Les Semeurs de glace/p1/ch06

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Éditions Jules Tallandier (p. 113-138).


VI

LES TRIBULATIONS S’ÉTENDENT À DEUX LADIES


Pourtant tout le monde, à bord, ne croyait pas à la culpabilité des deux Anglaises.

À cette heure nocturne, où les échos calomniateurs se donnaient carrière sur le steamer, Scipion Masslliague avait rassemblé ses amis dans sa cabine.

Marius, Francis Gairon, Pierre étaient là. Jean et Stella, mandés par le Marseillais, s’y trouvaient également.

Celui-ci les remercia d’abord d’avoir répondu à son appel.

— Monsieur, mademoiselle, nous nous sommes rencontrés pour la première fois au moment du départ de la Martinique, mais, pécaïre, il me sembla juste de vous convoquer à ce conseil.

— Ce conseil ? questionna l’ingénieur.

— Un conseil de guerre, vé, mon cher ami.

— La guerre, et à qui voulez-vous la faire ?

— À la duplicité.

— Vous dites ?

— La duplicité…

Puis, d’un ton confidentiel :

— Vous êtes de braves jeunes gens, pas vrai ? Moi, je vous ai jugés de suite. Nous avons l’œil, en Provence.

— L’ail, interrompit Marius.

— L’œil et l’ail, ma caille ; le premier pour connaître le cœur des hommes, le second pour connaître la meilleure cuisine du monde ; mais ne coupe pas mes périodes, je reviens a mon discours.

Il s’inclina devant Jean et sa compagne :

— J’ai vu que vous vous intéressiez au sort d’Ydna, de Dolorès et j’ai pensé que vous ne seriez pas de trop dans ce conciliabule, où il va être fortement question d’elle.

À l’audition de cet exorde, Stella regarda Jean, Jean regarda Stella. Une même inquiétude les avait mordus nu cœur.

Le Marseillais, dont la finesse transparaissait sous la galéjade, s’était-il emparé de leur secret ? Par quelle maladresse, par quelle faute s’étaient-ils trahis ? Mais ils n’eurent pas le temps de s’interroger. Masslliague continuait, s’adressant cette fois à tous ses auditeurs :

— Té donc, chers amis, nous ignorons où se cache notre Dolorès.

— Hélas ! oui, souligna Francis.

— Pleure pas, ma caillou ; une femme, ça se retrouve toujours, surtout lorsqu’il existe quelqu’un pour vous dire où elle est.

Stella pâlit. Plus de doute, les paroles du Provençal s’appliquaient à elle, à Jean.

Heureusement, personne ne remarqua son trouble. Gairon s’était levé brusquement et, les mains tendues vers Scipion, il bredouillait :

— Quelqu’un existe… qui ?…

— Oui, brave Canadien.

— Qui ? Qui ? Au nom du ciel !

Massiliague força l’athlétique chasseur à se rasseoir.

— Du calme donc, fils de Nemrod, l’émotion fait trembler la main et l’on manque le gibier, rascasse.

— Répondez, répondez.

— Je veux bien, farfandiéou ! Oui, mon bon, il ésiste une personne, ou plutôt deusses, qui connaissent la retraite de la noble Dolorès.

— Deux !

Un frisson parcourut le corps de Ça-Va-Bien et de sa compagne.

Deux personnes ! Évidemment Scipion avait percé le mystère de leur alliance avec la prêtresse d’Incatl.

Mais presque aussitôt, le Marseillais poursuivit en baissant la voix :

— Chut ! Écoutez-moi et laissez-moi commencer, par le commencement, hé donc, sans cela, l’on embrouille tout et l’on barbotte.

Puis levant le doigt pour commander l’attention :

— Mes brebis blanches, vous êtes tous au courant de l’aventure de tantôt. Vé, miss Mable Grâce trimballant sur le pont un réticule bourré de nourriture, que le bon chien Nieto a déchiré.

— Sans contredit. Mais quel rapport ?

— M’interrompez pas. Nous y arriverons. Ce réticule, il m’a donné à réfléchir.

— Comment cela ?

— Pauvres gensses, ils n’ont rien vu. Ouvre donc tes oreilles, ma caillou, pour recevoir la bonne parole.

Et se campant avantageusement :

— Donc, j’ai conversé avec moi-même. Je me suis glissé dans le tube auriculaire, ceci : les Anglaises, elles sortaient de table ; elles n’avaient donc pas de raison pour se charger de nourriture, étant donné surtout, qu’à un moment quelconque de la journée, si la fringale les tracasse, il leur suffit de commander à un steward sandwiches, viande froide, enfin un lunch complet.

Tous devenaient attentifs. La remarque du Provençal leur semblait judicieuse.

Quant à Jean, il avait pris la main de Stella et la serrait doucement comme pour rassurer la jeune fille.

— Eh ! mes poulets d’or, reprit Scipion, je vous vois venir, té, vous pensez comme moi, pas vrai ?

Tous opinèrent du bonnet.

— Bon ! Alors on va s’entendre, pécaïre. Les Anglaises avaient des provisions qui ne leur étaient point destinées.

— Oui, répondirent les amis de l’orateur.

— Elles ne les destinaient pas non plus au chien Nieto, car elles les lui eussent données, sans rendre le digne animal à demi fou de gourmandise ?

— Oui.

— Eh bé alors, landerirou ! Les victuailles allaient à un autre, ou mieux à une autre destinataire.

Il ne put continuer.

