Les Sensations de Josquin/02

La bibliothèque libre.
Les Sensations de Josquin
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 8 (p. 354-383).
◄  I
III  ►

LES SENSATIONS


DE JOSQUIN





I. – LES ORGUES DE FRIBOURG.

J’étais à Berne ; on prononça devant moi le nom de Fribourg : aussitôt un souvenir de jeunesse me monta au cerveau, comme une de ces odeurs pénétrantes qu’on a respirées dans un temps éloigné, qui se représentent tout d’un coup, et qui feraient croire que l’odorat a de là mémoire. Je me souvins des orgues de Fribourg, — ainsi qu’on se souvient de ces livres merveilleux, le Robinson Crusoé par exemple, — qui dans mon esprit étaient notées à l’égal des grandes merveilles de l’univers. Dans quel livre de voyageur enthousiaste ai-je puisé cette admiration pour les orgues de Fribourg ? Il m’était impossible de donner une forme exacte à mes souvenirs ; le nom, si joli par lui-même, de Fribourg ne chatouillait-il pas ma curiosité ?

J’irai demain à Fribourg : il y a une douzaine de lieues ; mais qu’importe, si je dois entendre un instrument incomparable, tel que n’en possède pas le monde entier ? La diligence qui fait le service de Berne à Fribourg est autrement disposée que nos diligences françaises du côté de l’impériale où se logent habituellement ceux qui sont curieux de respirer et de voir la belle nature. Il y a deux impériales, une sur le devant, une sur le derrière ; au milieu sont placés les paquets, malles et bagages des voyageurs. Je ne recommanderai pas à mon plus méchant ennemi de prendre l’impériale de derrière, où je fus invité à monter. Ne pouvant me faire entendre en allemand (et eussé-je parlé l’allemand, il en eût été de même à cause de la langue bernoise, qui est tout à fait distincte de l’allemand de Munich), je me confiai à la probité renommée des messageries suisses. Hélas ! non-seulement je pus à peine jouir de la belle nature, que je n’entrevoyais que par échappées, entre le faible espace qui sépare les paquets du cabriolet de derrière ; mais, victime d’un soleil ardent particulier à ces pays de montagnes neigeuses, je fus enveloppé d’une poussière telle que je n’osais plus ouvrir la bouche, et qu’un homme qui passerait un jour et une nuit dans la halle aux farines n’en rapporterait pas davantage dans la trame de ses habits. Ceci est un des moindres inconvéniens des voyages ; si les touristes n’avaient pas autre chose à raconter, il serait inutile de les écouter et de les lire. Cependant, malgré cette déclaration, il ne faut pas croire que ce qui m’arriva à Fribourg fût d’un intérêt puissant ; tout le monde peut éprouver ces petits désagrémens de la vie de voyage.

J’avais une lettre de recommandation pour un bourgeois de Fribourg ; mais je n’allai chez lui qu’après avoir acquis la certitude que seul il m’était impossible d’entendre les fameuses orgues, car voici ce que j’appris à l’auberge : l’organiste ne joue de l’instrument qu’à la condition d’être écouté d’une certaine société qui, pour se faire accorder l’entrée de l’église, paie une somme quelconque qui va sans doute à ce que nous appelons catholiquement la fabrique. Ce n’est pas l’organiste qui exige la rétribution, c’est le chapitre, si toutefois on peut appeler ainsi les desservans du pays fribourgeois.

Ne voyant apparaître aucune société d’Anglais, ne trouvant pas le couvert mis à l’auberge, je grimpai chez mon bourgeois, qui justement allait commencer à déjeuner ou à dîner, car les repas sont tellement nombreux par-là que j’en ai oublié les titres. Je fus reçu, il faut le dire, d’une façon cordiale, grâce à ma lettre d’introduction ; mais je mangeai sans grande tranquillité, préparant dans mon esprit une façon adroite de parler des orgues. Les orgues, je le prévoyais, allaient être un singulier dessert pour mon hôte, homme rouge à gros ventre et d’une santé trop parfaite. Il faisait peut-être encore plus chaud dans l’intérieur de Fribourg que sur la route de Berne. Le soleil inondait la ville, personne ne sortait, et il fallait un enthousiasme aussi prononcé que le mien pour me lancer en curieux dans une ville escarpée, en plein midi. Je frémissais pour mon hôte, qui certainement devait se proposer de m’accompagner, et qui offrait trop de prise au soleil avec son gros ventre et ses grosses joues roses. Il était presque aussi imprudent de le mener par la ville que de faire deux lieues sur la route avec une motte de beurre : je risquais de voir fondre mon digne Fribourgeois. Enfin, comme les enthousiastes sont au fond des égoïstes et qu’ils ne s’inquiètent pas si leurs caprices, leurs manies, leur admiration font tort à quelqu’un, j’ouvris dans la conversation un horizon borné par les fameuses orgues.

Heureusement pour moi je touchais une corde patriotique, suisse par excellence et cantonale au plus haut degré. Mon hôte fut touché du récit d’un homme qui se détournait de douze lieues avec une forte provision d’admiration pour une merveille locale. Il me raconta monts et merveilles de l’instrument et de l’instrumentiste, qui imitait une tempête de la nature comme jamais organiste n’y avait réussi. L’orage, le tonnerre, les éclairs avaient été étudiés avec un soin tout particulier par le musicien, et il rendait ces tourmentes avec une telle vérité, qu’il vous donnait le frisson. Quoique ne croyant pas un mot de certaine histoire qui court les biographies : — Il est un peu comme Joseph Vernet, dis-je, qui se faisait attacher au grand mât d’un navire pendant une tempête pour en mieux saisir les effets. — Et je riais en dedans du curieux spectacle que présenterait un organiste attaché à un clocher ; mais il faut toujours flatter les enthousiasmes cantonaux. D’ailleurs le Fribourgeois y mit une complaisance à toute épreuve ; il ne se fit pas prier pour sortir par cette chaleur caniculaire, et vraiment il n’eût pas plus souffert dans une poêle à frire. En chemin, il s’arrêta pour me faire entrer dans un hôtel d’apparence somptueuse où ne peuvent raisonnablement descendre que des agens de change en faillite. Au premier étage de cet hôtel est une terrasse qui donne sur les montagnes environnant Fribourg ; des gorges profondes, des ponts hardiment suspendus, une verdure un peu crue, telle est la nature du lieu, mais là ne gît point l’intérêt. Pour flatter les voyageurs et piquer la curiosité blasée des Anglais, l’aubergiste du lieu a imaginé d’embellir la nature. Les fenêtres sont composées de carreaux de diverses couleurs qui permettent de saisir le point de vue sous des aspects d’une coloration varié. On peut regarder ce site sauvage d’une façon jaune, ou rouge, ou violette, ou indigo, ou verte, ou blanche, ou noire ; il y a même des couleurs composées qui laissent voir le précipice couleur de chair. À Passy, à Neuilly, à Aulnay, partout aux environs de Paris vous rencontrez de petits pavillons bourgeois, soit avec des couvertures de chaume, soit avec une décoration orientale, dont les fenêtres laissent entrer le jour sous des colorations aussi variées. Ainsi nous n’avons rien à envier aux Suisses ; la seule différence est que nos petits propriétaires ne regardent que des jets d’eau, de misérables parterres de fleurs, des imitations de grottes en roches à travers leurs verres de couleur, tandis que l’aubergiste fribourgeois vous invite à regarder de la sorte une situation pittoresque.

Il y avait devant ces carreaux toute une famille française, père, mère, bonne et enfans, qui se croyait au Panorama, et poussait des exclamations à chaque nuance diverse qu’elle abordait.

— Oh ! papa, le rouge ! s’écriait avec un l’on admiratif le petit garçon.

— Et le gris pâle ! disait la mère, on dirait qu’il neige.

Le chef de la famille analysait les différens verres de couleur, passait de l’un à l’autre, et revenait de temps en temps vers le violet.

— C’est celui-ci, ma femme, disait-il, qui est le meilleur ; ce violet est admirable !

— Justine, ôtez-vous donc de là, disait la bourgeoise à la bonne, qui, sur le balcon, devant la fenêtre, regardait la nature avec ses yeux.

— Vous voyez bien que vous gênez madame, ajouta le mari ; cette fille est singulière. Vous ne verrez peut-être jamais cela de votre vie, et vous ne regardez seulement pas.

La bonne rentra, mit son œil à un carreau de couleur pour obéir, et revint aussitôt s’asseoir dans l’antichambre, comme si cette barbarie la froissait. Si les touristes bourgeois avaient pu comprendre cette leçon, ils auraient admiré le sens droit de cette paysanne française qui regardait naturellement la nature.

— Ne craignez-vous pas que nous ne soyons en retard pour les orgues ? dis-je à mon hôte, sans oser lui parler de ce système de coloration baroque qui est encore une curiosité du pays. En chemin, il me pria de prêter la plus grande attention à l’orage et au talent de l’orageux organiste. J’ai bien des préventions contre la musique imitative ; mais je renfermai mon raisonnement, qui tendait toujours à dresser la tête. À quoi bon chagriner un hôte si aimable, couvert de sueur pour moi, et qui n’avait pas approfondi les tentatives musicales modernes ? Il est si simple dans la vie de dire aux gens : Je pense comme vous, et de sous-entendre : Je ne pense pas comme moi, qu’avec cet innocent jésuitisme on arrive à la tranquillité la plus parfaite dans la conversation, et qu’on est cité comme un homme charmant dans le monde. Les raisons pour lesquelles je n’admets pas en musique l’imitation des bruits de la nature auraient demandé une heure de discussion : mon hôte n’y eût rien compris ; m’eût-il compris, il serait resté convaincu que l’orage de l’organiste de Fribourg est ce qu’il y a de plus élevé, musicalement parlant.

