Les Salons de 1901 et le vêtement moderne dans la statuaire

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Les Salons de 1901 et le vêtement moderne dans la statuaire
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 554-577).
LES SALONS DE 1901
ET LE
VÊTEMENT MODERNE DANS LA STATUAIRE

Les Salons de 1901 sont des salon de réaction. Ils marquent, sur tous les points, un échec des tentatives « modernistes » et une réhabilitation du passé. Constater cette réaction n’est pas la créer, non plus que la nier ne serait la détruire. Elle est née de bien autre chose que de la critique et, en dépit de la critique, elle a grandi. Déjà perceptible il y a cinq ans, très visible dans les trois derniers Salons du siècle, ce mouvement se définit aujourd’hui si clairement, que tous les efforts de la dialectique ne sauraient plus le dissimuler.

Quand on se trouve, avenue d’Antin, dans la salle VIII, il est malaisé de soutenir que la lumière impressionniste rayonne sur les parois. Quand on s’arrête devant les toiles de M. Cottet, de M. Ménard, de M. Morisset, de M. Guignard, de M. Albert Moullé, de M. Georges Griveau, de M. Garrido, de M. Feliu, de Mlle Rœderstein, de M. Dauchez, de M. Sarlius, il est difficile d’y voir cette « peinture claire, » cet éblouissement de tons purs, cette « proscription des ocres et des bruns, » que les théoriciens de l’impressionnisme ont toujours donnés comme les caractéristiques de l’art nouveau[1]. Vainement chercherait-on à rattacher tous ces « ténébreux, » qui triomphent en ce moment, aux luministes et aux réalistes d’hier. Ils en diffèrent du tout au tout. On peut, à la vérité, parler de leur commune « émotion » et de leur semblable « sincérité ; » proclamer que les uns et les autres se livrent à un pareil « travail philosophique au cours duquel les contingences s’élaguent, » et qu’ils sont, aujourd’hui comme hier, les « évocateurs savans des forces en exercice ;... » propositions qui s’appliquent d’autant mieux à plusieurs écoles qu’elles n’en définissent clairement aucune. Mais, dès qu’on quitte cette logomachie pour préciser les caractères picturaux des « jeunes » de talent, on est obligé de constater la cassure qui s’est faite. Car le réalisme était l’absence de composition, et l’impressionnisme l’absence d’effet par les masses d’ombre. Or, chez tous les jeunes artistes que le succès accueille aujourd’hui, on constate nettement une composition voulue et un parti pris d’ombres évident.

Qu’on regarde l’admirable Procession de M. Simon : ces têtes nues sous la brise de mer, ces traits fortement appuyés dans la chair des visages, ces oppositions tranchées d’ombre et de lumière, ces arabesques de draps noirs sur les surplis blancs, cette apparition d’un sentiment intérieur dû à la profondeur des arcades sourcilières, aux yeux qui se lèvent sous les fronts qui se penchent, aux bras repliés gravement sur les poitrines, et que l’on dise ce qui reste là des théories du plein air et des reflets, de la proscription du brun et du noir ?

Qu’on observe le groupe formé par les paysages historiques de M. Ménard et le portrait de M. Chevrillon, placé au milieu de ce-paysages, songeant parmi des nues, des temples, des soleils couchans, des forêts et des bœufs. Non seulement Claude Lorrain n’y est plus méprisé, mais les recettes du vieux clair-obscur y sont soigneusement remises en honneur... Combien n’a-t-on pas raillé jadis le procédé qui consiste à opposer, dans un tableau, le point le plus lumineux à son point le plus sombre pour obtenir un effet de contraste, ce procédé sans cesse employé par Gustave Doré dans ses grandes planches ? Or, il se retrouve exactement dans les deux paysages de M. Ménard, où des bestiaux bénévoles sont venus mettre leur tête rousse et sombre, juste au point où le soleil dardait son reflet le plus clair. De même, la coutume de nos vieux paysagistes, qui repeignaient leurs ciels sur leurs arbres pour y mettre de l’air, est visiblement reprise dans le paysage de droite. Et pourtant l’œuvre de M. Ménard n’en arrête pas moins tous les regards, et n’en retient pas moins toutes les pensées.

Pareillement, dans cette touchante Nuit de la Saint-Jean de M. Cottet, où les membres d’une famille bretonne se sont groupés autour du feu commémoratif, posant çà et là des pierres pour tenir parmi les vivans la place des enfans morts, on observe que le point le plus sombre s’oppose au centre lumineux, et nul n’en est scandalisé. On le voit enfin dans l’admirable Troupeau de M. Dauchez, et l’on applaudit. C’est pourtant de la composition.

On applaudit M. Bail et son Repas des servantes, où les plus subtils effets de clair-obscur nous ramènent aux lointaines préoccupations des petits maîtres hollandais. On admire le Benedicite de M. Lucas, jeune artiste dévoué à prolonger dans l’art ce pittoresque breton qui s’efface de la vie, et son tableau, un des plus honorables du Salon des Artistes français, est cependant la négation du plein air. On approuve encore cette négation dans les saisissantes figures de Mlle Rœderstein et de M. Leempoels, où la ligne, très appuyée, très précise, forme avec les titillations impressionnistes le plus frappant contraste. La composition, proscrite par les réalistes, se retrouve partout. La belle architecture des lignes, l’ordonnance visible d’un effet de lumière et d’ombre, font le succès du portrait de MM. Paul et Victor Margueritte, par M. Anquetin.

Seul, peut-être, au Salon de l’avenue d’Antin, M. Kœnig parvient à réaliser une œuvre puissante, son Après-midi de fête dans l’île de Bréhat, en développant la thèse impressionniste. Un autre magnifique exemple de ce que peut être une toile lumineuse nous est donné au Salon de l’avenue Nicolas II par M. G.-H. Mosler, quand il arrête un laboureur et son attelage, parmi les gras sillons retournés, pour saluer d’un De Profundis la mort qui passe. Enfin, le Salon des Indépendans, au Cours-la-Reine, nous a montré quelques subtils paysages de M. de Regoyos, de M. Monier, de Mlle Anna Boch, qui se rattachent encore au luminisme. Mais ces souvenirs se font rares. La plupart des « jeunes » de talent ont abandonné les exercices de « plein air. » Il serait bien difficile d’y rattacher l’harmonie en gris de M. Caro-Delvaille, intitulée le Thé, ou encore les ébauches puissantes de M. Dreyfus-Gonzalès. Tout au plus pourrait-on évoquer, chez quelques jeunes, le souvenir de M. Whistler, qui n’a jamais été, pour l’aspect lumineux ni pour la façon de peindre, un impressionniste. Les maîtres qu’on suit aujourd’hui sont Bonvin, Chardin, parfois les Le Nain, et surtout les Hollandais.

En même temps, on voit des survivans d’un autre âge, les Hébert, les Harpignies, sans avoir jamais abandonné leurs méthodes, reparaître en triomphateurs. Le dernier survivant de notre grande pléiade française de paysagistes influence encore les meilleurs de nos artistes et ce n’est diminuer en rien le mérite des deux toiles de M. Cabié, Un matin dans la vallée de la Vézère et un Paysage des Eyzies, que d’y voir s’y retracer encore l’enseignement de M. Harpignies. Quant au vieux maître de la Malaria, depuis soixante-deux ans qu’il expose au Salon, il est douteux qu’il y ait jamais apporté un plus merveilleux joyau. Les agitations des écoles contemporaines n’ont pas plus troublé son alchimie silencieuse que les orages superficiels de l’Océan n’agitent l’arbre de corail dans sa lente et sûre éclosion de trésors. La réaction en sa faveur, pour n’être pas bruyante, n’en est pas moins unanime. C’est encore un triomphe du passé.

