Les Semeurs de glace/p2/ch01

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Éditions Jules Tallandier (p. 225-249).


DEUXIÈME PARTIE



I

LES YEUX OUVERTS


Dans la chambre 4, Stella et Ydna causaient toujours avec une émotion attendrie.

Toutes ces choses bénies, la famille, la tendresse d’une mère, l’amour d’un père, que Stella dépeignait, pour la centième fois peut-être, en paroles de feu ; ces choses dont jamais, avant la rencontre de Mlle Roland, le sens n’était apparu à la prêtresse, élevée dans le temple en dehors des sentiments qui bercent les jeunes années du commun des mortels, tout cela frappait le cerveau de la Mestiza d’une émotion profonde.

Comprenait-elle exactement la douceur des affections dont parlait sa compagne ?

Non, peut-être.

Mais il y avait une partie du récit de Stella qui lui apparaissait claire, éblouissante.

Si c’était elle-même l’enfant enlevée à l’hacienda Roland, cette douce jeune fille qui étalait à ses yeux son âme aimante serait sa sœur, c’est-à-dire l’amie la plus chère, la plus tendre, celle auprès de qui l’on pense tout haut, dont le rire ponctue notre gaieté, dont les lèvres boivent nos larmes.

Et ses yeux se voilaient d’un brouillard.

Pourquoi ce bonheur serait-il réservé à elle, plutôt qu’à l’une des vingt autres prêtresses du temple Incatl ?

Elles aussi sans doute, à l’âge où l’intelligence dort encore, dans cette période imprécise, où la mémoire, aïeule du souvenir, n’est pas éveillée, elles aussi avaient été arrachées aux bras maternels…

Ainsi qu’elle-même, elles avaient grandi, parmi les prêtres doux, mais impassibles, ignorant les célestes joies des caresses d’une mère, d’un père, de sœurs, de frères souriants.

— Ah ! soupira-t-elle, jeune fille, pourquoi as-tu levé le coin du voile qui me cachait ces choses ignorées ? C’est une torture ajoutée au désespoir de ma solitude, un paradis que tu m’as montré en m’apprenant que j’en fus exclue. Toi si bonne, si tendre, si exquise, tu peux être ma sœur, je puis me figurer que tu l’es, et cependant le doute me défend de le croire.

Elle pleurait.

— Ma sœur, ma sœur !… Comme ces mots sont doux, ils ont le parfum des fraîches buées qu’exhalent les fleurs matinales. Et ces mots qui rythment en chanson les palpitations de mon cœur, je n’ai le droit de les prononcer que comme une fragile supposition, ou bien comme un divin mensonge.

Distraite de sa propre émotion, Stella cherchait vainement à consoler Ydna.

Hélas ! la prêtresse se trouvait dans la situation de l’aveugle recouvrant la vue et auquel un barbare dirait :

— Tu vois, mais désormais tu vivras dans un désert de ténèbres, et la vue reconquise ne te procurera aucune satisfaction. Tu sauras que tu es capable de voir, mais un rempart d’ombre t’empêchera de regarder, et la mort te prendra bientôt sans que tu aies eu le droit de voir.

Soudain, toutes deux se séparèrent.

Un jet d’air, froid au delà de toute expression, venait de les fouetter, leur causant presque une sensation de brûlure.

Cela semblait venir de la cloison qui les séparait de la chambre n° 6.

D’un coup d’œil, Stella s’assura que son minuscule réservoir d’air liquide, placé sur la table, continuait à fonctionner régulièrement.

— Ce froid cependant, murmura-t-elle, ressemble à celui que produit la détente du liquide. Est-ce que ?…

Elle n’acheva pas et se glissa vers la cloison.

— Je ne me trompe pas, ce courant glacé s’échappe de la pièce voisine.

Ydna la suivait pas à pas.

— Que cherches-tu, jeune fille ?

— Ceci.

Et le doigt de Stella se posa sur une solution de continuité de la cloison.

Une planche s’était fendue. L’air fusait par l’étroite ouverture ainsi pratiquée.

Du reste, le courant diminuait rapidement de force. Il devint imperceptible, s’éteignit, et les habitantes de la chambre n° 4 purent regarder par la fente de la cloison.

Sur une natte, un homme semblait dormir.

Mais un rayon de lune, filtrant à travers les feuillages, dessina une traînée lumineuse sur le plancher.

Stella eut un léger cri :

— Oh ! fit-elle, c’est ainsi après le bris d’une des ampoules de verre.

Une poussière brillante, répandue sur le sol, renvoyait en mille feux la clarté lunaire.

On eût dit que le parquet était une mosaïque de pierres précieuses.

— Mais si cela était, continua la jeune fille d’une voix sourde, l’homme serait mort.

Elle regarda, encore.

Le personnage couché sur la natte ne faisait pas un mouvement. La bouche entr’ouverte n’avait aucune de ces contractions résultant de l’acte respiratoire.


La lune éclaira son visage.

Et Stella vit une face blême, marbrée de bleu, immobile et figée.

— Oh ! le crime habite cette maison, et le criminel, c’est lui, toujours lui !

Brusquement elle traversa la pièce, vint à l’autre cloison et frappa légèrement. Presque aussitôt une voix mâle demanda :

— Vous m’appelez ?

— chut ! répondit la jeune fille, venez ; pas de bruit.

— À l’Instant.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis des pas furtifs glissèrent dans le couloir, la porte s’ouvrit, et l’Indien guarani parut sur le seuil.

— Qu’est-ce ? fit-il.

— Monsieur Jean…, commença Stella.

L’interpellé mit un doigt sur ses lèvres.

— Ne m’interrompez pas. On vient d’assassiner le voyageur qui occupe la salle n° 6.

