Les Sceptiques grecs/Livre III/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Impr. nationale (p. 227-240).

CHAPITRE PREMIER.

L’ÉCOLE SCEPTIQUE.


Rien de plus obscur que l’histoire du scepticisme à partir du moment où la nouvelle Académie ayant cessé d’exister, on vit renaître une école qui prit le nom de pyrrhonienne. C’est à peine si, pour une période d’environ deux cents ans, nous pouvons savoir quelles furent les doctrines des plus illustres sceptiques. Le scepticisme est comme un fleuve qui s’enfonce sous la terre pour ne revenir à la lumière que fort loin de l’endroit où il a disparu.

Nous avons bien une liste de philosophes sceptiques, mais elle est trop courte pour le long espace de temps qu’elle doit remplir. Il faut qu’il y ait une lacune dans la succession des philosophes sceptiques. Où est cette lacune ? C’est un premier problème qu’il faut essayer de résoudre.

En outre, on admet généralement qu’à partir du moment où le pyrrhonisme reparaît sous son propre nom, l’école sceptique forme un tout, où il n’y a lieu d’introduire aucune subdivision. Le nouveau scepticisme, pour la plupart des historiens, comprend sans distinction tous les philosophes qui se succédèrent depuis Ptolémée jusqu’à Sextus Empiricus. On croit que leur doctrine s’est développée régulièrement, sans modification notable : en particulier, on tient pour acquis que l’union du scepticisme avec la médecine empirique, incontestable depuis Ménodote jusqu’à Sextus, a commencé beaucoup plus tôt, et que la plupart des sceptiques, sinon tous, ont été en même temps des médecins.

Nous essaierons au contraire d’établir qu’il y a lieu de distinguer deux périodes, qui se succèdent sans doute sans interruption dans le temps, mais diffèrent par le caractère des doctrines. Dans la première, le scepticisme est surtout dialectique. Dans la seconde, il devient empirique, fait alliance avec la secte médicale qui porte le même nom, et sans rien abandonner des arguments précédemment invoqués, en ajoute de nouveaux, et les anime d’un tout autre esprit. C’est l’examen et la comparaison des doctrines qui justifiera cette distinction. Dans le présent chapitre, en passant en revue la suite des philosophes sceptiques, nous montrerons qu’il n’y a historiquement aucune raison sérieuse de considérer les philosophes sceptiques de notre première période comme ayant été des médecins, ou comme ayant aucune affinité avec l’empirisme.

I.[modifier]

Un texte de Diogène[1] fort important au point de vue qui nous occupe renferme la liste des philosophes sceptiques. "Timon, à ce que dit Ménodote, n’eut pas de successeur. Sa secte finit avec lui, pour être relevée ensuite par Ptolémée de Cyrène. Mais Hippobotus et Sotion disent qu’il eut pour disciples Dioscoride de Chypre, Nicolochus de Rhodes, Euphranor de Séleucie, et Praylus de Troade… Euphranor eut pour disciple Eubulus d’Alexandrie, et Eubulus fut le maître de Ptolémée : Sarpédon et Héraclide écoutèrent Ptolémée. À Héraclide succéda Ænésidème de Gnosse; à Ænésidème, Zeuxippe de Polis ; à Zeuxippe, Zeuxis surnommé le Bancal ; à Zeuxis, Antiochos de Laodicée sur le Lycus ; à Antiochus, Ménodote de Nicomédie, médecin empirique, et Théodas de Laodicée. À Ménodote succéda Hérodote de Tarse, fils d’Aricé ; à Hérodote, Sextus Empiricus, auteur de dix livres sur le scepticisme, et d’autres ouvrages excellents; à Sextus succéda Saturninùs Cythénas, empirique comme lui."

Un calcul très simple prouve que cette liste est incomplète, ou qu’il s’est trouve une période pendant laquelle l’école sceptique a cessé d’être représentée. En effet, Timon, on l’a vu, paraît avoir vécu jusqu’en 235 av. J.-C. On fixe à peu près unanimement la date de l’apparition de Sextus Empiricus à l’an 180 ap. J.-C. Entre ces deux points extrêmes, il s’est écoulé 415 ans ; et pour remplir cet intervalle, nous avons douze noms : encore faut-il remarquer que plusieurs philosophes, Sarpédon et Héraclide, Ménodote et Théodas, ont reçu les leçons d’un même maître, ce qui exclut l’idée de douze générations successives. Y eut-il douze chefs de l’école sceptique, il faudrait assigner à chacun une durée de près de trente-cinq ans, ce qui est sans exemple, et inadmissible.