Il n’est pas jusqu’à l’organisation matérielle des Salons qui ne témoigne d’un complet retour aux idées jadis les plus combattues. Des deux Salons, celui qui s’ouvre le plus largement aux débutans, celui qui contient cinq mille numéros, le Salon des Artistes français, et l’autre, qui n’a reçu que 932 toiles, quel est le plus favorable aux artistes et le plus précieux pour le public ? Il n’y a pas de discussion sur ce point. C’est le dernier, c’est l’ancien Salon du Champ-de-Mars, aujourd’hui avenue d’Antin : c’est là où la doctrine de l’élimination a triomphé et où a triomphé aussi, grâce à l’un des organisateurs, M. Dubufe, cette idée qu’accumuler des tableaux n’est pas les faire voir, et que la fatigue des yeux est un mauvais véhicule pour l’admiration. Avec le goût sûr du professionnel et l’indépendance du critique, M. Dubufe a donné, là, l’exemple de ce que devraient être les galeries non seulement des Salons, mais des musées. Au groupement alphabétique il a substitué le groupement esthétique, et à l’entassement, le choix. Mais ce choix n’a pu se réaliser qu’en fermant les portes du Salon à quantité d’artistes et qu’en ressuscitant, dans la mesure du possible, l’ancienne Académie royale. Une semblable réforme s’impose au Salon des Artistes français, sous peine de voir toute l’attention des amateurs se porter vers les petits cénacles où, dans le recueillement nécessaire à la pensée et sous un jour favorable, quelques œuvres sont exposées. C’est l’intérêt même des « jeunes » qui le veut et celui des débutans. Car le visiteur, qui voit trop de peintures, n’en regarde aucune et, accordant un coup d’œil à chaque essai, n’accorde pas à ceux qui méritent une longue attention, la justice qui leur est due. Et c’est ainsi que le principe des anciens Salons fermés, si longtemps combattu par Planche, par Thoré, par Castagnary, redevient le principe sauveur de la plus novatrice des deux sociétés. Mais, là où l’échec des théories modernistes est le plus notoire, c’est dans la statuaire. Vainement a-t-on suggéré à nos sculpteurs la pensée, l’obligation et le moyen de représenter les costumes du temps et les faits de notre civilisation. Leurs efforts n’ont abouti qu’à des exhibitions d’ « hommes de bronze, » à peine supérieures à celles des fêtes foraines. Et, au contraire, les traditions les plus raillées par les théoriciens naturalistes, le « nu » et le « drapé, » trouvent dans les ouvrages de marbre les plus considérables exposés aux deux Salons de 1901, et précisément par les novateurs les plus audacieux, une nouvelle et singulière justification. Quelle peut bien en être la cause ? Pourquoi cet échec des tentatives réalistes et ce retour aux anciennes formules statuaires ? C’est ce que nous apercevrons assez facilement, pour peu que nous y prenions garde, et ainsi les Salons de 1901, à défaut de chefs-d’œuvre à admirer, ne manqueront pas d’enseignemens à recueillir.


I

Quand les premiers chrétiens débarquaient pour la première fois dans les villes de la civilisation païenne, ils étaient stupéfaits du nombre des statues qu’ils y voyaient. Les héros, les ancêtres, les dieux, le monde antique tout entier, étaient là, dressés, en bronze ou en marbre, en apparence indestructibles. Et les pieux missionnaires n’étaient pas loin de croire que, dans chacune de ces statues, il y avait un démon. C’est, aujourd’hui, un sentiment semblable de stupeur qui doit saisir le campagnard quand il entre dans nos villes ou lorsque, errant sur le balcon du grand hall des Champs-Elysées, il jette un regard sur ce peuple de marbre.

Depuis le temps de Lysippe, on n’avait vu tant de statues embarrasser les places publiques. Jamais n’avait passé sur ce pays un tel souffle commémoratif. Plus de cent quinze statues furent érigées en France de 1870 à 1885. Un idéal inexpliqué d’hommages coûteux et d’inaugurations réparatrices hante les ateliers de Montrouge ou de Montmartre. Une noble émulation les tient de ne pas laisser dans Paris un square, une place, un carrefour, un rond-point, un refuge inoccupé. La sculpture a horreur du vide. Devant qu’une rue soit percée ou un square planté, un monument s’y destine et l’on sait déjà quel héros y sera honoré, quand on ignore si les maisons trouveront des locataires. Les espaces actuellement ouverts sont insuffisans. On a mis des grands hommes partout : on a insinué des acteurs jusque dans des squares suburbains, des encyclopédistes jusque parmi des bureaux d’omnibus, des réformateurs sociaux jusque sur les boulevards extérieurs.

Tout étant occupé et la patrie tenant de plus en plus à honorer ses grands hommes, on les juxtapose comme dans une revue. Au carrefour de l’Observatoire, un explorateur dispute la place au maréchal Ney et l’horizon aux Quatre parties du monde. La longue perspective de la fontaine du Luxembourg est close. L’œuvre de M. Puech offusque celle de Carpeaux. Il y a saturation. Et cependant, à chaque Salon, des files nouvelles de grands hommes rangés sous le vitrage attendent, dans les limbes du plâtre, le moment d’entrer, à leur tour, dans l’immortalité.

En même temps que ce phénomène, si favorable au sculpteur, il s’en produit un autre, qui lui est fort contraire. Si jamais on n’éleva tant de statues à des contemporains, jamais non plus les contemporains ne se vêtirent d’une façon si peu « statuaire, » Le vêtement moderne, depuis Henri IV, mais surtout depuis un siècle, est ce que l’histoire nous offre de plus impropre à figurer dans une œuvre de plastique. Le campagnard un peu artiste, qui se promène dans nos cités, n’est pas moins indigné que le premier chrétien débarquant dans la cité antique. Si ce ne sont pas des faux dieux qui se dressent de toutes parts, ce sont du moins de faux hommes, et il a peine à se persuader que des gens si laids aient pu être si grands. Il y a désaccord absolu entre la prétention que nous avons d’honorer nos héros et les moyens que leur aspect extérieur nous en fournit. Le problème du vêtement contemporain dans la statuaire est donc posé par les faits.

Sans doute, il y a longtemps qu’on a senti ce désaccord. Mais on le résolvait jadis en sacrifiant hardiment un des termes du problème. On sacrifiait le vêtement. On osait habiller d’une toge ou ne pas habiller du tout les héros. « L’habit de nature, c’est la peau, disait Diderot, plus on s’éloigne de ce vêtement, plus on pèche contre le goût. » Canova, Thorwaldsen et leurs successeurs l’avaient établi en principe. De même, quand Rude sculptait au flanc de l’arche triomphale son magnifique Départ, il repoussait le feutre emplumé, l’habit à la française, toute la défroque de 1792, et ne retenait des combattans que la passion qui les inspirait. Et c’était excellent. Mais, si féconde que soit une tradition d’art, quand elle est appliquée sans esprit par une foule de médiocres élèves, elle devient insupportable aux esprits indépendans et insuffisante aux délicats. Tel fut le sort du « nu » et du « drapé. » Les innombrables effigies funéraires de Thorwaldsen en donnèrent le dégoût. On chercha un renouvellement dans la silhouette sculpturale du contemporain. On se demanda si c’était bien une « loi » inéluctable, — et si d’ailleurs il y avait en art des lois que des novateurs hardis ne pussent enfreindre ou tourner...