Les Canadiens, Marius l’entouraient, lui serraient les mains, permettait ainsi à l’ingénieur de murmurer à l’oreille de sa compagne :

— Le danger s’éloigne, félicitons le seigneur Massiliague.

Elle sourit, et joignit sa douce voix à celles qui complimentaient Scipion.

— Merci, mademoiselle ; merci, mes amis, répondait le Provençal. Il me reste à conclure.

Et d’un top triomphant :

— Quelle peut être la destinataire ? Une infortunée qui se cache, autremain le dining-room est ouvert à tout le monde, rascasse. Or, qui a intérêt à se cacher, sur ce paquebot ? Notre Dolorès. Donc, les Anglaises sont de connivence avec la pauvre Mestiza. Elles, ont le secret de sa cachette et lui fournissent des vivres, afin que la chère créature, elle n’éprouve pas les angoisses de la faim.

Un murmure approbateur ponctua la phrase déductive de l’orateur.

— Alors, termina-t-il, deux solutions se présentent : ou, bien, aller trouver les passagères et leur dire : « Mesdames, votre petit complot est découvert comme un, rocher à marée basse, l’entêtement est le propre de la mule et non de ladies charmantes ; donc renoncez à vos cachotteries et dévoilez-nous le refuge de la Vierge de l’Indépendance, de Dolorès Pacheco. »

— Elles refuseront de parler.

La remarque, émise par le Canadien Francis, fut accueillie par un sourire approbatif de Scipion.

— Bon diéou, je le pense autan au moins que vous.

— Passons à la seconde solution.

— La seconde consiste à surveiller sans cesse les malignes filles d’Albion, de telle sorte qu’aucun de leurs mouvements, aucune de leurs démarches ne nous échappe

— Ce sera bien fatigant, fit Stella non sans une pointe de raillerie.

Rien au monde n’était capable de déconcerter le Provençal.

— Réflexion pleine de bon sens, déclama-t-il, mais je l’avais déjà faite, hé donc ; et j’ai découvert le moyen de diminuer notre peine.

— Parlez ! Parlez ! murmurèrent les assistants.

— Je me fais jamais prier. Quand on me demande une chose, s’agit-il de combattre la tarasque du tarasquais, fanfarou, je réponds : convenu. Là dessusse, je parle. Le capitaine de ce bateau, le señor Armadas, est un bon Sud-Américain.

— Il semble.

— Son second, le señor Garcia, également ?

— Dame !

— Et l’équipage lui-même…

— Cela est évident.

— Tous vénèrent donc l’illustre dona Dolorès Pacheco. Tous ont soif de la voir, de lui marquer leur admiration.

— Le contraire serait étonnant

— En ce cas, confions nos soupçons aux officiers. Ils nous donneront des hommes autant qu’il nous en faudra, pour que nos Anglaises ne puissent remuer le petit doigt sans que nous en soyons avisés.

Un hurrah, modulé en sourdine, accueillit cette péroraison. Tous sortirent de la cabine et se dirigèrent vers celle du capitaine.

Rassurés maintenant, mais curieux de voir ce qui adviendrait, Stella et Jean suivirent leurs nouveaux amis, sans se regarder, par exemple, car lorsque leurs yeux se rencontraient, ils se sentaient envahis par une formidable envie de rire.

Eux qui cachaient la fugitive, ils étaient conviés à la surveillance de deux passagères inoffensives.

Un court entretien avec le capitaine Armadas, et celui-ci entraîna toute la bande chez le second.

Une nouvelle, conversation eut lieu, à l’issue de laquelle le señor Garcia, toujours escorté par les amis de Dolorès, se précipita chez les officiers subalternes. Ses instructions peuvent se résumer ainsi :

— Messieurs. Tout Sud-Américain doit tenir à honneur de préserver les jours de la Mestiza, qui les a consacrés à l’indépendance sudiste. Or, les Anglaises, bien qu’ayant des têtes de fer, ne sont pas plus cruelles que les autres femmes. Il s’agit donc de surveiller celles-ci bien ostensiblement. Dès l’heure où il leur sera prouvé qu’il leur est impossible de ravitailler la dona Dolorès, elles la trahiront plutôt que de la laisser périr d’inanition. Allez, établissez un roulement de garde parmi les matelots. Le Sud, libéré du Nord, a les yeux sur vous.

Tranquillisés de ce côté, le groupe des amis de la Mestiza se disloqua. Chacun regagna sa cabine.

Mais longtemps, dans la chambrette numéro 3, on eût pu entendre des chuchotements et des rires étouffés.

Stella contait les incidents de la soirée, à la prêtresse d’Incatl.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Miss Mable Grâce s’était retirée de bonne heure.

L’opulente demoiselle de compagnie avait ressenti une extraordinaire lassitude des événements de cette journée mémorable. Grosse comme une tour, elle possédait une petite âme frêle, sensitive, impressionnable.

La nature est pleine de ces contradictions. Certains géants sont aussi dépourvus d’énergie qu’un enfant, et l’on rencontre des pygmées à l’âme de héros. Donc Mable était mal à l’aise.

L’assaut de Nieto, puis les reproches de mistress Elena, puis la malveillance incompréhensible qui avait fait d’un réticule la succursale d’un office, tout cela avait ébranlé ses nerfs délicats, crispé ses muscles, meurtri ses os, contracté son cœur, son estomac, sa rate et son foie.