Comme j’allais entrer dans l’église, le Fribourgeois me dit qu’il m’attendrait sur la place ; malgré la chaleur accablante qui semblait augmenter, je n’insistai pas, sentant combien il devait être pénible pour un habitant de la ville de recevoir autant d’orages sur le corps, car l’organiste joue le même morceau depuis une centaine d’années de père en fils, vu que les effets ont été combinés de façon à faire valoir les différens jeux de l’instrument, et que depuis le premier orage, qui fut exécuté en dix-sept cent et tant, on a désespéré d’en inventer un plus terrifiant. — Faites bien attention, me dit mon hôte en me faisant des recommandations, l’orage est le dernier morceau. — Au fond, je n’étais pas fâché d’être délivré de mon hôte, qui, s’il eût été présent, était un de ces hommes qui vous poussent le coude à chaque instant pour vous faire partager leurs admirations : Eh bien ? ou comment trouvez-vous cela ? ou superbe ! n’est-ce pas ? L’admiration est une fleur discrète qui s’épanouit au dedans de l’homme, pour ensuite attacher un petit sourire particulier sur les lèvres ; du moins je ressens ainsi les beautés musicales, et pourvu que mon voisin ne m’interroge pas, je le laisse volontiers manifester de bruyans bravos ou d’énormes claquemens de mains d’une sincérité douteuse.

Quand j’entrai dans l’église de Fribourg, l’organiste commençait son morceau par un début sans importance, en se servant des jeux les moins puissans, afin de conserver tout son éclat polir le finale. Les orgues de Saint-Denis m’ont habitué à de plus brillans effets ; aussi mon attention vague fut-elle attirée par de petits tableaux singuliers que je voyais accrochés aux murs. C’étaient des gens malades dans leur lit, des moribonds, des animaux blessés que le pinceau a reproduits, en n’oubliant pas de faire intervenir dans un coin du tableau une sainte Vierge qui, du haut de son trône de nuages, envoie un regard favorable vers ceux qui l’implorent. Généralement on lit au bas de ces singulières peintures : Ex voto. Cette coutume existe dans toute la France sous différentes formes, soit qu’on fasse dire des messes à l’intention d’un malade, soit qu’on fasse brûler des cierges, soit que les marins accomplissent un vœu en suspendant à la voûte de la chapelle le modèle d’un petit navire, soit qu’on fasse toucher à des reliques des objets ayant appartenu à des malades ; mais à Fribourg les paysans des environs croient à l’influence d’une représentation exacte de leur invocation à la Vierge. Si un de leurs parens tombe malade, ils veulent que le peintre représente l’appartement où le malade est couché ; si un cheval est atteint d’une maladie épidémique, il faut l’image exacte du cheval. L’ex-voto qui me frappa le plus fut celui d’une femme étendue par terre sur le dos, les mains jointes en l’air ; près d’elle était une charrette jaune-serin traînée par des bœufs peints en rouge-vermillon, qui se détachaient sur un fond vert-pomme. La Vierge lançait un regard sur cette femme, évidemment blessée en tombant de sa charrette.

Ces dessins étaient coloriés avec une telle grossièreté d’exécution, qu’elle leur prêtait une puissance à laquelle atteignent rarement les chefs-d’œuvre. La naïveté ne se conserve dans toute sa pureté qu’avec une certaine barbarie, et les esprits non civilisés, les enfans, les sauvages, sont bien.plus vivement frappés par là brutalité des moyens que par les suaves finesses des grands, artistes ; les enfans ne peuvent être touchés que par la simplicité ; ainsi les sept couleurs du prisme leur paraîtront toujours plus belles que les couleurs composées ; c’est ce qui explique pourquoi quelques joujoux d’un sou, les moulins, les forgerons, l’homme à cheval, sortis de la fabrication de Notre-Dame-de-Liesse, sont presque des œuvres de génie à cause de leur effet infaillible sur certains sens des enfans. Le système de la coloration de ces joujoux est surtout remarquable par le choix des tons, jaune, rouge et vert, employés par les ouvriers. Les yeux de l’enfant ne sont pas élevés encore à saisir les complications de tons des grands maîtres : ils ne sentiraient pas les modulations si diverses qu’un peintre fait subir à la gamme des sept couleurs primitives. Au contraire l’enfant saisit vivement le jaune et le rouge, deux des couleurs les plus vivantes ; il les retient, il en meuble facilement son cerveau, et avec le blanc, et le noir, elles formeront désormais la base de ses idées de coloration.

Les paysans offrent par de certains côtés une grande ressemblance avec les enfans ; l’art, pour être compris des gens de la campagne, doit se produire sous un jour simple et naïf. C’est ce qui me fit penser aux joujoux ; de Notre-Dame-de-Liesse en regardant les peintures accrochées aux murs de l’église, de Fribourg. C’est le même procédé ; les peintures sont peut-être encore plus naïves que les joujoux.

Je ne saurais guère décrire les impressions produites par ces peintures, dont l’effet sur moi est toujours aussi puissant que si je n’avais pas étudié les principaux chefs-d’œuvre de toutes les écoles. Je suis heureux d’avoir conservé ces précieuses sensations d’enfance qui tombent une à une comme les feuilles à la fin de l’automne, et qui laissent l’homme aussi désolé que les troncs noirs et humides des arbres pendant l’hiver ; mais combien est distincte l’impression des joujoux de celle des ex-voto ! Les joujoux excitent une douce gaieté, tandis que ces peintures d’église, avec leur représentation des douleurs et des accidens de la vie, laissent après elles quelque chose de triste que mon esprit applique du reste à toutes les reliques.

Heureusement l’orgue faisait entendre un petit motif qui est plein de sérénité, une sorte de valse allemande dont le rhythme trouvera toujours un écho en moi. Tous ceux qui étaient dans l’église se levèrent, et je compris que la tâche de l’organiste était finie. Il n’avait pas joué l’orage, et je me félicitai d’avoir échappé à ce fameux morceau, de tradition depuis cent cinquante ans. Je sortis : mon hôte m’attendait sur la place ; je ne le trouvai pas trop maigri.

— Eh bien ? me dit-il.

— L’organiste est très fort, dis-je un peu à contre-cœur ; mais il n’a pas joué l’orage.

— Comment ? s’écria le Fribourgeois, il n’a pas joué l’orage ? C’est impossible.

— Je vous assure…

— Il est dans son tort, et certainement cela ne se passera pas ainsi. Il doit jouer l’orage par un traité ; nous le payons assez cher pour qu’il joue cet orage… Cela attire beaucoup d’étrangers dans la ville.

— Croyez-vous que cet orage soit de toute nécessité ?

— Certainement… Au surplus, dit le Fribourgeois, je m’en vais lui donner une petite leçon, car j’aperçois là-bas notre organiste.

J’avais attiré sans le vouloir l’orage sur la tête du musicien. — Je vous en prie, dis-je, n’en faites rien.

Mais mon hôte ne voulait rien entendre ; l’organiste venait à nous et ne pouvait nous éviter. — Comment, monsieur ! dit le digne Fribourgeois d’une voix un peu émue, vous n’avez pas joué l’orage aujourd’hui ? A quoi pensez-vous ?

— Pardonnez, monsieur, dit l’organiste, j’ai terminé comme d’habitude par l’orage.

Et il s’éloigna. Je restai muet, certain de la mauvaise opinion qui allait germer dans l’esprit de mon hôte. — C’est singulier, murmurai-je.

— Je savais bien, dit le Fribourgeois en reprenant sa bonne humeur, qu’on avait joué l’orage.

Toute la journée je fus un peu inquiet d’avoir si mal compris la signification de la musique de l’organiste ; comment avais-je pu laisser passer le grondement du tonnerre, l’éclair, la répercussion par les échos, sans en être frappé ? Ces pensées me tourmentaient et me revenaient sans cesse. L’homme est un ruminant comme le bœuf ; qu’importe qu’il mâche et remâche des idées quand l’autre mâche de l’herbe ? Pour moi, le travail des impressions est très fatigant ; elles montent et descendent du cerveau, c’est un va-et-vient continuel, elles changent de forme, et avant qu’elles se soient tassées en forme de pelote, je puis dire que la digestion m’en est pénible.

Je partis le soir de Fribourg, mécontent de moi-même et toujours ruminant mon orage. Heureusement il y avait en face de moi dans la voiture une toute jeune demoiselle rose et blonde qui me faisait plaisir à regarder ; elle tenait un livre à la main, et j’avais également un livre : c’était déjà presque de la franc-maçonnerie. De temps en temps elle lisait et refermait son livre ; ma curiosité était fort éveillée. Si je pouvais seulement voir le titre sans être remarqué ! car connaître le livre d’une femme, c’est connaître presque la femme ; mais rien n’était plus difficile : le cahot de la voiture, le livre qui se présentait à moi à l’envers, la brusquerie avec laquelle la jolie personne le fermait et l’ouvrait, tous ces motifs ne servaient qu’à irriter ma curiosité de plus en plus. Je me disais que ce volume ne devait pas intéresser la jeune fille au plus haut point, puisqu’elle n’y faisait que jeter les yeux par saccades : en France, j’aurais deviné à la minute quelle était la nature du livre au papier, à l’impression, au format, à la couleur de la couverture ; mais mon séjour trop court en Suisse ne m’avait pas donné encore ces inductions bibliographiques. D’un autre côté, je surpris des regards que ma jolie voisine jetait à la dérobée sur mon volume, et qui poussaient également une sorte de reconnaissance. Bien certainement le démon de la curiosité montrait aussi ses cornes au-dessus de la tête de la jeune personne ; elle avait peut-être comme moi le sentiment qu’on connaît un homme par ses lectures. Je fis une sorte d’avance en arrangeant mon volume de telle sorte qu’il était permis à ma voisine de lire facilement le titre de Revue suisse, qui s’étalait majestueusement en gros caractères sur la première page du livre, et cependant je ne livrai le secret de ma lecture qu’avec une certaine crainte, celle de passer pour un Suisse, non pas que j’aie de la répugnance pour les hommes de cette nation, mais aussitôt hors de France, le sentiment national nous revient d’une telle force que ceux-là même qui en sont le moins doués deviennent des Français un peu chauvins. Les étrangers qui ont visité l’Europe, et qu’on rencontre en chemin, vous confirment dans cette bonne opinion, que la France est la plus spirituelle, la plus polie, la plus complaisante de toutes les nations, et on mord avidement à cette pomme enivrante ; mais je pris le parti de ne pas m’inquiéter de cette Revue suisse, comptant qu’après les premières paroles mon accent servirait à prouver que j’étais bien réellement Français. D’ailleurs le volume que je portais me servait merveilleusement, une revue n’engage à rien, et ne témoigne pas d’un goût particulier pour certaines œuvres de l’esprit plutôt que pour certaines autres. Une revue contient de l’histoire, de la politique, du roman, de la poésie, des voyages, des propos de salon et de théâtre ; c’est un arsenal complet de déguisemens. Est-ce par une concordance d’idées que la jolie personne ferma les yeux en laissant son volume sur ses genoux, penchés de telle sorte que le livre tomba entre nous deux ? Je me baissai précipitamment, et dans une demi-obscurité qui me retint une grosse minute la tête au fond de la voiture, j’eus le temps de lire le titre ; mais quel désenchantement fut le mien ! c’était une Histoire romaine. Un éclair me traversa l’esprit ; j’avais pour vis-à-vis une sous-maîtresse de pension. Que de pédantisme à dépenser ! car la connaissance réciproque de nos livres n’était au fond qu’un moyen certain de conversation. Que dire d’une Histoire romaine écrite par un Suisse tout à fait inconnu ? Et même cette histoire, fût-elle composée par, un des universitaires les plus célèbres de France ou par l’Allemand le plus philosophe, m’amenait à la certitude d’une défaite complète ; mon esprit s’est peu tourné vers les grands citoyens de Rome, à peine pourrais-je me tenir dans de pompeuses admirations de ces grands caractères. Si encore ma voisine avait eu en main un grand médecin comme Zimmermann, un grand moraliste comme Lavater, un grand philosophe comme Bonnet, un grand malade comme Jean-Jacques, même un romancier comme Toppfer, il y a dans ces hommes des motifs de conversation pour une nuit ; mais cette absurde Histoire romaine me coupait la parole et jetait sur la jolie dormeuse un triste vernis d’enseignement qui me déplaisait.

