Les Sciences géographiques en France et à l'étranger

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Les Sciences géographiques en France et à l'étranger
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 5 (p. 175-197).
LES
SCIENCES GÉOGRAPHIQUES
EN FRANCE ET A L’ÉTRANGER


I.

« Le bien ne fait pas de bruit ; le bruit ne fait pas de bien. » Cette parole célèbre, vraie pour la politique et la morale, l’est surtout pour la science, dont l’œuvre patiente et réfléchie réclame cette liberté d’esprit, cette possession de soi-même, si nécessaires au travailleur. L’empressement des gens impatiens de se produire ne vaut rien pour cette lente besogne : ils en compromettent le succès, et, s’ils obtiennent facilement la notoriété dont ils paraissent avides, ils ne sauraient prétendre à la solide renommée réservée au labeur consciencieux. On a tant répété depuis les douloureux événemens de 1870 que personne en France ne savait la géographie, on a tant dit que nos officiers, que nos généraux surtout étaient à peine renseignés sur leur propre pays et sur les frontières mêmes où nos premiers revers avaient transporté le théâtre de la guerre, que beaucoup de ces gens pressés, de ces ouvriers de la première heure, jugèrent opportun, fructueux peut-être, de s’improviser géographes. La liste de la Société de géographie de Paris, qui ne comptait que 580 membres au 31 décembre 1869, en montre avec orgueil plus de 1,000 aujourd’hui. La guerre n’était pas encore terminée qu’on s’était déjà mis en devoir de rédiger au pas de course des programmes d’enseignement, sans même avoir pris le soin de discuter et de fixer les principes essentiels d’une bonne méthode. On se piqua surtout de célérité en livrant à un public moins facile à contenter qu’on ne le supposait une foule de manuels mal conçus, mal digérés, et de petits atlas en miniature sans aucune utilité pratique ; ce même public alors se persuada que les Allemands seuls possédaient de bons livres, de bonnes cartes, et qu’ils avaient raison de nous taxer d’ignorance.

Il est juste d’ajouter fort heureusement que ce ne furent pas seulement des géographes de rencontre ou des spéculateurs qui se mirent à l’œuvre. Des hommes éminens, jouissant d’une légitime autorité dans les autres sciences exactes, offrirent spontanément le secours de leurs lumières et d’une compétence que personne ne se serait avisé de contester dans le domaine spécial où elle s’était exercée jusqu’alors. La géographie a d’ailleurs le rare privilège de comprendre tant de choses dans son cadre incessamment agrandi, qu’à l’exemple de l’ancienne philosophie, qui embrassait, peu s’en faut, toutes les connaissances humaines, elle prétend, elle aussi, donner asile à toutes les sciences descriptives. Le cosmographe, s’appliquant à calculer les révolutions du ciel et à mesurer les surfaces de notre planète, n’est-il pas l’auxiliaire naturel du géographe ? le géologue démontrera sans peine qu’une bonne description du globe ne saurait éviter l’étude delà formation, de la nature et de l’histoire des couches inférieures ; le zoologue avec sa faune, le botaniste avec sa flore, l’anthropologiste avec ses crânes, réclament aussi leur droit de cité. Tout bon naturaliste d’ailleurs est voyageur, et tout voyageur intelligent est quelque peu géographe ; il n’y a pas jusqu’aux représentans de cette science née d’hier, dont le but est de faire revivre l’homme avant les âges historiques, qui ne prétendent aussi à une place auprès du philologue armé de ses cartes glottographiques : il faut donc les admettre dans cette enceinte cosmopolite, où l’ethnologue les a précédés, où il faut dès lors introduire encore, et l’archéologue avec ses monumens recueillis sur tous les points du monde civilisé, et l’épigraphiste, dont les mains sont pleines de révélations sur les divisions administratives et les institutions des empires disparus, et le numismate, qui met sous nos yeux ses médailles frappées aux noms des peuples, des royaumes et des cités. Quant à l’historien, personne ne lui dispute la possession d’un domaine qu’il a de tout temps partagé avec le géographe de profession ; mais voici l’économiste, plus exigeant que tous les autres, car il a entrepris de nous persuader que la description de la terre se réduirait à une stérile nomenclature sans son concours, et que la science géographique se trouve logiquement enchaînée à l’étude des intérêts et des besoins de la grande famille humaine. Les premiers occupans, pour dire la vérité, n’ont pas vu sans une certaine inquiétude cette invasion de toutes les sciences dans le champ paisible et restreint de la géographie telle que la comprenaient nos pères ; mais ils ont fini par en prendre leur parti d’assez bonne grâce, on s’est même aperçu que tous y gagnaient ; tant de connaissances diverses promptement échangées ont reculé les horizons, et, sans perdre de vue sa spécialité, chacun est devenu quelque peu encyclopédiste.

Grâce au calme qui succède à la confusion première, on apprécie aussi plus sainement les événemens militaires de la dernière guerre et les causes de faiblesse qui ont contribué à les rendre si funestes pour nous ; on sait maintenant que ces événemens ont moins trahi l’ignorance géographique de nos officiers que l’insuffisance d’un bagage spécial, la pénurie où ils étaient de documens topographiques, et surtout l’imprévoyance des chefs qui, parmi leurs plus graves oublis, s’étaient bien gardés de songer à l’éventualité d’un revers. L’agresseur a toujours cet immense avantage, qu’ayant un objectif déterminé il aborde un théâtre longtemps étudié. Les cartes de la Lorraine et des départemens voisins qu’il avait en si grand nombre entre les mains prouvent surtout que ces documens faisaient partie de son équipement de campagne, et non pas, comme on l’a dit, que les notions scientifiques que nos ennemis semblaient posséder témoignassent d’une instruction préalable très solide et très étendue. Hélas ! nos officiers, et surtout dans le corps du génie, connaissaient parfaitement la topographie de Coblentz et même celle de Dantzig ; les cartons du dépôt des fortifications étaient bourrés de documens sur les places prussiennes, et le mot du Times n’était que trop vrai : « les Français sont partis pour la victoire, non pour la guerre. » Il est bien évident qu’on n’avait ni prévu, ni par conséquent étudié la campagne de France et encore bien moins le siège que nous avons subi en 1870 ; aussi n’a-t-on rien trouvé sur les environs de Paris, rien sur les abords même de l’enceinte et des forts. C’est l’honneur de M. Levasseur et des colonels Laussedat et Secrétain d’avoir entrepris alors, — avec le concours de quelques professeurs de l’Université, de trois capitaines du génie et du petit nombre des élèves de l’École normale supérieure que leur santé avait empêchés d’être soldats, — d’inscrire à la hâte sur la carte planimétrique de la banlieue les courbes horizontales empruntées aux minutes des plans de nivellemens des compagnies de chemins de fer, et de pouvoir mettre ainsi, en l’espace de vingt jours, à la disposition du général Trochu plusieurs exemplaires d’une carte donnant tous les mouvemens de terrain à une très grande échelle ; est-il besoin d’ajouter que ce précieux document ne servit à rien ? Il en fut à peu près de même partout. Aussi pendant que l’ennemi, qui comptait dans ses rangs bon nombre de ces espions de la veille, soldats du lendemain, faisait son entrée sur une scène parfaitement connue de lui, et marchait dans un pays étudié d’avance, vers un but arrêté, beaucoup de nos chefs voyaient les Vosges pour la première fois, mais ils avaient peut-être dans la mémoire sur les bassins de l’Elbe et du Danube des notions aussi justes, sinon aussi détaillées, que les envahisseurs en possédaient dans leurs sacs sur les régions de la Moselle et de la Seine.