Du moins, telles étaient les raisons qu’elle avait énumérées, à grand renfort de soupirs, pour se dispenser de faire, selon l’habitude, la lecture à sa maîtresse et se réfugier toute frémissante encore dans sa cabine.

Elle était là, mélancolique et grave, assise au bord de sa couchette gémissant sous son poids, et emprisonnant d’une main mal assurée ses cheveux, rares mais rouges, dans un bonnet de nuit.

Elle s’était dévêtue. Son corset, qu’elle accusait de l’oppresser, sa robe, gisaient à terre.

Pour être à l’aise, la bonne demoiselle avait adopté un bien simple appareil : une camisole plissée, un jupon de molleton.

Ses pieds, plus longs que des pieds anglais ordinaires, ce dont elle tirait parfois vanité, se prélassaient dans des mules qui, vu leurs dimensions, rappelaient plutôt des hottes couchées que des chaussures.

De temps à autre, ses mains descendaient de sa tête à son abdomen, sur lequel elles se croisaient en un geste exempt de grâce, mais rempli d’inquiétude. Puis Mable monologuait :

— Le diable de Bedlam tire les pieds au mauvais plaisant qui m’a causé tant de tablature. Le mauvais drôle, au cœur de métal, a jeté le trouble dans l’heureuse harmonie de mon être. Mes esprits sont en renversement et mon dîner ne passe pas. Cela est inconcevable l’action d’un mécontentement sur la digestibilité. Mon appétit, il est petit. Comment un dîner de fauvette, pauvre petite chose gentille, peut-il incommoder ma personne paisible et pondérée ?

Sans doute l’abjuration toucha le repas incriminé, car la demoiselle de compagnie se remit à sa coiffure. Son visage s’était rasséréné.

Mais ses yeux se portèrent sur sa montre, une grosse montre d’argent avec des myosotis peints sur le cadran, et de nouveau ses sourcils se froncèrent.

— Cette montre est infestée de folie, bien certainement.

Elle se pencha vers la paroi, où un clou à crochet assurait à l’objet horaire une suspension à l’abri des chutes.

— Je vois bien pourtant, onze heures trente-cinq. Il y aurait trois heures que je serais là, debout sur mes pauvres jambes… Oh ! oh ! Mable, ma chère, il est temps d’aller au lit

Une grimace interrompit la phrase.

La grosse dame abandonna la mèche rousse qu’elle s’efforçait de faire entrer dans son bonnet, et des mains descendirent le long de son torse massif.

— Oh ! oh ! gémit-elle, ce dîner est en vérité d’un schoking

Elle n’acheva pas. Sans doute le dîner se vengeait de l’exclamation peu flatteuse pour lui. D’un bond, Mable fut debout.

— À minuit, tout le monde est couché, fit-elle, encore.

Comme si cette réflexion l’avait décidée, elle prit nerveusement une petite lampe veilleuse accrochée à la cloison, puis marcha vers la porte.

Elle ouvrit, mais se rejeta en arrière en repoussant le battant.

Immobile comme une statue de pierre, elle avait aperçu un marin, l’arme au pied, baïonnette au canon, qui semblait monter la garde dans le couloir des cabines.

Ignorante des démarches de Masslliague, l’infortunée créature ne pouvait deviner la cause de ce déploiement de précautions militaires.

— Hélas ! geignit-elle, je n’oserai jamais me rendre où je dois, sous l’œil d’un factionnaire.

Par malheur, le dîner incommodant ne partageait probablement point la répulsion marquée par l’Anglaise à l’égard des sentinelles, car la patiente pâlit, essuya les gouttes de sueur perlent sur son front :

— Et pourtant, fit-elle tristement, si ce marin reste là toute là nuit…

Le dîner s’agita :

— Après tout, ce n’est qu’un matelot.

Pour achever la déroute de Mable, le repas coupable devint plus pressant.

— Un matelot n’est pas un gentleman.

Sur cette conclusion, aveu de sa défaite, la demoiselle de compagnie empoigna derechef sa lumière et délibérément fit tourner la porte sur ses gonds.

Le marin était toujours là.

D’un pas majestueux, Mable sortit et se dirigea vers l’endroit où le tyrannique dîner la poussait impatiemment.

elle se croyait sauvée, quand une formidable résonance retentit.

Le matelot de garde, muni d’un gong et d’une mailloche, venait d’annoncer sa sortie en frappant vigoureusement l’un avec l’autre.

Alors le couloir entier parut s’animer. D’autres marins accouraient. Des exclamations bourdonnaient dans les cabines. Jean se montrait ; Massiliague et Francis surgissaient de l’ombre.

Éperdue, démoralisée, Mable hésita un instant.

Puis telle une Atalante, elle avança de toute la vitesse de ses jambes et s’engouffra dans le petit reduit, but de son expédition.

Un quart d’heure plus tard, elle en sortit souriante, le visage rasséréné, mais ledit visage prit une teinte de pourpre, lorsque sa propriétaire dut défiler devant une dizaine de personnages silencieux, adossés à la cloison du couloir.

Quel supplice pour le pioudeur britannique !

La grosse demoiselle ne respira à l’aise qu’une fois verrouillée dans sa cabine. Avec une prestesse dont on ne l’eût pas jugée capable, elle se dévêtit, se glissa dans sa couchette et ferma les yeux.