Elle dormait toujours, ou elle feignait de dormir ; j’attendis avec impatience qu’elle voulût bien rouvrir ses yeux d’un bleu un peu pâle. C’est ce qui peut arriver de plus agréable dans un voyage qu’une liaison avec une femme du pays qu’on traverse : les musées, les palais, les cascades, les grottes, les montagnes, les précipices, peuvent intéresser un moment ; mais on ne connaît guère un pays, si l’on n’y a pas aimé un peu. La physionomie du pays vous reste bien mieux dans la tête après un petit amour ; si court qu’il soit. Oh ! Lina ! gentille Lina ! tu feras toujours d’Anvers la ville la plus séduisante de l’univers !

En venant de Strasbourg à Bâle, j’avais fait la connaissance d’un Hollandais très singulier qui voyageait pour son plaisir, et qui avait la rage des renseignemens poussés au plus haut degré. Tout ce qu’il voyait était écrit sur son carnet, il ne tarissait pas en questions, et chaque réponse était couchée sur le registre : les productions du pays que nous traversions, le foin, l’avoine, le colza, le tabac, il inscrivait tout, sans oublier ses dépenses. Il inscrivit aussi mon nom de Josquin, et ce qui le frappa le plus, quand je signai sur le registre de l’église de Bâle, fut qu’il avait écrit Gosquin ; aussitôt il corrigea cette erreur d’orthographe. Ce Hollandais aimait la littérature et m’étonna beaucoup en me récitant des vers d’Auguste Barbier. Jusque-là j’avais souri de son innocente manie de notes perpétuelles, lorsque nous visitâmes le musée de Bâle, C’est là une des grandes affaires, des voyageurs, le musée, la bibliothèque, la cathédrale, et quand on a jeté un coup d’œil sur les chefs-d’œuvre sortis de la main des hommes, on s’ennuie à mourir, il n’y a plus qu’à partir. On s’ennuie parce qu’on ne sait pas voyager : n’est-il pas plus intéressant de rôder par les rues détournées, loin du centre de la ville, et de regarder en l’air si on n’aperçoit pas une tête de jeune fille curieuse ? Saluez-la à la française, en souriant, et vous verrez passer sur sa figure mille émotions qui valent mieux à regarder que tous les musées de l’Europe. La belle affaire que de dire à trois cents lieues : J’ai compté tant de Raphaël, tant de Rubens ! Que m’importe ? Et nous nous moquons des provinciaux qui montent sur la colonne et qui vont entendre l’écho dans les souterrains du Panthéon !

Nous étions entrés dans le musée de Bâle, moi surtout plein de curiosité. Il est rempli de tableaux d’Holbein, le maître que je regarde comme le roi des peintres. Ses portraits exacts et calmes vous meublent le cerveau de savans à physionomie accentuée qu’on n’oublie plus quand on les a vus ; de tous les peintres, c’est celui qui rend le mieux la physionomie de son époque. La garde du musée était confiée à une jeune fille, fraîche enfant de seize ans, qui nous conduisait à travers les salles ; je traversai assez rapidement la salle des dessins, sauf à y revenir plus tard, et j’allai me goinfrer des peintures d’Holbein dans la salle qui suivait. J’étais trop sous le coup de mon admiration pour remarquer que le Hollandais ne me suivait pas ; d’ailleurs il était si minutieux, qu’il devait emplir son carnet de descriptions de dessins. Quant à moi, mes sensations sont alertes et subtiles ; je note en une seconde, et je ne ressemble guère à ces amateurs qui vont tous les jours passer une heure en contemplation devant un tableau. Il y a si peu de pensée dans l’exécution du peintre que je suis à peu près certain que ce n’est pas par une réflexion assidue, que je la découvrirai ; bienheureux sont ceux qui voient des mondes dans une peinture ! Je n’y crois guère.

Tout à coup j’entendis dans la salle voisine un bruit sur le plan cher qui ne pouvait provenir que d’une course précipitée, et la jeune fille qui nous servait de guide entra un peu émue, la figure rouge, dans la pièce où je me trouvais. Évidemment elle fuyait le Hollandais : je ne fis pas mine de m’en apercevoir, et je continuai à regarder les Holbein. Le Hollandais reparut flegmatique comme d’habitude, tenant son cahier de notes ; il vint de mon côté et trouva le moyen de pincer la taille de la jeune fille, qui jugea à propos de n’en rien manifester, se fiant sur ma présence. Il y avait une troisième salle que j’explorai d’abord seul, et, ainsi que tout à l’heure, la demoiselle prit la fuite, toujours poursuivie par le Hollandais, que cette fois j’avais observé, et qui tentait de l’embrasser. — Cet homme-là, pensai-je, n’aime, guère la peinture et se soucie fort peu des Holbein.

Cinq heures plus tard, la nuit en diligence, j’excusais mon Hollandais et je le trouvais presque un homme de sens : en présence de peintures et d’une jeune fille, il choisissait la jeune fille. Il oubliait les chefs-d’œuvre sortis de la main des hommes pour une enfant timide : cette babiole d’aventure avec une femme laissait plus de traces dans l’esprit du Hollandais que s’il avait regardé sérieusement les portraits d’Holbein. Il faut être bien jeune pour s’intéresser aux questions de peinture, aux questions archéologiques, dont le premier sot peut vous contester la certitude. La femme est autrement difficile à déchiffrer que la langue assyrienne, et on n’a pas trop de quarante ans pour l’étudier et arriver à l’épeler.

La petite blonde, que je supposais maîtresse de pension, dormait toujours, et je ne trouvai qu’un moyen de l’éveiller : ce fut de relever le rideau de serge qui nous garantissait de la poussière, et qui laissa entrer par la portière un soleil ardent qui commença par se jeter, comme un amant empressé, sur les joues de la dormeuse. Elle se réveilla sous ces chauds baisers ; alors je pus lui remettre son Histoire romaine, en lui faisant remarquer que je l’avais ramassée. La conversation s’ouvrit là-dessus. C’était une jeune demoiselle de Vevay qui revenait en vacances, et qui devait aller plus tard à Berne. — J’y demeure, lui dis-je. — Ah ! vraiment ? s’écria-t-elle, et elle me raconta qu’elle allait souvent le soir se promener à un certain endroit, près de l’Aar. Un fat eût pris cette parole pour une sorte de rendez-vous ; mais la jeune fille causait innocemment et pour le plaisir de causer. Elle était questionneuse autant que deux Françaises, et elle voulait savoir d’où je venais ; quand elle apprit que j’étais allé à Fribourg pour entendre les orgues, elle manifesta un profond étonnement. — Comment ! dit-elle, vous demeurez à Berne, et vous allez à Fribourg pour entendre les orgues ? On ne vous a donc pas dit que les orgues de Berne sont bien supérieures ?

C’était un coup de massue. Avoir fait vingt-quatre lieues inutilement quand la merveille était sous ma main ! Heureusement j’avais entamé la connaissance d’une aimable personne, mais il n’y avait pas cinq minutes qu’elle m’avait fait cette réponse, lorsque la voiture s’arrêta à un relais, dans un village, et qu’un gros paysan se présenta pour recevoir ma jolie compagne, qui s’arrêtait dans cet endroit.

Le reste de la route me parut bien long.


II. – GRITTI.

De retour à Berne et me promenant dans la Grande-Rue le jour de marché, je fus frappé de la physionomie singulière des paysans, des marchands, et de la foule considérable qui se pressait, plus nombreuse que de coutume, à cause de la foire aux domestiques. Tout ce peuple blond, qui a l’air indolent, maladroit au premier abord, et dont les statistiques ont démontré une moyenne de production plus grande que chez les autres nations, ces vieillards plus ridés qu’ailleurs (sans doute par l’air vif des montagnes), cette analogie dans les gestes et dans l’expression de la physionomie, cet étonnement allemand peint sur toutes les figures, cet air ensommeillé sous lequel se cache une grande finesse, ces bras ballans en apparence, qui, à un moment donné, se prêtent mieux qu’ailleurs aux rudes travaux des champs, cette vieille ville et ces vieilles enseignes du moyen âge, ces ours de pierre habillés en chevaliers, ces galeries basses qui permettent de se promener dans presque tout Berne sans se mouiller, forment un aspect curieux pour un homme qui a peu quitté la France.