Cependant, que la masse de l’armée française fût ignorante en géographie, nous ne songeons pas à le nier, nous avouerons même sans difficulté que notre nation avait montré jusqu’alors un certain dédain pour une science considérée trop généralement chez nous comme une sèche nomenclature propre à exercer la mémoire des enfans. Peut-être ne serait-il pas impossible de découvrir encore aujourd’hui des hommes de bonne compagnie qui se refusent à regarder les connaissances géographiques comme faisant partie, au même titre que l’orthographe et l’histoire, de l’éducation de toute personne bien élevée. Combien ignorent que, depuis Karl Ritter, la géographie est une science philosophique touchant à tous les grands problèmes de la vie matérielle et même de la vie morale de l’homme aussi bien qu’à toutes les lois du monde physique ! Cette ignorance superbe et ce dédain suranné font place aujourd’hui au désir général de s’instruire : on en cherche les moyens et l’on commence à demander des livres. Malheureusement on n’a le plus souvent sous la main que ces petits manuels composés sans méthode, sans clarté, mal écrits, dépourvus à la fois d’intérêt et d’agrément, des atlas confus, mal gravés, illisibles ou arriérés de quarante ans comme celui de Brué, dont on essaie vainement de rajeunir les cuivres en les surchargeant, et l’on s’écrie qu’il n’y a en France ni géographes, ni livres, ni cartes. C’est là une grave erreur. Nous avons des géographes, les uns savans, les autres vulgarisateurs, et souvent l’un et l’autre à la fois ; nous avons des livres, nous aurons bientôt des cartes, et d’abord, pour ne citer que peu de noms, depuis huit années déjà nous sommes en possession d’une Géographie générale qu’on étudie avec fruit à l’École normale supérieure comme à Saint-Cyr. L’auteur, M. Dussieux, possède, il est vrai, le rare mérite de fuir le bruit, il n’est d’aucune société et n’a sollicité les suffrages d’aucune académie. Sans parler ici des travaux purement scientifiques de M. d’Avezac et de M. Vivien de Saint-Martin, qui ont ouvert des tranchées dans plus d’un domaine de la géographie historique, et pour nous en tenir aux livres d’un usage plus général, comment ne pas citer en première ligne la Terre de M. Elisée Reclus ? Quel autre en Europe, depuis Humboldt et Karl Ritter, a abordé avec plus de compétence, étudié avec plus d’amour la géographie physique du globe ? Doué d’un singulier enthousiasme, amant passionné de la nature et de la science, il a d’abord voyagé, il a voulu jouir du spectacle varié du monde extérieur et en connaître les phénomènes avant de les décrire. Quoi qu’il en soit de ses idées égalitaires et socialistes, M. Elisée Reclus a un autre mérite comme géographe que celui d’avoir produit un bon livre : il a déjà fait école, et, ce qui est fort rare, il a fait école dans sa famille, il a su communiquer à M. Onésime Reclus une partie de l’enthousiasme dont il était lui-même animé. Le meilleur manuel qui ait paru en France, avec la Géographie générale de M. Dussieux, est l’attrayant résumé descriptif que ce jeune adepte a publié l’an dernier ; ce n’est guère, il est vrai, qu’une description vive, juste et pittoresque, mais elle se lit avec plaisir, se retient aisément, et, n’était quelques écarts de goût et de style, on ne saurait mieux faire que de le recommander dans toutes les écoles.

Quant aux atlas, sans parler de notre carte de l’état-major, qui n’est pas irréprochable assurément, mais qui constitue encore le meilleur ensemble que l’on possède en Europe sur la topographie d’un grand pays, sans parler même de la réduction exécutée au 320/1000e de ce travail gigantesque, la nouvelle carte du génie au 500/1000e répondra mieux que ces travaux à grands points au besoin général du public. Deux feuilles, sur les quinze qui doivent la composer, sont achevées et publiées ; les autres suivront bientôt. Nous n’avons encore cependant aucun atlas complet et d’un usage commode qui puisse se substituer aux travaux allemands de Kiepert et de Stieler ; mais on en aura bientôt, et nous possédons depuis peu une carte murale de France : c’est celle que vient de publier M. Erhard, qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on a vu en ce genre, soit chez nous, soit même à l’étranger. L’aspect en est surtout satisfaisant, le relief du sol y est rendu avec une grande vérité par l’heureux emploi de la chromogravure. Cependant nous ne saurions assez déplorer que sur ce splendide panorama, véritable photographie des terres et des eaux, on ait inscrit d’une main aussi lourde les noms des départemens, ceux des villes, et qu’on y ait tracé aussi grossièrement les divisions et les lignes de chemins de fer ; il semble qu’on ait pris plaisir à déshonorer ce chef-d’œuvre. Fort heureusement on peut tirer la carte sans les noms, et c’est celle-ci que les connaisseurs choisiront sans hésitation, laissant la carte écrite aux écoles primaires.

Nous ne sommes donc pas, comme on voit, aussi déshérités qu’on le dit communément. Des livres bien faits existent, il faut savoir les découvrir, et c’est là que les conseils désintéressés et sincères doivent paraître précieux. Nous ne craignons pas d’affirmer qu’on a déjà beaucoup fait depuis quatre ans ; mais on a surtout préparé bon nombre de travaux sérieux qui ne tarderont pas à se produire au grand jour, la vraie méthode d’enseignement a été consciencieusement cherchée, de jeunes professeurs ont appris la géographie en l’enseignant, ce qui n’est pas peut-être une garantie de savoir acquis, cela prouve toutefois l’intérêt qu’ils prennent à leurs leçons, et qu’ils ne peuvent manquer de communiquer à leurs auditeurs. Aussi les examens d’admission à l’école militaire de Saint-Cyr témoignent-ils déjà d’un niveau beaucoup plus élevé ; il en est de même du concours général entre les lycées et les collèges de Paris et des départemens, qui révèle un progrès très sensible dans ces deux dernières années, surtout en 1874. Qui pourrait se persuader à l’étranger qu’au moment où tout le monde en France commence à comprendre l’obligation patriotique d’encourager ces études, au moment où la Société de géographie fonde des prix pour les lauréats de ce même concours général, où elle organise le congrès géographique de 1874 avec l’appui du gouvernement, un des derniers ministres de l’instruction publique s’est avisé de supprimer pour deux classes de nos lycées, dans les compositions du concours général, ce précieux élément d’émulation qui avait déjà donné de si heureux résultats ?

L’intérêt toujours croissant qui se manifeste chez nous pour ces études a inspiré à la Société de géographie de Paris l’idée de réunir un congrès des sciences géographiques en y conviant le monde savant. Il est permis de dire qu’on n’a ni trop présumé de nos forces, ni exagéré les progrès accomplis depuis quatre ans, en décidant que Paris serait au printemps de l’année prochaine le lieu de réunion de ce congrès européen. En passant en revue les divers groupes scientifiques qui se sont formés dans le sein de la Société de géographie pour préparer un programme de questions à soumettre aux discussions du congrès futur, sans nous exagérer d’ailleurs l’importance des résultats qu’on peut attendre en général de ces sortes de réunions, nous aurons du moins un cadre tout tracé pour exposer l’état de la science géographique en France et à l’étranger dans chacune de ces branches d’études.


II.