On n’a pas de raison de croire que Diogène ou les auteurs dont il s’inspire aient omis aucun nom. Au contraire, deux textes précis nous disent qu’il y a eu une lacune dans l’enseignement sceptique : celui de Diogène, qu’on vient de lire, et un autre non moins formel, d’Aristoclès[2].

Reste à savoir où est cette lacune.

On admet généralement qu’elle s’est produite soit après Timon, soit après Eubulus. La première opinion a pour elle l’assertion formelle de Ménodote, qui, étant un des représentants les plus illustres de l’école sceptique, devait en bien connaître l’histoire. La seconde se fonde sur un calcul encore fort simple. Ænésidème a vécu, suivant la plupart des historiens, au commencement de notre ère, ou au plus tôt, suivant une opinion défendue avec beaucoup d’ardeur par Haas[3], vers l’an 60 av. J.-C. En prenant pour point de départ cette date extrême, on voit que Ptolémée n’est séparé d’Ænésidème que par Sarpédon et Héraclide, qui furent tous deux ses disciples. On va aussi loin que possible en admettant avec Haas qu’il vécut vers 150-120 av. J.-C. Mais d’autre part, Eubulus n’est séparé de Timon que par deux générations : il ne peut guère avoir dépassé l’an 135 av. J.-C. Il est donc impossible que Ptolémée ait été, comme le dit Diogène, disciple d’Eubulus. Remarquons d’ailleurs que Diogène parle en son nom, et cesse, en nommant le disciple d’Eubidus, d’invoquer les témoignages de Ménodote ou de Sotion. Il y a donc eu, avant Ptolémée, une éclipse de l’école sceptique.

Ce calcul, en ce qu’il a d’essentiel, n’est contesté par personne. Cependant, Haas s’est ici séparé de l’opinion commune des historiens. Il y a bien une lacune suivant lui ; mais elle s’est produite après Ænésidème. Quant à la période qui nous occupe, il estime que le scepticisme n’a pas disparu, mais qu’il a cessé seulement de porter un nom distinct, et qu’il s’est confondu avec la nouvelle Académie. Bien que Timon ait eu des mots durs pour Arcésilas[4], il aurait fini par s’entendre avec lui, et Arcésilas serait son véritable continuateur. Les sceptiques auraient fraternisé avec les nouveaux académiciens et fait cause commune avec eux contre les stoïciens. Ce n’est que plus tard, quand Carnéade introduisit dans la doctrine des modifications qui en altéraient la pureté, que Ptolémée de Cyrène aurait dénoncé l’alliance, et recommencé à faire bande à part.

Cette interprétation, ingénieuse jusqu’à la subtilité, ne nous satisfait pas. Que ce soit pour une raison ou pour une autre, il demeure acquis que l’école sceptique a cessé pendant un temps d’avoir une existence distincte. Il faut appeler les choses par leur nom, et cela s’appelle une éclipse. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’examiner les rapports du pyrrhonisme et de la nouvelle Académie, et de voir si à aucune époque, ils ont été aussi étroits que le croit Haas. Enfin un des maîtres de la secte nous dit en propres termes qu’il y a eu interruption[5]. Nous nous en tenons à ce témoignage formel.


II. C’est seulement à partir de Ptolémée que les philosophes sceptiques se succèdent sans interruption. Dans ce long espace de temps, nous croyons qu’il faut distinguer deux périodes : l’une, comprenant les sceptiques depuis Ptolémée jusqu’à Ménodote ; l’autre, s’étendant de Ménodote à Saturninus. Examinons, en réservant Ænésidème, qui sera l’objet d’une étude particulière, ce que nous savons des philosophes de la première de ces périodes, et recherchons en particulier s’il y a de bonnes raisons de croire, comme on le dit souvent, qu’ils aient été des médecins. Mais auparavant, il conviendra de dire quelques mots des prétendus successeurs de Timon, d’après Hippobotus et Sotion.

Nous ne savons rien de Dioscoride de Chypre, de Nicolochus de Rhodes, d’Euphranor de Séleucie. De Praylus, Diogène nous dit seulement qu’il montra une telle énergie que, quoique innocent, il se laissa mettre en croix par ses concitoyens sans daigner leur adresser une parole. Eubulus est aussi tout à fait inconnu.

Il en est de même du rénovateur du scepticisme, Ptolémée de Cyrène : la date de sa vie, ne peut, on l’a vu ci-dessus, être fixée qu’indirectement, dans son rapport à celle d’Ænésidème, qui soulève elle-même de graves difficultés.

