Les Sagas islandaises - La Saga de Nial

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Les Sagas islandaises - La Saga de Nial
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 112-140).
LES
SAGAS ISLANDAISES

LA SAGA DE NIAL.

Ce n’est pas seulement la nature, c’est aussi l’histoire qui a fait de l’Islande une terre digne d’étude. Nos lecteurs ont pu juger récemment, par un attachant récit[1], de ce que sont les aspects de ses fjords et de ses côtes; les rapports des voyageurs dans l’intérieur de l’île n’offrent pas un moindre intérêt. Presque entièrement composée de glaciers et de volcans, elle est comme un champ-clos pour la lutte perpétuelle et terrible des deux élémens, l’eau et le feu. De nouveaux cratères s’y forment sans cesse, répandant des flots de lave ou des nuées de cendres que les vents emportent sur toute l’île, en Norvège, en Angleterre, quelquefois jusque sur le continent. Le feu souterrain y engendre des richesses minérales qui, assez mal exploitées jadis, offrent à la science et à l’industrie de précieux encouragemens; il y entretient une grande quantité de sources chaudes qui paraissent ne servir aujourd’hui qu’à l’étonnement du touriste, alors que geyser et strokkur, — bassins ou puits d’eau bouillante, — lancent dans les airs, par éruptions tantôt régulières et spontanées, tantôt provoquées ou intermittentes, des colonnes de 30, de 40, de 100 mètres retombant en vapeurs ou en pluie. En même temps de vastes plateaux dans tout le centre de l’île se couvrent de glaces, qui éteignent ce que les matières volcaniques engendreraient de végétation.

La vie se trouve ainsi restreinte aux côtes, soit le long des fiords nombreux du nord, soit surtout dans la partie occidentale de l’île que baignent et réchauffent les eaux du gulf-stream. Aussi la température moyenne est-elle, dans la région de Reikiavik, au sud-ouest, de — 2° en hiver et de + 12°, 6 en été. Ce climat ressemble à celui des Orcades ; l’été y est moins chaud et l’hiver moins froid qu’en Norvège et au nord de la Suède ; pour certaines parties de l’île, assure-t-on, janvier est plus doux qu’il ne l’est à Milan, mars y est plus froid de 9 degrés, février est le mois le plus rigoureux de toute l’année. Le blé ne croît guère, mais la pomme de terre réussit, et les pâturages, pour un bétail nombreux et de petite taille, sont excellens. On a beaucoup discuté la question de savoir si, dans les temps anciens, l’île n’avait pas connu des espèces de plantes, et d’arbres d’une dimension supérieure à celles qu’on y rencontre aujourd’hui ; les habitans montrent comme des merveilles, en certains lieux abrités, des sorbiers de grandeur ordinaire, cinq ou six peut-être pour tout le pays. Olafsen et Paulsen, deux voyageurs du milieu du XVIIIe siècle, y ont signalé un arbre de 20 et même un de 40 pieds ; les anciens livres nationaux offrent des textes embarrassans qui paraissent mentionner des forêts, tout au moins des arbres isolés, assez nombreux cependant pour suffire, sans que cela soit signalé comme extraordinaire par les chroniqueurs, à la construction de maisons, ou bien de bateaux capables de naviguer vers les côtes de Norvège[2]. Les lignites ou lits de charbon feuilleté qu’on désigne en Islande sous le nom de surturbrandr offrent des restes de pins, de bouleaux, d’érables, d’ormeaux, d’aulnes, de vignes et même de tulipiers, avec des traces de feuilles aux dimensions considérables ; cette végétation a dû être très vigoureuse, et suscitée par un climat plus chaud que notre climat des environs de Paris ; mais la formation de tels dépôts remonte à l’époque tertiaire, et l’île ne produit plus en quelque abondance depuis des siècles qu’une espèce de bouleau nain qui ne dépasse guère une hauteur de 75 centimètres ; c’est de quoi faire des forêts pour le pays de Lilliput. Heureusement le bois flotté ne manque pas sur les côtes, et la tourbe, ainsi que les fumiers d’animaux, desséchés, servent de combustible. Du côté de l’ouest surtout, où les courans d’eaux chaudes empêchent les fiords de se fermer l’hiver par les glaces, la morue abonde, pendant qu’à l’intérieur lacs et rivières contiennent en quantité considérable le saumon et la truite. Si l’on ajoute, comme complément d’une faune exclusivement arctique, la baleine, le dauphin et le phoque, qui se montrent au large, puis au dedans de l’île les animaux domestiques, tels qu’une petite race de chevaux sobres et sûrs, le mouton, le bœuf, le chien, le renne, enfin le renard polaire, l’ours maritime ou glacial, l’aigle pêcheur, le faucon de chasse[3], le courlis et le fameux eyder, on aura signalé, peu s’en faut, tout ce que la nature a donné à l’Islande pour y retenir la vie, tout ce qu’elle a offert de compensations à de trop réelles rigueurs pour y conserver ou même pour y attirer les hommes.

Cette terre étrange a eu, dans les siècles passés, une étrange histoire qui n’a rien de commun, il faut le dire, avec la présente condition du pays. Elle peut se vanter aujourd’hui, il est vrai, si nous comparons la situation actuelle à celle d’il y a cent ans, d’un progrès relatif. Le chiffre de la population, qui atteint 70,000 âmes environ, était tombé, vers le milieu du XVIIIe siècle, à 40,000, après une lamentable série d’éruptions volcaniques, d’épidémies, de famines, et par l’inévitable effet d’un désastreux monopole commercial. Le gouvernement danois a de nos jours triomphé de cette décadence par d’intelligentes mesures : la loi du 15 avril 1854 a entièrement affranchi le commerce islandais en l’ouvrant sans restrictions aux négocians de tous pays. L’Islande a obtenu tout ce qu’elle pouvait souhaiter de garanties pour son indépendance autonome ; la visite récente de Christian IX a de plus ranimé les sentimens de fidélité et d’attachement que l’île a toujours témoignés à l’égard de la dynastie et de la nation danoises. Le progrès des communications et celui des sciences paraissent devoir développer sur une vaste échelle les importantes ressources dont fut doté un sol moins ingrat qu’il ne semble. Déjà l’esprit d’entreprise s’est tourné vers la grande île du nord ; déjà il commence d’y amener les capitaux, il y ouvrira des routes, il exploitera ces minerais et multipliera ces richesses.

Quel que puisse être cependant l’attrait de pareilles perspectives, jamais sans doute l’Islande ne retrouvera d’aussi brillantes destinées que celles qui lui échurent du Xe à la fin du XIIIe siècle. Elle remplit alors un rôle dont nos livres ont le tort de ne pas parler, mais qui a sa place marquée dans l’histoire générale. Ce rôle, on peut le définir sans paradoxe en disant que l’Islande, république florissante pendant plus de trois cents ans, a été durant cette période une primitive étape pour certains élémens de la civilisation de l’Europe moderne. Quand la prédication du christianisme au Xe siècle envahit la péninsule scandinave, et qu’en même temps, dans chacun des états dont elle se composait, un mouvement de centralisation s’accomplit au profit de l’autorité royale, la société païenne et indépendante du nord, douée encore d’une réelle énergie, s’indigna et lutta. Le nouveau culte et le pouvoir royal restèrent définitivement vainqueurs; mais beaucoup de chefs de famille, principaux représentans d’une aristocratie païenne à la fois politique et religieuse, refusèrent de se soumettre; rassemblant autour d’eux parenté et clientèle, ils quittèrent leurs domaines pour chercher au loin quelque asile inviolable. Ils s’embarquèrent, et l’île que de récentes navigations avaient découverte leur servit de refuge. Ils y établirent sans peine un gouvernement durable résumant toutes les institutions, les idées, les mœurs dont avait jusqu’alors vécu le paganisme scandinave. De même, sept siècles et demi avant l’ère chrétienne, l’antique Rome avait été un asile pour les populations italiques dont elle devait reproduire le génie, de même encore, il y a deux cent cinquante ans, le rivage oriental de l’Amérique du Nord servait d’asile aux protestans anglais, destinés à y transporter leur part de patrimoine intellectuel et moral.

Or nous avons conservé un certain nombre de livres islandais, composés après l’immigration, qui nous donnent un tableau presque complet de la nouvelle société établie dans l’île, et par conséquent aussi de la société antérieure qui avait servi de modèle. Restituons à l’aide de ces livres la civilisation Scandinave telle qu’elle était avant la conversion du nord au christianisme, et nous retrouverons sans doute quelques origines ou du moins quelques traits primitifs de notre propre civilisation. Ceux-là en conviendront sans peine qui se rappellent l’étroite parenté entre les Scandinaves et les Germains, et ne refusent pas d’apercevoir, à côté de la source romaine, la source germanique des principales sociétés modernes. L’intéressante et heureuse diversité de caractère et d’intelligence qui règne en Europe remonte, entre autres causes, à la dualité d’influence qui s’est produite au commencement du moyen âge, quand les peuples de notre continent se sont distingués et formés, — les uns sous la direction du génie classique, à la double école de la civilisation romaine ou grecque presque non interrompue et du christianisme de bonne heure accepté, — les autres sous l’inspiration de ce différent génie qu’on appellera comme on voudra, germanique, anglo-saxon, barbare, mais dont il ne faut pas contester l’existence ni l’action, puisqu’il a enfanté des lois, des institutions, disons plus, des idées et des sentimens assez profonds et vivaces pour avoir laissé jusqu’en notre temps des traces persistantes. S’il est incontestable que les mêmes idées intellectuelles, morales, politiques, religieuses même, n’ont jamais cessé d’être différemment comprises et d’être comme aperçues sous un autre angle à Londres et à Rome, en France et en Allemagne, en Hollande et en Espagne, les origines historiques expliquent en grande partie ces dissemblances, les nations du midi s’étant conservées plus fidèles aux traditions classiques, celles du nord ayant offert en commun d’autres traits, qu’on retrouve chez les Germains dont elles sont issues, toutes d’ailleurs ayant subi en d’inégales proportions, par un si long mélange entre elles, par l’action du christianisme, par dix autres causes, la double influence que nous venons de signaler. Ce qu’a été pour la France, pour l’Angleterre, l’alluvion romaine, de savans travaux l’ont suffisamment montré, et à vrai dire sans trop de peine; il est plus difficile de distinguer le reste, c’est-à-dire ce qui provient directement de la source barbare dans certaines régions de la patrie et de l’intelligence française, ou bien dans la civilisation britannique, si profondément originale. Les livres du nord, qui nous ont gardé quelques souvenirs de ce que furent en Scandinavie les temps antérieurs aux influences venues du continent, doivent nous éclairer à cet égard.