On remarqua, par exemple, que le Moïse n’était point selon le canon de Polyclète, que le Coleone portait un autre costume que la toge et que les figures enthousiastes de Rude ne respectaient pas les principes que Lessing avait cru découvrir dans le Laocoon. En même temps on montrait les Hollandais tirant un parti merveilleux de leurs sombres vêtemens noirs. On citait Chardin pénétrant d’une poésie d’intimité les plus humbles outils de la vie familière. Dans toutes les régions de l’Art, on apercevait que de prétendues lois n’étaient que des conventions. On avait cru ces lois de l’art absolues. Or, elles ne l’étaient pas. Donc, il n’y avait pas de lois absolues en art.

C’était une conclusion précipitée. Autant eût valu dire : on a cru que tel corps était simple : or, on a découvert qu’il était composé ; donc, il n’y a pas de corps simple. Mais elle répondait si bien au besoin de réaction contre le pédantisme de l’école, qu’on l’adopta d’enthousiasme et qu’on somma les artistes de lui donner raison. « Croyez-vous, écrivait Planche, que si Rubens et Van Dyck revenaient, ils ne sauraient pas tirer parti du costume français en 1831 ? Nous renvoyons ceux qui en douteraient à tous les portraits parlementaires de Lawrence que nous connaissons par les gravures de Reynolds, Cousins et Maile. L’art, quoi qu’on en dise, trouve à se loger partout, tout lui obéit, tout lui cède quand il commande impérieusement. » Et Planche avait raison, s’il voulait dire que jamais un costume sévère, noir, monochrome, n’a été rejeté par un grand artiste comme inesthétique, mais il s’avançait beaucoup s’il en tirait argument pour le costume moderne, car ce n’est point la couleur monochrome qui est inesthétique dans notre vêtement : c’est la ligne géométrique. Delacroix, qui avait pratiquement tout entrepris et qui théoriquement passait sa vie à creuser ces problèmes, le dit en termes plus forts qu’aucun classique n’en a jamais employé : Il y a des lignes qui sont des monstres, et il ajoute lesquelles : « la droite, la serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand l’homme les établit, les élémens les rongent. Les mousses, les accidens rompent les lignes droites de ses monumens. Chez les anciens, les lignes rigoureuses corrigées par la main de l’ouvrier. Comparer des arcs antiques avec ceux de Percier et Fontaine... Jamais de parallèles dans la nature, soit droites, soit courbes[2]. »

Et ces lignes « qui sont des monstres » ne le sont cependant point en peinture au même degré qu’en sculpture. Car, dans l’une, elles sont dissimulées par l’ombre ou par la couleur et, dans l’autre, elles apparaissent dans toute leur beauté ou dans toute leur laideur. Le chapeau dit « haut de forme, » par exemple, n’a jamais été un bien agréable accessoire pour les peintres et l’on ne peut guère citer que Delacroix dans sa Liberté, Journée du 28 juillet 1830, ou Goya dans quelques portraits qui en aient fait état. Il est cependant beaucoup moins incommode à manier pour le peintre que pour le sculpteur. Le peintre peut le mettre dans l’ombre, il peut projeter sur lui des reflets qui en varient la silhouette, déployer à son profit toutes les magies de la couleur. Dans tous les cas, comme il ne le montre que sur un plan, il peut tordre ses lignes dans le sursaut des raccourcis. Le sculpteur, lui, est tenu de le prendre tel qu’il est et de l’introduire dans son monument tel qu’il sort de chez le chapelier. Il ne peut ni le colorer, ni le dissimuler, ni le montrer sous un seul angle. En tournant autour du monument le spectateur découvrira toujours le point où sa forme la plus fâcheuse apparaît. Par conséquent telle forme inesthétique peut être interprétée par le peintre, sans qu’on puisse en tirer le moindre argument pour le sculpteur.

Cette différence essentielle n’a pas arrêté les théoriciens. Tenant pour établi que « l’utilité, » comme le dit Guyau, « constitue toujours comme telle une certaine beauté » et que « tout ce qui est réel et vivant peut, dans certaines conditions, devenir beau, » — ils en vinrent à proclamer l’égalité de toutes les formes devant l’esthétique. Et d’abord, l’égalité de toutes les formes naturelles. « Le corps fût-il moins fort et moins beau que celui des athlètes de Polyclète ou des géans charnus de Rubens, déclare l’éminent philosophe, la tête aurait acquis une beauté supérieure. N’est-ce donc rien, même au point de vue plastique, qu’un front sous lequel on sent la pensée vivre, des yeux où éclate une âme ? Même dans le corps entier, l’intelligence peut finir par imprimer sa marque. Moins bien équilibré peut-être pour la lutte ou la course, un corps fait en quelque sorte pour penser posséderait encore une beauté à lui. La beauté doit s’ intellectualiser pour ainsi dire[3]. »

Mais quelle beauté un cerveau pensant peut-il bien imprimer dans un corps déjeté ? Voilà ce que jamais le philosophe n’a pu nous dire... Une beauté perceptible à notre âme, une force accessible à notre intelligence, oh ! sans doute I Nous le voyons assez, et les arts qui s’adressent directement à notre intellect, comme la poésie, comme le drame, pourront nous révéler cette force dans un corps faible et cette beauté dans un corps contrefait. Au théâtre, l’oreille entend les paroles qui nous révèlent la grandeur de l’âme logée dans une enveloppe débile. L’histoire ou le roman peuvent entourer l’avorton de tels prodiges que nous en venions à l’admirer. Mais le sculpteur, ne pouvant ni nous parler comme l’historien, ni nous faire voir une suite d’actions comme l’auteur dramatique, ne s’adressant qu’à nos yeux, ne peut rendre témoignage que de l’espèce de grandeur et de beauté que perçoivent les yeux. C’est à l’historien qu’il appartient de nous montrer le prestige d’un saint Paul petit, laid, maladif, chassieux. C’est du poète que nous attendons la beauté d’un chimiste luttant contre la mort et lui arrachant, en même temps que son secret, la vie de plusieurs millions d’êtres humains. Pour le sculpteur, il ne peut nous montrer saint Paul athlète de la foi qu’en lui donnant des muscles d’athlète. Il ne peut nous figurer le chimiste terrassant la mort qu’en le douant d’une assez forte musculature pour triompher de ce prodigieux ennemi. Car, encore un coup, ces figures ne parlent pas et ne se prêtent pas à une série d’actions successives. Ce sont leurs proportions grêles ou puissantes, leurs attitudes languides ou contractées qui nous les révèlent. Si elles parlent, c’est seulement par le langage simple et puissant, mais élémentaire, des formes que l’art leur a données.

Si commune et si connue que fût cette vérité, les philosophes de notre temps l’ont oubliée. La confiance qu’ils ont dans les destinées intellectuelles de l’art leur a fait généralement adopter le point de vue de Guyau. On a tenu pour établi d’abord qu’il n’y avait pas de loi absolue en art et que, par conséquent, aucune forme ne devrait être proscrite de la statuaire contemporaine : ensuite, que tout ce qui est utile peut devenir beau et qu’ainsi tous les outils inventés par l’industrie moderne. tous les vêtemens nécessités par le confort contemporain avaient droit à la même place dans l’art que le cheval de Phidias ou que la toge de Décius.