Le sommeil, être fantasque, ne se règle pas sur le mouvement des paupières. Mable eut beau se retourner, l’appeler le plus tendrement du monde, il ne vint pas. Et agacée, apeurée, sentant un mystère redoutable planer sur elle, l’Anglaise croyait entendre des pas furtifs parcourir le couloir, des voix assourdies murmurer :

— Sentinelles, prenez garde à vous.

Enfin l’aurore teinta de rose la vitre du hublot.

Avec la hâte que laisse l’insomnie, Mable se leva, se vêtit, et s’en fut réveiller mistress Elena, non sans s’être heurtée à un factionnaire.

La gracieuse blonde sursauta.

Elle commença par tancer vertement la grosse personne, qu’elle avait engagée, dit-elle, pour lui tenir compagnie durant la veille, et non pour abréger son repos.

Son impatience s’accrut encore quand Mable raconta piteusement les événements de la nuit.

— Vous avez la berlue, ma chère.

— Si votre bonté voulait jeter un regard en dehors, elle s’assurerait que je vois droit.

— C’est de la persécution.

Toutefois, devant l’insistance de son interlocutrice, mistress Elena se sentit ébranlée. Elle condescendit à endosser un peignoir et à passer la tête par la porte entre-bâillée.

Elle la retira aussitôt avec un petit cri de stupeur.

Miss Mable n’avait pas rêvé. Un matelot en armes montait la garde dans le couloir.

Ah çà ! que signifiaient ces mesures inusitées ? Le paquebot était-il en état de siège ? Craignait-on une attaque de pirates ?

Elena avait voyagé dans l’archipel de la Sonde, où les pirates malais font souvent parler d’eux, et dans son émoi elle transportait sur les côtes de l’Amérique du Sud les périls d’un autre hémisphère.

Après s’être farcie la cervelle de point d’interrogation sans réponse plausible, la gentille Saxonne se décida à s’habiller pour aller aux informations.

Pomponnée, frisée, coquettement attifée, elle quitta enfin sa cabine, suivie de près par sa demoiselle de compagnie.

Le gong résonna aussitôt, et de toutes parts des silhouettes se montrèrent dans le corridor.

Les vaniteux adorent la popularité. Il leur est doux de voir la foule s’ameuter sur leur passage, les gens se mettre aux fenêtres, aux portes. Cette joie de charlatan ne convenait pas à mistress Elena qui, au son du gong, bondit de frayeur et se précipita vers le factionnaire : Le marin la repoussa du geste. On ne parle pas, quand on est de garde.

Et comme elle insistait, il ajouta rudement : 

— Circulez !

L’Anglaise dut obéir, mais avec quelle colère, il est impossible de le décrire. 

— Voilà un homme que l’on mettra aux fers, grondait sa petite voix irritée. Le capitaine ignore ce qui se passe à son bord. Jamais pareils désordres ne seraient tolérés sur un navire anglais.

Grâce la suivait tout essoufflée, répétant en écho :

— Jamais.

Les deux femmes gravirent l’escalier, se trouvèrent sur le pont.

Au bout de trois pas, un rouleau de cordage gisant sur le plancher les obligea à un détour. Un instant, leurs yeux se fixèrent sur l’orée du panneau des cabines, et elles demeurèrent bouche béé.

Quatre hommes en armes surgissaient de l’ouverture, suivant leurs traces, à n’en pouvoir douter.

Du coup, Elena s’avança à leur rencontre :

— Ah çà ! nous sommes gardées à vue !

Aucun ne répliqua.

— Voyons, que faites-vous, ici ?

L’un des matelots murmura :

— Service commandé… Circulez.

Circulez ! C’était trop fort. Prétendait-on enrôler les passagères dans l’équipage, les contraindre à marcher, stopper, courir, selon le bon plaisir d’un gradé ?

Elena et Mable grincèrent des dents à la pensée d’obtempérer à l’injonction du marin.

— Nous ne circulerons pas.

Et frappant du pied comme pour incruster leurs semelles dans le plancher, elles demeurèrent immobiles, telles des divinités Termes de fabrication saxonne. Le chef de leur escorte ne se démonta pas.

— À droite alignement !… Reposez… armes !… En place… repos ! commanda-t-il.

Ses subordonnés exécutèrent les divers mouvements avec une précision digne d’une parade devant l’amiral.

Puis les quatre fusiliers, le talon gauche sur l’alignement, le pied droit en avant, la main allongée sur la bretelle de l’arme, les yeux rivés sur les Anglaises, s’immobilisèrent à leur tour.

Exaspérée, Elena se remit en marche.

Aussitôt le peloton s’ébranla.

Elle s’arrêta de nouveau.

De nouveau les matelots firent halte.

Muets, sans gestes, leurs faces sillonnées de rides goguenardes, ces quatre persécuteurs, en service commandé, semblaient absolument décidés à rester les ombres de la ravissante mistress Doodee, de l’opulente miss Grâce.

On a beau être patient, l’insistance dans la taquinerie tourne à la torture.

Elena entrait en furie.

Mable, elle-même, bien que son poids ne lui permit pas de s’émouvoir aussi aisément, sentait une ire formidable gronder en elle.

— Le capitaine, où est le capitaine Armadas ? glapit enfin mistress Doodee d’une voix étranglée par l’indignation.

Le chef de l’escorte étendit la main vers tribord, où l’officier causait tranquillement avec Scipion Masslliague et le Canadien Gairon.

À toute vitesse, semblables à des concurrentes pour le championnat de la course à pied, Elena et Mable se ruèrent vers le señor Armadas.