Les ouvrages de l’ancienne littérature islandaise qui nous ont été conservés sont principalement de deux sortes : il y a surtout des sagas et des lois. Les sagas sont pour la plupart de simples récits biographiques, des chroniques de famille, rédigées dans cette langue norrène qui a été jusqu’au XIVe siècle la langue commune de tout le nord, et de laquelle se sont formés les idiomes de la Scandinavie actuelle. Des lois nous avons plusieurs recueils, entre autres celui qu’on a intitulé dès un temps très ancien le Gragas, c’est-à-dire l’oie grise, terme qui désigne les vieilles gens ou les vieux monumens. Il va de soi que la comparaison entre les textes législatifs et les narrations historiques est un moyen de contrôle et une source de lumière. La saga de Nial en particulier nous montre la société islandaise déjà toute formée et au moment même où elle va, après avoir énergiquement résisté, se soumettre, elle aussi, au christianisme. C’est en d’autres livres islandais, comme les Schedœ ou tablettes d’Are Frode, le Landnama-Bok et la Laxdœla-Saga, qu’il faudrait aller chercher le commencement de cette histoire, le récit de l’immigration, dont nous n’avons à donner ici que les principaux traits.

L’Islande paraît avoir été connue et quelque peu habitée pour la première fois par des ermites venus d’Ecosse ou d’Irlande; les pirateries scandinaves, en même temps qu’elles les empêchèrent sans doute d’y appeler des colons ou d’y faire eux-mêmes de nombreux établissemens, retrouvèrent leurs faibles traces. Le bruit s’étant répandu en Norvège qu’il y avait en mer, vers l’ouest, une grande île souhaitable et déserte, le Norvégien Floki résolut de s’y rendre. A défaut de boussole, il prit pour se diriger trois corbeaux consacrés aux dieux. Après avoir franchi les Shetland, puis les Féroe, il lâcha le premier de ces corbeaux, qui s’envola en arrière pour rejoindre le rivage qu’on venait de quitter; le second, quelque temps après, plana un peu au-dessus du navire, puis revint s’y abattre; plus tard enfin, le troisième s’envola droit en avant et ne reparut pas : en suivant la direction de son vol, Floki rencontra la terre, et c’est lui qui donna à cette île le nom de Terre de glace, is-land. Toutefois les premiers vrais colons furent en 874 Ingolf et Leif, deux exilés fuyant la Norvège après un meurtre exécuté en commun. Criminels et pirates ne faisaient alors que frayer la voie à ce que nous pouvons réellement appeler les émigrés politiques. Le milieu du IXe siècle avait vu à la fois le moment de la plus grande expansion des races Scandinaves, un mouvement de concentration monarchique dans chacune des parties principales de la péninsule, et les premiers efforts de la prédication chrétienne dans l’extrême nord. Ceux des chefs norvégiens qui ne se résignaient pas à une double défaite, politique et religieuse, s’en allèrent prendre possession de l’Islande. Il est naturel de penser que les dispositions par eux observées dans ces solennelles circonstances rappelaient d’anciennes et traditionnelles coutumes, sans doute pratiquées quand les peuples du nord avaient, de quelque part qu’ils vinssent, fait en Europe leur primitive invasion. Le chef de famille, nous dit le Landnama-Bok, emportait avec lui quelques mottes de la terre qui avait, dans son ancienne patrie, supporté son autel. Il prenait aussi, racontent ces vieux livres, les deux montans du haut siège qui, dans sa demeure, lui était exclusivement réservé; les extrémités de ces montans étaient sculptées et représentaient les têtes des principaux dieux, de sorte qu’on voyait en eux à la fois des symboles de l’autorité paternelle et de religieux emblèmes. Dès que le navire était en vue des côtes, l’émigrant les jetait à la mer, et là où la mer les faisait échouer il abordait et s’établissait, comme par la volonté divine. A peine débarqué, le nouvel arrivant prenait possession du sol, soit en allumant sur la côte un grand feu dont les rayons, aussi loin qu’ils se prolongeaient, marquaient l’étendue de son domaine, — soit en chevauchant, une torche brûlante à la main, dans un sens opposé au cours apparent du soleil, pour tracer en un jour sa future frontière, — soit en lançant à travers le pays une flèche enflammée, — soit en marquant sur les rochers des signes que la loi saurait plus tard reconnaître et défendre. On construisait ensuite la maison du chef et le temple commun, près duquel était bientôt institué le tribunal. Les livres que nous avons cités permettent de saisir dans ses principaux traits cette société naissante. Elle n’a pas de peine à se former, puisque c’est la copie d’une société antérieure transportée de toutes pièces dans une autre contrée. Des changemens interviennent toutefois au milieu de circonstances nouvelles : une république aristocratique remplace en Islande les royautés féodales de Norvège; la saga de Nial va nous montrer cet organisme en pleine activité pendant une période ultérieure.

Cette chronique nous a été conservée en plusieurs manuscrits que possède aujourd’hui la bibliothèque de l’université de Copenhague. Le plus ancien de ces manuscrits paraît dater seulement, il est vrai, du XIIIe siècle ; mais plusieurs raisons permettent d’attribuer à la rédaction de la saga une date antérieure, probablement la fin du XIe siècle. D’abord le style en paraît être du même temps que celui de l’annaliste Are Frode, né en 1068 et mort en 1148. Puis plusieurs personnages qui vivaient, suivant Are Frode, à la fin du XIe siècle, sont cités dans la saga de Nial comme contemporains. Sæmund le Sage, un des rédacteurs de la nouvelle Edda, et qui vint étudier à l’université de Paris dans la seconde moitié de ce siècle, y est nommé; la généalogie de sa famille même y est donnée avec beaucoup de soin. A Sæmund toutefois s’arrêtent ces indications : la saga ne désigne ni son fils ni son petit-fils, devenus cependant, eux aussi, des personnages célèbres en Islande. Sæmund habitait, on le sait d’ailleurs, la région de l’île où se sont passés les événemens que la saga raconte; il descendait de quelques-uns des héros impliqués dans le récit. Toutes ces circonstances réunies paraissent autoriser la conjecture émise par Pierre Erasme Müller dans son excellente Bibliothèque des sagas, et suivant laquelle il faudrait attribuer la rédaction de la saga de Nial à Sæmund lui-même, né en 1056 et mort en 1133.

Rédigée vers la fin du XIe ou dans le premier tiers du XIIe siècle, la saga de Nial remonte d’un siècle encore dans le cours de ses récits. C’est ce qui arrive volontiers pour ces monumens d’une littérature primitive. L’écriture n’a été d’un usage fréquent et facile dans le nord qu’après l’introduction du christianisme, en l’an 1000 environ. Des clercs, des scribes érudits se mirent bientôt à rédiger pour la première fois ces traditions, ces légendes, ces lois que jusqu’alors les scaldes, les narrateurs populaires, les magistrats s’étaient transmises par la parole, le chant ou la récitation publique. Une telle origine n’est pas pour ces monumens d’histoire une cause d’inexactitude ni de mensonge. Dans les réunions en commun, à la fin des repas, à l’occasion des funérailles, chaque famille voulait qu’on rappelât la série des hauts faits par où ses principaux membres s’étaient distingués. Si la flatterie d’un scalde inclinait à trop dépasser les limites de la vérité, la présence de ses rivaux le contenait; chacun connaissait d’ordinaire, dans une société si peu nombreuse, outre les personnes, les circonstances et les lieux; peut-être ne se glissait-il de fictions que celles qui étaient de nature à être admises par la crédulité commune. Pour ce qui est de la saga de Nial, quelques écrits d’annalistes islandais qui nous sont restés, et les témoignages de plusieurs autres sagas, servent à en contrôler la chronologie et les principales assertions. Les personnages qu’elle met en scène, les épisodes principaux qu’elle raconte figurent en d’autres récits. Les fragmens en vers dont l’ouvrage est entrecoupé ont été composés par deux des héros de la saga qu’on connaît d’autre part comme des scaldes renommés. Nous avons enfin une preuve directe d’authenticité dans cette circonstance remarquable, que presque toutes les formules de droit citées dans les nombreux procès que rapporte la saga se retrouvent textuellement dans le recueil de lois islandaises contemporaines que nous avons désigné sous le nom de Gragas; la procédure est ici et là entièrement la même, de sorte que ces deux monumens se contrôlent et se complètent, le code nous donnant le texte formel et sec des prescriptions, des formalités, des lois dont la saga nous présente en action et dans l’application pratique le vivant commentaire. La période comprise dans le récit va de l’année 970 à l’année 1017; l’introduction du christianisme, vers l’an 1000, figure par plusieurs chapitres vers la fin. Rédigée après la conversion de l’Islande et par un prêtre, la saga de Nial n’en est pas moins un monument des mœurs et des institutions païennes; par ses souvenirs, ses allusions, ses retours, elle nous permet de remonter à une date encore supérieure à celle qui marque le commencement de sa narration.

Une traduction anglaise de cette saga par M. Dasent a fort bien réussi, depuis quinze ans, au-delà du détroit. On ne s’en étonne pas si l’on songe que le génie britannique est fort voisin, par ses origines historiques, intellectuelles et morales, du primitif génie scandinave. Une traduction française obtiendrait probablement chez nous moins de lecteurs. Ces chroniques de famille s’asservissent à l’ordre généalogique, de sorte que le rédacteur, lorsqu’il vient à nommer un de ses héros, se croit obligé d’énumérer ses aïeux, de dire les actions de son père, puis celles du père de son père, de manière à compliquer de mille sèches digressions la trame de son récit. Ce n’est pas que l’imagination fasse défaut; elle y a seulement un tour différent de celui qui nous est habituel : pas de descriptions de nature, nulle généralité de sentimens et d’idées, une suite indéfinie de traits individuels bien saisis, non pas uniquement à la surface, mais dans le vif et quelquefois tout près du cœur; du reste une ignorance complète de la rhétorique, des vues pénétrantes, souvent une plaisanterie spontanée, froide, courte, mais acérée et laissant sa marque. Le lecteur attentif retrouve ici le humour anglais, et certaines pages font penser à Shakspeare. Pour qui a la patience de suivre attentivement le narrateur à travers ses méandres, l’observation morale est constante, pas un caractère ne se dément. Il est vrai que cette observation morale n’est pas mise en relief par quelque procédé d’artiste; elle ressort de l’action même, et çà et là de quelques scènes retracées avec une habileté peut-être inconsciente.