Des deux disciples de Ptolémée, l’un, Sarpédon, est tout à fait inconnu. Sur le second, Héraclide, on croit avoir quelques renseignements qu’il importe d’examiner de près. On connaît plusieurs Héraclide qui furent médecins : l’un d’eux n’est-il pas en même temps le philosophe sceptique dont Ænésidème reçut les leçons ? Galien nous parle d’abord d’un Héraclide qui fut commentateur d’Hippocrate[6], médecin empirique[7], et auteur d’un ouvrage intitulé : Περὶ τῆς ἐμπειρικῆς αἰρέσεως[8]. En outre, il cite à plusieurs reprises Héraclide de Tarente, commentateur d’Hippocrate[9], disciple de l’hérophiléen Mantias[10], mais qui plus tard se rallia à la secte empirique. Évidemment ces deux Héraclide n’en font qu’un.

Il y en a un autre, appelé, par Galien et Strabon[11], Héraclide d’Érythrée, dont on nous dit qu’il fut disciple de Chryserme[12], et hérophiléen : il avait commenté, non plus, comme le précédent, toutes les œuvres d’Hippocrate, mais seulement les Épidémies[13].

L’un de ces deux Héraclide est-il Héraclide le sceptique ?

On est bien tenté de dire que le sceptique et l’empirique de Tarente sont le même personnage quand on songe aux liens étroits qui ont uni le scepticisme et l’empirisme. C’est le parti qu’a pris Haas[14] sans hésiter. Mais c’est une question de savoir si ces liens existaient déjà à l’époque dont nous parlons. D’ailleurs la chronologie oppose un obstacle insurmontable. Les historiens de la médecine assignent à Héraclide de Tarente une date bien antérieure : il aurait vécu de 250 à 220, suivant Daremberg[15], et Sprengel[16] place vers 276 la date de Mantias, qui fut certainement le maître d’Héraclide. En admettant que cette date soit trop éloignée, puisque Cœlius Aurelianus[17] appelle Héraclide eorum (empiricorum) posterior atque omnium probabilior, toujours est-il que d’après un autre texte de Celse[18], il a dû précéder d’un temps appréciable l’époque d’Asclépiade, qui vécut vers 100-80 av. J.-C. Il n’a donc pu être le maître d’Ænésidème, même si on admet que ce philosophe a vécu vers 60 av. J.-C. Comme le fait observer Zeller[19], ce n’est qu’en torturant le texte que Haas a pu l’accommoder à sa thèse[20].

Si notre sceptique n’est pas Héraclide de Tarente, peut-il être Héraclide d’Érythrée ? Zeller, sans se prononcer, incline vers cette opinion : il ne voit pas du moins d’obstacle dans les dates. Il nous semble pourtant qu’il y en a un, et tout à fait infranchissable.

Il est bien vrai que Strabon[21] dit formellement qu’Héraclide d’Érythrée, l’hérophiléen, fut son contemporain. Mais d’autre part les historiens de la médecine assignent à Héraclide d’Érythrée une date beaucoup plus ancienne : Sprengel[22] le fait vivre vers 204 av. J.-C., et Daremberg[23] voit en lui un contemporain d’Héraclide de Tarente. Entre ces deux dates, la fin du IIIe siècle av. J.-C. et la fin du ier, l’écart est considérable. Il faut, ou que les historiens de la médecine se soient gravement trompés, ou que, suivant l’hypothèse de Daremberg[24] il y ait eu deux Héraclide, également hérophiléens, et tous deux d’Érythrée.

Quels arguments les historiens de la médecine apportent-ils ? Daremberg invoque le passage ou Galien[25] les cite ensemble : cette raison n’est pas décisive, la ressemblance des noms suffisant à expliquer ce rapprochement. Mais ailleurs[26], Galien cite Héraclide d’Érythrée parmi ceux qui ont les premiers commenté Hippocrate. Il suit d’ordinaire très exactement l’ordre des temps : or Héraclide d’Érythrée est placé entre Zeuxis de Tarente, très ancien, comme nous le démontrerons plus loin, et Baccheius et Glaucias, qui le sont encore davantage. Enfin, chose décisive, Héraclide d’Érythrée nous est donné comme le disciple de Chryserme[27] : nous avons peu de renseignements sur ce médecin, mais on s’accorde à le placer au iiie siècle[28] av. J.-C.

Il ne reste donc plus qu’à se rallier à l’hypothèse de Daremberg, si invraisemblable qu’elle paraisse d’abord. Il y a eu deux Héraclide d’Érythrée, hérophiléens tous deux, et si l’un d’eux a été le maître d’Ænésidème, c’est le contemporain de Strabon.

Cette qualité d’hérophiléen n’est pas un obstacle, comme le dit Zeller. Si la plupart des sceptiques sont empiriques, ils ne le sont pas tous, témoin Sextus Empiricus[29], qui fut peut-être méthodique, et Hérodote. Sprengel[30] remarque d’ailleurs que beaucoup d’hérophiléens avaient adopté les principes empiriques[31].