L’avantage de la France sur les autres nations, c’est l’extrême diversité des tempéramens ainsi que des facultés. On a dit que la France était une nation propre à s’assimiler les qualités des différens peuples, et, par les observations qu’il m’a été donné de contrôler, je crois la remarque juste. Ces absorptions n’ont sans doute pas peu contribué à la variété des physionomies. Voilà pourquoi la femme française est si variée, non-seulement au physique, mais au moral. De même qu’il y en a de brunes et de blondes, on peut retrouver chez la Parisienne les qualités de l’Italienne et les défauts des femmes du Nord. Au contraire, hors de France, et surtout en Suisse, je retrouve chez la femme une unité de type qui, étudiée d’un peu près, offre peut-être quelques variétés, mais qui au premier abord déconcerte l’étranger. J’ai regardé deux ou trois cents paysannes sur le marché, et je n’en ai vu pour ainsi dire qu’une seule, la même.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque j’aperçus une petite marchande de salade qui sourit en me voyant passer. C’était une petite brune aux yeux noirs qui ressemblait à s’y méprendre à une grisette de la rue Saint-Denis. Comme je venais d’arborer le costume national des étudians de l’université, en achetant chez le chapelier en renom de Berne une petite casquette blanche à galon rouge, je crus d’abord que je ne portais pas assez cavalièrement ma coiffure de studiosus. Cependant le chapelier m’avait assuré qu’elle m’allait parfaitement, et j’étais sorti de sa boutique entièrement persuadé de l’élégance de cette casquette, qui mérite d’être décrite par la singulière position qu’elle occupait sur mon chef. Grimpée tout en haut du crâne, la casquette semblait aussi hardie que ces singes qui font des grimaces sur la bosse d’un chameau. Il m’était interdit d’affecter l’air sombre en l’enfonçant jusqu’à mi-oreilles, car ces casquettes, très droites, doivent se poser sur la tête sans la protéger contre les intempéries des saisons. L’œil seul est à demi couvert par une petite visière insolente qui suit la forme du front et se rabat brutalement sur le sourcil. À cette casquette j’avais joint une paire de besicles, que la république suisse n’a point encore interdites aux étudians, ainsi que le fit jadis le roi de Bavière pour son université. Mes cheveux étaient suffisamment longs et plats, ma redingote boutonnée jusqu’au menton, un beau foulard semé de coquelicots était jeté négligemment autour du cou ; ma canne à la main, je me croyais un parfait étudiant, lorsque le sourire un peu malicieux de la petite marchande de salade vint me troubler. Je m’éloignai sans rien dire, portai la main à la casquette blanche à galon rouge, et la trouvai toujours dans la position de singe malicieux que le chapelier m’avait vantée comme le suprême bon goût.

Au bout de quelques pas, je rebroussai chemin, ayant au bras mon excellent ami Christen, qui me faisait les honneurs de la ville. La petite marchande de salade me préoccupait ; dans ses yeux noirs, dans sa coquetterie, j’avais retrouvé Paris, et je voulais avoir raison de son sourire. Y avait-il une sorte de provocation ? Me prenait-elle réellement pour un de ces jeunes gymnasticiens qui passent leur vie à courir la ville et les amours faciles ? Quel est le singulier ressort qui avertit une femme que l’homme qui pense à elle va venir tout à coup ? C’est encore là un des mystères inexplicables de l’amour, même de la simple galanterie. J’étais à cent pas de la petite marchande de légumes, sous les arcades du côté opposé des maisons, lorsqu’elle leva subitement la tête et sourit encore une fois à la parisienne. Mon cœur eut une légère palpitation. Je me sens rarement provoqué par une jolie personne sans éprouver une sorte de trouble ; mais, voulant être bien certain qu’il n’y avait ni hasard ni moquerie, je passai et repassai près de cinq fois devant l’étalage, au grand étonnement de mon ami, que ces allées et retours inquiétaient fortement. Au début d’une aventure, j’ai pour système de ne jamais me confier à celui qui m’accompagne, de peur de chagriner son amour-propre. Si une femme envoie un coup d’œil furtif dans la direction de deux amis, et que l’un, s’en apercevant, se confie à l’autre, il peut arriver que l’autre se gendarme, prétende que ce regard lui est adressé ; ce sont matières à brouille. Je recueillis ainsi dans cette promenade divers sourires auxquels je répondis de mon mieux, jusqu’à ce que, quittant tout à coup le bras de Christen : — Attendez-moi, lui dis-je.

Et je m’élançai à travers les étalages, cherchant une marchande de fleurs. Il est singulier que je ne pense aux fleurs que quand je suis à peu près amoureux ; alors je deviens frénétique de bouquets. Aussi le lecteur est bien averti qu’il y aura toujours quelques bouquets dans ces sortes de mémoires : je ne crains pas de me répéter, le tout est la façon dont on fait le bouquet. Je jetai un coup d’œil sur les étalages voisins, et n’y trouvai point ce que je cherchais, sauf des paquets de fleurs communes qui semblaient plutôt préparées pour un herboriste que pour un galant. Toujours en quête d’un bouquet, je jetai un regard en arrière, et j’aperçus Christen qui me suivait de l’œil avec les signes de la plus vive curiosité. Je lui fis signe de m’attendre, et tout en fendant la foule des acheteurs, je revins un peu chagrin, désespéré de n’avoir pas trouvé un fleuriste convenable, sauf celui que je jugeai fournisseur en titre des herboristeries de Berne. — Bah ! me dis-je, dans ces sortes de complimens, l’intention est tout. — Et j’achetai un batz un pauvre petit bouquet humide que je sauvai peut-être des tortures de l’infusion, M’étant approché de la jolie marchande de salade, le cœur palpitant, un nuage devant mes lunettes et la voix troublée : — Mademoiselle, vous êtes charmante ; permettez-moi de vous offrir ces fleurs. — Elle rougit considérablement, sourit, répondit par un mot allemand que je ne compris pas ; mais à la façon dont elle reçut le bouquet, je compris qu’elle n’était pas fâchée, Cependant je me sauvai immédiatement, ayant remarqué la curiosité des marchandes voisines, peu habituées à ce manège amoureux en plein marché.

— Que faisais-tu avec ton paquet de bourrache, Josquin ? me demanda Christen.

— De la bourrache ! m’écriai-je.

— A peu près.

— Qu’importe ? elle a été bien reçue.

— Je crois qu’on te regarde, dit Christen.

— Oui ?

— On détache une fleur du bouquet, on la met dans son fichu.

— Vrai ! est-il possible ? m’écriai-je tout ému et tout pâle assurément, car les petites audaces que je commets dans la vie ne durent pas plus de cinq minutes. Passé ce temps, la défaillance arrive. Je pourrais commettre des actions considérables dans les cinq premières minutes ; ensuite je me trouble, je ne saurais les soutenir, et j’ai peur des hardiesses, qui ne sont pas dans ma nature. Aussi n’osais-je même plus regarder la marchande de salade, j’étais tremblant, je trouvais mes fleurs bêtes, je pensais que tout le marché bernois se moquait de moi. Mes oreilles sifflaient, il me semblait entendre un formidable éclat de rire suisse partir de toutes ces bouches : placides ; « Il a donné des fleurs de bourrache ! » criait tout le monde d’un ton goguenard. — Allons-nous-en, dis-je à Christen en le prenant par le bras, et je l’entraînai sous les galeries de pierre sans oser jeter un regard en arrière vers ma petite marchande.

Après une course assez longue : — N’est-ce pas qu’elle est jolie ?

— Christen ne répondant pas, je crus qu’il était jaloux de ma conquête. — Ah ! tu ne la trouves pas jolie ? — Christen fit entendre une de ces exclamations douteuses qu’on a inventées pour faire plaisir aux gens et qui n’ont jamais prouvé une approbation positive. — Si elle ne parlait pas allemand, je l’aurais prise pour une Parisienne.

— Que t’a-t-elle répondu ?

— Je n’en sais rien, quelque chose comme wasmussauf.

— Cela ne veut rien dire.

— Je suis certain que c’était un mot aimable.

— Oh ! le fat !

— Pourquoi fat ? N’a-t-elle pas pris mon bouquet ? Toi-même as remarqué qu’elle en gardait une fleur dans son corsage.

— A Berne, ces petites manœuvres n’ont pas d’importance.

— Alors je veux retourner vers la petite marchande.

— Que lui diras-tu ?

— Je la verrai et je lui parlerai.

— En quelle langue ?

— Tu as raison, Christen, jamais nous ne pourrons nous entendre. Cependant ce serait une bonne occasion d’apprendre l’allemand ; j’ai toujours rêvé de déchiffrer l’anglais avec une Anglaise qui saurait m’inspirer une forte passion… Une fois hors du collège, toutes les femmes aimées devraient servir de grammaire et de dictionnaire.

— Ne t’avise pas d’apprendre l’allemand avec la petite marchande de salade, ce serait vouloir apprendre le français avec une chaudronnière d’Issoire ; il y a peut-être plus de différence entre l’allemand de Berne et l’allemand de Berlin qu’entre le français de Paris et le français de Quimperlé.

— Eh bien ! je me lancerai dans la pantomime. Quand on s’aime, on se comprend toujours. Imagine-toi, mon cher Christen, que tu as rencontré une charmante sourde et muette : son malheur ne fait que redoubler ton amour ; comment lui exprimeras-tu ta passion, sinon par des gestes éloquens ? La petite marchande et moi, nous ne pouvons nous entendre par le langage ; je me charge de me faire comprendre par des gestes, ce n’est pas difficile.

— En effet, rien n’est difficile à l’amour.