La saga de Nial est un ouvrage étendu; elle comprend, dans l’édition originale, près de 300 pages in-quarto. Elle a été traduite du norrène en latin et en danois, et il y a quelques années en anglais, disions-nous. Elle reste cependant, même dans la meilleure traduction, difficile à lire; il est malaisé d’en prendre une idée générale sans en avoir achevé une assez longue étude. Essayons, cette étude une fois faite, d’en rendre compte; à la condition d’émonder beaucoup de broussailles, nous distinguerons les clairières, nous découvrirons les horizons lointains.


I.

Nous sommes à la fin du Xe siècle, en plein paganisme scandinave, car il est facile d’écarter les rares expressions chrétiennes du texte ajoutées par le rédacteur de la saga. La scène est dans cette contrée sud-ouest de l’Islande où se trouve aujourd’hui la capitale; c’est la région de l’île le moins maltraitée de la nature, celle que les colons scandinaves du IXe siècle sont venus habiter de préférence, celle où plusieurs lieux sont restés célèbres par les épisodes importans qui s’y sont accomplis. De même que les personnages désignés sont authentiques, et toutes ces aventures réelles, sauf quelques traits de superstitions légendaires, de même les noms géographiques dont ces chroniques abondent se retrouvent sur les cartes : tout concourt à démontrer que la saga de Nial est un monument digne d’une sérieuse attention, sur les données duquel peuvent s’appuyer à la fois les conclusions historiques et les observations morales.

La narration commence par deux épisodes qui sont, à vrai dire, l’introduction de la saga, l’exposition du drame dont les scènes se développeront plus tard. Les deux premiers mariages d’Halgerda et la sinistre issue de ces unions nous font connaître tout de suite la décevante figure et nous font pressentir le fatal prestige de l’héroïne, dont le troisième mariage engagera des rivalités, des haines, des procès, de tragiques désastres, matière de ces récits.

Il y avait un homme qui s’appelait Hauskuld et qui habitait à Hauskuldstad, dans le Laxardal. Son frère, nommé Hrut, habitait à Hrutstad, dans la même vallée. Il arriva qu’un jour Hauskuld réunissait des amis à une fête, et son frère était assis auprès de lui. Hauskuld avait une petite fille nommée Halgerda, qui, pendant ce temps, jouait sur le plancher avec d’autres enfans. Elle était déjà belle, et ses cheveux, doux comme la soie, étaient si longs qu’ils tombaient plus bas que sa taille. Hauskuld l’appela et dit à Hrut : « Que te semble de cette enfant? N’est-elle pas belle? » Hrut ne répondit pas. Hauskuld répéta sa question; Hrut dit alors : « Oui certes, elle est belle, d’une beauté qui sera funeste à plus d’un. Je ne sais d’où ces yeux perfides se sont glissés dans notre famille. » Cette réponse mécontenta Hauskuld, et pendant quelque temps il y eut du froid entre son frère et lui.

Halgerda crût en âge; elle devint une très belle jeune fille de haute taille, mais elle était âpre et dure de cœur. Son père nourricier s’appelait Thiostolf. Issu d’une famille des îles du sud, il était fort et habile à manier les armes; il avait tué plusieurs hommes sans payer d’amende pour aucun; on croyait qu’il n’avait pas contribué à modérer l’humeur d’Halgerda.

Il y avait un homme appelé Thorvald, fils d’Osvif; il possédait les îles des Ours, dans le Bredefiord; il en tirait du grain et une bonne pèche. Thorvald était brave et généreux, mais prompt et brusque. Un jour qu’il parlait de mariage avec son père et rejetait tous les partis d’alentour : « Songerais-tu, lui dit Osvif, à la fille d’Hauskuld, Halgerda? — Oui, je veux la demander. — Ce mariage ne convient ni pour elle ni pour toi : elle est volontaire, tu es opiniâtre et inflexible. — J’en veux faire l’épreuve cependant; il ne servirait à rien de vouloir m’en empêcher. — Qu’à cela ne tienne! le risque est pour toi seul. » Ils partirent bientôt pour aller faire la demande. Arrivés à Hauskuldstad, ils furent bien reçus; mais Hauskuld leur répondit : «Je veux en agir loyalement avec vous. Ma fille est d’humeur peu traitable; pour ce qui est de sa beauté, vous pouvez en juger vous-mêmes. » Thorvald répondit : « Fixez les conditions; son humeur ne me fera pas changer d’avis. » Alors ils firent leurs conventions sans qu’on eût consulté Halgerda, car son père avait hâte de la voir mariée. Quand elle apprit ce qui avait été conclu : « Tu ne m’as jamais aimée, dit-elle à son père; je ne trouve pas cette alliance à la hauteur de ce que tu m’avais promis. » Et en tout elle témoigna qu’elle se tiendrait pour mal mariée. « Je ne souffrirai pas, répondit son père, que ton orgueil fasse obstacle à mes desseins; et, si nous ne pouvons tomber d’accord, ma volonté s’accomplira, non la tienne. » Elle alla trouver son père nourricier, lui raconta ce qui était résolu et qu’elle en était désespérée; Thiostolf lui répondit : « Prends courage, tu seras mariée une seconde fois, et alors on te demandera ton avis. » Il n’y eut pas un mot de plus entre eux; Hauskuld partit pour aller faire ses invitations à la fête des noces. Ce jour venu, Halgerda s’assit à la place d’honneur, et se montra comme une joyeuse fiancée ; mais Thiostolf lui parlait sans cesse, d’une façon qui paraissait étrange aux assistans. La fête s’acheva. Hauskuld ne fit pas attendre le paiement de la dot de sa fille ; il dit à Hrut, son frère : « Ne ferai-je point quelques présens en plus? » Hrut lui répondit : « Non, cela suffit maintenant; le jour pourra venir où tu auras encore à payer au sujet d’Halgerda. »

Thorvald partit après la noce pour retourner chez lui avec sa jeune femme; le soir, Halgerda s’assit auprès de lui, mais elle fit placer Thiostolf de l’autre côté près d’elle. Thiostolf et Thorvald échangèrent peu de paroles ensemble cet hiver-là.

Halgerda était à la fois prodigue et câpre : il lui fallait tout ce qu’elle voyait aux autres dans le voisinage, et tout ce qu’elle avait entre ses mains, elle le gaspillait. Aussi, quand vint le printemps, les provisions manquèrent. Halgerda vint à Thorvald et lui dit : « Il ne s’agit pas de rester ainsi tranquille dans ta maison, car voici que la farine et le poisson sec font défaut. — Je n’ai pas, répondit Thorvald, fait la provision moindre cette année, et elle a toujours suffi jusqu’à l’été. — Qu’y puis-je faire, reprit-elle, si vous viviez, ton père et toi, comme deux ladres? » Thorvald irrité la frappa rudement au visage, puis il appela ses hommes, et ils s’en allèrent aux îles chercher du poisson sec et de la farine. Pendant ce temps Halgerda s’assit devant sa porte; elle paraissait fort abattue. Quand vint Thiostolf, il remarqua les traces que portait son visage : « Qui t’a fait ce mauvais coup? dit-il. — Mon mari, et tu n’étais pas là pour me secourir; peut-être d’ailleurs n’as-tu nul souci de moi! — Je ne savais rien de cela, reprit-il, mais je vais te venger. » Il courut aussitôt au rivage et prit un bateau à six rames. Il avait en main sa grande hache à la poignée de fer. Arrivé aux îles, il y trouva Thorvald occupé à charger les provisions que ses gens lui apportaient; il sauta dans son bateau, mit la main avec lui au travail, et, après un moment : « Tu ne vas ni vite ni bien à la besogne, dit-il. — Crois-tu faire mieux? dit Thorvald. — Il y a du moins une chose que je ferai mieux. Mal mariée est la femme que tu as prise, et il est temps que je vous sépare. » En entendant ces mots, Thorvald saisit un couteau de pêche; mais Thiostolf avait levé sa hache qui, en retombant, déchira le bras et fit tomber l’arme. D’un second coup de hache, il frappa la tête de Thorvald, qui expira. Tout aussitôt Thiostolf se pencha hors du bateau, en défonça deux planches, et sauta sur sa barque. Au moment où les hommes de Thorvald arrivaient, la sombre mer avait englouti l’esquif et le cadavre; ils comprirent bien ce qui s’était passé, mais Thiostolf s’éloignait à force de rames sous leurs malédictions. Quand il revint en brandissant sa hache, Halgerda était assise au dehors : « Ton arme est sanglante, dit-elle; qu’as-tu fait? — J’ai fait de telle sorte que tu seras mariée une seconde fois. — Veux-tu dire que Thorvald est mort ? — Oui, et maintenant songe à ma sûreté. — J’y songe. Va-t’en vers le Biörnsfiord, chez mon parent Svan. Il te recevra à bras ouverts, et il est assez puissant pour que personne n’aille te chercher là. »

Tel est le premier mariage d’Halgerda; le second commence en de tout autres circonstances pour finir de même ou plus tragiquement encore. Elle est recherchée de nouveau pour sa beauté et malgré de fâcheux pressentimens. Elle paraît à la réunion de famille, et la saga décrit avec soin son costume : manteau bleu, jupe rouge, ceinture aux boucles d’argent et longs cheveux épars; elle s’engage cette fois de son plein gré, elle aime, et les premiers temps de son mariage sont heureux : la naissance d’une fille en est le gage. Pourtant le père nourricier Thiostolf, d’abord éloigné, reparaît; elle obtient qu’on l’admette, sauf à lui ordonner, il est vrai, de se tenir d’abord à l’écart. Ce n’en est pas moins à son sujet que s’engagent bientôt entre les deux époux maintes disputes, dans une desquelles Halgerda reçoit de son second mari un outrage. — Il la frappa de sa main au visage, dit la saga; Halgerda l’aimait, elle resta désespérée et toute en pleurs. Thiostolf se présenta : « Ne me venge pas, dit-elle, ne te mêle pas de nos affaires! » Lui s’en alla, grinçant de dépit. — On prévoit ce qui doit arriver; un jour que Thiostolf et le mari d’Halgerda sont ensemble dans la montagne à la recherche du bétail égaré, ils se querellent, et le père nourricier commet un nouveau meurtre. Cela fait, il retourne vers Halgerda ; « Je ne sais ce que tu en penseras, dit-il, je l’ai tué. — C’est toi qui as fait le coup? — C’est moi. » Elle sourit amèrement, et dit : « Certes tu n’es pas le dernier au jeu ! — Maintenant, demanda-t-il, quel est le plus sûr parti pour moi? — C’est d’aller chez Hrut, le frère de mon père : il saura te recevoir. — Je ne sais trop si l’avis est bon, mais n’importe, je suivrai ton conseil. » Il monta aussitôt à cheval, et arriva cette nuit même chez Hrut, qui le tua… Le frère du mort vint ensuite demander à Hauskuld de lui payer une somme pour ce meurtre; Hauskuld lui fit des présens, et ils se séparèrent bons amis.