Si on pouvait établir avec certitude que le maître d’Ænésidème a été Héraclide d’Érythrée, contemporain de Strabon, un argument décisif serait acquis pour résoudre le problème si difficile de la date d’Ænésidème. Mais, on vient de le voir, la certitude fait entièrement défaut. Rien ne prouve que le maître d’Ænésidème ait été un médecin, et il n’y a peut-être ici qu’une homonymie fortuite. Le nom d’Héraclide était fort commun chez les Grecs. Pauly[32] en cite jusqu’à neuf qui ont obtenu quelque célébrité. L’unique raison qui provoque ces rapprochements, c’est que beaucoup de sceptiques ont été en même temps médecins : mais ce n’est qu’à partir de Ménodote qu’on est en droit de considérer le mariage entre le scepticisme et l’empirisme comme consommé. Dans l’énumération qu’il nous a laissée, Diogène, en nommant Ménodote, ajoute qu’il était empirique : que signifierait cette mention, si ses prédécesseurs l’avaient été aussi ? Il est plus plausible d’admettre qu’il fut le premier. C’est peut-être une illusion historique de transporter aux premiers ce qui ne nous est affirmé que des derniers. Ænésidème ne nous est présenté nulle part comme un médecin : pourquoi son maître l’aurait-il été ? On peut être sceptique sans être médecin, et médecin, même empirique, sans être sceptique. Ni historiquement, ni logiquement, le scepticisme ne dérive de l’empirisme, et l’empirisme ne dérive pas non plus du scepticisme[33]. Les deux doctrines ont dû se développer parallèlement : ce n’est que sur le tard qu’elles se sont aperçues de leurs affinités, et se sont unies. Nous montrerons même que, pour des raisons de pure doctrine, le scepticisme d’Ænésidème doit être distingué de celui des médecins. Aussi, conclurions-nous volontiers qu’Héraclide le sceptique n’est ni de Tarente, ni d’Érythrée. C’est un personnage dont on ne sait que le nom, à la manière de Sarpédon et de Zeuxippe ; et tous nos efforts pour le tirer de son obscurité sont parfaitement vains.

Ænésidème succéda à Héraclide. Nous reviendrons plus loin sur ce philosophe, le plus grand nom peut-être de l’école sceptique.

Il eut pour successeur Zeuxippe de Polis[34], dont nous ne savons rien, et qui fut lui-même remplacé par Zeuxis. Diogène[35] nous apprend que ce philosophe avait connu Ænésidème et composé un livre : Περὶ διττῶν λόγων. Ce titre donne à penser que, comme bien d’autres sceptiques, il exposait le pour et le contre sur divers sujets, de manière à conclure à l’isosthénie, c’est-à-dire à l’égale valeur des thèses contradictoires, et par suite à l’impossibilité de rien affirmer.

Au sujet de Zeuxis, une question se pose, analogue à celle que nous avons rencontrée à propos d’Héraclide. On connaît deux Zeuxis, tous deux médecins : l’un empirique[36], et commentateur d’Hippocrate[37] (c’est probablement le même qui est appelé Zeuxis de Tarente)[38] : l’autre, Zeuxis de Laodicée, hérophiléen, et fondateur de la grande école de médecine hérophiléenne » établie à Laodicée à l’exemple de l’école érasistratéenne fondée à Smyrne par Icésius[39].

Haas[40] affirme, et Zeller[41] est porté à croire que Zeuxis le sceptique n’est autre que Zeuxis l’empirique. Mais il y a ici une difficulté qui semble insurmontable. Gabien[42] cite Zeuxis parmi ceux qui ont les premiers commenté Hippocrate. D’autre part, le fait que Zeuxis est cité à plusieurs reprises avec Héraclide de Tarente donne lieu de croire qu’il était à peu près du même temps : Daremberg[43] croit même qu’il lui était antérieur. Mais il y a mieux : dans un texte que ni Haas, ni Zeller n’ont cité, Zeuxis est expressément appelé par Galien le plus ancien des empiriques[44]. Ailleurs, il est dit que les écrits de Zeuxis sont devenus fort rares[45] ce qui ne s’expliquerait guère s’il avait vécu à la fin du ier siècle après J.-C.

Enfin, Érotien[46] place Zeuxis avant Zénon, qui vécut vers 250-220.

Pour toutes ces raisons[47], nous croyons qu’il faut, avec les historiens de la médecine, assigner à Zeuxis l’empirique une date fort antérieure : 270-240 d’après Daremberg ; par conséquent, il n’a rien de commun avec Zeuxis le sceptique.