On décida de les immortaliser. Les sculpteurs devinrent les copistes des tailleurs. Montrouge et Montmartre reçurent des modèles du quartier de l’Opéra. C’est ce que l’on appelait se libérer de la tyrannie de l’école. Les places publiques d’Europe, depuis Glascow jusqu’à Naples, se couvrirent de bronzes fixant pour l’éternité la coupe de la redingote, et, au Campo-Santo de Gênes, les artistes italiens, prenant leur revanche sur Thorwaldsen, firent éclater, dans le marbre fouillé par leurs ciseaux insidieux, la gloire des vestons à carreaux, des bottines vernies, des chapeaux mous, des cravates Lavallière, des breloques, des dentelles et des volans semés de larmes, récitant les prières des agonisans. Ce que la beauté des villes put gagner à cette exhibition ou à cette solidification des modes modernes, il suffit, pour en juger, de suivre à Paris, d’un bout à l’autre, le boulevard Saint-Germain. Mais ce parti répondait si bien au désir moderne « d’intellectualiser » la sculpture, que nos meilleurs esprits et les plus délicats ne voulurent point en sentir la monstruosité. « Les vieilles timidités sont décidément surmontées, s’écriait joyeusement, il y a six ans, M. Larroumet. Nos sculpteurs ne croient plus qu’il soit nécessaire de draper à l’antique des personnages qui ont porté le costume moderne ; ils estiment que celui-ci peut avoir sa poésie. Cette victoire du réalisme dans la sculpture est en train d’aller fort loin. Elle a commencé par le costume militaire, d’assez bonne heure ; on a renoncé à déshabiller les héros, sous prétexte de noblesse sculpturale. Puis on a osé conserver leurs costumes à des personnages civils. On n’aurait plus aujourd’hui l’idée bizarre de représenter Napoléon Ier les jambes nues, comme l’a fait Chaudet pour la colonne Vendôme, et Racine enveloppé d’un drap de laine, comme celui de David d’Angers à la Ferté-Milon[4]... » Cela paraissait définitif.


Il

Maintenant promenons-nous, un instant, dans les parcs à sculptures de ces deux Salons. La première chose que nous constaterons, c’est que M. Rodin a dépouillé Victor Hugo de ses vêtemens modernes, comme Chaudet avait fait Napoléon et que « l’idée bizarre » de représenter un contemporain « les jambes nues » non seulement a survécu à Chaudet ou à David d’Angers, mais s’est revivifiée dans le plus puissant des novateurs.

Il y aurait beaucoup à dire du Victor Hugo de M. Rodin et le moins que la critique puisse suggérer devant lui, c’est qu’une belle ébauche n’est pas un chef-d’œuvre, ni même toujours la promesse d’un chef-d’œuvre. Car, s’il est une vérité acquise en art, c’est que les qualités essentielles d’une prestigieuse esquisse se conservent difficilement quand l’œuvre avec tous ses détails est achevée. Conserver la synthèse naturelle de l’ébauche tout en développant l’analyse, garder l’enveloppe du monument en assurant la multiplicité des plans, les variétés d’aspects qui font la statue, c’est assurément le difficile problème, mais c’est aussi la tache expresse de l’artiste. « On ne gâte pas en finissant, quand on est grand artiste, » a écrit Delacroix[5]. Et, lorsque, pour s’en dispenser, on laisse entendre que le grand art consiste à réaliser seulement les qualités de l’ébauche, on ne fait que remplacer par une théorie ingénieuse l’absence de pratique et qu’ajouter à un défaut de réalisation une erreur de raisonnement.

On pourra donc regretter les inégalités du Victor Hugo, depuis la tête admirable et puissante qui rappelle invinciblement celle du Soir que tous les visiteurs de Florence ont vue dans la froide sacristie de San-Lorenzo, jusqu’aux pieds mous et ronds, perdus en une succession de contours flottans et nuageux. On s’étonnera du modelé singulier des omoplates. On se demandera ce qu’un prochain avenir pensera des enthousiasmes qui entourèrent le Balzac, qui entourent le Victor Hugo, si ces enthousiasmes ne paraîtront pas dans quelques années parfaitement inexplicables lorsque auront disparu nos idiosyncrasies passagères avec cet art et nos sentimens de réaction contre l’art habile, correct, photographique, impeccable, inutile et justement exécré de nos praticiens. On craindra, enfin, que les œuvres incomplètes de M. Rodin ne conservent pas dans l’avenir la place où on les a juchées et que, vantées par une littérature éphémère à l’égal de celles de Préault, elles tombent devant le goût permanent au même niveau où les œuvres de Préault sont tombées.

Mais, quand tout cela serait entendu, il n’en reste pas moins que le Victor Hugo témoigne, par toute son attitude et son geste à la fois puissant et contenu, d’une grande intention d’artiste. Les marbres de M. Rodin sont un peu comme ces montagnes où les guides vous avertissent qu’on peut démêler la ressemblance d’une figure humaine. Mais cela même est une vertu. A peine détaché de sa gangue de pierre, apparu comme une émanation du rocher, comme une force même de la nature, il est vraiment monumental. C’est une impression que les statuaires contemporains nous donnent si rarement, qu’il faut bien passer sur quelques surprises, quand il nous arrive de la ressentir. Un des bras, en se repliant et en se contractant vers le front, ramasse toutes les énergies musculaires vers le centre où l’on imagine que siège la pensée, et c’est le geste du contemplateur. L’autre, tendu comme pour montrer, ou pour affirmer ou pour imposer silence, se développant en longueur avec tout le reste du corps, semble indiquer une volonté agissante, et c’est le geste du tribun. Quiconque a des yeux, sans rien connaître de Victor Hugo, de sa vie, ni de son œuvre, sentira confusément, qu’il se trouve en présence d’un homme méditatif et impérieux ; — et c’est bien assez pour une œuvre de plastique.

De plus, autant qu’il est monumental, ce marbre est vivant. Il offre des effets picturaux d’ombre et de lumière très prononcés. « On ne comprend pas assez souvent, écrivait Ruskin en 1849, que sculpter n’est pas simplement tailler la forme d’une chose dans la pierre, mais que c’est y tailler l’effet de cette chose. Très souvent, la vraie forme, mise en marbre, ne ressemblerait plus du tout à ce qu’elle est en réalité. Le sculpteur doit peindre avec son ciseau. La moitié de ses touches doivent servir non à réaliser la forme, mais à la mettre dans le marbre en puissance. Ce sont des touches de lumière et d’ombre. Elles font saillir une crête ou s’enfoncer un creux, non pas pour représenter une saillie ou un creux qui existent actuellement dans la réalité, mais pour susciter une ligne de lumière ou une tache d’ombre. En un mode grossier, cette sorte d’exécution est très marquée dans l’ancienne sculpture française sur bois[6]. »

C’est presque une définition de M. Rodin, et c’est bien la définition d’un artiste, comme c’était bien d’une intention d’artiste qu’était sortie l’ébauche du Balzac. Et c’est ce même homme, si peu timide, si prompt aux innovations, qui, aujourd’hui, ayant à représenter deux contemporains, bien loin de chercher l’impossible dans le vêtement moderne, a enveloppé l’un, le Balzac, d’une draperie, et a dépouillé l’autre, le Victor Hugo, de tout vêtement.