— Assassiner, que dites-vous ?

— La vérité.

— Mais qui a commis le crime ?

— Qui ?… Celui que nous devions rencontrer un jour ou l’autre sur cette terre.

— Olivio ?…

— Oui, Olivio qui, maître de la découverte de mon père, l’utilise, comme vous l’aviez pronostiqué, pour le mal.

Ce disant, elle conduisait l’ingénieur à l’endroit où la paroi s’était écartée…

— Regardez, acheva-t-elle.

Jean Ça-Va-Bien se plia à sa fantaisie ; mais à peine eut-il appliqué son œil à l’interstice qu’il recula avec horreur.

— C’est vrai ; cet homme a subi une brusque congélation…

Il s’arrêta et prêta l’oreille.

— On vient par le corridor.

Tirant un revolver de sa ceinture, il se posta en face de l’entrée.

— Tant pis pour celui qui entrera ! grommela-t-il.

Ces dispositions belliqueuses furent inutiles. Les pas s’arrêtèrent devant la porte du chercheur de diamants.

Vite, Jean reprit son premier poste d’observation, et voici ce qu’il vit :

La porte du numéro 6 s’ouvrit tranquillement. Un homme entra, secouant la main avec colère.

— Per Bacco ! La serrure elle-même est gelée. Z’ai laissé la peau dé mes doigts après lé fer glacé dé la clef.

— Le peau il était point indispensable, old boy, répondit un second personnage paraissant à son tour.

Jean sentit ses tempes se mouiller de sueur froide.

Dans les deux hommes, il venait de reconnaître Crabb et Candi, ses pères d’adoption.

Ceux-ci, ne se doutant pas qu’ils étaient épiés, continuaient leur conversation.

— Zé té zoure bien qu’une autre fois, z’attendrai une douzaine dé minutes dé plous.

— Oh ! yes. Il serait tout à fait stioupid de faire réduire soi-même en glace par un petit empressement de trop.

Et, regardant autour de lui, l’Anglais poursuivit :

— Regardez vers moi, dear fellow (cher camarade), regardez vers moi, le mercure de le thermomètre était gelé. By God, il a dû faire en cette place le froid des terres arctiques.

— Allons, pressons.

C’était Candi, qui rappelait ainsi son compagnon à la réalité.

— Just ! je suis à vous, Candi.

Tous deux s’approchèrent de la natte et se penchèrent sur le mort.

— Que font-ils donc ? se demanda Jean.

Comme pour répondre à la question, Crabb se releva, brandissant la ceinture de cuir du défunt.

L’ingénieur courba la tête :

— Après le meurtre, le vol ; gronda-il.

Et comme Stella s’enquérait :

— Que se passe-t-il ?

Il lui répliqua seulement :

— Vous le saurez. Ne parlez pas.

L’Anglais venait de vérifier le contenu de la ceinture.

— Huit diamants dont deux assez beaux, dit-il, décidément cela valait le coup.

— Et comme monnaie d’or ?

L’interrogation de Candi amena un sourire sur les lèvres de son interlocuteur.

— Une douzaine de condors (monnaie d’or) et du papier pour cent mireis (deux cent cinquante francs environ).

— Bon, cela vaut mieux que rien.

Les bandits se partagèrent monnaie et billets. Quant aux diamants, ils les replacèrent religieusement dans la ceinture dont Crabb se chargea.

Après quoi, ils empoignèrent le cadavre, qui par les épaules, qui par les pieds, et l’emportèrent.

Jean se retourna tout pâle. Pour un peu il aurait pleuré. Le crime de ses pères adoptifs lui apparaissait comme l’écroulement de tous ses rêves de jeunesse.

Comment oserait-il, lui l’enfant nourri par le crime, dire sa tendresse à la douce et pure créature qu’il accompagnait ?

Il frissonna en la voyant debout près de lui.

— Ces hommes sont à la solde d’Olivio, dit-elle d’une voix calme.

Il ne se demanda pas de quelle façon elle avait pu les apercevoir, alors que lui-même occupait la fente de la paroi. Il baissa le front et répondit tristement :

— Oui.

— Peut-être étaient-ils de ceux qui, au mont Pelé ?…

Plus bas il se courba, et derechef laissa tomber ce monosyllabe qui lui déchirait la gorge :

— Oui.

Les yeux de Stella lancèrent un éclair rouge.

Tout près d’elle se trouvaient deux des misérables qui avaient causé la mort des êtres aimés.

— Il faut qu’ils soient punis !

Et vite, sans remarquer le trouble de son interlocuteur :

— Dans votre bissac, monsieur Jean, vous avez quelques ampoules d’air liquide.

— Oui, mademoiselle ; la grande caisse reste à bord ; mais, suivant vos instructions, je conserve toujours avec moi quelques projectiles.

— Bien. Ces bandits, il m’a semblé le comprendre durant le dîner, dorment dans une cabane située en dehors de l’osteria, du côté de l’aval du fleuve.

— J’ai entendu la même chose, appuya Ydna.

— Eh bien, allez, je vous en prie ; vengez mon père, vengez-moi !

Un coup de massue n’eût pas étourdi Jean plus que la proposition de Stella.

Certes, sa conscience le reconnaissait, Crabb et Candi étaient des misérables pour lesquels nulle punition ne serait trop cruelle.

Mais, de par le monde, il existait un homme, le seul peut-être qui n’eût pas le droit de les juger, de les punir, et c’était précisément celui-là que l’on chargeait de la terrible mission de justice.

En l’espace d’un éclair, sa jeunesse passa devant ses yeux.

Comme ils avaient été bons, ces assassins ; comme ils lui avaient épargné toute souillure, ces êtres gangrenés.