Il y aurait moins de difficulté à identifier ce dernier avec Zeuxis de Laodicée, d’autant plus que, suivant la remarque de Zeller[48], son successeur dans l’école sceptique, Antiochus, était aussi de Laodicée. Zeller objecte que ce Zeuxis était un hérophiléen : mais c’était un hérophiléen, Philinus, qui avait fondé l’empirisme, et nous avons vu que peut-être les hérophiléens et les empiriques avaient fini par s’entendre sur beaucoup de points. Une autre difficulté, signalée encore par Zeller, c’est qu’à ce compte Zeuxis aurait eu deux successeurs : comme philosophe, dans l’école sceptique, d’après Diogène, il aurait été remplacé par Antiochus ; comme médecin, dans l’école hérophiléenne, d’après Strabon, Alexandre Philalèthe aurait pris sa place. Peut-être n’est-ce pas là encore une raison décisive. Zeller en invoque une autre, plus grave. Si Zeuxis le sceptique et son successeur médecin, Alexandre Philalèthe, ont été contemporains de Strabon, c’est-à-dire ont vécu vers 15-20 ap. J.-C., son cinquième successeur, d’après la liste de Diogène, Sextus Empi- ricus, qui vécut à la fin du second siècle ap. J.-C., est séparé de lui par un intervalle de près de deux cents ans. Il est impossible d’admettre que chacun des philosophes intermédiaires ait enseigné pendant près de quarante ans, surtout si l’on songe que deux d’entre eux, Ménodote et Théodas, ont connu le même maître.

Il semble donc également inadmissible que Zeuxis le sceptique se confonde soit avec Zeuxis de Tarente, soit avec Zeuxis de Laodicée. C’est sans doute un troisième personnage, et cette fois encore, comme à propos d’Héraclide, nous remarquerons que s’il y a eu des médecins du nom de Zeuxis, ce n’est une raison ni pour qu’ils aient été sceptiques, ni pour que Zeuxis le sceptique ait été médecin. Il y a eu aussi bien des Zeuxis en Grèce : Pauly en compte jusqu’à six. Renonçons donc à des rapprochements que rien ne justifie suffisamment, et rendons grâces à Dieu qu’il ne se soit pas trouvé dans le cours des âges d’autres médecins portant le même nom qu’un philosophe sceptique. Nous aurions dû faire à leur sujet le même pénible travail que nous ont coûté Héraclide et Zeuxis.

Antiochus, de Laodicée sur le Lycus[49], succéda à Zeuxis. Tout ce que nous savons de lui, c’est que, comme Zeuxis et Ænésidème[50] il ne croyait qu’aux phénomènes.

Avec les successeurs d’Antiochus[51], Ménodote et Théodas, commence une nouvelle période dans l’histoire du scepticisme : nous en parlerons plus loin. Il est temps à présent de chercher ce que nous pouvons savoir des doctrines des philosophes que nous avons passés en revue, et surtout du plus illustre d’entre eux, Ænésidème.