Si nous passons sous la voûte noire qui conduit au grand hall vitré, voici qu’au sortir de ce tunnel se dresse dans la lumière la statue d’Alphonse Daudet par M. de Saint-Marceaux. Là encore nous voyons qu’au lieu d’affirmer les lignes particulières du vêtement contemporain, l’artiste les a dissimulées. Une large couverture drape les jambes jusqu’au torse ; la tête émerge seule clairement, le col rabattu suit l’inflexion du buste. Partout un modelé très doux atténue, émousse la géométrie des lignes et enveloppe comme d’un nuage le peu qu’il en laisse apercevoir. Ce marbre, lui aussi, est dans sa forme générale assez monumental. Nous ignorons si ceux qui ont connu Daudet y retrouvent sa physionomie, mais ceux, beaucoup plus nombreux, qui l’ont lu y retrouvent la physionomie de son œuvre, ce qu’il y a en elle de fin, de triste, de souffrant et de rêveur, et c’est bien ainsi qu’on veut qu’ait apparu l’auteur de Jack et de Trente ans de Paris, et personne ne se plaindra que, dans cette œuvre d’un sentiment si moderne, le vêtement contemporain soit dissimulé.

Il l’est encore dans la pierre tombale du président Faure, par le même artiste. Là, ce sont les drapeaux russe et français unis par la main du mort qui ont servi à draper plus amplement la figure, bien que les lignes insupportables de l’habit se laissent voir trop nettement. A côté, M. Dalou a drapé le plus qu’il était possible sa statuette de Lavoisier. Plus loin, dans un projet en plâtre d’un monument à deux industriels, il n’est pas jusqu’à un plan d’ingénieur déplié sur les genoux qui ne serve un peu à cet objet, bien que, là encore, toute l’ingéniosité du sculpteur, son don du mouvement, du pittoresque et de l’observation n’aient pas suffi à rendre sculptural un costume qui ne l’est pas.

Si nous entrons au Salon des Artistes français, avenue Nicolas II, nous constatons la même tendance. Dans le monument de Pasteur, destiné à la nouvelle Sorbonne, où l’on voit le savant assis, maniant le ballon de verre où son regard scrute le secret de la mort, M. Hugues a masqué la plus grande partie du costume par une couverture. Le Victor Hugo assis de M. Marqueste est hardiment anachronique. Il se carre dans une chaise romaine, enveloppé quasi tout entier d’un manteau qui dissimule son habit. Le peu qu’on voit du pantalon et de la manche libre celle au corps, enroulé, tordu, autour du bras ou du jarret. Le gilet bâille, un bouton est écrasé, le col et les manches ont perdu leur aspect. C’est un minimum de vêtement contemporain. Dans le monument élevé aux anciens élèves du lycée de Tours morts pour la patrie, un de nos jeunes sculpteurs d’avenir, M. Sicard, a enveloppé la seule figure contemporaine, son cuirassier, d’un immense manteau flottant comme d’un nuage. Que l’on compare cette hautaine figure barrée par le trait d’ombre que jette la visière du casque, le drapé simple, emporté d’un seul mouvement de ce manteau avec les quelques habits ajustés, où s’attardent encore quelques réalités, et l’on sentira la différence des lignes qui sont des expressions avec « les lignes qui sont des monstres. »

Si l’on veut faire la contre-épreuve, que l’on regarde ces habits ajustés : par exemple, le Baudin en redingote, debout sur la barricade. Il manie ce chapeau haut de forme qui, figurant déjà sur la tombe de Victor Noir, par M. Dalou, paraît définitivement lié au sort de tous les grands agitateurs de notre temps. Peut-être les archéologues à venir, lorsqu’ils le trouveront accompagnant toutes les statues de révolutionnaires, et qu’ils chercheront la signification, incapables d’imaginer qu’il ait jamais pu servir à coiffer une tête humaine, seront-ils tentés d’y voir un dangereux engin de destruction Ce n’est assurément pas le mouvement qui a embarrassé l’auteur du Baudin, ni le sujet : c’est le costume. C’est le costume aussi qui a rendu insurmontable la tâche entreprise par un autre de rendre épique le personnage du président Krüger. Il y a plus de grandeur dans le petit tableau où M. Jean Weber le symbolise et le caricature que dans tous les Krüger en redingote que le bronze immortalisera.

Enfin, dès qu’un souci de ressemblance ne les lie pas absolument, nos artistes écartent tout costume moderne. Parcourez les deux Salons, vous trouverez que tous les beaux ouvrages plastiques de pierre, — les Mineurs de Constantin Meunier, comme les Ouvriers de la frise du travail de M. Guillot et le Secret de M. Bartholomé, — représentent le nu ou les vêtemens serrant de près la forme humaine, et sans rien d’essentiellement contemporain.

Ainsi, plus de cinquante ans après qu’on avait annoncé son entrée dans la statuaire, le vêtement moderne est proscrit ou dissimulé par les maîtres des Salons de 1901. Est-ce là un hasard passager, une fragile coïncidence ? Non, les Salons de 1901 ne font que confirmer l’expérience des dernières années. Déjà, au Salon de 1899, il y avait une telle abondance de draperies imprévues, enveloppant des figures contemporaines, qu’on avait surnommé toute une région de la Galerie des Machines : « le coin des robes de chambre. » Hors des Salons, il en va de même. Les œuvres les plus puissantes de la sculpture contemporaine, les Bourgeois de Calais de M. Rodin et le Monument aux morts de M. Bartholomé, sont précisément celles où n’apparaît que le nu et que le drapé. Plutôt que de figurer un Guillaumet en veston et en chapeau melon, M. Barrias a évoqué sur sa tombe une jeune fille de Bou-Saada que le peintre avait peinte au cours de ses voyages. Tout ce qu’on peut découvrir de draperie dans les accessoires de la vie moderne est utilisé pour masquer notre costume. Le drapeau a servi naguère à M. Paul Dubois, comme il sert aujourd’hui à M. de Saint-Marceaux, non pas seulement pour révéler ce qu’il y avait de patriote dans l’âme du Duc d’Aumale, mais aussi pour dissimuler ce qu’il y avait de fâcheux dans la coupe de son habit, et, si le maître avait pu étendre les plis glorieux jusqu’aux pieds, comme fit Rude avec le linceul de son Cavaignac, de façon à cacher le bout des bottes du général, il est permis de croire que son monument eût encore gagné en grandeur.

Il semble d’ailleurs que beaucoup d’écrivains, tout en professant l’excellence du costume moderne, aient tenté, par un instinct plus sûr que leurs théories, de s’en libérer un peu pendant leur vie et de fournir à leurs statuaires le prétexte d’en libérer tout à fait leur image après leur mort. Tel Balzac avec sa robe de moine. Tel Alexandre Dumas fils, dictant ainsi, dans son testament, le thème sculptural dont M. de Saint-Marceaux a tiré un si beau parti : « Après ma mort, je serai revêtu d’un de mes costumes de travail, les pieds nus... », ce costume de travail étant une robe. En sorte que rien, dans la pratique, n’est venu confirmer les hypothèses favorables au vêtement contemporain depuis le jour, en 1846, où Gustave Planche félicitait Maindron d’avoir représenté, en redingote, l’inventeur de la lithographie Senefelder. Dans ces cinquante-cinq années, l’expérience a été maintes fois tentée. Elle l’a été par des maîtres. Les résultats en couvrent nos places publiques. L’opinion unanime a jugé. Aujourd’hui, les maîtres ne la tentent même plus. L’échec est décisif.