Il les revoyait tendres, attentifs à ses moindres désirs, toujours prêts à payer ses études, ses fantaisies, veillant à ce qu’il ne manquât jamais d’argent de poche.

Oh ! cet argent, fruit de rapines, il le savait à présent ; ces pièces qu’il dépensait joyeusement, ignorant leur origine infâme, comme il en avait horreur.

Horreur, oui ; mais aussi gratitude.

Il avait l’épouvante du crime des bandits ; mais son cœur, en dépit de tout, gardait l’affection née de leur dévouement.

Car ils lui avaient été dévoués.

Il se rappelait leur satisfaction respectueuse à chacun de ses examens passé avec succès, leur émotion lors de son entrée à Polytechnique ; puis là-bas, au mont Pelé, ces gens, qui venaient de condamner sans pâlir toute une population à la mort, n’avaient-ils pas joué leur vie pour sauver la sienne ?

Et lui, lui, les frapperait ? Non, cela était impossible. Son bras armé ne serait pas celui d’un justicier, mais d’un parricide.

D’autres pensées succédaient à celles-ci.

Accepter, les inviter à fuir, constituerait une trahison, non seulement à l’égard de Stella qui avait foi en lui, mais encore vis-à-vis de la société menacée par les plus perfides, les plus insaisissables des criminels.

Parricide ou traître, dilemme affolant, entre les deux termes duquel il devait choisir.

— Tenez, tenez, les voici ! chuchota Ydna, qui était retournée à la fenêtre.

Stella la rejoignit, et Jean, dominé par une force invincible, imita la jeune fille.

En bas, descendant à la grève avec leur funèbre fardeau, les deux bandits marchaient d’un pas cadencé.

— Ils vont jeter l’infortuné dans le fleuve, fit Stella en frissonnant.

— Et effacer ainsi toute trace du crime, acheva Ydna.

Elles se turent. Debout en arrière, Jean s’épongeait le front. Tout à coup, Stella se retourna vers lui :

— C’est Dieu lui-même qui les inspire, prononça-t-elle lentement. Tandis qu’ils vont au fleuve, vous, monsieur Jean, vous gagnerez leur cabane, vous préparerez la punition des coupables.

Et le voyant demeurer immobile, éperdu :

— Je devine votre angoisse. C’est moi, moi, une jeune fille, hier encore ignorante de la haine, qui vous encourage au meurtre. C’est atroce, je le sens ainsi que vous, mais une fille doit venger son père ; vous-même me l’avez dit en m’offrant le secours de votre bras.

— C’est vrai ! gémit-il accablé.

— Eh bien ! l’heure est venue ! Moi qui ai accepté votre dévouement, je vous dis : Frappez !

Il fit non de la tête. Stella l’examina avec étonnement :

— Vous refusez ?

Pendant un instant, Jean demeura immobile, muet, ne sachant à quoi se résoudre.

S’il s’expliquait, il creusait l’abîme infranchissable entre sa bien-aimée et lui-même ; s’il se taisait, l’abîme n’était pas moindre, car la jeune fille le croirait certainement, ou traître, ou poltron.

Enfin, il s’arrêta au premier parti, et, le visage pâli par l’angoisse, la voix martelée par les pulsations violentes de son cœur :

— Mademoiselle, dit-il, veuillez m’écouter. Quand vous m’aurez entendu, vous me plaindrez peut-être ; mais à coup sûr vous me mépriserez d’avoir tant tardé à vous éclairer. Ma défense est que je reculais devant l’aveu qui va me séparer de vous.

Surprise, elle l’interrogea du regard.

— Oui, c’est ainsi ; le rêve est fini, la réalité douloureuse reprend, la réalité dont on ne se débarrasse jamais, et qui pèse plus lourdement sur l’infortuné qui a cru la pouvoir oublier.

Et avec une sorte de hâte : 

— Olivio, les autres, je les immolerais à votre vengeance, mademoiselle ; mais ceux qui étaient là tout à l’heure, je dois les épargner.

— Vous devez ?… Ces bandits ?…

— Ces bandits sont ceux qui m’ont recueilli, pauvre enfant errant, abandonné. Ils ont vécu dans le sang, dans la boue, pour aplanir ma route. Instruction, honneur, je dois tout à la charité de ces meurtriers.

Stella eut une exclamation, mais Jean poursuivit :

— Étrange destinée, n’est-ce pas, mademoiselle ? Grandir dans la vie en se pénétrant de toutes les pensées hautes ; apprendre à sourire au sublime, et devoir tout cela à deux misérables qui, sans doute en vue d’une réhabilitation future décidée par Dieu, m’ont acheté toutes les vertus, toutes les affinités élégantes, toutes les répulsions généreuses qu’ils ne possédèrent jamais, et ont soldé l’achat avec de l’or taché de sang !

— Monsieur Jean, balbutia la jeune fille émue jusqu’aux larmes !

Il l’interrompit du geste.

— Étrange aussi l’état de mon esprit ! Je voudrais qu’ils souffrissent mille morts, pour m’avoir condamné à cette horrible condition d’un honnête homme, lié par le devoir filial à des êtres hors la loi, et je souhaite aussitôt attirer sur moi toutes les souffrances afin de les leur épargner.

Il se tut.

Stella écoutait toujours. Dans ses grands yeux noirs, il y avait comme de la tendresse. Mais Jean ne s’en aperçut pas.

— Je vais joindre ces hommes, reprit-il, j’obtiendrai d’eux qu’ils se séparent de leurs camarades, puis je reviendrai auprès de vous. Je vous suivrai jusqu’au jour où, vengée, triomphante, vous n’aurez plus besoin de moi…

Sa voix se faussa en prononçant ces paroles, mais il se raidit contre la douleur et acheva :

— Je m’éloignerai alors. Les philosophes prétendent que l’on oublie tout ; peut-être aurai-je le bonheur d’oublier !