Celui-ci les salua le plus courtoisement du monde.

— Ces señoras se promènent de bon matin, fit-il, placide et souriant. Rien n’est plus hygiénique.

Ah ! l’hygiène… elles pensaient vraiment bien à l’hygiène ! En phrases entrecoupées, elles formulèrent leurs plaintes, exprimèrent leurs désirs :

— C’est une indignité condamnable. Une patrouille marcher dans le dos de nous-mêmes, comme dans le sillage de voleurs. Je priais vous de faire cesser, de piounir ce mauvaise plaisanterie, pas humbug du tout.

Derechef Armadas s’inclina et, avec la plus exquise politesse :

— Impossible, señoras.

— Quoi ? Vous ne commandez pas à ces hommes ?

— Je vous demande pardon.

— Eh bien, en ce cas…

— Seulement, c’est moi qui leur ai ordonné de ne pas vous perdre de vue.

— Vous ?

— Et il ne dépend que de votre volonté de voir cette petite persécution cesser à l’instant.

Les Anglaises furent pétrifiées. Les yeux écarquillés, la bouche ouverte, elles restèrent quelques secondes comme suffoquées.

Enfin la voix leur revint.

— Notre volonté n’a rien à voir ici ; sans cela ces insolents marins seraient déjà retournés dedans le poste de l’équipage.

Le sourire du capitaine s’accentua, se reflétant sur les visages de Scipion et de Francis.

— Il en est ainsi pourtant.

— Vous riez contre nous.

— Pas le moins du monde. Voyons, señoras, un peu de franchise. Vous savez parfaitement pourquoi j’ai été contraint de vous faire surveiller.

— Nous savons !… Mais je jure par…

— Ne jurez pas, señora Doodee ; je suis sûr de ce que j’avance.

Puis doucement :

— Certes, la discrétion est une chose respectable. Vous avez promis le secret, vous tenez votre engagement, rien de mieux. Je suis homme d’honneur et je vous approuve. Mais, d’autre part, l’intérêt de quatre-vingts millions d’êtres est en jeu, je dois en tenir compte. Pardonnez-moi donc si je ne défère pas à vos vœux.

Ce n’était plus de la surprise, mais de l’ahurissement que ressentaient les Anglaises. De quel secret leur parlait-on ?

Et ces quatre-vingts millions d’âmes, dont l’intérêt voulait qu’elles fussent suivies inexorablement par quatre hommes, à qui appartenaient-elles ?

Elles allaient questionner. Le señor Armadas fut plus prompt qu’elles :

— Voilà donc qui est clair… commença-t-il.

— Vous trouvez ? fit désespérément Elena.

— Clair comme le jour, approuva le capitaine. Vous devez comprendre ce que vous avez à faire pour redevenir libres comme par le passé.

— Ah ! je dois comprendre.

— Il me semble.

— Eh bien ! si je vous demandais de parler de même façon que si je ne comprenais pas.

Armadas s’inclina :

— Je serais à vos ordres, señora.

Les traits d’Elena se rassérénèrent un peu à cette réponse.

— En ce cas, poussez la courtoisie jusqu’à m’indiquer comment je pourrai me débarrasser de cette escorte encombrante.

L’officier regarda fixement la blonde Anglaise, et hochant la tête :

— Vous êtes prudente, señora, et ne voulez vous rendre qu’à bon escient. Vous allez être satisfaite…

Et se penchant vers elle :

— Dites où vous aviez l’intention de porter le pâté que contenait votre réticule, et je rapporte aussitôt une mesure que je déplore d’avoir été obligé de prendre.

Si le tonnerre était tombé aux pieds de mistress Doodee et de sa demoiselle de compagnie, les deux femmes n’eussent pas ressenti stupeur plus grande. Elles étaient littéralement médusées.

— Le pâté ? prononça enfin Mable d’une voix incertaine.

— Oui, le pâté. Où deviez-vous le porter ?

— Où nous devions ?…

Et tout à coup, avec explosion, parlant toutes deux à la fois :

— Mais ce pâté, nous ne le connaissions pas.

— Nous ignorons qui l’a placé dans le sac.

— Nous avons été plus étonnées que personne.

— Mécontentes aussi.

— Un réticule tout neuf.

— Gâché !

Le capitaine fronça les sourcils, mais s’apaisant aussitôt :

— À votre aise, señoras. Permettez-moi seulement de vous faire remarquer que vous n’échapperez pas à notre surveillance. Votre silence aura pour effet d’imposer les angoisses de la faim à Dolorès Pacheco.

— Dolorès Pacheco ! gémirent en chœur les Anglaises. Qu’est-ce que c’est encore que cela ?

À leur profonde vexation, Armadas, Massiliague, Gairon haussèrent les épaules avec une impatience évidente, et tournant sur leurs talons, s’éloignèrent sans écouter les supplications des innocentes victimes du secret de Stella, d’autant plus exaspérées qu’elles ne trouvaient aucune raison plausible à leur aventure. Alors Elena et Mable se vengèrent en essayant de fatiguer leur escorte.

Ce fut par le pont, les escaliers des passerelles, les couloirs des cabines, une course incessante.

Mais bientôt, les pauvres filles d’Albion durent reconnaître qu’à ce jeu, elles se lasseraient sans améliorer leur situation. Toutes les heures, en effet, le piquet préposé à leur garde était relevé et remplacé. Tout le monde, d’ailleurs, paraissait trouver la conduite des marins fort naturelle.