  1. IX, 116.
  2. Ap. Euseb., Praep.ev., XIV, xviii, 29 : Μηδενὸς ἐπιστραφέντος αὐτῶν, ὡς εἰ μηδὲ ἐγένοντο τὸ παράπαν, ἐχθὲς καὶ πρώην ἐν Ἀλεξανδρείᾳ τῇ κατ´ Αἴγυπτον Αἰνησίδημός τις ἀναζωπυρεῖν ἤρξατο τὸν ὕθλον τοῦτον.
  3. De philosoph. sceptic. successionibus, Diss. inaug., p. 13. Wurtsbourg, Stuber, 1875.
  4. Diog., IX, 114, 115
  5. L’interprétation que donne Haas (p. 11) du mot de Ménodote διέλιπεν ἡ ἀγωγή semble inadmissible. Nulle part on ne voit que les sceptiques eussent une manière particulière de vivre (vitæ rationes et instituta). Cf. Zeller, Die Philos. der Griechen, vol. IV, p. 483, 2.
  6. In Hipp. de med. offic., X, vol. XVIII, b, p. 631. Edit. Kuhn, Lipsiæ, 1833. In Hipp. de hum. proæm., vol. XVI, p. 1.
  7. De ther. meth., II, 7, vol. X, p. 142. In Hipp. aphor., VII, 70, vol. XVII, a, p. 187. Subfig. Emp., p. 66, 10.
  8. De lib. propr., 9, vol. XIX, p. 38.
  9. In Hipp. de hum., 1, 24, vol. XVI, p. 196.
  10. De comp. med. sec. loc., VI, 9, vol. XII, p. 989 : Εὔροις δ’ἂν μετὰ τοὺς παλαιοὺς Μαντίᾳ καὶ Ἡρακλείδῃ τῷ Ταραντίνῳ πλεῖστα Φάρμακα γεγραμμένα… Πολὺ δ’ἔτι τούτων ἀνωτέρω ὁ Ἡρακλείδης καὶ ὁ διδάσκαλος αὐτοῦ Μαντίας. Ἀλλὰ Μαντίας μὲν, ὡς ἐξ ἀρχῆς ἦν Ἡροφίλειος οὕτω καὶ διέμεινεν ἄρχι πάντος. Ὁ δ’Ἡρακλείδης ἐπὶ τὴν τῶν ἐμπειρικῶν ἰατρῶν ἀγωγὴν ἐπέκρινεν, ἰατρὸς ἄριστος τά τε ἄλλα τῆς τεχνῆς γεγονὼς καὶ πλείστων φαρμάκων ἔμπειρος.
  11. Geogr., XIV, p. 645.
  12. Galen., De diff. puls., IV, 10, vol. VII, p. 743. In Hipp. epid., X, vol. XVII, a, p. 608 (où il faut lire sans doute Ἡρακλείδου au lieu de Ἡρακλείου). Ars Med., vol. I, p. 305.
  13. In Hipp. epid., X, vol. XVII, a, p. 793.
  14. Op. cit., p. 67. Philippson, De Philod. libro π. σημείων (Berlin, 1895) fait aussi d’’Héraclide un contemporain de Zénon l’épicurien.
  15. Histoire des sciences médicales, ch. VIII, p. 167 (Paris, J.-B. Baillière, 1870).
  16. Versuch einer pragmatischen Geschichte der Arzneikune, chronologische Uebersicht (Halle, Gebrauer, 1800)
  17. De morb. acut., I, 17.
  18. De Medic., proœm., v, 3. Édit. Daremberg. (Lipsiæ, Teubner, 1859.) « Ejus autem, quæ victu morbos curat, longe clarissimi auctores etiam altius quædam agitare conati, rerum quoque naturæ sibi cognotionem vindicaverunt, tanquam sine ea trunca et debilis medicina esset. Post quos, Serapion primus omnium nihil hanc rationalem disciplinam pertinere ad medicinam professus, in usu tantum et experimentis eam posuit. Quem Apollonius et Glaucias et aliquanto post Heraclides Tarentinus et aliqui non mediocres viri secuti, ex ipsa professione se empiricos appellaverunt. Sic in duas partes ea quoque, quæ victu curat, medicina divisa est, aliis rationalem artem, aliis usum tantum sibi vindicantibus, nullo vero quicquam post eos, qui supra comprehensi sunt, agitant nisi quod acceperat, donec Asclepiades medendi rationem ex magna parte mutavit. »
  19. Op. cit., t. v, p. 3, 1.
  20. Il entend que les mots post eos qui supra comprehensi sunt désignent, non par les médecins qu’on vient de nommer, mais en général les clarissimi auctores antérieurs à Sérapion. De cette manière, entre Héraclide et Asclépiade il pourrait ne pas y avoir d’intervalle appréciable. D’ailleurs un passage de Galien doit lever tous les doutes, De comp. medic. sec. loc., VI, 9, vol. XII, p. 989, cité ci-dessus, p. 232. L’expression πολὺ τούτων ἀνωτέρω ὁ Ἡρακλείδης καὶ ὁ διδάσκαλος αὐτοῦ Μαντίας, après une énumération où est compris Asclépiade, semble décisive.
  21. Geogr., XIV, p. 645 : Ἐκ τῆς αὐτῆς πόλεως (Ἐρύθρα) καὶ καθ’ ἡμᾶς Ἡρακλείδης Ἡροφίλειος ἰατρὸς συσχολαστὴς Ἀπολλωνίου τοῦ Μυός.
  22. Op. cit., Chronolog. Uebersicht. Cf. p. 697.
  23. Op. cit., p. 167.
  24. ibid.
  25. In Hipp. epid., X, vol. XVII, a, p. 608 : Τὰς ὑφ' Ἡρακλείου (sc. Ἡρακλείδου) τοῦ Ταραντίνου τε καὶ τοῦ Ἐρυθραίου γεγραμμένας ἀποδείξεις,…
  26. In Hipp. epid., I, vol. XVII, a, p. 793 : Τῶν πρώτων ἐξηγησαμένων τὸ βιβλίον, ἐν τοῖς καὶ Ζεῦξίς ἐστιν ὁ Ταραντῖνος καὶ ὁ Ἐρυθραῖος Ἡρακλείδης καὶ πρὸ αὐτῶν Βακχεῖος τε καὶ Γλαυκίας.
  27. De diff. puls., IV, 10, vol. VIII, p. 748.
  28. 230 av. J.-C. suivant Sprengel (l. c.) ; 270-240 suivant Daremberg (l. c.).
  29. Voy. ci-dessous, p. 236, 1.
  30. Op. cit., p. 599.
  31. Il est vrai que cette remarque ne paraît guère pouvoir s’appliquer à Héraclide d’Érythrée. (Galien, Ars med., vol. I, p. 305.) Ajoutons qu’en exprimant cette opinion, Sprengel s’appuie sur l’exemple de Zeuxis, à la fois hérophiléen et empirique ; et c’est un point où certainement il se trompe. Voy. ci-dessous, p. 236.