Il s’inclina et se disposa à sortir.

À ce moment, Ydna l’arrêta par le bras :

— Vous êtes un brave homme, monsieur Jean ! dit-elle.

Et comme il tournait vers la prêtresse un regard reconnaissant, elle lui prit la main, la réunit dans les siennes à celle de Stella, et doucement :

— Ma sœur, laisse-moi te donner ce nom si doux ; tu es privée d’une famille que tu as pu aimer. Moi, je suis orpheline, ayant perdu une famille inconnue. Et lui, isolé comme nous, peut-il être rendu responsable de l’étrange famille qu’il a rencontrée ?

— Non, non, redit par deux fois Stella.

Lui se prit à trembler :

— Que signifient ces paroles ?

— Que vous êtes un noble cœur, monsieur Jean, qu’il n’y a rien de changé entre nous après votre loyal aveu.

— Rien ?

— Rien, je vous le répète.

Il joignit les mains :

— Oh ! mademoiselle… commença-t-il.

Mais elle ne lui ! permit pas de poursuivre :

— Allez tirer ceux qui vous intéressent du groupe de nos ennemis. En vous faisant aussi digne, aussi sincère, ils ont mérité d’être épargnés. Au nom de mon père, de mes frères, je leur pardonne !

Pour toute réponse, Jean porta les mains des deux jeunes filles à ses lèvres ; puis, retrouvant toute son énergie :

— Il est possible que la salle commune soit gardée par quelques acolytes. Je sortirai donc par la fenêtre.

— Par la fenêtre ?

— Rassurez-vous ; je suis un fort en gymnastique, et mon déguisement indien comprend un lasso, qui me permettra d’atteindre aisément le sol. Ne perdons pas de temps.

Suivi de ses interlocutrices, il gagna sa chambre.

Là, il passa en sautoir le sac contenant les ampoules d’air liquide, attacha solidement l’une des extrémités du lasso à la fenêtre.

— Je vous prierai seulement de remonter cette corde. Il est inutile que quelqu’un s’aperçoive qu’elle flotte au dehors.

— Bien.

— Vous guetterez mon retour.

— Et nous vous lancerons l’engin pour vous permettre de remonter.

— Merci.

Déjà il enjambait la fenêtre. Stella appuya la main sur son épaule :

— Vous voulez, mademoiselle ? interrogea-t-il.

Elle le regarda, les yeux dans les yeux, et de sa voix chantante :

— Je veux vous dire que nul ne me paraît plus digne d’affection et d’estime que vous.

— Bien, ma sœur, murmura Ydna.

— Oh ! mademoiselle, balbutia l’ingénieur.

Rougissante, elle fit un pas en arrière :

— Allez, monsieur Jean, et revenez vite, car je mourrai d’inquiétude en votre absence.

C’était l’aveu.

Il eut un regard de reconnaissance vers le ciel ; puis, empoignant le lasso, il se laissa glisser jusqu’au sol.

En courant presque, Jean gagna l’angle de l’osteria, derrière lequel il disparut.

La maison projetait une zone d’ombre. Enveloppé par les ténèbres, il ne craignait plus d’être aperçu.

Il fit halte un instant et chercha à s’orienter. À quelques mètres de lui, des arbres dressaient leurs troncs élancés vers la nue ; c’étaient les premiers de la forêt.

Le machete avait abattu les buissons sous l’abri de leur ramure, et, dans l’obscurité plus grande sous leur dôme verdoyant, on distinguait confusément les lignes d’un carbet (cabane), fait de branches et de terre.

— C’est là, murmura Jean.

Avec précaution, il se dirigea vers l’arbre le plus rapproché, un acajou au feuillage argenté. Puis, s’appuyant au tronc, faisant corps avec lui, il scruta les environs d’un œil attentif. Rien ne bougeait.

— Ils n’ont pas encore terminé leur funèbre besogne ! se dit l’ingénieur.

Et, courbé en deux, avançant lentement sur le sol bossué par les racines, il se rapprocha insensiblement de la cabane.

La porte absente n’arrêtait pas le regard. Jean put examiner l’intérieur.

Des brassées de feuilles, mélangées avec de la paille, formaient deux couchettes reconnaissables dans l’ombre.

Mais étaient-elles occupées ?

Penché en avant, l’oreille tendue, le jeune homme écouta.

Aucun bruit ne parvint jusqu’à lui. Si calme que soit le sommeil, la respiration d’un homme est facilement perçue dans le silence.

Les propriétaires du carbet n’étaient donc pas rentrés.

Fort de sa constatation, Jean fit le tour de la cabane, s’abrita derrière la paroi opposée à la porte et attendit.

Les poètes et, après eux, les guerriers l’ont dit :

— Un amoureux est un mauvais factionnaire !

Jean le démontra une fois de plus.

À peine installé à son affût, il se mit à penser à la charmante Stella, éprouvant une joie, presque douloureuse à force d’intensité, à se remémorer les moindres détails du voyage, depuis l’instant où il avait aperçu la jeune fille à la croisée de l’habitation Roland jusqu’à celui-ci : la traversée de Fort-de-France à Maranhao, les longues flâneries sur le pont, les causeries confiantes, puis l’entrée dans le port.

Puis Massiliague et ses amis passaient dans le rêve.

Il les revoyait à l’hôtel. Il revivait les heures où, insouciant du fléau, il jouait du drapeau de la fièvre Jaune pour échapper aux amis trop zélés de la Mestiza.

Et de nouveau c’était la mer, l’entrée dans l’estuaire de l’Amazone, l’embarquement avec les noirs Bonis.