On se rappelle sans doute qu’un premier congrès international pour le progrès des sciences géographiques avait eu lieu à Anvers le 22 août 1871. C’était un essai tenté dans des circonstances singulièrement défavorables, pour la France du moins, et même pour l’Allemagne ; aussi ces deux pays n’y furent-ils représentés que par un très petit nombre de délégués. Tout fait au contraire augurer favorablement du congrès de Paris. L’amiral de La Roncière Le Noury, président annuel de la Société de géographie, a une grande part à revendiquer dans cette heureuse inspiration ; il a consenti en outre à partager avec M. le baron Reille la plus lourde charge, celle de la mise en œuvre et de l’organisation matérielle de la réunion. Les adhésions recueillies jusqu’à ce jour à l’étranger sont des plus honorables. La Russie, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, la Suisse, se sont empressées d’inscrire en tête de leurs listes particulières des noms tels que ceux de lord Derby, du général Kauffmann, du baron de Richtofen, du général Dufour, de MM. Kiepert, Petermann, Peschel, Khanikof, Semenof, Hunfalvy et bien d’autres encore, illustrés par des découvertes, des voyages ou d’utiles publications. Le comité d’organisation se divise en cinq sections, dont la première, dite section scientifique, s’est occupée jusqu’à présent de préparer les questions à soumettre aux délibérations du congrès ou ayant pour but de provoquer soit des travaux, soit des discussions principalement sur les problèmes non résolus, et qui semblent être à l’ordre du jour de la science. Cette section a dû en conséquence se subdiviser en autant de groupes que la géographie forme de branches diverses. Elle est à peu près parvenue à embrasser l’universalité de ces études en les répartissant sous sept titres différens : géographie mathématique, hydrographique, physique, historique, économique, didactique et voyages. Ces groupes se sont réunis chacun séparément et se sont mis en devoir de rédiger un programme de questions ; mais les questions de ces divers groupes nous ont paru, quant à présent, fort inégales en nombre et en intérêt.

Nous ne dirons rien ici de celles qui ont été proposées par le groupe mathématique, et dont l’énoncé même ne pourrait être bien compris que par des hommes spéciaux ; il n’en est pas de même des questions formulées par le groupe d’hydrographie. On n’ignore pas la tendance à la fois très scientifique et très pratique qu’ont prise en ces dernières années les études relatives à cette branche de la géographie. Depuis les beaux et utiles travaux accomplis en Angleterre et aux États-Unis, nous pouvons citer chez nous ceux de M. Delesse, qui a donné sur le fond des mers et sur le relief, sur la constitution et les variations du sol sous-marin, un livre et un ensemble de cartes très remarqués, les études de M. Charles Martins qui ont paru ici même. Un de nos jeunes ingénieurs hydrographes, M. Germain, a publié cette année sur l’estuaire du Rhône un excellent rapport, auquel on peut reprocher de n’avoir tenu aucun compte des travaux antérieurs ; le procédé de la table rase est bon sans doute en philosophie, mais il n’est pas de mise dans les sciences d’observation, surtout quand on arrive à des résultats en beaucoup de points identiques à ceux des devanciers.

Le groupe de la géographie physique promettait de fournir un si grand nombre de questions nouvelles qu’il a fallu le dédoubler. MM. Cosson, Daubrée, de Quatrefages, Delesse, Hamy, Jules Garnier, se sont donc partagés en deux sections, et ont rédigé deux programmes distincts. En faisant maintenir dans le second de ces programmes la question de la lithologie du fond des mers, M. Delesse a vraiment fait preuve de modestie. Le groupe de la géographie physique n’a pas posé moins de quarante questions, parmi lesquelles prennent une large place celles qui touchent aux climats, à la distribution de la pluie, aux gîtes de combustibles, question d’un intérêt capital pour l’avenir du monde, et qui a été traitée avec talent par M. Dupaigne, auteur d’un livre sur les Montagnes du globe. On attire d’abord notre attention sur les rapports des animaux et des plantes des époques tertiaire et quaternaire avec ceux de l’époque actuelle. On demande en second lieu quelle influence le climat peut avoir sur la végétation, et quelle part ont les agens de dispersion des semences dans la distribution géographique des espèces végétales. — Les animaux viennent ensuite réclamer leur place dans cet inventaire du monde physique ; bien des problèmes restent à résoudre : par exemple les espèces de l’Amérique du Nord et celles de l’Asie septentrionale appartiennent-elles au même foyer de production ? Nous touchons ici aux questions qui ont si fort préoccupé Humboldt il y a trois quarts de siècle. Enfin l’homme apparaît à son tour dans le monde, et les animaux suivent ses pas, les plantes elles-mêmes l’accompagnent dans ses migrations. D’autres, attachées au sol où leur premier germe s’est développé, demeurent comme signes caractéristiques des grandes régions naturelles ; mais, si la présence de l’homme modifie et renouvelle la face de la nature, quels changemens fait subir son action souvent imprévoyante à la flore d’une région par le déboisement, le défrichement ou la culture ?

La distribution des races humaines préhistoriques, leurs rapports avec les races actuelles et la répartition de ces dernières à la surface du globe fournissent une autre série de questions. Une des plus intéressantes est celle qui concerne l’expansion des races humaines depuis les grandes découvertes modernes, leurs migrations, leurs transplantations, leur acclimatement et la substitution des races les unes aux autres. On nous dira peut-être pour quelles causes le fellah languit et meurt loin du ciel sans nuage et des eaux nourrissantes de la vallée du Nil ; pourquoi l’Européen s’étiole, se trouve impropre à toute reproduction, même par le croisement, dès qu’il se transporte sur ces mêmes rives, où le riant et fertile tableau de la nature cache pour lui seul, sous cette trompeuse apparence, la sombre perspective de la stérilité, des extinctions rapides et de la mort. En considérant cet ensemble de questions, nous nous demandons si sur les deux points les plus importans, les races primitives et les migrations, le dernier mot des discussions qui s’apprêtent ne nous ramènera pas à la sage réserve de Humboldt, et au système, plus respectueux envers la Providence qu’entaché de fatalisme, de Karl Ritter. On saura découvrir, disait le premier de ces maîtres, les sources des civilisations diverses, l’origine des institutions, la transmission des systèmes politiques et religieux dans les différens milieux et d’un hémisphère dans l’autre ; mais le premier berceau de l’homme, unique ou multiple, le secret de la diversité des races, ce sont des problèmes qu’on ne parviendra jamais à résoudre par les voies et les procédés ordinaires de la science. Ritter de son côté, — prenant pour objet de ses recherches l’homme dans la nature, donnée sur laquelle il a élevé le colossal édifice de sa Géographie de l’Asie, — avant même d’avoir étudié sur ce vaste théâtre les lentes évolutions de l’humanité et les ressources que les diverses régions de cette contrée offraient à son industrieuse activité, avait formulé d’avance sa conclusion dans son volume sur l’Afrique, sorte d’introduction et d’exposé de sa méthode : il croyait découvrir un magnifique et providentiel accord entre les besoins particuliers de chacune des races de la grande famille humaine et les richesses naturelles du sol, bien plus, entre la constitution physique de ces races et les conditions de climat de chaque pays. Que restera-t-il de ces théories ? L’avenir appartient-il aux doctrines contraires dont paraissent s’être si fort épris les crédules et enthousiastes partisans de l’universelle fusion et de la chimérique fraternité finale ? Peut-être la vérité se rencontrera-t-elle entre les deux systèmes, peut-être les lois de la transformation future des races et par suite des sociétés n’ont-elles et ne sauraient-elles avoir rien de général ni d’absolu, comme il arrive le plus souvent dans tout ce qui touche à l’incessante mobilité humaine et à la merveilleuse diversité de la nature. Une autre question que recommande un intérêt plus immédiat et plus étroit est ainsi conçue : « géographie médicale, phthisie pulmonaire, fièvre jaune, choléra. » Pour ce qui regarde ce dernier fléau, le travail est fait, et nous doutons fort qu’on puisse rien ajouter au remarquable rapport, si méthodiquement composé, si rempli de faits et si fermement écrit, qui a été récemment présenté par M. le docteur Barth à l’Académie de médecine de Paris.