III

Et pourquoi ? Pourquoi le vêtement contemporain est-il si peu sculptural ? Pour en trouver les raisons, il suffit de le considérer un instant. D’abord, il est uniforme ; il offre de grands espaces dénués d’ombre et de lumière. Là où le buste de l’homme se creuse, se renfle, se plie et se cambre au gré des muscles, grand pectoral, grand dentelé, grand oblique, la redingote n’a qu’un plan. Là où le corps dit : relief, profondeur, polyèdre, ligne ondulée, accent d’ombre, rouages souples de la machine humaine affleurant à la peau, la redingote dit : cylindre. Le tailleur rectifie le buste de l’homme et apprend à la nature comment elle aurait dû construire les jambes : rectilignes. Car autant qu’il est uniforme, le vêtement moderne est artificiel. Non seulement il cache la forme humaine, mais il la contrefait. La toge ou le pallium, prêts à se modeler sur l’athlète, ne sont rien sitôt tombés de ses épaules, tandis que notre costume est une caricature complète de l’homme ; il a comme lui des jambes, des bras, un cou. C’est un anthropoïde.

Uniforme et artificiel, il est encore immuable. Tandis que les grandes lignes de la toge, diversement ondulantes ou serrées, changeaient de physionomie, selon que le prêtre ramenait un peu de draperie sur sa tête, ou quelle lutteur l’enroulait autour de son bras, ou que l’orateur la laissait tomber dégageant son buste, ou que le magistrat disposait par longs traits les bords contenant les bandes de pourpre, le veston, lui, ou bien l’habit, reste identique à lui-même, que ce soit un homme d’Etat, un médecin, un chimiste, un escrimeur ou un poète qui entre dedans. Sa gloire est dans son indifférence pour le personnage qu’il recouvre et dans son imperturbabilité.

Ce contraste apparaît jusque dans le geste que fait l’homme pour se vêtir. Comparez un Arabe qui se drape avec un Européen qui entre dans son paletot. L’un fait un beau geste circulaire, souple, simple, conforme à la dignité du corps humain. L’autre est tenu à une série d’efforts lamentables et ridicules. Il débute par lancer un bras en l’air, puis l’autre, en se jetant désespérément dans ses manches ; ensuite, courbant l’échine et imprimant à tout son être une secousse de bas en haut, il semble un oiseau lourd qui s’essaie à prendre son vol ou un nageur inexpérimenté qui se noie. Cet infime détail marque nettement la différence entre les deux costumes. L’homme antique dispose son vêtement sur lui. L’homme moderne est obligé de se disposer lui-même au gré de son vêtement. Quoi d’étonnant si celui-ci est si peu vivant ?

Si M, Paris a réussi à faire vivre les lignes de l’habit de son Danton, du boulevard Saint-Germain, ce n’a été qu’en exagérant formidablement le geste du tribun. Encore maniait-il un habit plus souple que le nôtre. Avec la redingote ou le veston, il eût dû renchérir encore sur l’agitation du Danton. De par la rigidité de son enveloppe, le grand homme moderne est tenu de se livrer à de violentes pantomimes aussi peu conciliables avec le vrai caractère de la statuaire qu’avec celui de ses pacifiques occupations.

Monotone, immuable, artificiel, le vêtement contemporain est donc quelque chose de très particulier dans les annales du costume. Avant lui, tous les costumes dont l’art s’est servi suivaient d’assez près les proportions du corps humain, comme l’armure du Coleone de Verocchio ou celle du Saint-Georges de Donatello, ou bien ils n’avaient pas de proportions du tout. Ce que celui-ci a de neuf, c’est qu’il n’est ni modelé sur la forme humaine comme le costume de la Renaissance, ni dépourvu de forme comme le voile antique, et que, n’étant pas ajusté au corps, n’étant pas un « juste-au-corps, » il est cependant anthropomorphe à sa manière, et que, s’il-ne donne pas du tout l’idée d’un homme fait par la nature, il donne cependant celle d’un « bonhomme » dessiné par un couturier.

Sans doute, on a vu de beaux vêtemens qui n’étaient pas construits selon la forme du corps humain. Tel est le cas du plus beau de tous : le vêtement antique. Seulement, c’étaient des vêtemens sans forme aucune. La draperie antique est amorphe. Elle n’est rien par elle-même et doit tout à la nature de l’être qu’elle recouvre. Un voile léger, une calyptre jetée à terre est sans forme comme une nappe d’eau, mais, posée sur la tête d’une femme, tombant sur les épaules, sur les seins et jusqu’aux pieds, elle devient plastique infiniment. Comme cette même nappe d’eau tombant du haut d’un rocher, rebondissant en lignes courbes, s’étalant en vagues, se réduisant en longs filets liquides, semblables à des plis, se nouant et se dénouant comme deux cordes parallèles qu’un mouvement concentrique rapproche et sépare, se rejoignant comme des œils de plis, descendant par larges nappes, puis tombant droit aux pieds comme une averse de plis parallèles et se répandant en gros bouillons tout autour de la déesse, puis, lorsqu’elle a trouvé son équilibre, demeurant toute plane sur le sol comme une eau tranquille qui ne bouge plus : telle est la draperie antique.

Étant amorphe, elle peut devenir plastique ; étant une, elle est infiniment variable. Le corps ne fait pas la plus légère inflexion sans que le reflet en tressaille dans tous les plis. Toute statue antique ne porte pas dans le pli de sa toge la paix et la guerre, mais toute y porte l’image du corps humain. Ce ne sont pas seulement les expressions prévues par Quintilien qu’elle donne : qu’un homme en toge lève doucement le bras, ce mouvement créera derrière lui une multitude de plis, comme le mouvement du vaisseau crée le sillage. Qu’au contraire, un homme en redingote le lève deux fois plus haut : la ligne inférieure de la jupe n’oscillera même pas. A peine, autour de l’épaule, se fera-t-il une légère grimace, une-patte d’oie. Le mouvement sous une draperie, c’est une pierre jetée dans l’eau : jusqu’aux extrémités, des frémissemens concentriques à la surface indiquent le mouvement qui s’est produit. Le mouvement dans un vêtement ajusté, c’est une pierre tombant dans du sable. Là où il se produit, il y a une légère perturbation, peut-être un froncement d’étoffe : c’est tout.

Un artiste ingénieux peut exagérer ce froncement, il peut coller le tissu au corps pour le mouler comme a fait M. Marqueste dans son Victor Hugo, ou, au contraire, en faire flotter les extrémités pour l’animer ; il peut imposer à son héros, — savant. historien, chimiste, — une élégance ou bien une agitation qu’un modeste et paisible savant n’a jamais eues : il n’arrivera pas à traduire les inflexions délicates et subtiles du corps. Il ne trouve pas dans l’enveloppe moderne les élémens nécessaires à son œuvre. L’artiste qui veut traduire le corps humain par la redingote, c’est un écrivain à qui l’on donnerait pour traduire du Bossuet le code des signaux maritimes ou l’Esperanto.