Jean se remémorait l’appontement de bois, les bateaux du fleuve alignés, la proue au rivage, les équipes de nègres se disputant les rares voyageurs, se livrant à de véritables enchères, enchères descendantes, par exemple, chaque groupe de bateliers essayant de décider les clients par une offre plus avantageuse.

La montée du fleuve commençait.

Les forêts succédaient aux llanos. À de très grandes distances, des bourgades se montraient, donnant l’impression de clairières habitées, au milieu du désert grandiose, où les végétations luxuriantes et les fauves régnaient encore en maîtres.

Les jours ensoleillés, pendant lesquels les bateliers chantaient de bizarres mélopées, tout en évitant avec adresse les arbres flottants ou ceux à l’ancre ; les nuits étoilées ou, sur le fleuve voilé de blanches vapeurs, l’embarcation demeurait stationnaire, comme endormie, tandis que sur les rives retentissaient les rugissements du puma ou du jaguar en chasse, les grognements des pécaris, les cris des singes, l’aboi enroué du coyote, l’ébrouement du tapir ; tout lui revenait à l’esprit.

Souvent il devait rassurer sa compagne, éveillée en sursaut par le gémissement de l’alligator, le sifflement du boa et les jacassements terrifiés des oiseaux.

Puis venait la découverte de Francis sous son déguisement noir, les longues journées passées à Manaos ; la fuite dans la huit, la navigation incertaine sur le Gapo, l’arrivée à Teffé, où il avait fallu séjourner plus d’un mois avant de pouvoir reprendre le voyage.

Tout à son rêve, il oubliait l’heure présente.

Soudain, il sursauta.

Il lui avait semblé entendre un cri, cri d’angoisse, d’appel. Mais il eut beau prêter l’oreille, le bruit ne se renouvela pas.

— Je me suis trompé, murmura-t-il.

Du reste, son attention fut aussitôt sollicitée par un son, réel cette fois.

Des pas frappaient sur le sol.

Évidemment ceux qui s’avançaient croyaient n’avoir rien à redouter, car ils ne prenaient aucune précaution pour assourdir la résonance de leur marche.

— Eux, fit encore l’ingénieur. Oh ! je les déciderai à renoncer à leur odieuse existence !

Et tapi à l’angle de la cabane, il chercha à percer l’obscurité environnante.

Bientôt il distingua deux ombres qui se rapprochaient rapidement. Il put saisir leur conversation.

— Lé pauvre diable sé moque des bateliers, disait l’un des personnages, d’un ton moitié ironique, moitié pitoyable.

— Candi ! murmura Jean.

— Yes, il naviguait sans bateau, dear fellow, et je trouvais cela impropre.

— Perche, mio caro ?

— Par la raison que ce gentleman il faisait la nique aux marins de le Angleterre, lesquels pouvaient pas aller sur l’eau sans steam-boat.

Jean frissonna.

L’inconscience des criminels se trahissait à chaque parole prononcée. Ils n’éprouvaient ni regrets ni remords. À ces ignorants du bien et du mal, le crime n’apparaissait pas comme une action blâmable. Ils tuaient pour vivre, de même que d’autres tiennent une comptabilité ou vendent des légumes.

Cependant les causeurs atteignaient l’entrée de la cabane. À ce moment, l’ingénieur se dressa devant eux. Sans un mot, ils tirèrent leurs couteaux ; mais le jeune homme parla :

— Laissez vos armes ; c’est moi, j’ai à vous parler.

Ils eurent un cri :

— Le petit ! Mister Jean !

Puis, curieux, Candi demanda :

— zé pensais que vous alliez en Colombie ?

— J’irai plus tard. Pour l’instant, c’est à vous que j’ai affaire. Peut-on parler ici en toute sécurité ?

— Oui, oui.

— Alors, écoutez-moi, comprenez-moi, je vous en prie.

Crabb et Candi, la tête basse, s’assirent à terre.

Jean resta debout.

— Par l’abandon de mes parents, commença-t-il, j’étais condamné à une existence précaire et misérable. Vous m’avez rencontré, et pour l’enfant que vous ne connaissiez pas, vous n’avez reculé devant aucun sacrifice.

— Cela est conforme à la vérité, by God ! s’exclama Crabb.

Quant à Candi, ce fut d’un accent voilé qu’il articula :

— Né t’occupé pas de cela : chacun, il prend son plaisir là où il le trouve.

— Ne pas me souvenir serait être ingrat, reprit l’ingénieur, et l’ingratitude est une lâcheté.

— Oune lâcheté !

— Certes. La reconnaissance crée des devoirs. Être ingrat, c’est se dérober au devoir, c’est refuser de payer sa dette, c’est renoncer à la responsabilité.

Les deux bandits se penchèrent en avant.

Ils tâchaient de distinguer le visage de leur fils adoptif.

Son entrée en matière les déconcertait. Ils ne savaient où il en voulait arriver et de leur ignorance, naissait pour eux une anxiété désagréable.

— Donc, poursuivit le jeune homme, ma gratitude me défend de me demander au moyen de quels actes vous vous êtes procuré les ressources nécessaires à parachever mon instruction.

Ses interlocuteurs baissèrent la tête.

— Je sais que nous n’envisageons pas les choses de même manière. Ce qui, pour moi, est infâme et criminel, n’est pour vous qu’un… travail d’une nature spéciale. Et là est votre excuse.

— Bé caro, marmotta l’Italien, quand on né possède pas dé rentes…

— Tais-toi. Le passé n’existe donc plus ; je ne veux pas savoir comment vous avez vécu, parce que je souhaite continuer à vous aimer pour le bien que vous m’avez fait.