— Et, comme tu as l’air de te moquer de ton ami, cher Christen, je t’avertis que je te laisse aller seul chez ton tailleur, où je te retrouverai ; je n’aime pas à t’avoir derrière moi à interpréter mes gestes. La petite marchande a accepté mon bouquet il y a une demi-heure ; il n’en faut pas plus pour prendre racine, je veux la revoir…

— Et lui parler, dit Christen en s’éloignant.

Certain que Christen ne m’observait pas, j’allai du côté de la Grande-Rue en enfilant les galeries couvertes, et bientôt j’aperçus de loin les cheveux noirs de la petite marchande, qui tranchaient par leur couleur au milieu de toutes les chevelures blondes. Appuyé ; contre un pilier qui me masquait à moitié, je réfléchis au rôle que j’allais jouer dans cette pantomime en plein air. C’est une langue peu variée que celle de la mimique : envoyer des baisers avec la main sent trop le commis-voyageur en goguette ; l’œil enivré, mettre la main sur le cœur, cela rappelle les danseurs de l’Opéra et leurs sourires de convention. En de pareilles circonstances, tout homme qui analyse la conséquence de ses actions ne vaut pas un homme pendu. Il faut couvrir une niaiserie par une imprudence, une faute par une audace, et ainsi de suite parler, marcher, s’étourdir soi-même sans jamais réfléchir. Celui qui s’écoute alors se sent plus ridicule qu’un homme qui se regarderait danser dans une glace : il y a paralysie morale, comme il y aurait paralysie des jambes. La vie est un ensemble d’actions ridicules entre lesquelles se glisse rarement un acte sérieux et vraiment grand. Au lieu de m’entretenir, avec la petite marchande, ainsi que j’en avais l’intention, je restai contre le pilier, absorbé dans mes réflexions sur la niaiserie des choses humaines ; voilà où mènent la timidité et l’esprit d’analyse. Cinq minutes d’audace, et je devenais heureux en rencontrant le regard, de la jolie brune du marché, je ne philosophais pas sur le néant de nos actions, au contraire je trouvais la vie pleine de charmes. J’ai souvent remarqué que ceux qui se gendarment contre la puérilité des faits et gestes des hommes en évidence sont devenus pessimistes par la raison qu’ils n’ont pas eu le courage de commettre ces puérilités. Je serais parti très triste de mon observatoire, si la petite marchande de salade ne m’y eût deviné ; dans son doux regard, je lus : Merci pour votre bouquet ! Et je m’en allai retrouver mon ami, un peu plus heureux que devant.

Je surpris Christen en train de discuter sur la façon de disposer une demi-douzaine de brandebourgs triomphans qui devaient donner un nouveau lustre à une redingote noire âgée seulement d’une saison ; il apportait à ces brandebourgs une importance telle qu’elle triompha de ma timidité. — Puisqu’il s’occupe autant de sa toilette, pensais-je, je peux lui avouer combien la marchande de salade me tient au cœur. — Ayant attendu la fin de cette importante discussion :

— Où en es-tu ? me dit Christen.

— Je suis gêné de ne pas comprendre ce damné bernois ; la petite demoiselle ne semble pas me repousser, mais j’avoue que le langage par geste est insuffisant.

— Veux-tu de moi pour truchement ?

— Ah ! mon ami, quel service tu me rendras !

— Que faut-il dire à la demoiselle ?

— Tout ce que tu voudras ; mets-toi un moment à ma place, tu as remarqué mon état depuis ce matin, peins-le de ton mieux.

Ein junger Franzose ist plotzlich auf ihrer Schoenheit verlibt worden ; ihr schwarses Auge hat ihn entflammt ; für ihn seid ihr dos schœnstes Mœdchen von Bern, und für sie sterbe er von Liebe. Trouves-tu cela convenable !

— Traître, tu sais bien que je ne te comprends pas.

— Eh bien ! en français vulgaire, je lui dis : « Un jeune Français s’est épris subitement de vos charmes ; votre œil noir l’a enflammé ; il vous trouve la plus jolie femme de Berne, et il meurt d’amour pour vous. »

— C’est une déclaration bien banale.

— La langue allemande lui donne un charme que tu ne soupçonnes pas. Remarque que j’affecte de parler un allemand aristocratique, et qu’habituée au patois, la petite marchande sera émerveillée de quelques mots qu’elle ne comprendra qu’à moitié.

— Ensuite que lui diras-tu ?

— J’attendrai sa réponse.

— Tu as raison, allons la voir.

En nous revoyant, la petite marchande, qui causait avec une grande fille assez laide, la poussa légèrement du coude pour lui faire Remarquer sans doute que depuis le commencement du marché elle était poursuivie par les assiduités du studiosus blanche à galon rouge.

— Attends un peu, dis-je à Christen, que cette fille aux cheveux de filasse la laisse seule.

Nous faisons un tour dans le marché ; mais nous étions à peine en marche, que je m’aperçus que la petite marchande avait quitté ses salades pour s’attacher à- nos pas. Accompagnée de son amie, elle feignait d’inspecter les étalages des autres marchands, et nous suivait à peu près.

— Parbleu, dit Christen, l’occasion est trop belle ; il y a assez longtemps que tu me tourmentes pour aller visiter les caves de Berne : nous pouvons inviter la petite marchande de salade à venir avec nous.

— Cela se fait-il ?

— Je n’y vois aucune hardiesse.

Comme en ce moment nous nous trouvions en face d’une cave béante qui s’ouvre sur la Grande-Rue, je courus à la petite marchande, et par un geste éloquent je lui montrai la cave, portai la main à ma bouche en renversant la tête, puis m’inclinai pour l’engager à s’aventurer avec nous dans le noir séjour.

Les caves de Berne ont une réputation telle qu’il est peu d’étrangers, parmi ceux qui se trouvent dans la ville les jours de marché, qui ne s’y soient aventurés. Tout le long de la Grande-Rue s’ouvrent deux fois par semaine des portes à deux battans qui laissent voir seulement d’abord une longue succession de marches descendantes, se perdant dans le demi-jour pour aboutir à une obscurité complète. De ces caves partent des cris et des chants joyeux de paysans qui ont terminé leurs affaires au marché. À la longue, l’œil habitué peut apercevoir une lueur tremblante « au fond du sanctuaire. » Ce sont des chandelles dans des chandeliers de bois posés sur des tables où ruisselle un petit vin blanc plein de gaieté ; ces caves ont deux ou trois étages dont le mobilier consiste en énormes tonneaux empilés les uns sur les autres. Des œufs durs, des gâteaux, du vin blanc, des cigares, constituent les divertissemens du lieu, mais la bonne humeur et les chansons font oublier cette frugalité, et le paysan suisse trouve toute l’année le même plaisir à descendre dans les caves de Berne que jadis des familles de province à l’idée seule de visiter le caveau du Sauvage au Palais-Royal.

La petite marchande me répondit par un geste de refus, toujours en souriant.

— Elle ne veut pas, dis-je un peu attristé à mon ami.

— Que cela ne nous empêche pas de descendre.

Avec elle, j’aurais pu trouver le lieu tout à fait fantastique, ces misérables chandelles lançant des lueurs blafardes et éclairant capricieusement les figures des buveurs ; sans elle, je descendis mélancoliquement les marches humides d’un escalier sans fin. Les tables étaient à moitié prises par les paysans ; je m’assis sur un banc de bois, frappé désagréablement par l’atmosphère humide de la cave, le manque de poésie de ses habitués, et les accens gutturaux d’une langue que je ne comprenais pas. Combien la faculté qu’on est convenu d’appeler observation est fertile en nuances et manque d’exactitude ! Heureux, j’aurais peuplé cette cave de reflets bizarres ; mécontent, je la voyais avec les yeux de la vulgaire réalité, un regard vitreux et froid. Autant j’avais désiré descendre dans ces caves, que mon imagination remplissait de jeux d’ombres fantastiques, autant à l’heure présente je regrettais les clartés de la Grande-Rue, le mouvement des paysans en plein soleil, les étalages du marché, et surtout le sourire de la jolie marchande de salade.

— Christen ! m’écriai-je, monte vite en haut, et prie-la de descendre.

De l’endroit où j’étais assis, je veinais d’apercevoir tout en haut de l’escalier le profil de la petite marchande, qu’un remords avait sans doute pris, et qui regardait dans l’intérieur pour essayer de nous retrouver. Christen grimpa vivement les escaliers et les redescendit aussitôt, tenant sous le bras la jolie fille émue, les joues en feu, et sur les lèvres son aimable sourire.

— Mademoiselle, soyez la bienvenue, dis-je en lui prenant la main et en la faisant asseoir près de moi. Voulez-vous boire avec nous ?

Wollen sie nicht auch ein Schluck mit trinken ? dit Christen, traduisant ma question.

Elle fit un signe de tête affirmatif, et nous voilà à vingt pieds sous terre à choquer joyeusement nos verres pleins d’un petit vin couleur de légèreté.

En face, à côté et derrière nous étaient des paysans qui nous regardèrent une seconde et qui rentrèrent aussitôt dans leur boisson placide ; seulement l’un d’eux dit à la petite marchande qui avait déposé son bouquet sur la table : — Was hast du da für ein hübsches Meie ausgelest ?

I ha’s nit ausgelest, i ha’s überko, répondit la jeune fille, ce que Christen m’assura vouloir dire : — Tu as fait là un beau bouquet ? — Je ne l’ai pas fait, je l’ai reçu.

L’entretien en resta là, et j’en (us charmé, car je craignais que la fréquentation de cette cave par un Français et une Bernoise n’entraînât les paysans à des commentaires sans nombre. La petite marchande était habillée à la mode populaire bernoise, c’est-à-dire qu’elle avait la taille emprisonnée dans un corsage noir échancré tout à coup au-dessous de la gorge pour être suivi de cette étoffe bouffante et empesée qui trompe souvent sur les poitrines des Suissesses ; sa jupe blanche rayée de noir était plutôt courte que longue : pour ses cheveux, elle les portait à sa fantaisie et devait passer peu de temps à enrouler une grosse natte autour de sa tête. Au comble de mes désirs, je commençais à n’être plus satisfait ; les quelques phrases prononcées en allemand depuis son arrivée me rendaient aussi ridicule qu’un éléphant flairant un harmonica. Toute mon éloquence se figeait devant cette damnée langue allemande. — Je voudrais bien lui dire quelques mots aimables, dis-je à Christen.