Équipage, gens de service, passagers les encourageaient au passage par de bonnes paroles, par des offrandes de cigares, tabac et cætera.

Elena, Mable étaient donc seules à se débattre en plein mystère !

Enfin l’heure du déjeuner sonna. Brisées, pâles de mécontentement et de fatigue, elles gagnèrent le dining-room.

Selon son usage, Elena accrocha son réticule — elle avait un nouveau sac de soie — au dossier de son fauteuil.

Aussitôt un steward sauta sur le fragile objet.

— Mon réticule ! rugit la propriétaire.

— Je vais l’accrocher à la patère là-bas, riposta le serviteur. Le capitaine ne veut pas qu’il reste à portée de votre main pendant le repas.

— Mais c’est de la tyrannie !

— Si vous voulez.

— Je me plaindrai à mon consul, à la première escale.

— Ne vous gênez pas. En attendant, ici, le capitaine est mettre absolu ; le mieux est de se conformer à ses ordres sans murmurer.

En vain Elena promena ses yeux autour de la table, avec l’espoir de rencontrer un appui parmi les passagers.

Partout elle ne vit que gens approuvant la conduite inexplicable du señor Armadas.

— C’est à devenir enragée, soupira la charmante créature en se laissant choir sur son siège.

Mable, à ce moment, chuchota à son oreille :

— Il n’y a qu’une manière d’expliquer ce qui nous arrive.

— Dites-la, Mable, car, moi, je n’en vois pas.

— Eh bien, je pense le capitaine fou, et aussi l’équipage, et aussi les passagers.

— Quoi, tous ?

— Yes, une épidémie.

— Mais alors, nous sommes dans un grand danger.

— Un très grand.

— Quoi faire, chère miss ?

— Ah ! chère mistress, suivre le conseil des médecins.

— Que conseillent-ils ?

— De ne pas contrarier les pauvres insensés, afin d’éviter des crises de folie furieuse.

— Vous avez raison, ma bonne Mable.

Et mistress Elena, chez qui la rage avait fait place à l’épouvante, se servit et se prit à manger sans regarder personne.

Soudain elle tressaillit.

Le steward s’était rapproché d’elle, et lui désignant son réticule suspendu à l’autre extrémité de la salle :

— Vous le voyez, señora ; il est très bien là.

Elle pensa s’étrangler de frayeur, ce fou qui la touchait presque, horreur ! Mais se rappelant la recommandation de Mable, elle trouva le courage de sourire pour répondre à son interlocuteur :

— En effet, très bien ; je vous remercie d’avoir trouvé une si bonne place.

À côté d’elle, Stella et Jean causaient à voix basse :

— Ces pauvres femmes me font pitié, disait la jeune fille.

— À moi aussi, mademoiselle, malheureusement nous ne pouvons rien pour les tirer de peine.

— Rien du tout ?

— Dame ! À moins de trahir Mlle Ydna.

— Vous n’y songez pas.

— C’est vrai. Voilà pourquoi il nous faut laisser aller les choses.

De l’autre côté de la table, Massiliague et Gairon s’entretenaient également.

Très soucieux, le Canadien murmurait :

— Ci cela continue, les paroles du capitaine Armadas deviendront vraies. L’entêtement de ces pécores conduira Dolorès à mourir de faim.

— Eh ! mon bon, nous n’en sommes pas là, bou diéou, essaya de plaisanter le Marseillais.

Mais son grave compagnon n’était pas en humeur de rire :

— Nous n’y sommes pas, c’est vrai, mais nous y marchons.

— Non, non.

— Si ; ces Anglaises sont pleines d’orgueil, les sottes ne céderont pas. Tenez, ami Scipion, je ne sais ce qui me retient de les étrangler…

— Pour leur délier la langue. Mauvais moyen, mon bon. Je n’ai jamais oui dire que la strangulation développait la faculté d’éloquence.

Quant à Marius et à l’engagé Pierre, ils ne disaient rien, mais leurs regards ardents, obstinément fixés sur les Anglaises, parlaient pour eux.

Cependant le déjeuner s’acheva sans encombre.

Ce que fut la journée pour Elena et Mable est impossible à dire. Partout, à tout instant, quatre matelots armés copiaient leurs mouvements, marchant quand elles marchaient, s’arrêtent dès qu’elles faisaient halte.

À ce peloton de service, s’adjoignaient à présent des volontaires.

Massiliague, Marius, Francis, Pierre étaient sans cesse sur les traces des infortunées Saxonnes, et Jean lui-même, dans le but louable de détourner les soupçons possibles, s’était improvisé gardien de celles dont, mieux que personne, il connaissait la parfaite innocence.

Comme la justice ne perd jamais ses droits, Gairon et ses amis remerciaient Ça-Va-Bien de son zèle, et invectivaient Elena.

Irritées, malgré leur volonté bien arrêtée de ne pas aller à l’encontre des idées des déments dont elles se croyaient entourées, les Anglaises dînèrent, puis furent s’enfermer dans leurs cabines.

Des factionnaires sont aussitôt placés dans le couloir. Mais le chasseur Francis se lamente.

— Vingt-quatre heures sans nourriture ! ma pauvre Dolorès !

Cette fois, Massiliague ne trouve pas un mot pour le consoler. Lui aussi a compté les heures, sa joyeuse mine s’est assombrie à mesure que l’aiguille tournait sur le cadran.

— Vé, au bout de vingt-quatre heures, on commence à sentir des tiraillements !