Assurément voilà de rudes peintures, auxquelles ne manquent parfois ni la vigueur du trait, ni l’énergie de l’expression. Nous sommes en présence de mœurs violentes, qui comptent pour peu la vie humaine. La femme que l’auteur de la chronique met en scène, la femme dont la beauté fascine et tue, offre un type vraiment barbare, une physionomie sinistre, que tempère toutefois ce qu’on devine, dans le second récit, de sa propre douleur; on prévoit les malheurs qui vont se multiplier autour d’elle, et cela sans que le narrateur nous l’ait représentée, selon le modèle antique, comme victime d’une fatalité extérieure. Est-ce pourtant une barbarie obscure et irrémédiable, celle où nous voyons le mariage institué fortement, et la femme en possession d’une influence que ses talens ou ses passions peuvent tantôt exagérer et tantôt faire légitimement valoir? Sans doute la coutume de la composition ou du wehrgeld, dont ces premiers épisodes nous montrent déjà le fréquent usage, est la marque d’un état social très imparfait, puisqu’il n’imprime à la peine aucun caractère moral. Il faut noter cependant que par ce trait déjà la société islandaise se rattache à tout un âge de la civilisation germanique, pour laquelle le wehrgeld a été une étape vers un progrès meilleur, et une première tentative, quoique informe et grossière, pour obtenir un ordre quelconque et un commencement de loi. Il y a ici d’ailleurs autre chose que le dédommagement du tort causé par un meurtre; la loi intervient en beaucoup de cas pour exercer une véritable répression au nom de la justice offensée : il y a des tribunaux pour punir. Ces tribunaux, il est vrai, ont bien quelque peine à faire accepter leur juridiction, à laquelle les coupables tentent d’échapper, souvent avec succès, par la ruse ou par de nouvelles violences; mais ils subsistent comme une représentation de l’intérêt commun, qu’ils seront chaque jour plus aptes à défendre, parce qu’ils s’appuient, comme on peut s’en convaincre si on en étudie la procédure, sur quelques-unes des principales règles du droit, bien comprises et heureusement appliquées. La saga de Nial en offrira beaucoup de témoignages dans la suite de ses récits et au milieu des complications de toute sorte que va enfanter la troisième union d’Halgerda.

Gunnar, fils d’Amund, habitait à Hlidarende, vers la côte sud-ouest de l’Islande. Gunnar était grand et fort, très habile aux exercices du corps et des armes : hardi viking, il savait frapper de l’épée et jeter le javelot aussi bien de la main gauche que de la main droite. Lorsqu’il lançait un glaive en l’air pour le recevoir et le lancer encore, c’était avec une rapidité telle qu’il semblait qu’il y en eût toujours trois ensemble au-dessus de sa tête. Excellent archer, il ne manquait jamais le but. Tout armé, il sautait plus haut que sa hauteur, aussi loin en arrière qu’en avant. Il nageait comme un chien de mer et n’avait de rival à aucun jeu; physionomie agréable d’ailleurs, nez fort, œil bleu et vif, joues colorées, chevelure épaisse et bien tombante. Il était instruit, actif, doux et patient, fidèle à ses amis, attentif à les choisir; il jouissait avec cela d’une fortune considérable.

Non loin de là, à Bergthorshvol, habitait Nial, fils de Thorgeir, fils de Thorolf. Il était riche et beau de visage, mais sans barbe. Comme habile juriste, il n’avait pas son pareil. Avisé et perspicace, d’utile conseil et prompt à obliger, quiconque le consultait dans l’embarras trouvait en lui un sauveur. Sa femme, Bergthora, était courageuse et honnête. — Gunnar et Nial étaient unis par les liens d’une intime amitié.

Un jour que Gunnar sortait avec les siens de l’assemblée publique, il vit venir à lui une femme bien vêtue, qui le salua. Il s’arrêta et demanda qui elle était. « Je m’appelle Halgerda, répondit-elle, et je suis fille d’Hauskuld. » Elle ajouta qu’elle entendrait volontiers le récit de ses récens voyages en Norvège et en Danemark ; lui de son côté protesta qu’il ne refuserait pas une conversation avec elle; ils s’assirent donc, et ils s’entretinrent longtemps ensemble. Enfin il lui demanda, ignorant ce qui s’était passé dans l’île pendant sa longue absence, si elle était mariée; elle répondit que non, et que désormais peu d’hommes brigueraient sa main. « N’y a-t-il donc personne d’assez bon pour toi? — Ce n’est pas cela, mais je suis difficile. — Que dirais-tu si j’osais te demander? — Tu n’y songes pas. — Si vraiment. — En ce cas, va trouver mon père. » Gunnar se rendit aussitôt vers Hauskuld, qui, avec Hrut son frère, lui fit bon accueil. « J’y consens, répondit le père, si ta parole est sérieuse. » Cependant Hrut dit : « La partie ne me semble pas égale, et je parlerai sincèrement. Tu es un brave et généreux jeune homme, Gunnar, mais le caractère d’Halgerda a ses mauvais côtés, nous ne voulons pas que tu sois trompé en rien. — C’est noblement dit à toi, répondit Gunnar; je regarderai toutefois comme une marque de peu d’amitié de votre part que vous ne me fassiez pas entendre vos conditions. J’ai parlé avec Halgerda, elle agrée ma demande. » Hrut dit : « Si tous deux vous souhaitez cette union, vous deux aussi en courrez les risques. » Hrut expliqua alors à Gunnar le caractère d’Halgerda; tout n’était pas bien, à la vérité, mais finalement on conclut l’affaire: Halgerda vint, et s’engagea d’elle-même.

De retour auprès de Nial, Gunnar lui annonça son mariage. Son ami en devint tout soucieux. « Elle apportera ici beaucoup de mal, dit-il. — Jamais du moins elle ne détruira notre concorde. — Il s’en faudra de peu. » Chaque hiver, Gunnar et Nial se visitaient tour à tour. Cette fois c’était à Gunnar de profiter de l’hospitalité de son ami. Il alla donc avec sa femme à Bergthorshvol. Un jour Bergthora, tenant par la main une de ses brus, la conduisit vers Halgerda, qui était assise au banc des femmes. « Il faut une place pour celle-ci, dit-elle. — Impossible, répondit Halgerda, je ne veux pas être reléguée dans le coin. — N’est-ce pas moi qui suis la maîtresse? » dit alors Bergthora, et elle fit asseoir sa belle-fille. Quelques momens après, Bergthora s’étant approchée avec l’eau pour les mains, Halgerda lui saisit le bras et dit : « Vous vous convenez fort bien mutuellement, Nial et toi : à chaque ongle, tu as un nœud, et lui n’a pas de barbe. — C’est possible, répondit Bergthora, mais nous ne nous querellons pas pour si peu ; le premier de tes trois maris avait de la barbe, et cependant tu l’as fait tuer. » Halgerda dit en entendant ces paroles : « Il me servira peu d’avoir épousé le plus courageux des Islandais si tu ne venges ceci, ô Gunnar ! » Gunnar à ces mots quitta la table, et l’entraînant au dehors : « Partons, dit-il ; mieux valait rester à la maison et ne pas venir chez nos amis. Je dois beaucoup à Nial, et ne serai pas ton marteau. » Halgerda en sortant dit à Bergthora : « Souviens-toi que nous ne serons pas quittes de la sorte ! » À quoi Bergthora répondit que son ennemie tirerait de là peu d’avantage.

Nial et Gunnar possédaient ensemble une forêt qu’à cause de leur bonne entente ils laissaient indivise. Chacun des deux amis y coupait selon ses besoins sans même en prévenir l’autre. Halgerda, apprenant un jour qu’un des serviteurs de Nial, nommé Svart, y faisait du bois comme de coutume, appela son intendant Kol, qui était depuis longtemps à son service et qu’on redoutait. Elle lui dit en lui présentant une hache : « Je t’ai préparé du travail : va-t’en au bois, tu y trouveras Svart. — Que lui dirai-je ? — Tu le demandes ? un meurtrier comme toi ! tu le tueras. — Je le ferai, mais je le paierai de ma vie. — As-tu peur ? Ne t’ai-je pas toujours protégé ? J’en emploierai un autre, si tu ne l’oses pas. » Kol prit sa hache, monta sur un des chevaux de Gunnar, et se rendit au bois. Là il mit pied à terre, attacha son cheval et attendit que Svart fût près de lui. Tout à coup, levant sa hache : « Il y en a d’autres que toi, s’écria-t-il, pour bien abattre ! » et il le tua. Aussitôt que Gunnar eut appris ce meurtre, il s’en alla vers Nial : « Nous aurons souvent besoin, dit celui-ci, de nous rappeler notre amitié. » Gunnar paya pour composition la somme fixée par Nial, et ils pensèrent que cette affaire était terminée.

