur le côté, une luciole verte scintillait, indiquant une bifurcation, et des sifflets, tantôt aigus et comme impatientés, tantôt étouffés et comme implorants, se croisaient.

Un son de trompe courut, se répercuta, s’affaiblit et de nouveau brama, d’intervalles en intervalles. Les gardiens fermaient les barrières du passage à niveau, — un train de grande ligne s’avançait au loin. — Un renâclement farouche, un cri strident, trois fois répété, déchira la nuit, puis deux fanaux, semblables à d’énormes yeux, coururent sur le rail qui miroita, à mesure que le train roulait. La terre trembla et, dans une buée blanche, tisonnée d’éclairs, dans une rafale de poussière et de cendre, dans un éclaboussement d’étincelles, le convoi jaillit avec un épouvantable fracas de ferrailles secouées, de chaudières hurlantes, de pistons en branle ; il fila sous la fenêtre, son grondement de tonnerre s’éteignit, l’on n’aperçut bientôt plus que les trois lanternes rouges du dernier wagon, et alors retentit le bruit saccadé des voitures sautant sur les plaques tournantes.

Des hommes se mouvaient confusément sur la route laissée libre par le passage du train ; le fil des signaux grinça ; une tache de sang troua la sombreur du ciel, abritant la voie interdite ; les barrières se rouvrirent, les haquets passèrent.

Anatole réfléchissait. Il avait presque perverti une petite fille d’un atelier voisin. C’était un pauvre être qui boitait et allumait de grands yeux dolents dans une face souffreteuse et pâle ; elle était demeurée sage peut-être parce que personne n’avait voulu d’elle ; c’était, dans tous les cas, une très habile ouvrière qui gagnait de bonnes journées et soutenait sa mère restée veuve, et souvent malade. Anatole pensait avec raison que cette jeunesse devait être aimante, et qu’elle ne lui refuserait point l’argent nécessaire pour boire à sa santé des canettes de bière aigre. Il n’avait donc pas été désolé de voir Céline cabrioler du regard avec un autre ; maintenant qu’il avait pillé ses économies, elle pouvait bien aller se faire lanlaire, si bon lui semblait !

Il était, avec cela, dans les meilleures dispositions, ce soir-là ! Il s’était humecté comme un liège, il avait une douceur d’ivresse qui le rendait aimable et pas hargneux, et il était très content de lui, se croyait irrésistible, se donnait des postures penchées, prêt à dévider à la première venue toute une bobine d’élégies bizarres.

Installé près de la fenêtre, il faisait des effets de hanche et de col, se mettant en goût de débiter ses grandes tirades par un déluge d’observations qui touchaient et submergeaient tout, depuis les machines à robe de cuivre de la gare du nord, plus belles que celles-ci, prétendait-il, jusqu’au sirop des marchands de vins, jusqu’à l’amour dont il célébrait les charmes ; puis, comme les deux filles ne répondaient à tous ces verbiages que par des monosyllabes et des exclamations, il garda le silence, pendant quelques minutes, et, s’adressant brusquement à Céline, il lui dit :

— Tu n’as donc plus de conduite, que tu t’attaques maintenant aux gens huppés ?

Elle devint rouge. Il coupa court à toutes les réponses qu’elle jargouillait et continua :

— C’est triste. On aime une femme, on se sacrifie pour elle, puis il vient un jour où la femme vous dit : — Oh ! du maigre ! va t’asseoir sur le bouchon, tu me gênes ! veux-tu, veux-tu pas ? ça y est ? J’ai un amour d’homme qui ne porte pas des culottes mûres et se met des gants sur ses salsifis ; je veux des cabriolets et je ne mange plus d’œufs durs, faut des ostendes peut-être avec des petites fourches pour les piquer ? Malheur ! Mais je le crèverais, ton monsieur, si je voulais m’en donner la peine ; mais non, je ne veux pas nuire aux bourgeois. — Alors c’est dit, nous cassons notre lacet ? Eh bien ça va, gentiment et sans coups de bottes dans le waterloo. — Je ne cogne d’abord que lorsque c’est moi qu’on lâche ! Je sais bien que c’est bête, car enfin que ce soit l’un ou l’autre qui commence, c’est toujours la même chose ; mais ce que j’en fais, c’est pour le monde ; dame, oui, comprends, — suppose que je rencontre Colombel et Michon, ils me disent : Eh bien ! et ta tortue, qu’est-ce que tu en fais ? — Je leur réponds : C’est un autre qui la soigne ! — J’ai l’air d’un daim, tandis que demain, je pourrai leur dire : — Des histoires ! Je l’ai fichue en plan ! Tu conçois, la différence est sensible. Et puis, j’ai remarqué ça, le sexe n’a d’estime pour un homme que lorsqu’il a lâché un tas de femmes et, avant tout, il ne faut rien perdre de son prestige ! Moi, d’abord, je suis plein de convenances, ça c’est une affaire d’éducation ! Tu sais, il y en a qui disent aux pisseuses qu’ils veulent envoyer dinguer : Je pars pour l’Algérie, bonsoir, mon Andalouse, geins pas, je t’enverrai des dattes, — et intérieurement ils pensent : Compte là-dessus, il pleut ! Voyons, c’est-il convenable ? Non, n’est-ce pas ? Je ne suis pas comme ça moi, je préviens ma propriétaire huit jours à l’avance que je déguerpis. — C’est franc et c’est chic, voilà mon idée ! Maintenant, embrasse-moi, poupoule.