Candi frappa l’épaule de Crabb.

— Tou l’entends, le povero !

— Yes, je ne perdais pas une mote.

— Il dévait nous mépriser après lou monte Pelé, tou l’avais déclaré toi-même. Et il passé oune éponge sour nostré ardoise.

— Il douchait le passé.

— Lé bon cœur !

— Le judge indioulgent.

Les coquins s’attendrissaient, leurs yeux se mouillaient de larmes.

— Oui, je veux vous chérir, continua l’ingénieur, mais il est nécessaire que vous m’aidiez.

— Commandé, mon fils.

By God ! donnez le ordonnoment de ce qu’il fallait faire.

Jean eut un sourire.

— Renoncez à votre existence criminelle,

— Renoncer, zé veux bien ; mais pour manger ?

— Nous partagerons ; il est temps que je vous secoure, vous qui m’avez secouru si longtemps

— Oh ! le bravo !

— Je veux que vous appreniez à devenir d’honnêtes gens.

— Cé sera difficile.

— Nous serons jamais des honnêtes gens confortables.

L’ingénieur étendit le bras avec autorité.

— Si, car je le veux.

— Tou veux ? Il veut, Crabb !

— Au prix de sacrifices sans nombre, vous avez fait de moi un homme supérieur à vous-mêmes, reprit Jean d’une voix vibrante. Eh bien ! laissez-vous conduire. Obéissez-moi. Je vous enseignerai à employer au bien votre courage, votre énergie. Au lieu de haine, vous sèmerez l’affection. Dites, voulez-vous que je sois heureux, que je vous aime, que nous passions la vie sans nous quitter jamais ?

Les deux hommes l’étreignirent.

— Si nous voulons !

— Vous m’obéirez ?

— Sans répliquer.

— Alors, mes pères, je vous rends ce nom. Pour commencer, vous m’aiderez à protéger celle que j’accompagne, celle que votre mine du mont Pelé a faite orpheline.

— Diavolo !

— By devil (par le diable) !

— Ne craignez rien. Je lui ai dit votre dévouement à moi, et voyez la puissance d’une bonne action, elle a pardonné à vous seuls.

— Alors, elle a de l’affection pour toi.

Jean se sentit rougir, mais il domina son émotion et, froidement :

— Elle aime la justice. Elle a compris que vous n’étiez que des instruments dans la main d’un autre…

— Olivio ?

— Oui, Olivio, dont nous avons juré de tirer vengeance ?

Candi leva les mains au ciel.

— Tou as zouré, Juanito ?

— Certes.

— Eh bé, figlio mio, zé té lé livre à l’instant.

L’ingénieur eut un cri :

— Il est à l’osteria ?

— Oui.

— Seul ?

— Seul ! Il est venu pour… parler affaires avec oun voyageur.

— Qui occupait la chambre 6 ?

— C’est bien cela, balbutia l’Italien déconcerté par la question.

— Alors c’est Olivio qui a tué le malheureux avec un projectile d’air liquide[1].

— Tou sais céla aussi ?

— Réponds, réponds.

— C’est loui.

— Conduisez-moi donc vers ce misérable.

Il se dirigeait déjà vers l’osteria. Crabb et Candi le retinrent

— Attendez un peu !

— Inoutile dé té faire occire, mio caro.

— Je ne crains rien !

— Eh ! figlio, lé couraze, il peut rien contre la chose que tu appelles l’air liquide ; le señor, de Avarca té jettera oune boule bleue, et tou séras oun simple glaçon.

Jean montra son sac.

— Nous serons à deux de jeu, car j’en ai aussi.

— Toi ?

— Eh ! oui. Savez-vous pourquoi vous avez miné le mont Pelé ?… Le but de l’opération était de permettre à cet infernal Olivio de rester, seul, maître de l’arme terrible qu’il a entre les mains. Mais Dieu est juste, il m’a désigné pour sauver la fille de l’inventeur. C’est elle qui m’accompagne, elle qui m’a procuré ces globules de verre aussi puissants que ceux de notre ennemi.

Du coup, les bandits se découvrirent. Pour la première fois de leur vie peut-être, leur cœur s’éleva vers la Providence.

Jean, leur enfant chéri, leur apparut manifestement protégé par quelque chose et leurs cerveaux frustes devinèrent le sens ignoré jusque-là du mot : « divinité ».


Mais ces réflexions ne furent pas de longue durée.

— Arrivé donc, mio parvulo adorato (mon petit adoré)… Pas de bruit surtout ; nous lé sourprendrons dans sa chambré, tout commé il sourprenait les autres.

Tout en marchant, Candi expliquait :

— Il faudra ouvrir la porta, car son logément, il a pas dé loucarne comme les chambres.

— Une lucarne ?

— Oui, au plafond dé chaqué salle. Un trou rond, que l’on débouché pour jeter cé qué tu sais.

Jean comprenait à présent le drame.

Il frissonnait à la pensée que cette mort insidieuse, inévitable, eût pu fondre à l’improviste sur Stella.

L’Italien devina sa pensée.

— Toi, tou courais aucun danger. Tou rémontes le fleuve.

— Qu’est-ce que cela fait ?

— Cela fait que ceux qui rémontent vont aux mines chercher des diamants, tandis que ceux qui descendent, en reviennent chargés dé pierres précieuses.

On arrivait à l’entrée de l’osteria.

— Chut ! Pas dé brouit ; qu’il sé douté dé rien.

Sur la pointe des pieds, retenant leur haleine, les trois hommes pénétrèrent dans la salle commune.

Elle était vide.

Dans sa main droite, Jean serrait une ampoule de verre, prise dans son sac.

— Tou es prêt ? chuchota Candi.