On pense bien que Bergthora ne voulut pas être en reste ; ainsi plusieurs actes sanglans se succédèrent ; des deux femmes, l’esprit de vengeance se communiquait à leurs parens et à leurs serviteurs, et, comme dans les villes italiennes du moyen âge, mais sur une scène plus sombre et plus étroite, les violences échangées entre les deux familles répandaient la terreur. Nial et Gunnar seuls, pendant que tout s’agitait autour d’eux et qu’eux-mêmes étaient obligés de prendre une part dans les entreprises et les passions des leurs, ne laissaient pourtant pas s’ébranler leur amitié. Après chaque meurtre, ils conféraient ensemble et s’acquittaient équitablement l’un envers l’autre, au nom de leur parenté ou de leur clientèle, des wehrgelds fixés par la loi. C’était cette amitié si constante, supérieure aux haines privées, qui augmentait la colère et le dépit d’Halgerda ; elle avait aimé Gunnar, mais sa jalousie l’emportait, et son amour allait se changer en haine, s’il ne se livrait pas entièrement à elle. Le déclin de cet amour, puis l’éclat de cette haine, sont clairement tracés dans le récit de la saga pour ceux qui s’attachent à en suivre patiemment les détours.

Pour arriver à ses fins et répandre la discorde, pour perdre Gunnar lui-même avec Nial s’il le faut, Halgerda fait appeler pour habiter auprès d’elle un des siens, d’assez mauvais renom. « Il n’apportera rien de bon chez nous, dit Gunnar, toujours patient et doux, malgré ses prévisions fâcheuses ; mais enfin je ne chasserai pas de mon foyer un parent de ma femme : il est mon parent. » Bientôt fasciné, le nouvel hôte devient le plus actif instrument de la guerre entre les deux maisons : non-seulement il ourdit les complots, mais, scalde habile et renommé, il provoque et insulte par ses strophes moqueuses, qui courent le pays, les chefs ennemis et leur Nial, le héros sans barbe, dont « il fumera le menton ! » En vain Nial ordonne-t-il à ses fils de mépriser ces grossières injures. Un soir, quand il était déjà couché, il les entend détacher leurs armes et seller leurs chevaux. « Où allez-vous ? leur dit-il. — Père, répond l’aîné, nous allons rassembler les troupeaux ! — Est-ce pour cela que vous prenez vos armes ? Où allez-vous ? — Père, répond le plus jeune, nous allons pêcher le saumon ! — Eh bien donc ! reprend Nial, qui comprend et cède, prenez bien garde que la proie ne vous échappe. » Elle ne leur échappe pas ; l’adversaire succombe, non pas assassiné, mais vaincu dans un loyal combat, et sa tête coupée est remise à un berger d’Halgerda pour qu’il la porte à sa maîtresse. Quand Halgerda furieuse veut qu’un procès soit intenté aux fils de Nial, Gunnar s’y refuse, et dès ce jour Halgerda jure sa mort. Il ne tarde pas en effet à se voir entraîné non-seulement à la maltraiter en essayant de réprimer son humeur vindicative, mais encore à commettre lui-même des actes qui amènent sa perte. Il lui arrive de se venger par des meurtres pour lesquels ses adversaires n’acceptent pas l’accommodement du wehrgeld ; de sorte que son frère Kolskeg et lui, compromis ensemble, sont condamnés à quitter le pays pour trois ans, sous peine, s’ils n’obéissent pas, d’être tués légalement par les parens de leurs victimes.

Ici vient une des plus belles pages de la saga islandaise. Les deux frères avaient fait leurs préparatifs d’exil. Déjà le navire était équipé, et on y avait transporté les bagages, quand Gunnar alla visiter, pour y faire ses adieux, Hlidarende, son domaine. Il prit congé de tous ses serviteurs, qui reçurent avec douleur ses adieux. Puis, s’appuyant sur le long manche de sa hache fixé à terre, il monta en selle et partit avec Kolskeg. A quelque distance, son cheval fit un faux pas ; Gunnar sauta à terre, et du regard il rencontra la vallée et la ferme qu’il venait de quitter, et il dit : « Cette vallée est belle, je ne l’ai jamais vue si belle; les grains sont mûrs, les prairies sont fauchées; je retourne à Hlidarende, je ne partirai pas! » En vain son frère lui représentait-il les dangers qu’en restant il allait courir : « Je ne partirai pas, répéta-t-il, et je souhaiterais que tu fisses de même. — Non, reprit Kolskeg; je ne violerai pas ma parole; fais mes adieux à mes parens et à ma mère, car je ne reverrai plus l’Islande; puisque tu vas mourir, je n’y reviendrai pas. »

Ce qui suit est facile à prévoir : Gunnar va succomber sous les coups de ses ennemis, dont sa femme est complice. Quarante d’entre eux l’assiègent dans sa propre maison; au milieu de sa défense héroïque et après qu’il en a tué ou blessé plusieurs, un d’eux parvient à lui rompre la corde de son arc : « Femme, crie-t-il alors à Halgerda tout en se défendant avec son épée, coupe une tresse de tes cheveux, et toi, ma mère, fais-en vite une corde pour mon arc! — Cela t’est-il bien nécessaire? demande froidement Halgerda. — Ma vie en dépend. — Je te ferai donc souvenir du traitement que de toi je subis naguère; va, peu m’importe que tu puisses ou non te défendre ! — Chacun se rend illustre à sa façon, répondit Gunnar; je ne te prierai pas longtemps. » Ranveig, sa mère, dit : « Vous vous conduisez mal, ma fille, et l’on parlera longtemps de votre déshonneur. » Un ancien chant des îles Féroe ajoute : « Elle pleure, la vieille mère, et dit : Aide-toi, mon fils, avec mes cheveux blancs! — Non, non, ma mère, répond Gunnar; les héros ne me blâmeraient-ils pas d’avoir coupé vos cheveux blancs? »

Nial n’eut pas un autre sort que son ami le généreux Gunnar; assiégé, lui aussi, dans sa maison, quand il vit que son énergique défense était bien inutile et que déjà l’incendie l’enveloppait, il cessa toute résistance et mourut, ayant à ses côtés sa femme et ses enfans.

Tel est en abrégé le cadre complet de la saga de Nial ; l’histoire de deux familles divisées et entraînées vers une ruine sanglante par la perfidie d’une femme en est le véritable sujet; rien que ce récit, compliqué dans le texte de beaucoup d’épisodes que nous n’avons pu rappeler, nous serait déjà fort instructif en nous faisant pénétrer dans les mœurs de peuples alors très marquans dans le monde, car il ne faut pas oublier qu’il s’agit de la même race qui compte aux Xe et XIe siècles, avec les Scandinaves, colons de l’Islande, du Groenland et de l’Amérique, les Varègues de Russie, les Saxons et Danois d’Angleterre, les Northmans de France et d’Italie. La rudesse est tout d’abord le trait qui domine; cependant l’influence singulière des femmes marque déjà sans doute une aptitude réelle à une prompte civilisation. Ce n’est pas d’ailleurs uniquement le tableau de tant de violences que nous offre la saga de Nial. Les nombreuses querelles engagées par les haines de famille ont donné naissance à d’importans procès; les agressions commises ont été l’occasion de sentences juridiques prononcées par des tribunaux. Or c’est un trait principal de l’esprit islandais et scandinave d’être volontiers processif, ami des subtilités, tout au moins des distinctions et des formules de droit. Il ne faut pas croire que cette allure des esprits soit inconciliable avec une certaine barbarie des mœurs : elles peuvent coexister quelque temps, mais en faisant prévoir le triomphe de l’ordre, de la justice et de la loi. La saga de Nial est particulièrement riche en vives lumières sur les antiquités juridiques du nord, sur les codes et les tribunaux de l’ancienne Islande, en même temps que sur une organisation politique et administrative qui était commune à cette île et aux royaumes scandinaves. Nous avons dit que Nial était habile juriste; voyons-le, lui et ses pareils, émettre de subtils avis, tantôt dans les assemblées sur les intérêts publics, tantôt et plus souvent en de fréquentes consultations sur de difficiles points de droit et de dangereux procès.


II.

Les ouvrages des annalistes islandais, tels que les Schedœ d’Are Frode et le Landnama-Bok, qui est de plusieurs auteurs, remontent jusqu’aux premiers temps de la colonisation, et nous montrent que cette société d’émigrés norvégiens se donna immédiatement des institutions calquées sans doute sur celles de la mère-patrie, mais appropriées cependant aux circonstances nouvelles et développées ensuite par un original essor. Dès la prise de possession d’un domaine, à côté de la maison du chef a été construit le temple, hof ; à côté du temple, un lieu élevé ou fortifié a été désigné pour servir de thing ou de tribunal. Tout chef de famille, ou du moins tout chef de groupe entouré de sa parenté et de sa clientèle, s’est trouvé à la fois prêtre et magistrat, investi de la triple autorité politique, civile et religieuse; mais ce pouvoir étendu était corrigé par la liberté qu’avaient les citoyens de se faire comprendre dans telle ou telle circonscription : celle-là entre toutes devenait prospère et puissante qui, bien gouvernée, attirait le plus grand nombre de colons. Un demi-siècle était à peine écoulé, et ce qu’il y avait eu d’informe dans la constitution primitive disparaissait devant un effort de centralisation qui allait remédier à l’isolement et à la dispersion des chefs. Un des colons, nommé UIfliot, après avoir de nouveau traversé l’Océan, quoique sexagénaire, pour aller délibérer avec son parent, le Norvégien Thorleif, surnommé le Sage, revint dans l’île en 928, et engagea ses compatriotes à recevoir une législation nouvelle, dont le Landnama-Bok nous a conservé des fragmens. Il y était défendu de laisser à la proue des embarcations, quand on revenait au rivage, des têtes d’animaux à l’aspect hideux, aux gueules béantes, qui pourraient effrayer et mettre en fuite les génies tutélaires de la contrée. L’anneau sacré, sur lequel on prêtait un solennel serment à Freyr, à Niörd, au dieu Ase tout-puissant, devait être placé sur l’autel du temple principal et tenu par le prêtre pendant les cérémonies, après avoir été trempé dans le sang du taureau sacrifié. Ce qui était plus important encore que ces prescriptions purement religieuses, c’était la création d’un Althing (assemblée générale), présidé par un magistrat élu, qui devenait ainsi le chef suprême de la république. « Dès qu’Ulfliot fut de retour, dit le Landnama-Bok, l’Althing fut constitué et des lois communes régirent cette contrée. » Vint ensuite l’institution de things locaux et de circonscriptions nouvelles qui, vers 964, compléta et fixa la constitution islandaise pour toute la période de l’indépendance. Or nous avons dans le Gragas un résumé de toutes ces lois, des coutumes qui y faisaient cortège et des commentaires qu’elles suscitaient.