Nous touchons ici à la loi esthétique fondamentale du vêtement humain. Il est esthétique dans la mesure où il est révélateur. La draperie, elle, révèle trois choses : ou bien la forme du corps, — quand elle adhère au corps sous la pression de l’air ou qu’elle est serrée par un nœud, comme dans les trois Parques du Parthénon ; — ou bien elle révèle son mouvement, quand elle flotte et suit le geste qui l’anime, comme dans les combattans du sarcophage de Sidon ; — ou bien, à la fois, sa forme et son mouvement, quand elle adhère au corps et se déroule en le suivant, comme dans la Victoire de Samothrace. Le pli tombant est également indicateur de grandes lois naturelles. S’il tombe droit, comme dans maintes figures des portails de nos cathédrales, il marque la loi de gravitation. S’il ne tombe pas droit, mais par sursauts, il marque à la fois la loi de gravitation et la forme du corps humain, c’est-à-dire la lutte infiniment complexe entre la pesanteur qui veut des lignes verticales et la résistance qui veut des lignes horizontales. S’il ne tombe pas du tout, s’il flotte, il marque le mouvement de ce corps et la force de l’air.

En regard de ces indications subtiles, mais très précises, perçues par l’esprit inconsciemment, en regard de ces phénomènes éternels, — les plus hautains individualistes nous permettront-ils de dire de ces « lois » éternelles qui régissent la vie ? — examinons ce que marque la redingote, c’est-à-dire le vêtement ajusté ? Il ne marque rien. Il ne révèle pas le corps, puisqu’il le cache sous une carapace de même diamètre, là où la nature a modelé des épaisseurs de proportions très variables. Il ne révèle pas le mouvement, puisqu’il est construit précisément en vue d’éviter les plis, qu’on appelle tous des « faux plis » et qu’il faudrait un désordre inouï dans l’âme d’un homme pour qu’il s’en manifestât un quelconque dans sa toilette. Il ne marque pas la marche, trop lourd pour flotter et d’ailleurs retenu par les boutons, qui sont les gendarmes du costume moderne. Aux jarrets, il est rectificatif de la nature et, — jambes de coq ou mollets d’Hercule, jarrets du montagnard ou jambes du danseur, — il confond tout dans le même cylindre égalitaire, imperturbable et prévu.

Puisqu’il ne marque rien de réel ni de voulu par la nature, que marque donc l’habit ajusté ? Eh ! c’est fort simple ! il marque un idéal : l’idéal du tailleur qui l’a fait.

Quel est-il donc, cet idéal, pour avoir produit un costume uniforme, artificiel et inexpressif ? Nous touchons là au dernier terme de la question. Croit-on que ce soit le hasard qui ait produit et qui maintienne, malgré tous ses défauts, ce vêtement contemporain ? Ne voit-on pas que ce sont ses défauts mêmes qui le rendent populaire et que c’est précisément parce qu’il est uniforme et inexpressif, c’est-à-dire égalitaire, qu’il. est contemporain ? C’est précisément parce qu’il confond sous la même apparence le torse musclé et la poitrine étriquée, les épaules larges et les épaules fuyantes, le bras vigoureux, le jarret nerveux et les membres déjetés, les genoux cagneux, c’est expressément parce qu’il revêt les êtres les plus dissemblables d’une semblable laideur, que ce vêtement s’impose à notre temps et à notre société. Ce défaut lui est consubstantiel, c’est sa raison d’être ; c’est, aux yeux des contemporains, sa qualité. La fiction de l’égalité des hommes devient réalité dans les costumes. Et le costume y suffit. L’âme, elle, échappe à l’observation précise. On cache le corps. On obtient ainsi, par tricherie, une égalité apparente. Tout essai de rendre plus plastique le costume ferait apparaître l’inégalité physique des individus : aussi est-il repoussé. Notre costume contemporain aurait bien manqué son but, s’il pouvait s’allier à la Beauté. Il a été construit contre la Beauté.

Il est donc bien, lui-même, une mauvaise œuvre d’art. Il ne faut donc plus parler d’un fait réel et vivant à interpréter par l’art. Il s’agit d’une mauvaise œuvre d’art à reproduire en facsimilé. Voilà où nous mène la théorie, qu’il n’y a pas de « loi » nécessaire du Beau et que tout ce qui « est réel et vivant peut devenir beau. » Elle conduit, pratiquement, à introduire dans l’art une forme qui est artificielle et morte et à subordonner l’œuvre du statuaire aux lois posées par un tailleur, — lois d’ailleurs très précises, très impératives, texte impossible à interpréter, à tourner. Le tailleur est le statuaire de l’habit ajusté, comme le statuaire était le tailleur de la draperie. C’est donc le tailleur qui dicte la statue. Prétendre qu’on peut interpréter son œuvre, c’est proprement dire qu’on peut interpréter la forme d’un poêle Choubersky. Devant une forme aussi mathématiquement définie, il n’y a que deux partis à prendre : la surmouler ou la supprimer. Si on la surmoule, c’est le tailleur qui fait la statue. Si on la supprime, il n’y a plus de vêtement contemporain.

Rien de tout cela n’est assurément une découverte. Et les bons esprits, pour qui ces lois n’ont jamais cessé d’être évidentes, trouveront peut-être superflu le soin qui est pris ici de les rappeler. Mais il suffit de parcourir la critique d’art contemporaine pour sentir que, bien loin d’être superflu, ce soin est le plus nécessaire dans un moment où les lois ont été si bien renversées, et la recherche de l’originalité si commune et si vulgaire, que le moindre rappel d’une vérité claire paraît un paradoxe ou une nouveauté.

Les artistes, heureusement, s’en sont souvenus mieux que les critiques. Un instant égarés par le désir tout philosophique d’exprimer les mœurs de leur temps par le vêtement contemporain, ils abandonnent cette voie fausse, guidés par un instinct plus sûr que les plus brillantes théories. S’il nous était permis de faire entendre un seul mot, parmi tant de conseils qui leur sont journellement prodigués, ce serait un mot de défiance à l’égard de ces conseils et de confiance en eux-mêmes. — Ne vous inquiétez pas, leur dirions-nous, de représenter les mœurs de votre temps, ni ses aspirations sociologiques ; inquiétez-vous de représenter ce que vous trouvez beau dans tous les temps, selon les aspirations qui sont les vôtres, qu’elles soient ou non celles du monde où vous vivez ! Soyez sincères, c’est-à-dire soyez artistes, et soyez de votre art avant d’être de votre temps ! Ne vous laissez pas détourner de votre chemin par ceux qui vous diront que les anciens furent grands parce qu’ils exprimèrent leur race, leur morale, leurs coutumes, leur vie. Peut-être est-ce vrai, mais rien n’est moins prouvé, et en toute hypothèse, cela ne peut vous servir de rien. Allez tout simplement à ce qui vous paraît beau, comme le fleuve va à la mer, comme l’oiseau vole à l’épi chargé de grain. Si la draperie vous plaît mieux que la redingote, jetez la draperie sur les épaules de vos héros. On en sourira pendant trois jours, mais les siècles le garderont, car votre héros ne sera tenu pour grand que si vous l’avez fait beau. Osez toutes les inconséquences si elles servent votre dessein. Repoussez toute logique si elle se résout en une forme sans grâce. Et croyez qu’il n’est pas une théorie qui tienne devant le galbe d’un beau bras dressé pour assurer l’équilibre de l’amphore. — ni une intention qui vaille un pli souple tombant de l’épaule aux pieds de la plus humble statuette de Tanagra !