Sans prétendre signaler même les principaux ouvrages que ces dernières années ont vus naître pour ce qui regarde la géographie physique, tant en France qu’à l’étranger, nous ne pouvons passer sous silence, quoique déjà anciennes, les publications allemandes qui ont fait faire un pas considérable à cette branche de la science. La Russie, l’Allemagne et surtout l’Autriche avaient déjà exposé l’an dernier à Vienne leurs belles cartes géologiques. L’orographie a été particulièrement étudiée par la Société alpine de Vienne. En France, nous devons mentionner certaines œuvres d’un rare mérite. En première ligne, nous citerons les lumineux rapports de M. Krantz sur les voies navigables de la France, publiés comme annexes aux travaux de l’assemblée nationale, et qui sont entrés déjà dans le domaine de l’enseignement public, car ils ont été proposés à la fois comme matière et comme modèles dans les exercices de l’École normale supérieure. C’est par la diffusion de tels ouvrages qu’on répandra le goût de la science sérieuse, et que l’on fera des géographes. On peut en dire autant des travaux de M. Paul Belgrand sur les conditions géologiques et sur le régime des eaux du bassin de la Seine ; enfin l’on doit rappeler à cette occasion les belles cartes géologiques des environs de Paris par M. Delesse.

Le quatrième groupe, chargé de préparer les questions de géographie historique, d’histoire de la géographie, d’ethnographie et de philologie, a rédigé jusqu’à ce jour vingt-quatre questions. Les trois premières portent sur les âges préhistoriques sans faire double emploi cependant avec les questions du groupe précédent, qui avait eu surtout en vue l’anthropologie. Le groupe historique a dû, lui, se préoccuper des premiers tâtonnemens, pour ne pas dire de la première éducation de l’homme, et de ce qui a précédé la civilisation la plus primitive ; c’est en ce sens qu’il faut entendre la question suivante, suggérée évidemment par les dernières communications de M. Alexandre Bertrand à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : « constater sur le territoire de l’Europe aux temps préhistoriques, d’après les monumens, les ustensiles, les œuvres d’art, d’après les matières premières, la mise en œuvre de ces matières, les procédés de travail et l’ornementation, l’existence de communications entre les populations établies aux extrémités opposées de l’Europe et entre ces dernières populations et celles de l’Asie centrale. » On demande en outre, dans la question suivante, s’il est possible d’établir un lien, de retrouver le trait d’union entre les peuples des âges préhistoriques et ceux des plus anciens documens de l’histoire positive. Il ne manque pas de savans capables de répondre à cet appel : à Copenhague, MM. Vorsaae et Engelhart semblent avoir apporté dans ces études nouvelles une rigueur de raisonnement et une sûreté d’observation jointes à une méthode analytique et synthétique peu commune.

Entrant résolument dans la période des âges historiques, le quatrième groupe croit que le temps est venu de tracer un tableau géographique de l’Egypte pharaonique au temps de Toutmès III ou de Ramsès le Grand (Sésostris), en comprenant dans cette étude les pays soumis à leur empire tant en Asie qu’en Afrique. On recommande de discuter la valeur des identifications des noms égyptiens avec ceux des textes bibliques et classiques. On peut dire que jamais une question n’est venue mieux à son heure, car tout récemment M. Mariette a découvert le plus précieux texte géographique qu’on ait encore rencontré, tant à cause de sa haute antiquité (18,000 ans avant Jésus-Christ) que par l’abondance des renseignemens qu’il nous fournit. C’est une liste comprenant 628 noms de peuples ou de villes de la terre de Chanaan, de l’Assyrie et peut-être d’autres contrées de l’Asie plus éloignées, puis de l’Abyssinie, de la région des parfums (entre le détroit de Bab-el-Mandeb et le cap Guardafui), enfin peut-être aussi de la région des grands lacs dans le bassin supérieur du Nil (Victoria-Nyanza, Albert-Nyanza), récemment explorés par Speke, Grant et Baker. Pendant que M. Mariette dégage les pylônes géographiques de Karnak, M. Brugsch poursuit ses études sur le pays des pharaons, et il vient de publier tout dernièrement une très-curieuse brochure sur l’exode et la marche des Israélites, accordant ou s’efforçant d’accorder le texte de la Bible avec les documens égyptiens. Cette activité de production dans la science égyptologique donne à penser que la géographie de cette histoire peut être tentée dès aujourd’hui. Sans parler de M. Mariette, qui a entre les mains les plus riches matériaux, il faut se souvenir des belles recherches de M. Brugsch sur les nomes égyptiens, qu’il a entrepris d’identifier avec les noms grecs ptolémaïques, seuls connus de nous jusqu’alors, — que M. Jacques de Rougé vient de donner un bon travail sur les mêmes nomes en prenant pour départ les monnaies et les textes d’Edfou, — que M. Maspero enfin a présenté à la Sorbonne des thèses géographiques remarquables sur l’Egypte et l’Assyrie.

La question suivante porte sur la géographie comparée de l’Asie occidentale avec ses divisions aux deux époques des Sargonides (vers 720 avant Jésus-Christ) et de Darius Ier ; elle appelle également un rapprochement entre les textes de Khorsabad, de Babylone, de Persépolis d’une part, la Bible et Hérodote de l’autre. L’Angleterre et la France paraissent surtout à même d’apporter des réponses à cette question.

Se transportant ensuite dans la péninsule italique et dans la vallée du Danube, le groupe historique demande si les monumens connus sous le nom d’antiquités étrusques n’appartiendraient pas à des peuples d’origines diverses tels que les Pelages, les Ombriens, les Samnites ; puis, rappelant que les textes épigraphiques, relevés surtout dans la région du moyen Danube, non moins qu’un grand nombre de noms géographiques anciens, accusent dans la vaste étendue de pays comprise entre la Forêt-Noire et le Pont-Euxin la prédominance de ces mêmes noms gaulois, depuis la vieille Noviodunum (Isaatcha) près de l’embouchure du Danube, et Durostorum (Silistrie), au sud-est de la Dobrudja, jusqu’à Singidunum (Belgrade) et Vindobona (Vienne), on demande aujourd’hui si les peuples de notre race qui sont venus en Italie avant Brennus et ont donné leur nom à la Gaule cisalpine ne seraient pas venus directement de la vallée danubienne au lieu de sortir des régions du Rhône, de la Loire et de la Seine, comme on le croit communément. On devra donc rechercher si nos pères ne représentent pas le rameau occidental seulement d’une grande race qui aurait dominé dans tout le centre de l’Europe, au milieu des riches plaines du Danube, avant l’arrivée des Germains, et aurait rayonné à la fois vers l’est et vers le midi, c’est-à-dire en Gaule et en Italie. Cette intéressante question en a amené une autre touchant la même région : elle est relative aux Daces, ce peuple dont l’origine est restée mystérieuse et sur la descendance duquel nous ne sommes pas parfaitement fixés. Cependant les Daces nous sont connus par les textes classiques, et la colonne Trajane nous a même rendu leurs traits familiers ; il n’est pas moins assuré que leur langue, dont il ne reste plus que quelques noms géographiques conservés par Ptolémée et par les itinéraires anciens, a été remplacée par le latin, que les légionnaires romains ont répandu dans cette contrée, et qui, insensiblement transformé par les emprunts faits surtout aux langues slaves, est parlé aujourd’hui par les huit millions de Roumains qui peuplent la Moldavie, la Valachie, une partie de la Transylvanie, du Banat et certains districts de la Bulgarie et de la Macédoine, sans qu’il soit cependant permis d’affirmer que les Roumains nous représentent les Daces, et que les Daces soient des Scythes.