Les premiers chapitres du Gragas traitent de l’organisation de l’Althing ou de l’assemblée générale; c’est en effet dans l’Althing que se concentre la vie politique de la république islandaise, et c’est là aussi que se déroulent, devant le tribunal suprême ou devant les tribunaux particuliers qui le subdivisent, les plus curieuses scènes qu’aient racontées les sagas.

Le lieu choisi pour siège de cette assemblée nationale semblait avoir été préparé par la nature même en vue de quelque grand dessein. Qu’on se figure une immense coulée de lave qui, venue du centre de l’île en des temps inconnus, a comblé la moitié d’un lac et laissé au nord de ce lac toute une plaine volcanique recouverte aujourd’hui d’un maigre gazon. Aux deux extrémités, de droite et de gauche, la lave, en se refroidissant, s’est séparée de la masse centrale; celle-ci s’est abaissée obliquement vers le lac, tandis que des deux côtés se formaient deux vastes fissures, deux couloirs dirigés du nord au sud, qui subsistent, avec les arêtes aussi vives, ce semble, qu’elles ont pu l’être au jour primitif où s’est opéré le cataclysme, et où la matière en fusion s’est figée et fixée pour les siècles. Le corridor qui s’étend à l’est s’appelle le fossé des corbeaux, Hrafnagia; celui qui est à l’ouest s’appelle Almannagia, le fossé de tous les hommes; il est traversé de l’ouest à l’est par un petit torrent qui va se jeter, après une double cascade, dans le lac au sud de la plaine. Le champ volcanique est en outre fendu dans son milieu par plusieurs crevasses qui, remplies d’une eau profonde et verte, isolent un bloc de lave allongé en forme de presqu’île et rattaché seulement par un isthme étroit au reste du sol. Ce bloc, ainsi défendu par la nature, a été désigné pour recevoir jadis le président et les principaux membres de l’assemblée générale. On croit reconnaître encore aujourd’hui la petite élévation sur laquelle siégeait le premier magistrat ; les habitans, venus à cheval et dispersés la nuit sous les tentes, se rangeaient en cercle dans le reste de la plaine, autour de ce lögberg ou rocher de la loi. Nous avons dit que dans l’assemblée publique, présidée par son chef élu, se résumait tout le pouvoir politique, judiciaire, civil et religieux ; aussi tout porte à croire qu’un temple était voisin du rocher de la loi, et aussi un lieu de supplice : la tradition veut qu’on précipitât certains condamnés dans les eaux voisines; une petite île formée par la rivière, affluent du lac, servait aux épreuves du duel. Toute session de l’Althing était, dans ce pays de rares et difficiles communications, le signal d’un solennel rendez-vous; on y venait principalement de tout le sud et de tout l’ouest pour y traiter d’affaires, vider les procès, passer les contrats, conclure les mariages ou les ligues, faire des achats ou des ventes, écouter le voyageur, négociant ou pirate, revenu d’un lointain rivage; telle était l’importance de l’Althing, tel était le grand rôle auquel servait alors, donnant asile à des institutions destinées à se répandre dans le reste de l’Europe, ce rocher de la loi, cette plaine de Thingvalla, située à quelques heures seulement vers l’est de Reikiavik, et qui conserve encore, avec les traits parliculiers que lui a imprimés la nature, le souvenir d’une intéressante civilisation.

Le Gragas est un recueil administratif en même temps que judiciaire, puisqu’on y trouve par exemple les règlemens de l’Althing servant d’assemblée politique aussi bien que ceux de l’Althing considéré comme tribunal suprême; toutefois le caractère et l’aspect du livre sont surtout juridiques. On en peut presque dire autant de la saga de Nial elle-même, récit biographique, il est vrai, mais où les scènes de procès et de débats de toute sorte devant les tribunaux sont multiples. Cela s’explique aisément. Dans une société encore primitive, encore barbare, mais destinée par ses aptitudes et ses instincts à sortir de la barbarie, on comprend que la justice occupe une place principale, et d’abord peut-être excessive. En effet la justice comprend et absorbe alors le pouvoir politique, en ce sens qu’elle se confond avec lui et qu’il se manifeste surtout par elle, celui-là étant vraiment le chef suprême qui a la puissance de châtier et de punir. Il n’en saurait aller autrement chez un peuple violent, mais énergique, et assez intelligent pour avoir, avec une confuse conscience de sa rudesse, un confus désir de gouvernement et de bon ordre. On achèvera d’expliquer l’aspect tout juridique des livres qui nous retracent le tableau de cette société, si l’on se rappelle en outre l’esprit formaliste et processif de la race scandinave, particulièrement du peuple islandais, trait caractéristique, transmis aux Northmans du moyen âge, et qu’on retrouverait aujourd’hui dans certaines parties du nord.

Ouvrons de nouveau la saga; elle nous introduira dans le dédale de ces formalités un peu confuses, naïf témoignage des efforts de la société islandaise pour sortir de la barbarie. Suivons dans ses récits le cours d’une procédure criminelle, et cherchons s’il y a lieu d’y saisir quelque linéament d’institution future.

Au milieu des guerres privées qui sans cesse agitaient l’île. Nial a péri dans les flammes avec Bergthora, sa femme, et ses fils. Son gendre a échappé; résolu à poursuivre les meurtriers devant l’Althing, de concert avec ceux de ses parens qui n’ont pas succombé, il se charge pour sa part de porter plainte contre Flose, celui qui a tué de sa main Helge, fils de Nial. Il commence toutefois par transmettre son action à Mœrd, habile en droit et puissant par sa clientèle. Celui-ci dénonce la cause de la façon suivante : il convoque neuf quidr, voisins du lieu où le crime a été commis. — Ce que sont les quidr, nous tenterons de l’expliquer après les avoir vus à l’œuvre; le sens du mot n’est pas obscur, si l’on remarque qu’il vient de l’islandais kveda, prononcer ou dire, racine qu’on retrouve dans le vieil anglais he quoth, il dit. — Mœrd appelle les neuf quidr par leurs noms, et les assigne au prochain Althing, pour y déclarer si Flose a commis ou non le crime dont il l’accuse. L’Althing réuni, Mœrd se présente sur le rocher de la loi, prend des témoins et dit : « Je dénonce l’agression, prévue par la loi, que Flose, fils de Thord, a commise contre Helge, fils de Nial, et je dépose l’avis que pour ce crime il soit condamné à l’exil, devenant sans refuge, sans abri, sans secours d’aucune sorte, ses biens étant forfaits, moitié pour moi et moitié pour les habitans de la contrée de l’est. Je dénonce cette cause criminelle pour être suivie devant le tribunal auquel, suivant la loi, elle appartient. Je dénonce suivant la formule que la loi prescrit. Je dénonce pour que la poursuite ait lieu pendant cette session, et que le châtiment atteigne pleinement Flose, fils de Thord. Je dénonce la cause qui m’a été légalement transmise. » Il se tut, dit l’auteur de la saga, et, de bouche en bouche, on répéta sur le rocher de la loi que Mœrd avait bien et bravement parlé. Il reprit la parole, redit la formule, en s’adressant directement cette fois à Flose, puis il s’assit. Flose l’avait écouté attentivement; l’action était désormais introduite. — Flose, de son côté, avait transmis sa cause à un légiste habile, Eyolf. De retour sous sa tente, Flose lui demanda si, contre l’accusation ainsi posée, il trouvait quelque échappatoire. — En voici une, dit Eyolf, dont nous nous servirons à défaut d’autres moyens. Change immédiatement ta résidence; ton adversaire, s’il n’en est pas informé, se trompera de juridiction, et son action cessera d’être légale. Le jour venu où les débats devaient s’ouvrir, Mœrd s’avança, prit des témoins et dit : « J’invite Flose, fils de Thord ou tout homme qui aurait entrepris sa défense, à écouter mon serment, mon exposition de la cause, et toutes les preuves que j’ai l’intention de produire contre lui. Je fais cette invitation légale en présence du tribunal, à haute voix, de sorte que les juges (domar) l’entendent à travers cet espace. J’ai pris Thorod et Thorbiœrn comme témoins que je dénonce, suivant les termes de la loi l’agression faite par Flose, fils de Thord, et la blessure par lui pratiquée contre Helge, fils de Nial, blessure mortelle, qu’a suivie la mort de Helge. J’ai déclaré qu’il avait, pour ce crime, encouru la peine de l’exil, etc. » Prenant des témoins, il dit : « J’invite les neuf quidr par moi désignés pour cette cause à prendre place sur le rivage (le long du torrent qui allait se jeter dans le lac de Thingvalla), et j’invite mon adversaire à dire s’il a des objections à faire valoir contre eux. » Eyolf s’avança alors, prit des témoins, et récusa deux des quidr : « Ils sont parens de Mœrd, qui poursuit la cause, dit-il, motif de récusation prévu par la loi. » A quoi la foule des assistans s’écria que la poursuite venait de subir un échec ; on s’accordait à dire que la défense était plus habile que l’accusation. — Mœrd, embarrassé, envoya consulter Thorhall, légiste expert qui lui dit : « Ta cause n’est pas perdue; Eyolf s’est abusé, il a eu tort d’avoir égard, non au vrai demandeur, mais à celui à qui la poursuite a été transmise. » Mœrd revint donc au tribunal, dénonça l’illégalité et fit rasseoir les quidr, et tout le peuple prononça que Thorhall lui avait été là d’un grand secours, et que la poursuite l’emportait à cette heure sur la défense. — Mœrd ayant de la sorte écarté ces moyens de droit et d’autres encore invoqués contre ses quidr, les requit de déposer leur opinion devant le tribunal. Un d’eux s’avança et prononça ces paroles, que tous confirmèrent d’un commun accord : « Nous avons été convoqués ici par Mœrd pour venir déclarer si Flose, fils de Thord, a commis contre Helge, fils de Nial, l’agression prévue par la loi, et s’il l’a blessé de la blessure qui a entraîné sa mort. Mœrd nous a requis en vue de la cause qui lui a été transmise. Nous déposons donc avec notre serment notre témoignage unanime. Nous témoignons contre Flose, nous le déclarons atteint et convaincu. » Cela dit, Mœrd se présenta lui-même et prit des témoins comme quoi ses quidr avaient rempli leur office et condamné Flose. Prenant de nouveau des témoins, il dit : « J’invite Flose ou tout homme par lui autorisé légalement à présenter sa défense dans la cause que je lui ai intentée, car toutes les preuves requises par la loi de la part de l’accusation, je les ai produites, ainsi que tous les témoignages nécessaires. J’invite légalement devant ce tribunal, à haute et intelligible voix, afin que les juges puissent m’entendre à travers cet espace. » La défense était difficile, le crime ne pouvant être nié. Eyolf, l’interprète de Flose, se détermina donc à faire valoir contre le tribunal son argument d’incompétence par suite du changement de résidence qu’il avait conseillé à son client. « Je dépose, dit-il après avoir pris des témoins, interdiction légale aux juges de juger dans cette cause, par suite de l’argument que j’ai produit contre elle. Je dépose interdiction pleine et entière, conformément au droit de l’Althing et à la loi du pays. » L’argument se trouvait valable en effet. La cause étant dès lors perdue pour le demandeur devant ce tribunal, il la transporta immédiatement devant une autre cour; là encore son adversaire lui tendit un piège, de sorte que, perdant patience, lui et les siens, ils recoururent aux armes, et la mêlée commença.