IV

N’y a-t-il donc aucun moyen pour le sculpteur de représenter l’homme moderne et doit-il nécessairement, s’il veut rendre honneur à un contemporain : chimiste, ingénieur ou psychologue, lui donner les muscles du Discobole et la pose de l’Apollon ? Ce n’est assurément pas nécessaire, ni même souhaitable. Mais autre chose est la conformation, le geste, l’attitude, les inflexions d’un savant moderne, qui lui sont imposés par ses préoccupations, par ses travaux, par ses émotions, autre chose sont ses cols, ses cravates, ses vestons, ses pantalons, ses bottines, qui pourraient être tout autres, quand l’homme aurait les mêmes travaux, les mêmes soucis, les mêmes émotions, et qui ne lui sont imposées que par son tailleur. Il ne faut pas confondre les caractéristiques de la vie moderne avec les artifices inutiles et incommodes qui coïncident avec la vie moderne. Celles-là sont inévitables et influent sur la musculature même de l’homme : c’est-à-dire sur ce qui est sculptural en lui. Ceux-ci sont tout arbitraires et n’influent que sur son aspect le plus superficiel.

S’il était vrai que le costume moderne est suffisant et nécessaire à révéler ce qu’a de particulièrement sensible, affiné, nerveux, inquiet, méditatif, notre contemporain devant les grands problèmes de la vie, sans doute faudrait-il dire que le peuplé de statues endimanchées qu’on voit au Campo-Santo de Gênes donnent une idée plus juste de l’homme moderne que les figures sans vêtemens et sans date de l’admirable Monument aux Morts de M. Bartholomé... Personne ne le dira. Il y a, dans ces figures rampantes ou suppliantes, dressées ou prosternées : A l’entrée du Mystère, au Père-Lachaise, une anatomie particulière, des inflexions, des gestes que difficilement l’Antiquité ou la Renaissance eussent imaginées. Tout y est oublié de ces pompeux désespoirs où les statuaires funéraires du XVIIIe siècle déployaient la gloire des draperies, la délicatesse des dentelles, la science du squelette : tout y a disparu de ces honneurs auxquels « il ne manque que celui à qui on les rend. » Au contraire, tout y témoigne bien de la méditation de l’homme moderne devant cette porte et de sa résignation, soit qu’elle s’ouvre sur ce que le chrétien a tant de fois rêvé, soit qu’elle mène à ce « néant tranquille de la mort où l’homme se reposera du néant troublé de la vie. » Une autre époque n’eût pas inspiré ces figures et il est douteux qu’elle les eût comprises. Sans costumes qui leur assignent une date, les figures de M. Bartholomé appartiennent clairement à notre temps, à une période de l’humanité.

Ce que M. Bartholomé a su faire dans Monument aux Morts, nos statuaires ne peuvent-ils donc le tenter, lorsqu’ils glorifient la vie ? Ne peuvent-ils trouver des gestes, des attitudes qui témoignent particulièrement des travaux, des émotions de l’homme moderne ? Faut-il donc un uniforme pour distinguer un médecin d’un orateur, comme il en faut un pour distinguer un artilleur d’un cuirassier ? Et nos grands hommes contemporains n’ont-ils pas de gestes et d’attitudes qui leur soient propres, par où la sculpture puisse exprimer leur modernité ? S’ils en ont, que la statuaire l’exprime, et s’ils n’en ont pas, qu’avons-nous besoin de statuaire ? Qu’on fasse leur biographie, mais non leur statue ! Qu’on dresse un monument à leur idéal, à la chimère de leur vie, quitte à imprimer, au piédestal de ce monument symbolique, un médaillon représentant leurs traits ! Le médaillon gravé par M. Roty suffirait, par exemple, à un monument à Pasteur, tandis que, sur le piédestal, l’artiste dresserait la figure de ce que rêva ou ce qu’accomplit Pasteur. Quelle figure ? dira-t-on. C’est à l’artiste de la concevoir. Et peut-être n’est-ce point une chose facile que de montrer, par exemple, la Science luttant avec la Mort, mais assurément le résultat en serait moins incertain et moindres les chances de ridicule que de vouloir ennoblir la redingote ou rendre épique le haut de forme du savant.

Considérons les figures symboliques de Puvis au grand amphithéâtre de la Sorbonne, par exemple, la philosophie spiritualiste et la philosophie matérialiste : il serait facile de mettre sous ces figures des noms de philosophes contemporains. Pourquoi le sculpteur n’obéirait-il pas à une même inspiration et, lorsqu’il a quelque philosophe contemporain à immortaliser, ne dresserait-il pas sur son monument une de ces figures qui sont sculpturales, à la place du savant qui ne l’est pas ? L’honneur serait-il moindre pour le grand homme, parce qu’on ne verrait pas son gilet ? Ce qui est précieux chez un savant ou un philosophe, c’est sa découverte ou sa pensée. Ce n’est pas la coupe de ses habits. C’est le résultat de ses veilles et de ses travaux qui est connu du monde entier, et c’est leur souvenir exprimé par le marbre que le monde entier reconnaîtra. Ce n’est pas sa silhouette inconnue des foules, et ce n’est pas elle qu’on a envie de voir. Le visage suffit. Si, comme on le prétend, c’est le visage qui reflète toute la grandeur de l’homme moderne, c’est son visage seul qu’il faut immortaliser. Si c’est son corps tout entier, le costume y est indifférent. Si ce n’est ni l’un ni l’autre, et si toute sa grandeur consiste dans sa pensée, c’est donc bien sa pensée qu’il faut figurer sur son monument...

Et, si l’on objecte que pour figurer la pensée d’un politique, il faudrait qu’il en eût une, ou l’action d’un ministre, il faudrait qu’il eût fait quelque chose, et que, si les milliers de célébrités qu’on érige en marbre ont possédé chacune un visage qu’on peut reproduire, il serait fort difficile de leur trouver à toutes un rêve ou une pensée qu’on pût symboliser, nous dirons qu’en ce cas, on serait quitte pour ne rien figurer du tout... Et l’on ne voit pas ce qu’y perdraient l’art, l’histoire, la chose publique... Il n’est pas nécessaire que tout grand homme ait une statue, mais il est nécessaire que le goût public ne soit point perverti par les apparitions grotesques et immuables qui s’accumulent dans nos cités. Il n’est pas indispensable d’enseigner à l’avenir des milliers de noms inconnus au présent, mais il ne faut pas qu’un même signe évoque, chez nos descendans, les meilleurs de nos contemporains avec les pires des formes esthétiques, ni que le souvenir de l’héroïsme ou du génie se confonde, dans leurs imaginations, avec celui de la laideur. Enfin, il n’est pas démontré que la statuaire ne doive représenter que le nu, mais il semble bien établi qu’il est des formes artificielles dont l’art ne peut tirer aucun parti, et que, s’il n’y a pas autant de « lois » esthétiques, peut-être, qu’on l’a quelquefois professé, il y en a tout de même quelques-unes qu’il faut suivre, — et non point parce qu’elles dérivent d’un code et qu’elles sont admises par l’Institut, mais simplement parce qu’elles dérivent de la nature même des choses et qu’elles sont des nécessités.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Cf. Lecomte, l’Art impressionniste. — Th. Duret, Critique d’avant-garde. Les Impressionnistes. — Castagnary, Salons, année 1876.
  2. Journal d’Eugène Delacroix, t. I, 1843.
  3. M. Guyau, Problèmes de l’Esthétique contemporaine.
  4. Gustave Larroumet, L’Art et l’État en France, 1895.
  5. Journal d’Eugène Delacroix, t. III, année 1859.
  6. John Ruskin. The Seven Lamps of Architecture, chap. V, § 21.