Les Sept Croix-de-Vie/02

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Les sept
Croix-de-Vie

SECONDE PARTIE[1]


VIII.

Ce jour-là, M. de Croix-de-Vie avait dîné avec sa mère ; ils étaient venus tous deux, après le repas, s’asseoir sur le grand perron du château, au pied duquel croissait en pleine terre toute une luxuriante végétation de grenadiers, de myrtes et de lauriers-roses. Délicats enfans du midi, étonnés de vivre sous un ciel si nuageux, myrtes et lauriers fleurissent pourtant dans cet air presque tiède, et chaque année les rameaux d’or des grenadiers, chargés de leurs belles cloches de pourpre, s’entrelaçaient aux balustres du perron de Croix-de-Vie quand venait août ; mais les fruits qu’ils portent restent sans saveur, ils n’ont point reçu les baisers du soleil.

En face du perron s’étendaient en un immense demi-cercle les magnifiques jardins de Robert XV, bordés de terrasses construites à grands frais sur des épaulemens de rochers. Au milieu s’ouvrait le grand bassin. Là, dans les roseaux, chantait une fauvette aquatique au déclin du jour, et c’est ce chant qu’écoutait Martel. La douairière, elle aussi, rêvait : ce n’était point sa coutume. Bien sûre que l’attention de son fils était suspendue tout entière à cette fauvette innocente, elle prit entre sa main et son gant, où elle le tenait renfermé, un billet qu’elle relut vivement. Le jour était déjà bien incertain, et pour distinguer ces caractères écrits au crayon et à la hâte il fallait qu’elle sût ce billet par cœur. Sa lecture finie, elle le remit dans sa cachette et sourit. — Eh ! dit-elle tout bas, notre orgueilleuse s’est ravisée !

Puis, se penchant vers son fils et le frappant doucement à l’épaule : — Voilà, fit-elle, un oiseau bien heureux.

— Oui, ma mère.

— Bien heureux, dit la douairière ; vous l’écoutez avec attention, lui, et il vous charme.

— Ce n’est pas pour cela qu’il est heureux, répliqua Martel. C’est parce qu’il a la vie sans la pensée. Il s’abandonne au plaisir de vivre et ne voit pas la fin.

— N’a-t-il point cela de commun avec les hommes qui ont votre âge ? reprit la douairière en riant. Rappelez-vous le vieil apologue de la montagne aux deux versans qui est l’image de la vie…

— Suis-je bien sur celui qui monte ? interrompit brusquement Martel.

— Oh ! que oui, fit-elle, et moi sur l’autre. Je n’en suis pas si satisfaite. Il est vrai que c’est votre faute.

— Ma faute ?…

— Assurément. J’ai souvent entendu dire qu’on pouvait trouver de grandes joies à se regarder vieillir. C’est ce que j’ai mal senti pendant longtemps ; mais je le sentirais bien mieux aujourd’hui, si vous le vouliez.

— Eh bien ! murmura-t-il avec un geste lassé, que faut-il faire ? Essayons, madame, commandez.

— Je ne commande pas, je prie, dit la marquise. Vous savez que je ne suis pas une mère des anciens temps. La dernière douairière de Croix-de-Vie, votre aïeule, si elle vivait et si elle était ici à ma place, vous dirait bien pompeusement : Monsieur le marquis, vous manquez à votre devoir en ne songeant pas à continuer votre nom…

Le marquis ne répondit pas.

— Mais moi, je ne tiens pas un langage si solennel. Les manières du siècle me gagnent. C’est la mode à présent, même en bon lieu, que d’être une mère tendre et faible. Je ne vais point contre cette mode-là, et je vous dis seulement : Ne vous tarde-t-il donc pas d’aimer et d’être aimé. Martel ?

— Madame, répliqua le marquis, je ne fais pas de si beaux rêves.

— Eh ! qui rêve, de vous ou de moi ? s’écria-t-elle. Moi, je cherche les moyens d’assurer mon bonheur et le vôtre. Je fais même passer le mien devant, parce que je suis égoïste. Oh ! je veux bieu que le bonheur ne soit souvent qu’une chimère insaisissable, puisque les philosophes le disent. Qu’y a-t-il de plus réel cependant que le désir qu’on a de le posséder ? Je ne connais pas de peine plus charmante que de tenir sans cesse mes yeux fixés vers un but si agréable et que de travailler pour l’atteindre ; mais je travaille seule. Tandis que je m’ingénie et que je dresse mes plans, que faites-vous, mon pauvre Martel ? Vous écoutez chanter les oiseaux…

Elle ne put achever. Un effroyable tumulte de voix qui éclata dans l’aile gauche du château couvrit la sienne. C’est là qu’était située la chapelle ; ces cent voix chantaient en chœur. Cela ne ressemblait guère aux gazouillemens de la fauvette ! Ce furent des litanies d’abord, puis un cantique. Les sons de l’orgue accompagnaient cette terrible psalmodie. Les femmes glapissaient, la troupe des enfans piaulait, les hommes faisaient le bourdon. Une voix bien connue du marquis et de sa mère menait le concert comme elle pouvait ; mais, si bien exercée qu’elle fût, cette voix n’en sortait pas moins d’une bouche qui ne se hâtait jamais… Soudain elle ralentit la mesure, et le chœur pieux et sauvage s’arrêta court. Mme de Croix-de-Vie se pâmait de rire. — Pauvre abbé ! disait-elle. Et la gaîté convulsive qui agitait toute sa petite et spirituelle personne l’empêchait de poursuivre. — Oh ! le pauvre abbé ! Il avait si bien arrangé sa fête. J’avais, moi, paré la chapelle. C’était pour le dernier jour du mois de Marie. Tous les gens de Croix-de-Vie sont là. J’avais promis d’assister à la cérémonie.