Voilà une bien curieuse scène, qui nous montre clairement aux prises la rudesse des mœurs toujours près d’éclater, et en même temps une série compliquée d’efforts vers la justice et le bon ordre. D’une part la violence, qui, après s’être donné carrière en des querelles sanglantes, ne veut pas se soumettre au châtiment, appelle à son secours des subtilités iniques, insulte au droit, et prépare de nouvelles fureurs; mais d’autre part la loi, œuvre des hommes, et dont l’action est déjà visible, a multiplié les formalités, les précautions, les instances; elle a édifié tout un système judiciaire qui témoigne par sa complexité d’un travail et d’un zèle attentifs auxquels tôt ou tard sera dû le succès. Il ne serait sans doute pas facile de rendre compte de tout ce mécanisme, et les plus spéciaux commentateurs, — par exemple M. Conrad Maurer, dans son Histoire de la formation du droit germanique, — ne réussissent pas à en expliquer tous les ressorts. On distingue toutefois dans ces divers tribunaux institués au sein même de l’Althing trois institutions diverses, les témoins, les juges et les quidr. Les témoins ont un rôle multiple qui se comprend sans peine. Les souvenirs de la saga de Nial remontent au Xe siècle, c’est-à-dire à une époque où la procédure n’est pas écrite. De quelle manière, en l’absence de l’écriture, un droit d’autant plus complexe se maintiendra-t-il avec quelque sûreté? Ce sera en invoquant la mémoire et la loyauté des témoins, dont les assertions tiendront lieu, pour ainsi dire, de registres et de documens. Il en fut ainsi dans le droit islandais, qui prescrivit de prendre pour chaque formalité un certain nombre de témoignages; l’exercice de la mémoire, constant chez ces peuples, leur faisait de cette faculté un instrument plus perfectionné sans doute et plus sûr que nous ne saurions l’imaginer, et, quant à la loyauté des souvenirs, la publicité de la parole en était peut-être la garantie : les témoins légalement invoqués avaient eux-mêmes pour surveillans et pour témoins tous les assistans de l’Althing. Quant aux quidr islandais, il faut les distinguer des domar ou juges: mais probablement l’une et l’autre fonction laissent deviner le berceau obscur d’une grande et noble institution, celle du jury. Les quidr comme on l’a vu par le récit de la saga, sont désignés à l’avance par chaque partie entre les voisins du lieu où le crime s’est commis pour venir au tribunal dire si l’accusé est ou non coupable. S’ils sont unanimes, le tribunal est tenu de se conformer à leur avis. Les juges ne sont pas des magistrats au sens moderne du mot; ils sont désignés entre les habitans du district par le magistrat civil, qui représente la société. Ils n’ont pas plus que les quidr fait une étude spéciale de la loi : c’est au magistrat qui préside à diriger les débats, c’est aux légistes experts que l’on consulte à connaître la loi, à suggérer les moyens de droit et les ressources légales. Le jugement des domar est souverain, quel qu’ait été l’avis des quidr. Ceux-ci formaient un jury d’examen; les premiers forment un jury de jugement. Dans le passage de ces élémens encore informes à l’institution propre du jury, les quidr seront descendus au rôle de témoins, les domar seront devenus les vrais jurés; les légistes, réunis au président du tribunal, se seront transformés en magistrats; quant aux témoins eux-mêmes, ils auront été, quand l’usage de l’écriture se sera répandu, remplacés par les actes publics, dont jadis leurs simples attestations tenaient lieu.

On sait l’importance des formules dans la constitution du droit primitif, quand la parole doit jouer le rôle de l’écriture. Par une sorte de superstition ou de convention facilement d’accord avec l’humeur processive et l’esprit d’éristique, ces formules doivent être répétées suivant les circonstances, sans que la mémoire en défaut y modifie un seul terme ; la formule exactement et à propos introduite par-devant témoins porte sur-le-champ son effet légal, tandis que le moindre manquement devient un motif de nullité. La saga de Nial contient à ce sujet de très intéressantes pages; en voici une assez caractéristique pour mériter d’être citée.

Gunnar avait une parente, Unna, fille de Mœrd, qui avait épousé Hrut; mais Hrut, pendant ses voyages, avait été charmé par une femme étrangère. Unna, délaissée, quitta secrètement la maison de son mari et retourna chez son père, par qui elle fit réclamer ses biens. Comme il n’y avait pas eu divorce, Hrut se contenta d’offrir le duel, que le vieux père ne put accepter. Unna vint donc prier son parent Gunnar de se charger de cette poursuite; mais il fallait que la formule de citation fut prononcée dans toute son intégrité et de. son propre aveu en présence de la partie adverse, et qu’il fût constaté par témoins qu’elle l’avait entendue. Gunnar alla consulter son ami Nial. « L’entreprise est difficile, dit ce dernier ; je vais t’indiquer cependant la voie que je crois la meilleure ; tu peux réussir, mais à la condition d’observer ponctuellement mes avis. Si tu négliges un seul point, ta vie même est en danger. Tu prendras deux compagnons. Par-dessus tes vêtemens tu mettras un surtout brun d’étoffe commune, sur lequel tu jetteras un manteau de voyage. Porte à la main une petite hache. Chacun de vous trois aura deux chevaux, l’un gras et l’autre maigre ; munis-toi en particulier d’un attirail de forgeron. Vous partirez demain de bonne heure. Quand vous arriverez à la Rivière-Blanche, souviens-toi d’enfoncer ton chapeau sur tes yeux. Les gens se demanderont qui est cet homme à la haute taille ; tes compagnons répondront que c’est le marchand de ferraille Hedin, du canton d’Œfiord, qui fait sa tournée. Il est bien connu dans le pays ; c’est un vaniteux qui croit seul tout savoir ; pour des riens il rompt ses marchés et querelle les gens. Tu iras jusqu’au Borgefiord en offrant partout ta marchandise et en te montrant querelleur, afin que le bruit se répande dans la contrée que cet Hedin est bien le pire des hommes en affaires, et que sa réputation ne ment pas. Tu te dirigeras par le Nordaadal vers le Hrutafiord, et tu arriveras chez Hrut. Là offre de nouveau tes marchandises, présentant comme le meilleur ce que tu as de pire. Le fermier d’abord voudra voir les objets ; il y trouvera cent défauts : arrache-les-lui des mains, fais tapage, et parle grossièrement. Il ne s’étonnera pas, disant qu’Hedin agit de la sorte avec tout le monde. Cependant Hrut viendra, attiré par le vacarme ; il te dira de le suivre chez lui ; accepte, salue honnêtement, il te répondra de même et te fera asseoir sur le banc inférieur en face de son haut siège. « Viens-tu du nord ? demandera-t-il. Réponds que tu es d’Œfiord. — Y a-t-il dans ce canton beaucoup d’hommes renommés ? Réponds que ce sont pour la plupart de pauvres diables. — Connais-tu le Reikedal ? dira-t-il encore. Réponds que tu connais toute l’Islande. — Y a-t-il beaucoup de braves gens dans le Reikedal ? Réponds : rien que des voleurs et des vauriens. » Cela le fera rire, et il prendra plaisir à t’écouter. Vous en arriverez à parler du Rangaavold, où habitait le père d’Unna. « Depuis la mort de celui-là, diras-tu, ce n’est pas dans ce canton qu’il faut chercher les hommes de quelque valeur. » En même temps chante-lui quelques strophes pour l’amuser, car je sais que tu es scalde. Il te demandera pourquoi tu es d’avis qu’après la mort de celui-là on ne saurait trouver son pareil. Réponds : « Parce que c’était un homme si avisé qu’il ne s’est jamais trompé dans la poursuite d’un procès. — Sais-tu cependant, dira-t-il, ce qui s’est passé entre lui et moi ? — Oui, il t’a repris ta femme, et tu n’as rien eu à dire. — Mais il a été battu ! répliquera Hrut, il a fait procès, et je n’ai pas rendu la dot. » Réponds : « Tu as offert le duel, et comme il était vieux, ses amis lui ont conseillé d’abandonner la cause. — C’est cela, dira-t-il ; les ignorans ont cru que telle était la loi; mais il aurait pu reprendre l’affaire à un autre thing, s’il en avait eu le courage. — Je le sais bien, répondras-tu. » En l’entendant parler de la sorte, il te demandera si tu as donc quelque connaissance de la loi. Tu lui diras : « Là bas, dans le canton du nord, je passe pour en savoir quelque chose. Cependant j’entendrais volontiers de toi comment on pourrait reprendre le procès. — Quel procès? — Un procès comme par exemple celui-ci, qui du reste ne m’intéresse guère : comment devrait s’y prendre celui qui, je suppose, réclamerait la dot de ta femme? — Il faudrait que la formule de citation fût prononcée en ma présence, de telle sorte que je l’entendisse, et dans mon domicile légal. — Récite-la un peu, diras-tu, je la redirai après toi. » Il ne manquera pas de la réciter; toi, fais bien attention à chacun des termes. Il te dira de la répéter; répète-la, mais tout de travers, sur deux mots un seul de bon. Il se mettra à rire, sans nul soupçon contre loi, et il te montrera qu’il y avait seulement tels et tels mots justes. Rejette la faute sur tes compagnons, dont la présence te trouble ; prie-le de reprendre chaque mot en te laissant le reprendre après lui. Ainsi fera-t-il ; cette fois tu répéteras exactement; tu lui demanderas si c’est bien; il ne pourra que répondre qu’une telle citation serait parfaitement valable. Alors tu diras à haute voix, de manière que tes compagnons t’entendent : « Ainsi dénoncé-je contre toi, Hrut, le procès que ma parente Unna m’a confié. » Et puis, dès le soir venu, quand tout le monde sera endormi, vous sellerez, au lieu des chevaux maigres, les bons chevaux que vous aurez laissés au pâturage, et vous gagnerez la montagne, où vous resterez trois jours. Moi cependant je me rendrai au thing, et je t’y assisterai pour ce qu’il reste à faire. »


Gunnar remercia Nial et s’en retourna chez lui. Deux jours après, il fit ponctuellement ce que Nial lui avait conseillé. Tout réussit de point en point (la saga nous le redit en détail dans une seconde narration) comme il avait été prévu : le faux Hedin provoqua, entendit, répéta d’abord tout de travers, puis fort exactement et par-devant ses deux témoins, la formule de citation. Hrut s’aperçut trop tard qu’une ruse où il reconnut l’habileté de Nial l’avait abusé.