  32. Real-Encyclopädie der classischen Alterthumswissenschaft. Stuttgart, Metzler, 1844.
  33. Sextus, après avoir déclaré que la doctrine des médecins méthodiques a plus d’affinité avec le scepticisme que la médecine empirique, ajoute que cette affinité même n’a rien d’absolu, et qu’on peut la constater seulement par la comparaison des théories : ce qui semble bien vouloir dire qu’elles se sont produites isolément, en pleine indépendance, et que le rapprochement ne peut avoir lieu qu’après coup. (P., I, 241 : … καὶ ὡς πρὸς συγκρισιν ἐκείνων οὐχ ἁπλῶς ῥητέον ἐκ τούτων καὶ τῶν παραπλησίων τούτοις τεκραιρομένοις.)
  34. Cobet écrit Ζεύξιππος ὁ πολίτης au lieu de ὁ Πολίτης, faisant ainsi de Zeuxippe un concitoyen d’Ænésidème. On fait observer que, pour que cette leçon fût légitime, il faudrait qu’on pût lire ὁ πολίτης αὐτοῦ.
  35. IX, 106.
  36. Galen., In Hipp. aphor. VII, 70, vol. XVIII, a, 187.
  37. In Hipp. epid., I, vol. XVII, a, p. 605, 793. In Hipp. de hum., vol. XVI, p. 1. Ibid. I, 24, vol. XVI, p. 196. In Hipp. de med. off., I, vol. XVIII, b, p. 631.
  38. Gal., vol. XVII, a, p. 793.
  39. Strab., Géogr., XII, p. 580.
  40. Op. cit., p. 78.
  41. Op. cit., V, p. 4, 2.
  42. In Hipp. de hum., I, 24, vol. XVI, p. 196 : Ὁ μὲν γὰρ Γλαυκίας καὶ Ἡρακλείδης ὁ Ταραντίνος, καὶ Ζεῦξις, οἱ πρῶτοι πάντα τε τοῦ παλαιοῦ συγγράμματα ἐξηγησάμενοι… Ῥοῦφος δὲ ὁ Ἐφέσιος καὶ Σαβῖνος ἐκ νεωτέρων. Haas cite ce texte ; mais en supposant même que les mots οἱ πρῶτοι servent seulement à opposer Héraclide et Zeuxis aux νεώτεροι, Rufus d’Éphèse et Sabinus, contemporains de Trajan, on ne voit pas bien comment ce passage autorise Haas à dire que Zeuxis a vécu jusque vers l’an 100 après J.-C. (Ultra centesimum post Christum annum vitam non protulit).
  43. Op. cit., ch. VIII.
  44. In Hipp. præd., III, 58, vol. XVI, p. 636 : Ῥοῦφος μὲν ὁ Ἐφέσιος ἀνὴρ φυλάσσειν μὲν ἀεὶ πειρώμενος τὰς παλαίας γραφὰς, ἐνταυθοὶ δὲ ἐπιτιμῶν Σεύξιδι τῷ παλαιτάτῳ ἐμπειρικῷ, τῷ εἰς ἅπαντα τὰ Ἱπποκράτους βιβλία γεγραφότι ὑπομνήματα. … Ζεύξις δὲ, εἰ ἄρα δεῖ καὶ τούτου μνημονεύσαι.
  45. In Hipp. epid., X, vol. VII, a, p. 605 : Λέλεκται μὲν οὖν ἂ μέλλω λέγειν ὑπὸ Ζεύξιδος ἐν τῷ πρώτῳ τῶν εἰς τὸ προκείμενον βιβλίον ὑπομνημάτων, καὶ ἦν ἵσως ἄμεινον ὥσπερ εἴωθα ποιεῖν ἐν τοῖς τοιοιύτοις ἀναπέμψαι τοὺς βουλομένους τὴν ἱστορίαν ταύτην γνῶναι πρὸς ἐκεῖνο τὸ βιβλίον, ἀλλ’ ἐπειδὴ τὰ τοῦ Ζεύξιδος ὑπομνήματα μηκέτι σπουδαζόμενα σπανίζει, διὰ τοῦτ’ ἠξίωσαν ἐμὲ διελθεῖν αὐτὰ τὴν ἀρχὴν ἀπὸ τοῦ Μνήμονος ποιησάμενον αὐτῆς.
  46. Glossar. in Hippocr., p. 87. Édit. Franz. Lipsiæ, 1780. Ἄμεινον δὲ οἶμαι ἀναγεγραφέναι τοὺς περὶ τὸν Ζεῦξιν, εἶτα καὶ Ζηνωνα. Cf. Gal., vol. XVIIa, p. 619, 623.
  47. L’argument invoqué par Haas (op. cit., p. 74) pour établir que Zeuxis est postérieur à Héraclide d’Érythrée, contemporain de Strabon, serait décisif, si le texte de Galien qu’il invoque (In Hipp. epid., VI, 1, vol. XVII, «, p. 798 : Ζεῦξις … ὁ Ταραντῖνος καὶ ὁ Ἐρυθραῖος Ἡρακλείδης καὶ πρὸ αὐτῶν Βαδχεῖος τε καὶ Γλαυκίας) ne se rapportait visiblement au premier Héraclide d’Érythrée, disciple de Chryserme, et beaucoup plus ancien que Strabon. (Voy. ci-dessus, p. 234.)
  48. Op. cit., vol. V, p. 4, n. 5. Haas (p. 76, n. 9) distingue aussi Zeuxis le sceptique de Zeuxis l’hérophiléen.
  49. Strab., Geogr., XII, fin, 16, p. 358.
  50. Diog., IX, 106.
  51. Outre les philosophes compris dans la liste de Diogène, et qui sont seulement les chefs de l’école, il est encore fait mention d*un certain nombre de sceptiques. Numénius est nommé par Diogène (IV, 109) avec Timon, Ænésidème et Nausiphanes. Mais il y a peut-être ici une confusion. (Voir ci-dessus, p. 89.) Mnaséas et Philomélus sont cités par Aristoclès (Ap. Eus., Præp. Ev., XIV, vi, 5). Diogène (VII, 32, 33, 34) parle aussi d’un Cassius, pyrrhonien, qui avait adressé à Zénon de nombreuses critiques. C’est probablement le même dont parle Galien (De subfig. empirica, p. 40. Bonnet, Bonn, 1872), qui proscrivait l’emploi du raisonnement appelé passage du semblable au semblable, et avait écrit un livre entier sur ce sujet. Le fait que Cassius avait traité une telle question, et l’opposition que Galien établit entre lui et Théodas, donnent à penser qu’il vécut à peu près dans le même temps, et qu’il fut contemporain de Ménodote.