Cinq questions relatives à la géographie romaine s’adressent à ceux qui joindront à la pratique des textes grecs et latins des connaissances archéologiques et épigraphiques assez étendues. Il s’agit en effet, dans une de ces questions, d’expliquer ce qu’étaient les onze régions de l’Italie à l’époque d’Auguste, et d’étudier la période de transition qui sépare l’établissement de ces divisions de la création des provinces dans la même péninsule au temps de Dioclétien, — dans une autre, de découvrir l’origine du dédoublement des provinces impériales et sénatoriales dans l’empire entre les mêmes époques, — dans une troisième, s’il est possible de tracer la ligne des douanes de la Gaule. Pour ce dernier travail, il faudrait d’abord, à ce qu’il semble, expliquer que la douane romaine, percevant sur toutes les marchandises introduites dans ce pays un droit unique s’élevant au quarantième de leur valeur, était désignée sous le nom de quadragesima Galliarum, appellation qui servira peut-être à faire retrouver quelques-uns des points où passait cette frontière fiscale. S’inspirant des nécessités nouvelles que la science épigraphique, créée par Borghesi et si largement développée par MM. Léon Renier, Mommsen, Henzen et de Rossi, impose aujourd’hui à tous ceux qui s’adonnent à ces études, le quatrième groupe a dû par de telles questions appeler l’attention de l’Europe savante sur la révolution, disons mieux, sur l’éclosion de la vraie géographie historique. On ne peut plus se contenter désormais des discussions sur l’emplacement d’Alesia ou du Portus Itius ; le temps est passé où la topographie et les identifications des noms et des lieux anciens avec les noms et les localités modernes défrayaient les ouvrages des Valois, des d’Anville, des Mannert, des Ukert, et naguère encore des Walckenaer et des Forbiger. Il faut rendre la géographie plus vivante et plus instructive ; nous voulons voir la famille gauloise et romaine organisée en société, nous voulons connaître l’ordre politique, civil et religieux qui la régissait, quels magistrats la gouvernaient, comment se répartissaient les différens services administratifs, militaires, religieux et financiers ; nous ne sommes pas moins curieux d’apprendre à quel régime étaient soumises les cités : si Marseille, Lyon, Nîmes et Rennes par exemple avaient reçu la même constitution municipale ou ne possédaient pas au contraire des institutions essentiellement diverses, donnant à chacune d’elles une vie propre et un caractère singulièrement original qu’elles ont perdus dans le système uniforme des temps modernes. Celui qui nous dirait même quelle était la condition des petites gens dans le système municipal de la Gaule romaine, s’ils n’avaient pas leurs corporations, leurs conseils de prud’hommes, leurs collèges ou confréries religieuses, serait, nous le croyons, fort écouté. C’est là qu’est aujourd’hui la science : tout ce qu’on a fait jusqu’à présent n’était que la préparation ou, si l’on veut, l’introduction à la science ; on exige en un mot que la géographie romaine nous éclaire sur le pays qu’on doit étudier, aussi complètement que la géographie contemporaine nous renseigne sur les contrées qu’elle décrit. Si nous ouvrons un manuel pour connaître l’Angleterre ou la Russie, nous y cherchons non i)as seulement les noms des villes, mais bien tous les renseignemens possibles sur l’administration, le culte, les divisions, les services publics, les ressources économiques, le commerce, l’industrie, l’organisation sociale, les armées, la levée des troupes, la marine, l’effectif des flottes, etc. C’est précisément tout cela que nous demandons à une géographie historique de l’Italie ou de la Gaule. Personne n’a encore tenté de faire un livre de ce genre. On répondra que les textes classiques ne sauraient nous en fournir les élémens, que Tacite ou Dion Cassius n’ont pas plus entrepris de nous faire comprendre ce qu’étaient un légat propréteur, un procurateur du vingtième des successions, ou du quarantième des Gaules, un flamine d’Auguste, des sévirs augustaux, etc., que M. Thiers dans ses Histoires de la Révolution ou du Consulat et de l’Empire ne nous a expliqué ce qu’était un évêque, un président de tribunal, un sous-préfet, un maire et un conseil municipal, et que les historiens du XVIIIe siècle enfin ne nous ont éclairés sur les pays d’états, les bailliages, les élections, etc., et la raison en est simple : leurs contemporains le savaient trop bien. Dans une géographie de la France actuelle, toute explication sur l’ordre de choses établi paraîtrait oiseuse et même naïve ; il en était absolument de même au temps de Tacite et au siècle de Saint-Simon. Malheureusement cet ensemble administratif, que tous les témoins ne connaissent souvent que trop bien, a disparu, cent ans après la révolution qui l’a renversé, personne ne s’en souvient plus ; une des questions les plus redoutées de nos jeunes professeurs d’histoire à l’agrégation est le tableau de l’organisation des services publics en 1788, c’est-à-dire d’un système administratif sous lequel nos pères ou tout au moins nos grands-pères ont vécu.

Il nous reste heureusement pour toutes les institutions disparues des témoins officiels et irrécusables qu’il faut savoir interroger ; pour l’époque moderne, nous avons les archives et les papiers publics ; pour l’époque romaine, nous avons les inscriptions. Il en existe environ six mille pour la Gaule. Quand on les aura étudiées et comparées avec les auteurs classiques et les textes des lois théodosiennes, on pourra aborder la géographie administrative de la Gaule sous la domination romaine. En attendant, il faut que l’archéologue rassemble les bornes milliaires encore subsistantes sur le sol ou dans les collections publiques et privées, et compare les résultats authentiques qu’elles nous fournissent tant pour la chronologie que pour les distances avec les itinéraires connus sous les noms de Table antonine, de Table de Peutinger, etc., que l’épigraphiste fasse connaître pour toutes les provinces de l’empire les principaux centres religieux du culte officiel de Rome et d’Auguste, l’étendue de ces juridictions sacerdotales, qui étaient de deux degrés, et qu’il recherche s’il n’existe pas quelque rapport entre ces circonscriptions païennes et celles que le christianisme a assignées aux archevêchés métropolitains et aux diocèses épiscopaux. Par cet énoncé même, on semble donner à entendre que la province romaine avec ses sacerdotes ou flamines de degré supérieur, et la cité avec son llamine municipal, sont précisément, comme l’a démontré déjà M. Léon Renier dans son cours du Collège de France, les moules tout préparés dont s’est emparé le christianisme le jour où Constantin a proclamé la paix de l’église ; si bien que les provinces métropolitaines ecclésiastiques et les diocèses, ces divisions, — de beaucoup les plus importantes qui aient jamais existé, puisqu’elles ont traversé presque sans altération une période historique de quinze cents ans, de Constantin à la révolution française, — ne seraient autre chose que les provinces et les cités romaines.

La section historique a été ensuite amenée, par un enchaînement tout naturel, à s’occuper des divisions du sol sous les deux premières races de nos rois, et elle s’enquiert de ce qu’étaient la centaine et la vicairie, subdivisions du comté. Elle aurait pu ajouter à cela, — et peut-être le fera-t-elle, — une question de numismatique : ce que la connaissance des monnaies mérovingiennes par exemple peut ajouter aujourd’hui aux renseignemens géographiques et topographiques dont Grégoire de Tours, Frédégaire et les plus anciennes chartes sont si avares. M. Anatole de Barthélémy a publié une liste de 776 noms de localités qui se lisent sur les pièces de cette série ; mais sa liste est fort défectueuse, car on en connaît plus de 1,200, dont une notable partie est encore à identifier. M. Ponton d’Amécourt, l’heureux possesseur de la plus riche collection qui existe de ces monnaies, pourrait mieux que personne nous en instruire, et donner suite aux études qu’il a déjà publiées sur la géographie de la première et de la troisième Lyonnaise, refaites pour la Bourgogne et la Touraine à l’aide de ses cartons, disons mieux, de ses écrins numismatiques.