Il n’est pas difficile, ce semble, d’imaginer comment cette singulière page a pu être écrite. L’auteur de la saga, qui vivait beaucoup d’années après le temps qu’il expose, a recueilli la tradition du subterfuge, resté célèbre, par où l’habile Nial, comptant sur la vanité de Hrut grossièrement flattée, avait obtenu l’un de ses triomphes. En racontant à son tour cet exploit légendaire de son héros, il a, selon la coutume des chroniqueurs, étendu par un commentaire son propre récit; il a sans doute inventé, du moins quant au détail, la première des deux scènes, c’est-à-dire les conseils donnés par Nial à Gunnar. Il y a d’autant moins lieu de s’étonner des exactes prédictions de Nial et de la docilité de Hrut, suivant la saga islandaise, à lui donner raison, que Nial passait aux yeux de ses contemporains et à plus forte raison aux yeux de leur postérité, pour avoir été un de ces hommes extraordinaires, à l’esprit perçant et subtil, qu’on croyait, peu s’en faut, doués de seconde vue; il n’y avait nul effort, pour ces imaginations scandinaves du Xe et du XIe siècle, à se représenter un tel homme, maître dans la science du droit et de la procédure, comme une sorte de devin dont les paroles avaient une puissance presque magique.

On reconnaît de plus dans les récits qu’on vient de lire le formalisme habituel à ces peuples. Ce même trait se rencontre à l’origine de presque toutes les civilisations, par exemple aux premiers siècles de la Grèce et de Rome. Là aussi on emploie des formules légales, auxquelles il semble que le droit primitif suppose une sorte d’autorité surnaturelle. Le droit primitif a partout besoin de ce secours extraordinaire; partout il fait appel en même temps à la raison et à la poésie. Les sociétés du nord paraissent avoir conçu de ces conditions une idée particulière, qui s’est perpétuée dans le droit du moyen âge et qu’il est intéressant d’étudier à sa source dans les monumens scandinaves.

Il nous eût entraîné trop loin d’aborder, avec le secours de la saga de Nial et du Gragas comparés, l’étude, passablement obscure d’ailleurs, de la constitution administrative de la république islandaise; nous voulions surtout faire connaître la saga, dont l’intérêt principal consiste dans la lumière qu’elle jette sur les antiquités juridiques de toute une race destinée à jouer un grand rôle dans la formation des sociétés européennes. Nous avons cru pouvoir reconnaître, parmi ces règlemens d’une société qui ne devait rien à l’influence ou aux exemples d’une autre race ni du monde classique, les élémens d’une institution semblable au futur jury moderne; nous aurions pu noter aussi, outre le wehrgeld et la vengeance privée, la présence du duel, coutume peu louable sans doute, mais qui a cependant marqué, aux origines du moyen âge, un progrès nouveau de l’ordre sur la violence, qui s’est substituée à la force brutale, au meurtre aveugle et lâche, et qui impliquait, outre un sentiment d’honneur, la confiance dans la justice divine. Le duel avait en Islande ses lois rigoureuses; il avait lieu, lors des sessions de l’Althing, dans l’île voisine du rocher de la loi. Les prescriptions les plus détaillées en réglaient la pratique; certaines de ces prescriptions rapportées par les sagas sont toutes religieuses : on amenait par exemple près du champ-clos un bœuf, dont le vainqueur, aussitôt après le combat, devait abattre la tête. De plus les extrémités des pieux qui marquaient l’enceinte désignée étaient sculptées en forme de têtes mystérieuses, représentant des divinités, et on ne les plaçait avant le combat qu’avec des paroles sacramentelles Peut-être saisissons-nous dans ces détails une phase primitive et religieuse de l’institution du duel. Aboli sous cette forme en Islande pendant le cours de l’année 1011 par une loi de l’assemblée publique, il allait y renaître peu après, en vertu d’une autre loi introduisant les épreuves judiciaires. Nouveau témoignage que cette étroite société islandaise, en demeurant longtemps fidèle aux traditions du paganisme Scandinave, a fait revivre à son usage les plus nationales d’entre les institutions du nord, et offre à notre étude, dans les livres malheureusement peu nombreux qu’elle nous a transmis, un tableau de ce paganisme moins altéré par les multiples influences du génie classique et de la civilisation chrétienne qu’il ne se montrerait ailleurs, même dans les plus anciens monumens du moyen âge germanique.

N’avions-nous pas le droit aussi d’attribuer à la saga de Nial un certain mérite au point de vue littéraire et moral ? Ce n’est pas assurément la bonne ordonnance que nous y vanterons; notre analyse fort abrégée ne doit point à cet égard faire illusion : le récit est souvent mêlé, confus, embarrassé de mille circonstances indifférentes ou obscures; le chroniqueur va en avant un peu à la manière du conteur arabe, qui ne supprime ni ne classe aucun souvenir. Cela n’empêche pas que la narration, soit par le reflet fidèle d’une réalité vivante, soit par une certaine simplicité instinctive et naïve, n’offre une suite réelle dans la peinture des caractères; ceux-là mêmes qui sont sur le second plan ne manquent pas d’apparaître pour qui lit tout l’ouvrage, dans une lumière qui n’est point trop indécise. Bergthora par exemple, la femme de Nial, bien qu’elle soit à l’occasion, elle aussi, vindicative et hautaine, passe cependant pour être en général une bonne et pacifique maîtresse de maison; elle ne quitte pas son mari, même dans l’extrême danger, au jour de sa mort. Le narrateur n’a pas beaucoup à dire à son sujet, mais il sait faire entendre que ce silence est tout à son éloge. — Nous connaissons Halgerda : son prestige funeste, sa passion capricieuse, tantôt amour et tantôt haine, forment le foyer qui attire à lui l’action entière : tous les désastres accumulés finalement par elle sont en germe dans cet oblique regard que, dès le commencement de la saga, son oncle a remarqué dans sa physionomie d’enfant. — La figure de Gunnar est très fortement décrite, et de toutes pièces. On ne doit jamais oublier que c’est un redoutable viking, un de ces rois de mer qui s’en vont faire la piraterie ou le négoce sur les côtes voisines ou lointaines. Au milieu des guerres privées qui agitent l’Islande, nul n’ose accepter le duel contre lui; ses adversaires aiment mieux l’envelopper dans quelque perfide procès. Cette force est la raison de sa douceur : on l’a vu, ne sachant rien des aventures passées d’Halgerda, qui ont eu lieu pendant qu’il naviguait au loin, céder à son charme, et ne vouloir pas après cela s’en dédire; on l’a vu opposer une réelle patience et une indulgente bonté à ses emportemens, maintenir fermement ses liens d’amitié avec un homme qu’il consulte et respecte, et ne se mêler que malgré lui, après une longue résistance, aux combats sanglans d’alentour. A la suite d’une de ces actions d’où lui et les siens, comme à l’ordinaire, sont sortis vainqueurs, il entend ses compagnons chanter et se réjouir, et se dit à lui-même : « Suis-je donc moins brave que ceux-là? Comment se fait-il qu’après avoir tué je me sente le cœur triste et pesant? » Parole touchante et profonde, non pas seulement à cause du sentiment tout humain qui l’inspire, mais aussi pour la sincérité de l’aveu, méritante dans un tel temps et de la part d’un viking, et pour cette nuance délicate de simplicité en même temps forte et naïve, qui lui fait se demander avec étonnement s’il est donc moins courageux que ceux à qui le meurtre ne coûte pas. Nous avons dit qu’en lisant les sagas on pensait quelquefois à Shakspeare; n’est-ce pas ici un de ces mots qui jaillissent des sources vives et que le grand poète anglais, avec sa puissance d’imagination et de cœur, a su plusieurs fois deviner? — À côté du viking Gunnar, Nial est pour toute la société islandaise le sage renommé. Il est sage, parce qu’il est savant en droit, parce qu’il connaît en habile juriste les dispositions, les pièges et les ressources de la loi. Le plus clair témoignage des troubles violens qui agitent alors l’Islande est que des hommes tels que Gunnar et lui finissent par être enveloppés malgré eux dans ces tourbillons de colères et de vengeances.

Telle est, dans une trop courte analyse, qui toutefois suffira peut-être à en offrir un aspect général, cette principale saga islandaise, monument du XIe siècle, à la fois précieuse au point de vue de l’histoire politique et de l’histoire morale et littéraire. Elle nous décrit mieux qu’elles ne sauraient être décrites nulle part ailleurs quelques-unes des institutions ou des idées primitives du monde germanique; elle nous rappelle cette petite et énergique société islandaise dont nos livres d’histoire générale ignorent, peu s’en faut, l’existence. Combien peut-être de ces foyers épars où l’intelligence humaine s’est vivement exercée, non sans l’appui d’une solidarité constante avec quelqu’une des grandes races historiques, ont cependant disparu du souvenir des hommes, bien que leur date ne soit pas très reculée ! La science doit compter au nombre de ses plus utiles services de restituer, quand elle le peut, leurs titres, et de réparer à leur égard de trop ingrats oublis.


A. Geffroy
  1. Voyez dans la Revue du 15 octobre l’étude de M. George Aragon, les Côtes d’Islande et la pêche de la morue.
  2. Voyez en particulier la Svarfdœla Saga.
  3. D’Islande venaient jadis les gerfauts que le roi de Danemark offrait chaque année, jusque sous Louis XVI, pour la fauconnerie des rois de France.