L’ingénieur lui montra la sphère de cristal.

— Bono ! bono ! Alors, attention !

Il saisit le bouton de cuivre d’une porte devant laquelle il s’était arrêté…

— Z’ouvre, tou lances ta boule. Zé réferme pour que nous soyons pas gelés aussi. Oun quart d’heure après, nous révénons.

Puis, par réflexion :

— Donné ta boule, figlio ; zé sérai plous sûr dé mes mouvements.

Sans observation, Jean lui tendit l’objet demandé.

Au fond, il lui plaisait de ne pas frapper lui-même. Cette façon de se débarrasser d’un ennemi, bien qu’amplement justifiée par les circonstances, lui répugnait. Le brave garçon était de ceux qui aiment attaquer loyalement en face, et qui, tout aussi capables de ruse que leurs adversaires, répugnent à l’employer, par une délicatesse exquise que les imbéciles déclarent stupide.

La noblesse, la générosité ne sont pas à la portée de tous.

Avec la rapidité de la foudre, Candi entr’ouvrit la porte, projeta l’ampoule par l’entre-bâillement et referma.

— Voilà qui est fait, dit-il, et même, z’ose l’affirmer, proprément fait. Dans un quart d’heure, nous irons voir lé signore Olivio.

— Je monte prévenir mes compagnes de voyage, annonça Jean, dont une émotion inconcevable faisait trembler la voix.

— Ne vous zénez pas.

Et le jeune homme ayant profité de la permission pour s’élancer dans l’escalier, Candi ajouta, en s’adressant à son complice Crabb :

— Que bravo figlio !

— Oh ! yes.

— Tou l’as vu à la Martinica. Loui en danzer, il né sourcillait pas ; et mainténant, il tremble comme ouno signora pour touer oune coquin tel qué Oiivio.

— Il était un gentleman.

— Tou l’as dit, Crabb. C’est flatteur pour des facchini comme nous, d’être les pères d’oun gentleman !

Mais, changeant de ton :

— Oun verre dé quelque chose pour passer lé temps ?

— Yes. Nous avons le devoir de prendre un verre. Lord Olivio vient de prendre le sien.

Tous deux se prirent à rire de la plaisanterie, et Candi apporta flacons et gobelets sur la table.

Cependant Jean avait gravi l’escalier en murmurant :

— Ça va bien. Nous sommes débarrassés de notre ennemi. Reste seulement à retrouver la sœur de ma chère Stella.

À l’extrémité du couloir du premier étage, il s’arrêta devant la porte ornée du numéro 4 et frappa légèrement.

Pas de réponse.

— Elles dorment sans doute ; la fatigue a eu raison de leur volonté.

Il frappa plus fort. Le silence persista.

Une sourde inquiétude commença à se faire jour dans l’esprit de l’ingénieur.

— Est-ce qu’on les aurait tuées pendant mon absence ?

Ses cheveux se hérissèrent sur son crâne à cette pensée. Son regard parcourut la surface de la porte close. Soudain, il eut un cri :

— La clef est restée dans la serrure !

Une seconde d’hésitation, puis sa main se crispa sur la clef et la tourna.

Le battant s’ouvrit lentement en grinçant sur ses gonds. D’un bond, Jean fut au milieu de la pièce et demeura stupéfait. La chambre était vide, mais tout portait les traces d’une lutte récente.

Les chaises renversées, les moustiquaires arrachées, disaient que les jeunes filles s’étaient courageusement défendues contre ceux qui les avaient attaquées.

— Disparues, enlevées ! Par qui ? Par qui ?

Mais, prenant brusquement son parti, redevenant, par un héroïque effort de volonté, maître de lui-même :

— C’est lui, ce sont ses bandits, parbleu ! Lui mort, les autres ne sont plus à craindre.

Son visage contracté se détendit, la confiance lui revenait.

— Allons, nous les délivrerons bientôt.

Après un dernier regard circulaire, il quitta la chambre et rejoignit au rez-de-chaussée Crabb et Candi, qui choquaient amicalement leurs verres emplis de cognac.

En quelques mots il les mit au courant de l’aventure.

Tous deux partagèrent son avis.

— Morte la bête, morto lé venin, déclara sentencieusement Candi. Lé signore Olivio a rendu sa belle âme à Dio… lé reste n’est pas bien grave.

Presque rassuré maintenant, Jean s’assit à côté d’eux.

Les minutes s’écoulaient. Le quart d’heure, nécessaire au relèvement de la température dans une salle transformée en glacière par l’éclatement d’une ampoule, se passa.

— Il est temps ! s’écria l’ingénieur.

— Ze le crois, figlio.

Tous se portèrent vers l’entrée du réduit d’Olivio.

Avec un sourire, Candi fit tourner le battant et du ton le plus aimable :

— Entrez, signore, entrez. La vue n’en coûte rien.

Par la baie ouverte s’exhala une bouffée d’air frais comme celui qui s’échappe d’une cave.

Mais Jean, qui s’était avancé sur le seuil, demeurait immobile, terrifié.

La pièce ne contenait aucun habitant. L’ampoule de cristal avait éclaté dans le vide !

Candi et Crabb, qui suivaient, le sourire aux lèvres, n’étaient pas moins stupéfaits.

Diavalo ! grommela le premier.

— Une vilaine surprise, appuya le second.

— Le signore a disparou !

— Et s’il apprenait notre conduite ?

— Zé né donnerais pas oune centésimo dé nos têtes, caro !

Jean avait entendu. Il se retourna, les sourcils froncés, l’œil sombre.

— Si vous avez peur, abandonnez-moi. Je lutterai seul contre ce misérable… Si je succombe, vous verrez comment savent mourir les honnêtes gens !