Céline fut abasourdie. — Ainsi Anatole n’avait aucune affection pour elle ; — il la quittait sans même exprimer un regret. — C’était un homme sale, un loffiat, elle le savait, mais jamais elle n’aurait cru qu’il fût aussi misérable. Quand une femme vous laisse voir qu’elle a assez de vous, c’est bien le moins que l’on pleurniche un peu et que l’on rage ! sans cela quelle joie resterait donc aux filles ? Tous ceux qu’elle avait eus jusqu’ici la surveillaient, étaient jaloux, lui flanquaient des torgnoles, lorsqu’elle commençait à les délaisser. En se faisant séduire par un monsieur, elle était réjouie par cette pensée que l’autre se démènerait comme un beau diable. — Oui, il serait gênant, il la suivrait, il la houspillerait le long de l’avenue du Maine, mais enfin elle pourrait dire, en recevant la danse : Tu as beau me battre, mon bonhomme, je te trompe tout de même ; — si celui-là répond en riant : Je m’en fiche, alors à quoi cela sert-il de lui faire des farces ? Anatole était brutal, mais seulement quand elle refusait de lui prêter des sous. Pas de cœur et des besoins, cet homme-là devait véritablement vous dégoûter des autres !

Anatole se tordait gracieusement et répétait sur un ton de flûte : Embrasse-moi, poupoule. Céline devint pourpre, le sang lui moussa dans les veines, elle lui jeta : Tu as fini de parler, n’est-ce pas ? Eh bien oui, c’est vrai, oui j’ai trouvé un monsieur riche, il est autrement propre que toi, va !

Anatole jubilait démesurément. — Rage pas, reprit-il, ça n’avance à rien. Voyons, raisonne un peu : Je t’aime, tu m’aimes, je te l’annonce, tu tâches de pivoiner et de baisser tes stores, toutes les femmes font ça pour enjôler les hommes ; tu te dis : Je vais le mettre dedans ; moi aussi je me le dis. Bè dame, alors, c’est le plus malin des deux qui roule l’autre ! Et puis, après tout, il n’y a pas eu de casse ! J’ai respecté ta bâtisse, je ne t’ai pas détériorée ; tu es encore belle au clair de lune, puisque cet infirme qui se met deux paletots, l’un sur l’autre, bat le briquet pour te rattraper quand tu enfiles le boulevard de Montrouge. — On rend bien maintenant les objets qui ont cessé de plaire, pourquoi donc que je ne te rendrais pas ? Il n’y a pas de crainte que tu te fanes dans la montre, puisqu’il y a un acheteur ! Non, tiens, veux-tu que je te dise, tu as eu tort, tu n’étais vraiment pas convenable, tu étais méprisante de tout, il te fallait ci, il te fallait ça, tu avais faim, tu n’avais plus faim, bête ! puisque nous mangions dans la même assiette, il fallait te dépêcher de taper sur le rata. Je bouffais à plein bec, moi, pendant que tu chipotais, j’ai eu fini le premier, je n’ai plus d’appétit. J’ai soif, par exemple, tu n’offres rien ? Non ? tu as de la rancune ? Alors bonsoir ; respect aux magistrats et la main aux dames !

Anatole était déjà bien loin que Céline contemplait encore stupidement le plancher devant elle. Elle eut à la fin des larmes qui coulèrent, comme des pilules argentées, le long de sa bouche. Désirée dut coucher sa mère seule, sa sœur s’étant affaissée près de la croisée, étouffant, regardant vaguement ce qui se passait dehors.

La nuit était complètement tombée. Aucun train ne sillonnait l’espace ; l’on entendait seulement au loin, près de la gare de Ceinture, une machine qui ululait et semblait sangloter dans l’ombre ; parfois des bouffées de vent s’engouffraient dans les fils du télégraphe et les faisaient vibrer avec un aigre cliquetis qui s’éteignait lamentable comme une plainte, puis la voix des locomotives en partance roulait, profonde et basse ; sous le pont, une hutte d’aiguilleur entrouvrit sa fenêtre et un rayon de lampe sauta dans le fouillis du lierre qui l’encadrait et s’y débattit. La lucarne se refermait, un mince filet d’or rose se brisa sur la grappe éraflée des feuilles, zigzagua rapidement, puis tout redevint noir ; à gauche, deux hommes, assis sur un banc, causaient, et le feu de leurs pipes luisant dans l’ombre faisait entrevoir dans un soudain éclair, des côtés de visages, des tranches de nez, des bouts de doigts. — Plus loin enfin, sept ou huit machines, perdues dans la nuit, le dos tourné et le trou béant, fumaient. On eût dit des lunes rouges, rangées les unes à côté des autres, et les lunes jaunes des cadrans de l’embarcadère et du pont s’élevaient plus haut, dominées encore par le disque étincelant de la lune qui, émergeant des nues comme d’un lac d’eau sombre, poudra de sa limaille d’argent tout le champ des manœuvres.