    Agrippa est aussi, on le verra, un sceptique hors cadre. Il en est de même d’Apelles, qui avait écrit un livre intitulé Agrippa, et de Théodosius. (Diog., IX, 70. Cf. Suidas, art. Πυρρώνειοι.) Ce dernier prétendait, dans ses Sommaires sceptiques, que la philosophie sceptique ne doit pas être nommée pyrrhonienne ; car si le mouvement de la pensée dans un sens ou dans l’autre ne peut être compris par nous, nous ne connaissons pas les opinions de Pyrrhon, et par conséquent, nous ne pouvons nous déclarer pyrrhoniens. D’ailleurs Pyrrhon n’avait pas inventé le scepticisme. Peut-être est-ce Théodosius qui voulait compter Homère, les sept sages et Euripide parmi les ancêtres du scepticisme. (Diog., IX, 71.) Il dit aussi qu’on ne doit appeler pyrrhoniens que ceux qui vivent à la manière de Pyrrhon.

    D’après Suidas, Théodosius aurait composé plusieurs ouvrages, entre autres un commentaire du résumé de Théodas, et plusieurs autres, sur des sujets de mathématiques et d’astronomie. Mais comme Suidas lui-même parle d’un autre Théodosius qui avait composé un livre sur le printemps, Haas (p. 79) conjecture avec vraisemblance que Théodosius le sceptique est celui de Tripolis, et qu’il doit être distingué de Théodosius de Bithynie (Strabon, Geogr., XII, p. 566), le mathématicien.

    Il faut encore compter parmi les sceptiques Dionysius d’Égine, dont le livre, intitulé Δικτυακά, a été résumé par Photius (Myriobib., cod., 185). Il y traitait cinquante questions de médecine, et chaque fois, à la manière des sceptiques, il opposait les thèses contraires. Par exemple, il montrait d’abord que le désir de boire et de manger avait son siège dans le corps tout entier ; puis il établissait qu’il ne résidait que dans l’estomac.