Les deux hommes frissonnèrent sous l’injure. Ils se redressèrent d’un même mouvement, avec un juron :

Per Bacco !

By God !

— Candi né connaît pas la peur !

— Crabb pas davantage !

— Et si nous avons peur, figlio, c’est uniquement pour toi.

— Yes, tout à fait iouniquement.

— Nous avons zouré dé té souivre, dé t’obétr, dé vaincre ou dé trépasser avec toi ; nous n’avons qu’ouné parole, et tou as tort dé nous en dire dé pénibles à entendré quand on a de l’affectione pour quelqu’oun.

Sous sa forme burlesque, le baragouin de l’Italien avait quelque chose de touchant.

L’ingénieur comprit que ses compagnons lui seraient dévoués jusqu’à la mort. Il leur tendit les mains.

— Pardonnez-moi, j’ai été injuste ; mais je souffre tant ! L’une des prisonnières d’Olivio est celle que j’aime, celle à qui appartient mon âme, celle à qui je sacrifierais ma vie si je pouvais ainsi lui éviter une larme.

— The sweetheart well loved (fiancée bien-aimée)! balbutia l’Anglais, les yeux humides.

Tandis que l’Italien répétait :

— Affection, affection !

Puis, tous deux :

— On se fera couper en morceaux pour elle, puisque tu l’aimes.

— Merci, mes pères, merci ! Maintenant, voyons un peu si rien ne nous mettra sur la voie.

Cette dernière phrase était motivée par ce fait que Jean venait d’apercevoir, sur une tablette rectangulaire placée devant la fenêtre, un papier couvert de caractères noirs.

Il s’approcha, parcourut les lignes tracées et eut un cri :

— Ceci est pour vous, mes amis !

Les ex-bandits se rapprochèrent, et l’ingénieur lut à haute voix :

— Ordre à Crabb et à Candi de supprimer le faux Indien de la chambre 2 ; c’est un ennemi. J’emmène les voyageuses du 4. Elles ont le secret qui nous livrera la fortune. Durant quinze jours, Crabb et Candi feront seuls la police du fleuve. Je leur laisse à cet effet un coffret contenant une douzaine de sphères bleues. En cas d’événement grave, envoyer un courrier à mon hacienda de Amacenas.

— Amacenas ! s’écria Jean, mais c’est l’ancienne propriété de M. Roland, sur le Jurua. Ah ! l’immonde voleur, il s’est attribué les biens de l’homme qu’il avait contraint à s’exiler. C’est la main de Dieu qui à tout conduit. La lutte aura lieu, là où a commencé le crime.

Puis, d’une voix brève :

— Où est le coffret dont il parle ?

— Le voici, répondit Candi en le prenant sur une étagère.

l’ingénieur le coula dans son sac.

— Même les munitions, il nous fournit tout.

Il s’interrompit soudain.

Il n’avait prêté jusque-là qu’une attention superficielle aux divers objets rassemblés dans la chambre. Maintenant, son regard venait d’être frappé par un appareil assez semblable à un enregistreur phonographique.

— Qu’est-ce ? Un enregistreur de microphone ?

— Zouste ! fit Candi en se frottant les mains. C’est ainsi que le signore Olivio appelle sa mécanique.

Et avec orgueil :

— Va, tou es aussi savant que loui, tou réconnais cela tout dé souite…

— Le microphone ? À quoi cela peut-il servir ici ? Mais brusquement :

— J’y suis !

Puis, s’adressant à ses compagnons qui le considéraient avec une muette admiration :

— Ceci communique par des fils métalliques avec les chambres des voyageurs.

— Bravo ! clama l’italien. Tou dévines tout ! Aussi savant qué Olivio.

Crabb et lui échangèrent une poignée de mains, comme pour se féliciter d’avoir un fils adoptif aussi remarquable.

— Je conçois, reprit le jeune homme. Stella et Ydna ont causé ! le microphone les a trahies ! de là l’enlèvement.

Puis, revenant à Candi :

— Écoute, va près des Bonis qui nous ont amenés ; qu’ils remettent nos bagages aux Indiens du haut fleuve. Ne marchande pas sur le prix. On conduira la pirogue sur le Jurua, aux environs d’Amacenas ; car j’ai une caisse pleine encore d’ampoules bleues.

— Une caisse ! clamèrent les deux hommes…  Alors, Olivio n’a qu’à bien se tenir.

Candi courait déjà vers la porte.

— Zé vais voir les bateliers. Zé connais oune cachette pour les bagages. Ze la leur indiquérai.

Cinq minutes après il rentrait.

— C’est fait… Les Indiens partent dé souite.

— De suite ?

— Oui, figlio, c’était pour toi. Zé n’ai pas marchandé. Toutta la ceintoure du povero dé ce soir y a passé.

À ce moment même, une mélopée traînante s’éleva, venant de la direction du fleuve.

— Et ténez, les voilà qui sé mettent en route.

Tous trois s’élancèrent vers la porte. Déjà, à l’orée de l’anse de la Botearia, une tache noire se mouvait sur les eaux.

— La pirogue ! indiqua Candi.

Elle se déplaçait rapidement. Bientôt elle atteignit le milieu du fleuve, évolua et se prit à remonter le courant. Quelques minutes encore, et elle disparut derrière les arbres couvrant la rive.

Alors, Jean s’écria :

— À notre tour !

— Nous allons ?…

— À Amacenas.

— Pourquoi nous n’avons pas pris lé bateau ?

— Parce qu’il lui faudra quinze jours pour remonter le Jurua, et que, par terre, une semaine nous suffira.

  1. Toutes les choses attribuées dans ce livre à l’air liquide sont rigoureusement exactes. Des expériences récentes l’ont démontré.