— Je m’en vais la prévenir que tu désires lui parler. Mein Camarad sagt er mœchte wohl

— Ne l’écoutez pas, mademoiselle, dis-je en l’interrompant ; tu es insupportable, Christen.

— Parle-lui alors !

Ayant regardé dans le fond de la cave, où des paysans étaient attablés avec des Bernoises peu farouches, je remarquai que l’un d’eux avait le bras passé autour de la taille de sa voisine, ce qui ne semblait nullement choquer l’assemblée ; je l’imitai, et la petite marchande de salade ne parut point trop formalisée de cette hardiesse. C’était le moment ou jamais de lui couler de douces et mystérieuses paroles dans l’oreille. Elle semblait attendre. — Christen, dis-lui que je l’aime…

Christen prit la parole. — Mein Freund hat sie sehr lieb.

La petite marchande de salade rougit plus fort que jamais.

— Elle ne répond rien ? demandai-je.

— Que veux-tu qu’elle réponde ?

— Lui as-tu bien dit que je l’aimais ?

— Certainement, en toutes lettres ?

— Dis-lui combien il est difficile de faire des déclarations à trois.

— Désires-tu que je m’en aille ? demanda Christen.

— Ne te formalise pas, mais avoue que ma position est gênante.

Mein Camarad…, dit Christen.

— Attends un peu ; tu ne me dis pas ce que tu traduis.

— Je suis à tes ordres, que faut-il dire ?

— Que je la prie de ne pas s’offenser du bouquet que je lui ai envoyé ce matin.

Christen prit la parole, et la demoiselle lui répondit en riant. Je jugeai ce rire d’un bon augure.

— Eh bien ! Christen ?

— La salade te remercie de ton amitié.

— Je ne veux pas qu’on l’appelle la salade, mais savoir son nom ?

— Elle s’appelle Gritti, dit Christen.

Ayant épuisé tous les moyens de conversation, je jugeai que la séance avait été pénible ; aussi bien la petite marchande jetait ses regards vers le haut de l’escalier.

Ich muss auf dem Mœrktt, dit-elle.

— Qu’est-ce, Christen ?

— Il faut qu’elle aille mettre en ordre son étalage, car le marché va finir.

— Adieu, mademoiselle, dis-je en lui serrant la main. — Christen, demande-lui quel jour on pourra la revoir.

— Au prochain marché, mardi prochain, me fit-elle répondre par mon ami.

Ce fut ainsi que nous remontâmes les escaliers, moi la conduisant par la main et légèrement effrayé du nouveau rendez-vous que je venais de prendre. Par la conversation qui s’était établie, je commençais à frémir des difficultés d’une aventure amoureuse en pays étranger. Ah ! s’il eût été question d’un amour sérieux tel qu’il s’en rencontre rarement dans la vie, je n’eusse pas hésité à recourir aux moyens les plus aventureux, même à me faire naturaliser citoyen bernois ; mais pour une petite marchande de salade que j’ai rencontrée sur le marché, qui m’a souri tout d’un coup comme un rayon de soleil le matin, était-ce vraiment la peine de se fatiguer l’esprit de complots embarrassans ? Je me suis souvent repenti de vouloir prolonger mes sensations ; l’œuf en est joli, transparent à la lumière, tranquille et pur comme dans un nid : vouloir faire éclore cet œuf, c’est imiter les polissons qui grimpent au haut des arbres, s’emparent du nid malgré les cris et les battemens d’ailes de la pauvre mère effarouchée ; arrivés au bas de l’arbre, ils s’aperçoivent qu’ils ont écrasé tous les œufs et ne recueillent rien de leurs déprédations. Bien souvent il en a été ainsi de mes aventures, charmantes à la naissance, et qui ont donné des résultats amers au dénoûment. « Je laisserai là la petite marchande, pensais-je ; je ne veux ni la chagriner ni me chagriner. Tous deux nous avons bu une toute petite goutte de galanterie, juste assez pour nous faire sourire quand nous y penserons : vider le verre, le remplir, le vider encore, ce serait vouloir goûter à la lie. » Fort de ma résolution, j’allai continuer en compagnie de Christen mes explorations dans la ville : du haut de la plate-forme où va se promener les soirs d’été la haute société de Berne, j’avais souvent suivi des yeux le cours de l’Aar, qui baigne la ville basse. Une petite île sépare tout à coup l’Aar. On arrive à cette île par un pont assez élevé à escaliers ; dans cette île sont des bains qu’on ne manque pas d’indiquer aux étrangers. Ces bains sont plutôt des cafés où l’on va boire du vin de Neuchâtel, du Neubürger, servi par des jeunes filles en costume oberlandais. Du reste, toutes les maisons de bains à Berne sont des lieux de divertissement autant que des lieux d’hygiène : de très bons cuisiniers y sont établis, qui ont peu de talens à déployer pour accommoder les excellentes truites des lacs voisins. Les familles bourgeoises vont y prendre leurs ébats le dimanche comme les Parisiens à Romainville. Situées dans la ville basse, dans une rue étroite peu fréquentée, la plupart de ces maisons servent également de lieux de rendez-vous. Les amoureux peuvent y communiquer en sûreté par un certain nombre de portes habilement disposées, et les jaloux y auraient fort à faire. Ces renseignemens, que me donna Christen, me travaillèrent le cerveau pendant quelques jours, et m’amenèrent à me promener de nouveau sur le marché.

Ce fut aux bains de l’Aarzieli que j’invitai à dîner le mardi suivant la petite marchande de salade. Elle pouvait y venir en toute confiance, Christen étant de la partie. Elle accepta et promit qu’à une heure précise, aussitôt le marché terminé, elle viendrait nous rejoindre. Une heure ayant sonné et la demoiselle ne paraissant pas : — Christen, as-tu bien indiqué la maison ?

— Il n’y en a pas d’autre dans le voisinage.

Après cinq minutes d’attente : — T’avait-elle promis de venir ?

— Assurément.

— Voici un quart qui sonne ; si nous allions au-devant d’elle ?

— Je ne sais par où elle viendra.

— Comment ! tu ne lui as pas demandé son adresse ?

— Je n’y ai pas songé.

— Ah ! Christen, que tu es maladroit !

— Alors fais tes affaires toi-même ! dit Christen impatienté.

— Voilà que tu me reproches quelques mauvaises phrases amoureuses en allemand qui n’ont même pas décidé Gritti à accepter ce dîner !

Nous étions ainsi à discuter comme deux hommes qui font le pied de grue sur la porte d’une auberge, attendant un compagnon pendant que le dîner brûle. La mauvaise humeur, aussi triste conseillère que la faim, m’amena à considérer Christen sous un jour défavorable : il me parut que le sarcasme se jouait en toute liberté sur sa physionomie ; il attendait comme moi sur le pas de la porte, mais sans impatience. Ses sourcils n’étaient pas froncés, j’aurais voulu voir ses lèvres pincées, son pied frapper irrégulièrement le pavé. Christen n’était pas assez inquiet pour la situation ; s’il avait fait claquer plusieurs fois sa langue, s’il avait lâché quelques jurons, je l’aurais tenu pour innocent ; mais une patiente tranquillité faisait qu’il s’appuyait contre le mur avec le calme d’un lézard qui se chauffe au soleil. Pour moi, je faisais dix pas en avant, retournant la tête à chaque instant ; je frappais avec ma canne tantôt les murs, tantôt mes mollets, et mon irritation était assez grande pour empêcher mes jambes de se révolter contre le fâcheux emploi de ma volonté. Ma casquette de studiosus elle-même souffrait des agitations qu’elle recouvrait plus directement, et je livrais de grands combats à la visière afin qu’elle entraînât le reste de la coiffe à couvrir le dépit qui régnait sur ma physionomie.

L’irritation ressemble aux éclairs faisant mille zigzags dans les nuages. Christen se tenait toujours appuyé contre le mur comme ces malheureux voyageurs que la foudre surprend au pied d’un arbre. Il appelait ma colère et ne paraissait pas s’en douter. En ce moment, certaines lignes sarcastiques que j’avais cru saisir autour de sa bouche me dévoilaient sa coupable conduite. « Il sait qu’elle ne viendra pas, » pensais-je ; voilà comment j’expliquais sa résignation. Plusieurs fois, en passant devant lui, je l’étudiai du coin de l’œil, on eût dit la statue de l’indolente tranquillité. « C’est pour mieux cacher sa conduite, » me disais-je, car ses conversations en allemand avec la petite marchande de salade ne m’apprenaient rien de positif : il me servait de truchement, se chargeait de mes paroles galantes, les transmettait à Gritti et m’en donnait la réponse ; mais qui me prouvait la loyauté de ses traductions ? N’introduisait-il pas à la place des jolis mots français amoureux quelques froideurs à l’allemande dont il était le maître absolu ? Déjà ces doutes m’étaient venus à l’esprit et avaient été dissipés à l’instant par l’amitié qui régnait entre nous ; mais aujourd’hui n’étaient-ils pas justifiés par l’absence de Gritti ?

— Elle ne viendra pas, dit tout à coup Christen.

Cette affirmation me rappela à la raison ; je vis que mon ami n’y mettait pas de détours, et je trouvai à sa figure une telle sérénité, que je pris son bras.

— Allons dîner, dis-je.

La gaieté du vin blanc et les joyeux propos de Christen chassèrent toute espèce de rancune ; nous bûmes à la santé de Gritti.

— Au prochain marché, dit Christen, je lui ferai des reproches, et je lui demanderai sérieusement où elle demeure.

— Non, pas de reproches ! n’effarouche pas Gritti. Qui sait les motifs qui ont pu l’empêcher de venir au rendez-vous ? Ah ! pourquoi ne sais-je pas l’allemand ? Au fait, ne pourrais-tu pas m’écrire un petit registre amoureux en allemand et en français ?