À ce moment, le Madalena qui prolonge la côte à cent kilomètres, subit un roulis inaccoutumé.

Il traverse le courant de l’Amazone, dont les eaux refoulent celles de l’Atlantique jusqu’à cent soixante kilomètres de la côte.

On est en face du fleuve Roi, mais on le dépasse pour atteindre le port de Sao-Luls de Maranhao, d’où les voyageurs devront revenir sur leurs pas, afin de gagner le delta du puissant cours d’eau.

Et Scipion, agacé par le roulis, bougonne :

— Pécaïre, ce mouvement d’escarpolette doit être douloureux pour une personne à jeun.

— N’est-ce pas ? souligne la voix triste de Gairon.

Mais le Canadien a un juron :

— Tonnerre ! Je ne puis supporter cela plus longtemps.

— Que voulez-vous faire ?

— Aller trouver ces misérables Anglaises, et si elles ne parlent pas…

Un geste violent complète sa pensée.

Il n’y a pas à raisonner le Chasseur ; son affection pour Dolorès lui fait grossir les souffrances dont il la croit atteinte.

L’homme doux et bon, qu’il est d’ordinaire, a disparu. Il devient féroce. Le Provençal comprend que le mieux est d’abonder dans son sens.

— Je vous accompagne, mon cher Francis.

Puis, insinuant :

— Bien que le silence obstiné de ces filles de la Grande-Bretagne me confirme dans mon idée.

— Quelle idée ?

— Celle que la doña Dolorès débarquera à Sao-Luis, où nous serons demain. Deux jours sans nourriture, c’est désagréable, ma caille, mais cela se supporte.

Un peu calmé par cette affirmation, le Canadien murmure toutefois :

— La pensée qu’elle souffre, si peu que ce soit, m’est insupportable.

— Té, moi aussi, bou diéou.

— Alors ?

— Alors, je vais avec vous chez les Anglaises. Seulemain, je vous en prie, pas de violences…

— Mais si elles refusent ?

— Eh, rascasse, on les pincera à l’escale, et je vous jure, digne chasseur, qu’elles regretteront leur entêtement, per lou diable.

Ceci dit, Massiliague, passant amicalement son bras sous celui de son interlocuteur, l’emmena dans le couloir des cabines.

Dix secondes plus tard, tous deux s’arrêtaient devant la porte de la chambrette occupée par mistress Doodee.

Scipion heurta légèrement. Un cri étouffé lui répondit. Il frappa derechef :

— Qui est là ? demanda une voix tremblante.

— Un ami, répondit sans sourciller le Marseillais.

— Mais encore ?

— Scipion Massiliague, passager de première classe.

Il se fit un court silence, puis la voix d’Elena s’éleva de nouveau :

— Que voulez-vous ?

— Que vous ouvriez, milady, pour que je vous le dise.

— J’ai bien envie de refuser.

Le Canadien serra les poings, mais le Provençal lui dit en souriant :

— Laisse-moi procéder par la douceur, pitchoun.

Et à la porte :

— Milady, je suis d’un naturel doux et pacifique ; autremain je ne permets pas à un panneau de bois d’être un obstacle à mes souhaits. Je le brise et j’en fais des allumettes, pécaïre.

Une nouvelle exclamation d’effroi retentit dans la cabine ; cependant la porte tourna sur ses gonds, et mistress Elena debout, miss Mable à demi pâmée sur une couchette, apparurent.

Massiliague les salua courtoisement.

Il frappa sur l’épaule de son compagnon :

— Vé, vous voyez, mon bon, rien ne vaut la persuasion pour déboucher les serrures.

Et pénétrant, avec Francis dans le réduit, dont il tira la porte sur lui :

— Chère milady, chère miss, ne tremblez pas comme feuilles sous le mistral. Vous n’avez rien à redouter de nous. Notre démarche est tout amicale, farfandiéou, j’ose le dire ; elle n’a d’autre but que de vous éviter de multiples tracas.

Puis gravement :

— Depuis vingt-quatre heures, Dolorès n’a rien mangé. Pour une femme, dont la diète n’est pas la profession, vingt-quatre heures sont un laps de temps un peu prolongé.

Du coup, les Anglaises, blotties l’une contre l’autre, échangèrent un regard désespéré.

— C’est la folie, murmura miss Doodee à l’oreille de Mable.

— Oui, fit celle-ci sur le même ton, la folie générale dont tout le monde à bord semble atteint.

— Enfin ne les contrarions pas, c’est le grand point.

À la suite de ces répliques susurrées si légèrement que les visiteurs ne les purent saisir, Elena s’efforça de sourire et d’un ton détaché :

— Oui, oui, en effet, il y a vingt-quatre heures.

Les mains de Massiliague s’offrirent une vigoureuse friction.

— À la bonne heure, vous avouez enfin.

La jeune femme sourit agréablement.

— J’avoue.

Et en aparté :

— Ces pauvres insensés ; un rien les satisfait.

Mais son interlocuteur reprit :

— Vous arrêterez-vous en si bon chemin, et ne nous direz-vous pas où est Dolorès ?

— Où elle est ?

— En ce moment, oui, mon agnelette.

Qui fut embarrassée ? Ce fut Elena. Non seulement elle ignorait ce qu’était Dolorès, mais, à plus forte raison encore, lui était-il impossible de préciser en quel endroit se tenait cette personne inconnue.