Les dernières questions posées par le groupe historique portent sur les documens relatifs aux navigations européennes, autres que celles des Portugais, le long des côtes d’Afrique au commencement des temps modernes, puis sur la connaissance exacte des terres de la région polaire, et pour l’ethnographie, sur la race blanche dont la présence a été constatée dans l’extrême Orient, sur la population nègre que l’on rattache aux negritos océaniens, sur les deux types, noir et blond, qui se trouvent en opposition avec l’unité linguistique chez les peuples de l’Europe et de l’Asie pendant toute la durée des siècles historiques ; la dernière question ethnographique porte sur les caractères et l’extension des Callas en Afrique. On a cru devoir écarter les questions européennes comme touchant de trop près à la politique ; nous avouons ne pas bien comprendre en quoi les données d’une science aussi exacte que doit et peut l’être l’ethnographie, qui repose sur une statistique aujourd’hui parfaitement établie pour les pays d’Europe, peuvent éveiller les susceptibilités les plus ombrageuses. Si les faits admis par tel savant ne sont pas rigoureusement exacts, le congrès offre une belle occasion de les rectifier. S’il est pénible pour les Hongrois par exemple d’entendre proclamer qu’il n’y a que 5 millions de Magyars environ contre 16 millions 1/2 de Slaves en Autriche, s’il est importun pour les 40 millions d’Allemands de voir constater qu’il existe 60 millions de Slaves, alors il faut cacher les belles cartes ethnographiques que la Russie, l’Autriche et la Prusse elle-même ont coloriées chacune en étendant un peu trop peut-être la teinte plate qui désigne la race qu’on avait intérêt à voir prédominer.

Il est à regretter que l’on n’ait pas ajouté au même programme quelques questions sur l’histoire de la géographie ; on reconnaît à cette lacune que M. d’Avezac n’a pas assisté aux séances de la commission. L’auteur du mémoire sur Aethicus et de tant de travaux sur les découvertes des navigateurs des XVe et XVIe siècles, et sur les rares témoignages qui nous en restent, aurait pu mieux que personne enrichir le programme du quatrième groupe : l’on eût été assuré que tous les problèmes de ce genre dont il n’a pu donner lui-même la solution eussent été bien réellement les desiderata de la science. Habitué à creuser les questions qu’il traite, à y revenir sans cesse, exigeant pour lui-même au-delà de ce qu’on peut dire, M. d’Avezac a toujours été fort éloigné d’aborder les périlleuses tâches des grandes publications et des travaux de longue haleine. Il n’a jamais songé par exemple à assumer sur lui la lourde entreprise d’écrire une histoire générale de la géographie. L’homme que des qualités différentes, mais non moins louables, désignaient pour cette œuvre utile de vulgarisation, M. Vivien de Saint-Martin, était le seul peut-être que l’étendue de ses connaissances mît à même de nous exposer en un seul volume l’histoire des découvertes, des systèmes et des progrès de la science géographique depuis Homère jusqu’à nos jours. En effet, M. Müllenhoff, de Berlin, — qui par ses notices sur l’empire d’Auguste, puis par ses études sur les peuples barbares de la Germanie, et surtout par son premier volume des Antiquités allemandes, a su conquérir le titre de successeur des Mannert, des Ukert et des Forbiger, disons mieux, M. Müllenhoff, qui est à cette heure le vrai représentant de la géographie historique en Allemagne, — s’est borné jusqu’à ce jour à l’antiquité classique. Quoique le titre de ce premier volume semble nous introduire dans le moyen âge, il ne faut pas s’y tromper, il ne traite guère que de Festus Avienus et de Pythéas de Marseille, qui vivait au IVe siècle avant notre ère, et, à moins que, par une exagération comique du système bien connu des revendications allemandes, il ne veuille faire de Pythéas un Teuton, on ne voit pas bien nettement ce qu’il peut avoir à faire avec les antiquités germaniques. M. Peschel, d’Augsbourg, se borne par contre à l’histoire des découvertes géographiques de la période moderne : ni l’un ni l’autre de ces savans n’était donc appelé à entreprendre le travail d’ensemble que M. Vivien de Saint-Martin vient de publier. On le lira avec plaisir et avec fruit. L’auteur paraît suffisamment maître de toutes les parties de son vaste sujet, mais c’est surtout pour la partie moderne qu’il mérite une approbation presque sans réserve ; enfin, dans un sujet où le côté technique ne pouvait être évité, il a su le rendre intéressant et parfois agréable. L’homme qui a consacré plus de cinquante années de sa vie à l’étude de la géographie n’a guère plus rien à apprendre de personne sur la science qu’il professe : aussi les lacunes qu’on remarque dans son livre ne sont-elles pas imputables sans doute à des omissions involontaires. Il n’ignore pas probablement les textes géographiques découverts en 1860 sur les murs de Karnak et les longues listes des contrées de l’Asie déchiffrées dans les salles de Khorsabad, en face de Ninive. Pour notre part, nous n’eussions pas hésité à donner le premier rang à ces découvertes, car nous les jugeons de beaucoup plus intéressantes, même pour le plus grand nombre des lecteurs auxquels s’adresse l’auteur, que ses digressions sur la chimérique géographie d’Homère. La Bible, dont M. Vivien de Saint-Martin parle si bien, est elle-même devancée par ces documens authentiques quarante fois séculaires, et il faut se rappeler que l’Egypte touchait à sa décadence quand la Grèce se nourrissait encore de glands. N’eût-il pas été plus nouveau et plus instructif d’ouvrir par ces respectables monumens des plus anciens âges son vaste inventaire géographique ? Ou ne serait-ce pas que son livre, écrit depuis longtemps déjà, ne se trouve plus au courant de la science sur ce point ? En revanche, l’Inde occupe la place qui lui est due, et l’importance des conquêtes scientifiques des Grecs, d’Alexandre et des Ptolémées nous a paru bien comprise et bien résumée. On ne peut en dire autant de l’époque romaine, qui est visiblement sacrifiée. Une ou deux pages sur les itinéraires, sur les tables antonine et peutingérienne, ces documens précieux qui nous donnent, pour ainsi parler, la charpente vraie de l’orbis romanus, seront jugées d’un avis unanime absolument insuffisantes. La partie de ce livre qui est relative au moyen âge et aux temps modernes ne mérite, nous le répétons, que des éloges à peu près sans restriction ; quelques omissions cependant doivent être signalées : ainsi qui croirait que parmi tant de noms de voyageurs contemporains, surtout de voyageurs anglais et allemands, celui de notre regretté collaborateur Guillaume Lejean ne figure pas une seule fois quand personne à l’étranger, même à Berlin et surtout à Gotha, n’hésite à le mentionner parmi les héroïques chercheurs qui ont ajouté leur pierre à l’édifice de la science, leur champ nouveau aux terres conquises, et le souvenir de leur courage et de leur mâle fermeté à l’histoire des découvertes ? Le Voyage aux deux Nils, l’exploration du Bahr-el-Ghazal, l’Abyssinie parcourue en entier, l’expédition de Perse et les quatre séjours prolongés dans les Balkans, peuvent paraître des titres plus que suffisans à un mot d’éloge, à une mention tout au moins. Espérons encore que l’omission du nom de Lejean n’est qu’un oubli involontaire.