— Je ne demande pas mieux ; mais quand Gritti te répondra, tu n’en seras pas plus avancé. Et la prononciation ?

— J’ai mon idée ; dans les restaurans parisiens, quand un Anglais craint de ne pas se faire comprendre, il appelle le garçon, et s’il a envie d’une caille rôtie, il lui montre l’endroit de la carte où est écrit « caille rôtie. » C’est une sorte de carte qu’il sera bon de dresser pour la montrer à Gritti.

— Si tu veux l’embrasser, tu lui montreras le mot allemand.

Et nous voilà à rire aux éclats de cette idée.

— Non, dis-je, pour le baiser, je le prendrai en français sur ses joues allemandes, et nous nous comprendrons toujours ; mais j’ai d’autres questions à lui faire.

— Lesquelles ?

— Plus tard nous verrons, je ne sais. — Puis, revenant à ma première idée : — Il est étonnant qu’on n’ait pas pensé à imprimer pour les voyageurs pleins de sentiment des guides où la passion se peindrait en traits de flamme avec traduction interlinéaire, car la galanterie est un besoin de notre existence, comme la nourriture, le sommeil, l’air et la lumière. Certainement on imprime tous les jours des livres moins utiles.

C’est ainsi que se passa le dîner, en conversations plaisantes, qui, si elles ramenaient quelquefois le souvenir de Gritti, attachaient à son nom des paroles gaies et joyeuses.

Le lendemain, il y avait bal à Laengui, et je n’eus garde d’y manquer. Je recommande à tout voyageur curieux, qui arrive dans une ville de province ou dans un pays étranger, de s’inquiéter du lieu où l’on danse. C’est dans les bals publics que se saisissent plus clairement les manifestations du peuple, sans hypocrisie dans ses plaisirs. Le bal me représente la dernière cour d’amour ; je comprends que les prêtres aient écrit assez de livres contre ce divertissement pour en faire une bibliothèque ; j’y cours en observateur attentif, afin d’analyser les différences d’aimer de chaque peuple. À Berner j’y avais un double intérêt, j’espérais rencontrer au bal de Laengui l’aimable Gritti. Hélas ! Gritti n’y était pas, mais à sa place beaucoup de servantes et de demoiselles de diverses professions relatives à la couture. Le chef d’orchestre était une énorme Bernoise dont le violon était appuyé sur des coussins naturels qui semblaient devoir l’empêcher de manier l’archet avec agilité, et cependant Mme Marthy (car tel était son nom) apportait à la direction de son orchestre un entrain qui se communiquait aux valseurs eux-mêmes. Combien je regrettais l’absence de Gritti, que j’aurais priée de m’initier aux délicatesses étala gravité de la valse allemande ! Ma qualité de faux studiosus me permettait de me mêler aux groupes des étudians et de ces servantes dont Goethe a dit : « La main qui tient le balai toute la semaine est celle qui caresse le mieux le dimanche. » Gritti, petite Gritti, pourquoi n’es-tu pas venue au bal ? Et je trouvai dans son absence une sorte de dure compensation qui la rendait encore plus séduisante. Gritti ne venait pas au bal de Laengui parce que sans doute sa position l’en empêchait. Quoique marchande de salade en plein air, elle appartenait à une caste plus relevée que celle des servantes. Le petit dépit que j’éprouvais retomba sur les brandebourgs inaugurés par Christen ce jour-là même. Christen relevait la tête, se carrait, souriait d’un air fat aux servantes du bal, et il était facile de voir combien chacun de ses gestes du corps et de la physionomie était marqué au coin des brandebourgs.

— Comment trouves-tu cette valse ? me demanda Christen, qui me savait enthousiaste de ce rhythme tourbillonnant.

— Je trouve que tes brandebourgs sont trop neufs pour ta vieille redingote.

Christen se recula comme s’il avait marché sur un serpent. — Des brandebourgs neufs et brillans ne font que ressortir l’éraillement de coudes blancs. Christen, tu manques de logique ; il fallait gratter les brandebourgs avec du verre pour qu’il s’en détachât quelque filoche… C’est une déplorable invention ; il n’y a plus qu’à Berne qu’on ose encore porter ces ornemens de housard.

— J’en ai vu à Strasbourg, dit Christen triomphant.

Mon ami, qui avait peu voyagé, regardait Strasbourg comme la capitale de la France ; j’essayai de lui démontrer son erreur.

— Avoue que tu es de mauvaise humeur, dit Christen ; mais il s’était servi de la forme la plus maladroite en me disant d’avouer ce qui était vrai. Tout le reste de la journée, je fus d’une humeur massacrante, et plus tard je me suis repenti des taquineries que je lui fis subir pendant mon séjour à Berne.

Le lendemain, Christen et moi avions oublié la querelle à propos de brandebourgs, et il fut convenu que mon ami irait porter mes dernières paroles à Gritti, car le jour de mon départ approchait, et déjà je me repentais d’avoir perdu un temps considérable à m’occuper de la petite marchande.

— Un rendez-vous ! s’écria Christen en revenant du marché. Mlle Gritti te recevra aujourd’hui, à deux heures de relevée, dans son boudoir de l’Herrengasse.

— Qu’est-ce que ce boudoir au nom barbare ?

— Cela veut dire que la Gritti demeure rue des Messieurs ou rue des Pasteurs. Traduis le mot à ton choix.

À deux heures, ayant laissé Christen au café, je me dirigeai vers l’Herrengasse, non sans une certaine émotion. Mille doutes et mille questions amoncelées cherchaient à me paralyser par avance ; mais je les repoussai cruellement, sans vouloir écouter leurs malicieuses suppliques. En présence d’une aventure étrange, j’ai l’habitude de l’aborder les yeux fermés, et si j’ai peu de qualités, je revendique celle-là surtout. Le premier obstacle qui se présenta fut l’absence d’un concierge ; Gritti demeurait au fond d’une petite place, dans une maison dont l’entrée consistait en un couloir assez étroit, avec murs de planches. Au bout du couloir était un escalier de pierre descendant à un jardin composé de fleurs et de légumes. Le jardin me confirma que j’avais trouvé la réelle demeure de la petite marchande de salade ; cependant je flairais la maison, regardant le premier étage et diverses constructions sans magnificence, occupées sans doute par des ouvriers. — Où frapper ? me disais-je. Qui demanderai-je, et en quelle langue le demanderai-je ? — Heureusement pour moi, j’entendis un éclat de rire féminin qui partait du corridor : c’était sans doute Gritti qui par ce signal m’indiquait son appartement. Une clé est à la porte, je frappe, j’entends un son de voix qui peut vouloir dire : Entrez ; j’ouvre la porte, et je me trouve en présence de Gritti et de trois ou quatre jeunes filles qui me regardent avec curiosité. — Bonjour, mesdemoiselles, — Je salue, je m’assieds, je regarde Gritti, toujours souriante, occupée ainsi que ses compagnes à gratter avec du verre une corne molle qui produisait des sortes de petits cornets enroulés. Un jeune collégien, que sa mère a forcé à inviter une des plus élégantes femmes du bal, coquette et décolletée, n’est pas plus embarrassé de son maintien que je ne l’étais à cette heure devant Gritti. — Que vais-je lui dire ? me demandais-je. Et cette question terrible s’agrandissait de minute en minute. Je voulais faire quelques gestes de la main pour lui dépeindre le plaisir que j’avais de la revoir, et mon bras, se révoltant contre ma volonté, restait ballant comme une marionnette inoccupée. Cependant : — Que faites-vous là, mademoiselle ? dis-je en montrant les cornes que les demoiselles grattaient. Pour toute réponse, Gritti se tourna vers ses compagnes et leur répondit en allemand. Sans doute on se moquait du Français. En même temps j’anathématisai Christen, qui m’avait laissé partir avec l’idée de la situation fâcheuse dans laquelle infailliblement je devais tomber.

Je fis un geste éloquent qui signifiait : Attendez. J’ouvris la porte et m’enfuis sans m’inquiéter des commentaires que ce départ subit allait nécessairement faire naître. En cinq minutes, je me rendis auprès de Christen, qui m’attendait tranquillement au café. Quoi que ma course eût été rapide, j’avais pris des dispositions assez habiles pour que Christen ne pût supposer le réel motif qui m’amenait. Lui demander de me servir encore une fois d’interprète, c’était lui donner trop d’importance et retomber dans les doutes qui m’avaient assailli si vivement ; cependant il me semblait impossible de se passer de truchement, et je n’avais pas d’autre ami à Berne que Christen. Pouvais-je lui confier l’échec de ce premier rendez-vous, mon émotion, mon embarras et ma fuite précipitée ? Il y avait dans ces détails assez de comique pour venger mon ami des brocards que j’avais dirigés contre ses brandebourgs. Rappelé en qualité d’interprète, Christen se jugerait indispensable et profiterait de l’infériorité de ma situation.

— Cher Ghristen, je viens te chercher pour prendre part à une légère collation que je désire offrir à Gritti et à ses amies.

— Comment as-tu été reçu ?

— A merveille, et je veux te présenter. J’ai craint de te laisser seul ici à t’ennuyer. Pouvons-nous emporter de ce café du vin, des gâteaux ?

— Certainement ; mais quelles sont les demoiselles à qui tu veux me présenter ?

— Des marchandes sans doute, comme Gritti ; elles travaillent ensemble.

— Partons, dit Christen.