Par bonheur pour elle, celui qu’elle croyait privé de raison se chargea d’interpréter son silence.

— Je vois ce que c’est, bravounette, vous avez promis le silence.

— Précisément, c’est cela, s’empressa d’affirmer l’Anglaise, heureuse de se raccrocher à cette explication.

— Un serment solennel, peut-être ?

— En effet.

Le visage de Francis Gairon, tout à l’heure contracté, se détendit. Elena en fit la remarque, et ne s’en trouva que plus décidée à avouer tout ce que l’on désirerait.

— Hé donc, poursuivit Scipion, je savais bien que l’on finirait par s’entendre. Procédons avec ordre. Je suis un homme d’ordre comme tout bon citoyen de Marseille. J’ai de l’ordre, à ranger un zéro…, à la droite d’un nombre s’entend. C’est ce que les barbares du Nord, ils appellent l’esagération, pauvres bestioles ! Mais je m’écarte de la droite ligne. Premier point acquis. Dolorès se cache à bord. Passons à autre chose ; elle compte débarquer à Sao-Luis de Maranhao ?

— À Sao-Luis, parfaitement.

— Vous aussi ?

— Nous aussi, on ne peut rien vous cacher.

Elle plaisantait, la petite mistress, ravie, au fond, de la tournure pacifique de l’entretien, tournure qu’elle attribuait naïvement à sa présence d’esprit, à son soin jaloux de n’aller à l’encontre d’aucune idée des fous.

Derechef, Scipion se frotta les mains.

— Et une fois à terre, ma gentille, Dolorès vous rejoindra ?

— Elle nous rejoindra.

— Vous pouvez bien me dire où vous descendrez ?

— Au palais du président de l’État de Maranhao, se confia in petto la blonde fille d’Albion, du président que je prierai de faire interner dans une maison d’aliénés tous ceux que transporte le Madalena.

Mais elle cacha cette réflexion personnelle à son interlocuteur et répondit gracieusement :

— Il n’y a qu’un hôtel de marque à Sao-Luis.

— L’hôtel Pedro II e Republica ?

— Lui-même.

— C’est là que Dolorès ?…

— C’est là.

— C’est au mieux, farfanette ! Milady, touchez-moi la main, je vous prie, je suis enchanté de notre petite conversation.

— Mon plaisir n’est pas moindre, continua Elena en échangeant un shake-hand dernier genre avec son interlocuteur.

Sur ce, Massiliague s’excusa d’avoir troublé ces dames et se retira, entraînant Francis transfiguré.

Le brave Canadien, qui avait donné son âme à la Mestiza, sentait chanter en son cœur la douce espérance de la revoir bientôt.

Tous deux se rendirent au salon, où des amateurs donnaient un concert.

Marius, Pierre étaient là. Jean et Stella, très inquiets du résultat de l’expédition du Provençal, s’y trouvaient aussi.

Avec stupéfaction, ils entendirent le récit de l’entrevue.

Les Anglaises avouaient. Évidemment elles avaient voulu se défaire au plus vite de questionneurs importuns, car les malheureuses n’étaient point dans la confidence d’Ydna.

Et, anxieuse, Stella interrogea :

— Alors, à Sao-Luis de Maranhao.

— Nous gardons à vue l’hôtel Pedro II e Republica.

— Mais si celle que vous cherchez se défiait. Si elle ne rejoignait pas ces dames ?

Gairon devint blême à cette supposition.

Pour Scipion, il haussa inscucieusement les épaules :

— Pour que cela se produisit, il faudrait qu’elle fût prévenue.

— Sans doute.

— En ce cas, les Anglaises seraient coupables de trahison.

— Peut-être.

— Et elles mériteraient une punition exemplaire.  Le président, les habitants de Sao-Luis sont de loyaux Sudistes. Il suffirait de leur glisser un mot de la conduite de ces Saxonnes, pour qu’on leur ouvrît la carrière des prisons, hé donc !

Ce fut au tour des jeunes gens à être douloureusement impressionnés.

Quoi, ces pauvres femmes, sur lesquelles le hasard avait détourné les soupçons, seraient jetées dans les cachots d’une maison de détention !

Cela était impossible. Leur devoir, à eux, était d’empêcher une aussi monstrueuse iniquité.

Oui, mais il ne fallait pas livrer Ydna.

Silencieux, attentifs en apparence à la musique qui faisait rage, Stella et Ça-Va-Bien songeaient à la situation étrange qui leur était faite.

Dès la première étape, des devoirs contradictoires les sollicitaient, tous également impérieux, et non sans une secrète angoisse, ils énuméraient les actes s’imposant à eux :

Retrouver la sœur inconnue de Mlle Roland ;

Sauver Ydna de la mort ;

Se venger d’Olivio de Avarca et de ses complices ;

Tirer d’embarras mistress Elena Doodee, ainsi que sa lourde demoiselle de compagnie.

Le concert fini, ils se retirèrent, mais jusqu’à une heure avancée de la nuit, ils tinrent conseil avec la recluse, abritée dans la cabine de Stella.

Enfin, vers minuit, ils se séparèrent sur cette conclusion de la prêtresse d’Incatl :

— Il serait monstrueux de laisser souffrir injustement ces femmes. Nous aussi nous descendrons à l’hôtel Pedro II e Republica et nous les ferons échapper. En cas d’insuccès, je me livrerai à mes amis. Bah ! la mort me prendra parmi eux, au lieu de m’atteindre au fond du temple du Soleil.