Nous ne saurions, en terminant l’examen des travaux particuliers à la branche historique, trop recommander aux philologues de ne pas dédaigner le secours précieux de la géographie. Un exemple récent fera mieux comprendre l’opportunité de ce conseil. Un jeune philologue, M. Vinson, qui a pris pour spécialité les études ibériennes, vient de démontrer, après bien des recherches méthodiques, qu’il était parvenu à un résultat absolument nul, que dans l’état actuel de la science il était impossible de dire si les Basques étaient les descendans des Ibères ou de tout autre peuple ; il estime qu’on doit également s’abstenir de parler de ces mêmes Ibères, de dire ce qu’ils étaient, d’où ils venaient, à quel système se rattachait leur langue. On ne peut, selon lui, se permettre aucune conjecture, encore moins énoncer la plus timide hypothèse à leur égard, sous peine de rompre en visière avec toutes les règles nouvelles de la saine recherche scientifique. Il va même si loin dans cette voie, et nous donne si peu d’espoir de découvrir l’ombre d’une solution à ce problème qu’on est tenté de se demander si le résultat absolument négatif auquel il est parvenu mérite le quart de la peine qu’il a prise. Cependant, s’il eût étudié avec plus de soin qu’il ne l’a fait la carte d’Espagne, celle du midi de la Gaule et de la rivière de Gênes, il eût été contraint de reconnaître dans tous ces pays la présence de certains noms géographiques qui se rencontrent là précisément où les traditions classiques placent le séjour des Ibères, et il eût constaté que ces mêmes noms ne se trouvent nulle part ailleurs en Europe, qu’ils sont surtout reconnaissables aux formes initiales en iti, ili, iri, comme Ilipa, Ilercao, Illergerles, Iria, et aux formes finales en beris, comme Illiberis ; il eût considéré sans doute comme fort remarquable que ces noms géographiques abondassent là où la présence des Ibères est bien prouvée, comme dans l’Andalousie, le centre de l’Espagne, l’Aragon (ancienne Celtibérie), la Haute-Gascogne (Auch s’appelait encore Elimberis au temps d’Auguste) et le Roussillon (Elne a porté le nom d’Illiberis jusqu’au IVe siècle, où elle reçut celui qu’elle porte encore d’Helena, mère de Constantin), tandis qu’ils ne se rencontrent pas dans les contrées mêmes de l’Espagne où les Celtes ont dominé presque exclusivement, comme dans les régions du nord-ouest, en Galice par exemple, et qu’ils sont fort rares sur la côte maritime, où les Phéniciens ont laissé dans d’autres noms géographiques évidemment sémitiques un témoignage non moins parlant de leur domination prolongée. Sans rien préjuger de l’origine des Basques, ne peut-on raisonnablement considérer ces noms géographiques comme les vestiges manifestes des Ibères, Iberi, que les Carthaginois et les Romains ont reconnus comme ayant été leurs prédécesseurs en Espagne, et que les Gaulois ont certainement rencontrés dans le sud de notre pays ? Il faudrait être bien attaché aux règles, qu’on a d’ailleurs un peu faites soi-même, pour ne pas attribuer un très haut degré de vraisemblance à une présomption aussi satisfaisante a priori, bien qu’elle n’ait pas la rigueur d’une démonstration mathématique[1].


III.

Les trois derniers groupes (économique, didactique et des voyages) ne nous paraissent pas avoir fourni jusqu’à ce jour un programme en rapport avec l’état de la science, et il y a tout lieu de croire que les savans qui les composent ne nous ont pas donné leur dernier mot. Les questions du premier de ces groupes portent principalement sur les causes des émigrations et des colonies, et sur la recherche des meilleurs systèmes de colonisation, sur l’association possible des intérêts commerciaux et des intérêts scientifiques ; puis viennent des questions d’ingénieurs plutôt que de géographes, sur les percemens des isthmes, les ponts tubulaires et, bien entendu, l’éternel problème du canal interocéanien, — sur les voies projetées entre l’Europe, l’Inde et la Chine, sur les avantages qu’on pourrait retirer de la création d’une mer intérieure au sud de l’Algérie, sur la recherche des régions du globe les plus riches en combustibles minéraux avec la statistique de ces derniers, enfin sur les points de la mer qui offrent le plus de ressources pour la pêche, — toutes questions sur lesquelles les sociétés savantes ne peuvent avoir, il faut bien se l’avouer, qu’une action assez peu décisive. Lorsque de grands intérêts politiques et commerciaux sont en jeu, et surtout lorsque les capitaux se mettent de la partie, les compagnies se forment comme par enchantement, les ingénieurs abondent, tous les hommes compétens sont aussitôt requis par tous les hommes intéressés, et l’on sait bien trouver la meilleure route, percer les tunnels, creuser les canaux, découvrir les gîtes de houilles, sans que les géographes s’en mettent en peine ; on ose même, sans leurs conseils, armer des navires pour la pêche, les pêcheurs de Dundee, de Hull, de Dieppe et de Bayonne en savent plus long là-dessus que le cinquième groupe du congrès de géographie de Paris. Combien de mémoires oiseux n’avons-nous pas lus et entendus dans les sociétés savantes sur le percement de l’isthme américain ! Les États-Unis, l’Angleterre, la France même, ne se sont pas refusé cet innocent passe-temps ; à quoi tous ces discours ont-ils servi ? Le jour où il se rencontre un homme résolu, ayant l’obstination héroïque et cette invincible puissance de l’idée fixe, qui a fait la force de M. de Lesseps, le jour où cette volonté de fer aura trouvé l’argent, on saura très promptement si c’est dans le Nicaragua ou à Panama qu’il convient d’attaquer l’obstacle, on saura dans le même temps le moyen le plus pratique et le plus économique de le surmonter, et quels résultats rémunérateurs il est permis d’attendre de l’entreprise, et l’on peut se tenir pour assuré que ce qui aura été dit sur tout cela dans le congrès ne pèsera pas d’un grand poids dans l’affaire. Ces sortes de questions n’ont donc pas un bien sérieux intérêt ; on ferait mieux de n’en retenir que la statistique, d’une part, qui doit toujours précéder et éclairer les grandes opérations commerciales, et d’autre part cette espèce de calcul des probabilités sur les résultats qu’on en peut attendre, encore ce dernier point est-il presque toujours bien problématique. Les économistes théoriciens se trompent le plus souvent dans leurs pronostics ; témoin ce qui s’est passé pour le canal de Suez, qui a déjoué tant de prévisions en Angleterre surtout, et qui sert presque exclusivement aujourd’hui ceux-là mêmes qui avaient mis tout en œuvre pour en empêcher l’exécution.

Nous nous demandons encore si c’est bien une question de géographie que celle qui est ainsi formulée dans le programme du cinquième groupe : « quels sont les procédés industriels de la Chine, de l’Indo-Chine, du Japon et de l’archipel de la Sonde qui pourraient être utilisés par les fabricans européens ? » Le procédé ! c’est précisément la chose dont on ne peut trafiquer, qui peut se perdre assurément, mais qui ne s’échange pas : c’est la teinture rose des satins de Lyon, ce sont les tapis des Gobelins, le reflet métallique des faïences de Pesaro, la pâte, la couleur et le vernis des porcelaines de la Chine et du Japon. On peut dire en un certain sens que le procédé n’est pas même personnel à l’artisan : souvent le terroir est de compte à demi dans le secret ; c’est le trésor du sol, c’est le bienfait providentiel qui fixe et retient la fortune dans les lieux où le génie d’un peuple a marqué son empreinte. En tout cas, si nous avions la fantaisie innocente d’être initiés aux mystères des procédés industriels de la Chine et du Japon, ce n’est pas aux savans du congrès de Paris que nous irions en demander la confidence.

La dernière question présentée par ce groupe est ainsi conçue : « quelles sont les lois naturelles, économiques et historiques qui président à la naissance, à la distribution sur le sol, à l’accroissement et au déclin des villes ? » Comme cette question a de quoi tenter plus d’un économiste et plus d’un géographe, elle a déjà reçu une solution dans ses parties essentielles, du moins par l’ouvrage allemand que M. J.-G. Kohl vient de publier à Leipzig sur la Position géographique des capitales de l’Europe, livre d’ailleurs remarquable autant par la force que par la nouveauté des raisons dont l’auteur appuie ses préférences. Rendons-lui la justice qu’il ne nous a pas rendue, que ce soit là du moins un de nos modestes avantages sur les savans de ce pays.