Les bras chargés de bouteilles et les poches bourrées de gâteaux, nous voilà en route pour l’Herrengasse, moi m’applaudissant de cette inspiration qui me permet tout à la fois de me servir de Christen et de m’en débarrasser. S’il a quelque caprice pour Gritti, je le détourne au profit d’une des demoiselles présentes ; en même temps je l’emploie à traduire mon amoureuse conversation. Quand je repars chez la Gritti, la chambre n’avait pas changé d’aspect : beaucoup de feuillage sur le plancher, et les demoiselles s’occupant à marier des feuilles avec des dessins en corne. — Chère Gritti, je vous présente mon ami Christen, qui veut bien prendre part à notre collation. — Je m’étais décidé à parler en français, comme si la petite marchande me comprenait, car j’avais senti que les paroles prononcées aident beaucoup à l’accentuation et à la précision des gestes. Je ne sais si les grands acteurs de ballet emploient ce moyen, mais la parole donne une vive impulsion au geste, et il ne suffit pas de penser fortement les sentimens qu’on veut exprimer par l’attitude du corps, il faut encore que l’acte plus mécanique de la parole vienne se joindre aux mobiles intérieurs qui dirigent nos mouvemens. Christen avait déposé sans façon les bouteilles et les gâteaux sur la table, croyant sérieusement que cette collation était annoncée. Gritti ne parut pas se formaliser de cette liberté ; si elle se fût avisée de se plaindre, et que Christen eût prêté l’oreille à ses discours, j’étais décidé à accuser Gritti de coquetterie ou de mensonge pour me tirer d’affaire. Il me parut même que la petite marchande de salade ne semblait pas indifférente à ce procédé ; mais Christen fit la grimace en apercevant les compagnes de Gritti.

— Je ne suis pas absolument satisfait de boire aux beaux yeux de ces demoiselles, dit-il.

— Elles sont charmantes !

Christen poussa un soupir.

— L’amitié est exposée à de rudes épreuves ! — Puis il ajouta : — Bah ! buvons !

Sur un mot de Gritti, les demoiselles sortirent, apportèrent des verres et disparurent. J’étais assis sur une chaise devant une table assez large qui me séparait de Gritti. Aussitôt ses compagnes sorties, la petite marchande jette à terre tout le feuillage qui encombrait la table ; elle range tout ce qui l’entourait.

— Va t’asseoir auprès d’elle sur le canapé, dit Christen.

— Comment ! encore un canapé ici ? m’écriai-je.

Dans aucune partie de l’Europe, je n’ai vu autant de canapés qu’à Berne : il n’y a pas de chambre qui n’en contienne deux ou trois. La plupart des voyageurs se sont étonnés de l’importance des ours de Berne et de la vénération dont l’opinion publique les entourait sous toutes les formes : bronze, pierre, marbre, bois ou pain d’épices. En effet, extérieurement, Berne appelle la curiosité par ses ours vivans et par ses ours sculptés sur les places publiques et sur les fontaines, sur les horloges et sur les cannes ; mais intérieurement le canapé est aussi vénéré que l’ours. Je m’étonne même que l’ours traité de citoyen bernois, jouissant en cette qualité d’une pension de douze cents francs par an, payable en viandes crues et succulentes, n’ait pas droit à un de ces canapés dont on peut voir des échantillons aux fenêtres des patriciens de la Grande-Rue, où de grands coussins, invariablement rouges, accoudés sur la balustrade, rompent la monotonie grise de la couleur des maisons. La petite marchande de salade avait aussi son canapé, et rien dans sa chambre ne correspondait à ce meuble d’homme inoccupé. Je pris place, avec un certain battement de cœur, sur ce canapé que Gritti m’avait indiqué elle-même, et je m’occupai de remplir les verres et de disposer les gâteaux en face de chacun de nous. En ce moment j’étais heureux, les souvenirs de ma jeunesse d’étudiant voltigeaient gaiement par la chambre, qui me rappelait le quartier latin, les grisettes de la rue des Noyers et toute cette folle vie parisienne, dont se souviennent encore, après trente ans, les notaires et les substituts de province. Le soleil s’était mis de la partie ; ses rayons, profitant de l’ouverture d’un court rideau entr’ouvert par le vent, se glissaient tantôt sur la tablé et tantôt au milieu des feuillages. Christen se mit à entonner la belle chanson populaire : Den lieben langen Tag hab’ ich nur Schmertz und Plag, dont la mélodie est pleine de mélancolie allemande. Une large phrase musicale solennelle, qui commande l’attention, ouvre cette mélodie, et se change par un rhythme savant en une inspiration tendre à laquelle il est difficile d’échapper.

— Gritti, voulez-vous être mon Schatzli ? dis-je en lui prenant la main.

Elle semblait émue, sa poitrine se soulevait irrégulièrement. De ma phrase, elle n’avait compris que le joli mot Schatzli ; pour toute réponse, elle me tendit son verre, en m’invitant à y tremper mes lèvres. Je ne sais guère ce qui se passa en moi pendant quelques secondes ; une émotion inexprimable s’était emparée de moi, mes lèvres avaient pris feu à ce verre, et une douce flamme parcourait tout mon corps. Quand je revins à moi, Christen avait disparu, et je me trouvai seul près de Gritti, dont je tenais toujours les mains dans les miennes. Tout à coup une vision diabolique se dressa dans un coin de la chambre : un grand rideau jaune, à moitié fermé, laissait voir une alcôve et un lit. Ce rideau trop court ne pendait pas jusqu’à terre, et j’aperçus deux pieds d’hommes qui se voyaient sous le rideau. Je pâlis, une sorte de terreur et de confusion me fit lâcher les mains de Gritti, qui, libre de ses mouvemens, se recula aussitôt à l’extrémité du canapé. D’un geste, je lui montrai les deux jambes de l’homme caché, et Gritti ne parut pas comprendre tout d’abord. Revenu de ma première terreur, j’allai droit à l’alcôve, tirai brusquement le rideau et me trouvai en présence d’une grosse paire de bottes vides, qui annonçaient, par la forme et la tournure, un locataire vulgaire ; — Qu’est-ce que ces bottes ? demandai-je à Gritti.— Pour toute réponse, elle rit aux éclats et se moqua de mon émotion. D’un coup d’œil, elle comprit que je voulais avoir raison de ses rires, et poussa la table de telle sorte qu’elle établit entre nous une sorte de barricade. La coquette petite marchande de salade voulait engager une lutte ; mais au même moment un violent coup frappé à la porte, le nom de Gritti prononcé par une voix mâle tout à fait allemande, la firent changer de physionomie. À son tour, sa figure exprima une telle terreur, que je pus à peine comprendre son geste, qui me désignait la fenêtre ouverte. Je fis le geste de sauter par la fenêtre, et Gritti secoua la tête affirmativement. Aujourd’hui je peux à peine résumer les mille sensations qui s’emparèrent de moi en moins d’une seconde. J’allai jeter un coup d’œil à cette fenêtre, qui ne me représentait comme issue la plus désirable qu’une jambe ou un bras cassé. Heureusement il se trouvait une échelle. Je descendis le cœur palpitant, et je ne fus pas médiocrement surpris de trouver au bas, arrivée avant moi, ma casquette, que Gritti avait jetée pendant ma descente.

J’étais dans un jardin potager, d’où je ne cherchais qu’à fuir, lorsque j’aperçus Ghristen, étendu sur le gazon, près d’un petit jet d’eau. Au bouleversement de ma physionomie, il comprit qu’un événement étrange s’était passé. — Eh bien ? dit-il.

— Ah ! Christen, quelle aventure ! — Et je lui racontai en peu de mots la découverte de la paire de bottes et la malencontreuse visite de l’étranger qui appelait Gritti d’une voix familièrement brusque.

— Il faut en avoir le cœur net, dit Christen en se dirigeant vers l’escalier de pierre qui conduisait à l’intérieur de la maison.

— Non, je ne veux pas compromettre Gritti… Partons d’ici sans nous faire remarquer.

— Aurais-tu peur ?

— Non, et la preuve, c’est que je resterai ici si tu le désires ; je n’ai pas quitté de l’œil la fenêtre par laquelle je suis descendu ; personne n’y a regardé.

— Voici Gritti elle-même, dit Christen.

En effet la petite fleuriste descendait l’escalier avec une certaine émotion qui empourprait ses joues. Christen lui demanda ce qui était arrivé, et elle répondit tout simplement : Rien. Sans doute elle ne voulait pas donner d’explications. Pour moi, j’étais redevenu timide et je suivais du regard chaque mouvement de Gritti, qui pour échapper à notre attention cueillait des fleurs. Quand elle en eut ramassé un petit bouquet, elle me le présenta d’une manière si simple, il y avait dans ses yeux un sentiment si singulier de regrets et elle nous quitta si mélancoliquement, que je fus remué jusqu’au plus profond de mon être. Je courus à elle, lui pris la main :

— Chère Gritti ! dis-je.

Elle détourna la tête.

— Christen, viens donc lui parler… Il y a quelque mystère… Dis-lui combien je voudrais la revoir, mais pas ici.

— Je vais l’engager à venir dimanche à la campagne avec nous.

— Oh ! oui !

Christen et Gritti s’entretinrent quelque temps en allemand. — Dimanche, à deux heures, tu viendras la prendre. Gritti désire que nous la laissions seule. En chemin, Christen m’apprit que la petite fleuriste s’était fait prier pour donner un nouveau rendez-vous ; mais elle avait avoué que je ne lui déplaisais pas, et elle me priait de garder son bouquet, comme elle garderait le mien.

Ces aventures mystérieuses, l’aveu de Gritti, son trouble et son bouquet m’avaient rendu tout à fait amoureux. — Allons, dis-je à Christen, je ne quitterai pas la ville sans parler le bernois. Et pendant deux jours j’étudiai une sorte de dictionnaire amoureux ; l’allemand me semblait la langue la plus douce du monde. Le dimanche suivant, j’allai dans l’Herrengasse, je vis avec une certaine inquiétude que la porte de la maison était fermée. Je frappai, on ne me répondit pas. Je revins chez Christen, le cœur serré comme aux approches d’un grand malheur. Je devins d’une humeur massacrante jusqu’au marché suivant, qui me parut vide et désert, car ta Gritti n’était pas à sa place ordinaire. Je poussai Christen à demander de ses nouvelles aux marchandes voisines, et on répondit que Gritti avait quitté la ville pour quelque temps. Moi-même, mes affaires me rappelaient en France, et j’embrassai Christen en le chargeant de me donner des nouvelles de la jolie petite Bernoise, ce qu’il fit exactement huit jours après d’une façon laconique : « La Gritti va se marier. »


CHAMPFLEURY.