Les sujets de questions qui incombaient au sixième groupe (didactique) étaient peut-être les plus importans de tous, car ils devaient surtout porter sur l’enseignement de la géographie. Le programme de ce groupe, qui n’est encore qu’à peine ébauché, ne porte guère jusqu’à présent que sur les instrumens matériels, sur l’outillage de l’enseignement, et nullement sur le grand point qui domine tout le reste aujourd’hui, celui de la meilleure méthode d’initiation et de diffusion. Une de ces questions est ainsi conçue : « ne serait-il pas très utile de mettre à la disposition des établissemens d’instruction certains instrumens géographiques ? » Il n’y a qu’une réponse à faire à cela, et elle est fort courte : « oui, sans doute ! » On peut ajouter que ce serait fort utile pour les élèves, mais ne serait pas mauvais non plus pour ceux qui ont à céder un certain stock de plans en reliefs, de globes, de sphères célestes, etc. En dehors de la question mercantile, nous ne voyons pas qu’il y ait là matière à une discussion, encore moins à un mémoire. Une autre question porte : « ne serait-il pas utile que les sociétés géographiques reçussent communication des catalogues, des cartes, etc., qui appartiennent aux bibliothèques de province ? » Il ne peut y avoir de doute à cet égard, mais ce n’est pas à l’Europe savante réunie qu’il faut adresser cette question : c’est à proprement parler une demande d’autorisation qu’il convient d’envoyer au ministre compétent et aux archivistes ou bibliothécaires obligeans. De semblables questions ne sauraient constituer un programme didactique. Ce qui doit évidemment préoccuper surtout le sixième groupe, c’est, nous le répétons, la question capitale de la méthode. Il faut, au moment où nous sommes, chercher les moyens de rendre l’enseignement de la géographie aussi sérieux que possible, tout en lui donnant l’attrait sans lequel il n’y a ni professeur écouté ni élèves attentifs ; il faut intéresser et gagner les enfans comme les hommes, — plus que les hommes. Il est temps de renoncer à exercer exclusivement la mémoire en fatiguant l’esprit par de vaines nomenclatures. Il faut en second lieu rédiger un programme d’études géographiques où les matières s’enchaînent étroitement, où les divisions qu’on croit devoir adopter soient justifiées et les classifications raisonnées. Voilà ce qu’il faut proposer aux méditations des savans du congrès de Paris. Aussi bien quelques-uns ont-ils déjà leurs systèmes tout préparés, éprouvés même et déjà mûris par l’expérience. Comparer entre eux ces divers systèmes, préconiser ceux qui ont donné les meilleurs résultats, c’est là ce qui serait vraiment à l’ordre du jour, et c’est à cette heure la chose capitale à trouver, à formuler et à répandre. Grâce à l’extension extraordinaire qu’a prise la géographie par l’adjonction de tant de sciences autrefois étrangères à ses études, il importe surtout, — on le comprend sans peine, — d’éviter la confusion et le désordre, de ne pas se laisser détourner de son objet principal en contenant dans de justes limites les prétentions envahissantes de certaines branches et de maintenir entre elles un équilibre devenu plus que jamais nécessaire. Osons dire que ce qu’on attend d’une société de géographie française plus que d’aucune autre en Europe, c’est sinon une solution toute faite, au moins un appel intelligent et opportun à cet esprit de méthode qui a toujours dirigé les travaux de nos hommes d’étude, a produit les leçons fructueuses de nos professeurs et fait l’honneur de notre enseignement national.

Ces observations peuvent s’appliquer à aussi bon droit au programme du septième et dernier groupe, celui des voyages. Cependant une des questions qui y figurent, question si vaste qu’elle semble n’avoir d’autres bornes que celles du monde, sollicite toute espèce de relations de voyages en pays peu connus et de descriptions générales des contrées nouvellement explorées. Ceci demandait à être divisé et précisé. Quant au reste, nous ne comprenons guère des questions rédigées comme celle-ci : « quelle conduite doit tenir un voyageur dans un milieu fanatique, particulièrement lorsqu’il est en butte à des menaces ? » C’est là le catéchisme du voyageur, ce ne sont pas des questions scientifiques. On en doit chercher la réponse dans les Guides, non l’attendre des délibérations solennelles d’un congrès européen. On pourrait répondre à la première de ces deux interrogations : quand on se trouve dans un milieu fanatique, il faut avant tout du jugement et du tact, comme il en faut dans toutes les circonstances difficiles de la vie ; malheureusement cela ne s’acquiert pas. Tout cela n’est pas sérieux ; heureusement ces programmes n’ont rien de définitif.

Outre les discussions scientifiques et la lecture des mémoires qui auront lieu dans les salles respectives de chacun des sept groupes susnommés, ces assises européennes des sciences géographiques comporteront une exposition de livres et de cartes. On y pourra prendre une idée peut-être plus favorable qu’on ne le pense communément de nos progrès. L’on verra combien les préjugés accrédités et habilement entretenus dans le public par des rivaux intéressés devront disparaître surtout à la vue des derniers spécimens de la cartographie française. Si l’exposition de Vienne a déjà prouvé que Justus Perthès de Gotha et les maisons de Vienne, de Londres et de Saint-Pétersbourg ne pouvaient disputer le premier rang à notre librairie géographique nationale pour l’importance de la production, le congrès de Paris permettra à quelques-unes d’entre elles, notamment aux éditeurs du grand Atlas de M. Vivien de Saint-Martin et de la carte de France de M. Ehrard, de faire classer ces œuvres nouvelles fort au-dessus des plus beaux spécimens allemands, russes ou anglais. Aucun de ces derniers ne pourra assurément soutenir la comparaison avec la carte de Suisse de l’Atlas Vivien, dont la gravure représente avec une désespérante perfection, qui rappelle à une échelle beaucoup plus réduite le célèbre travail du général Dufour, le relief du sol et la physionomie du pays : l’œil tour à tour plonge dans la profondeur des vallées, plane sur la cime des monts blanchis par les glaciers, et se repose dans les plaines ondulées des cantons du nord, sans que la lettre fine, nette et toujours lisible nuise à l’aspect pittoresque et à l’exactitude des lignes de construction ou aux hachures figurant les projections d’ombres et de lumières. Tout compte fait, l’éternel reproche qu’on nous adresse d’ignorer la géographie cesse d’être vrai aujourd’hui malgré sa banalité, et, si nous n’y sommes pas encore bien habiles, nous sommes du moins en passe de le devenir. Nous commençons à l’apprendre, à la savoir même un peu, et peut-être serons-nous bientôt en état de l’enseigner aux autres.


ERNEST DESJARDINS.

  1. Un jeune professeur de l’Université, M. Luchaire, a parcouru les pays où l’on parle encore cette langue, et il est arrivé à des résultats tout différens. Il y a recueilli des noms de localités modernes tels que Hiriberri dans le Labourd, la Soule, la Basse-Navarre, Uribarri dans le Guipuscoa et la Biscaye. Il nous écrivait naguère : « Le critique le plus prévenu contre les étymologies ne pourra se refuser à identifier ces noms modernes avec ceux d’autres localités anciennes, telles que Eliberre (Table de Peutinger), ou Elimberris (Pomponius Mela), nom ancien d’Augusta Auscorum (Auch), et d’Illiberre ou Illiberris (Elne). Les noms géographiques du pays basque fournissent beaucoup d’exemples de ces radicaux, iri signifiant ville et localité (formes dialectales hiri et uri), et terminés en berri, signifiant nouveau (forme dialectale barri). Dans la nomenclature actuelle de ce pays, on trouve uli pour uri, ili pour iri. L’s final à d’Elimberris ou Illiberis est une consonne euphonique ajoutée par les latins. »