— Ma mère, dit le marquis, que ne m’avez-vous parlé de cette promesse ?

— Eh ! s’écria-t-elle, je l’ai oubliée. Vous me faisiez compagnie.

— Je vous aurais suivie à la chapelle.

La douairière rougit de dépit et d’abord ne répondit point. Elle s’était promis, elle aussi, une belle soirée, là, côte à côte avec ce fils qui si souvent vivait loin d’elle, et elle avait aussi arrangé sa fête. Chesnel avait raison de dire que l’amitié de son maître pour l’abbé de Gourio rendait Mme de Croix-de-Vie jalouse. Qui conduisait maintenant le marquis à la chapelle, où il n’allait plus depuis un an, si ce n’était la crainte de blesser par son absence ce cher cousin, l’organisateur du concert ? La pauvre douairière offensée songea qu’on n’avait point tant de ménagement pour elle, et si l’ombre avait été moins épaisse. Martel aurait pu voir une larme dans les yeux de sa mère, qui avaient été autrefois de si beaux yeux. Mme de Croix-de-Vie se leva et se dressa de toute sa taille, qui n’allait pas encore bien haut. La colère lui faisait aussi retrouver son alerte tournure du temps jadis. — Soit, dit-elle, il est encore temps de réparer mon oubli. Donnez-moi votre bras.

Ils descendirent les quinze degrés du perron, ils prirent le chemin de la chapelle. Pour y arriver, ils devaient rentrer dans la grande cour intérieure en traversant les parterres qui bordaient le pied du château ; mais à peine avaient-ils fait cent pas que la marquise s’arrêta. — Mon cher enfant, dit-elle à demi-voix, les murs de la chapelle vont s’étonner de vous revoir. Est-ce que je ne sais pas bien que vous ne priez plus ?

— Cela est vrai, murmura-t-il.

— Hélas ! j’en suis bien fâchée, reprit la marquise ; mais ce sont là des choses sur lesquelles on ne dispute point. Seulement je vous préviens que l’abbé va prêcher.

Et comme il se taisait : — Ce n’est pas tout, dit-elle, j’admire qu’ayant perdu la foi aux prières, vous ayez gardé l’amour des sermons.

— Vraiment, ma mère, répliqua le marquis, préférez-vous la promenade aux exhortations pieuses de mon cousin ?

— Oh ! s’écria-t-elle, qui vous fait croire cela ? C’est tirer votre conclusion bien vite. Une promenade avec vous, mon cher Martel, vaut tous les sermons du monde, j’en conviens. Si c’est une impiété que je dis là, que Dieu me la pardonne ! Mais, par exemple, s’il fallait choisir entre mes promenades ordinaires du soir avec M. de Lescalopier, mon voisin, ou bien une homélie de mon neveu de Gourio dans la chapelle, je choisirais peut-être l’homélie.

— Et pourtant vous avez bien de la complaisance pour M. Lescalopier, ma mère, et bien peu pour mon cousin.

— Eh ! repartit Mme de Croix-de-Vie, je vais vous reprocher justement la disposition contraire. Vous n’aimez pas notre voisin de Bochardière, oh ! pas du tout ; mais, grand Dieu ! que vous avez d’indulgence pour l’abbé, mon cher Martel !

— Je l’avoue, dit le marquis. J’envie René bien plus encore que je ne l’aime. Son âme…

— Est comme une eau qui dort, interrompit en riant la marquise.

— Pourquoi n’aurait-il pas la paix intérieure ? dit le marquis de sa voix profonde. Il a choisi l’état qui la donne. Il a mis son cœur entre les mains d’un Dieu auquel il peut croire, lui, sans lâcheté. Jamais il n’a trouvé ce Dieu aveugle et sourd. Il n’est point de ceux à qui l’honneur défend de demander plus longtemps justice. Les Gourio ont une histoire qu’ils peuvent relire sans que la raison leur manque et sans qu’une suite de fantômes… Il se tut, il avait senti la main de la marquise se crisper autour de son bras. — Ma mère…, dit-il.

Elle ne répondit point. Alors il se laissa glisser à genoux devant elle, il saisit le bord de sa robe et la baisa. — Ma mère, balbutia-t-il, cette fois encore pardonnez-moi !

— Que faites-vous, Martel ? dit la douairière avec un sourire qui lui déchirait les lèvres. Et notre promenade, ne la continuons-nous pas ?

Il obéit, la marquise reprit son bras, et ils suivirent la terrasse qui bordait les jardins du côté de l’ouest. Ils étaient muets tous les deux et n’espéraient ni l’un ni l’autre trouver de longtemps à rompre un pareil silence. Le passé saignait, criait autour d’eux. — Fantômes ! avait dit le marquis, atroces visions, épouvantemens de la fatalité qui jamais ne se lasse ! — Ainsi la légende terrible était vraie ; celui qui devait en être la victime venait encore malgré lui d’en rendre témoignage. Ainsi la tempête des souvenirs se déchaînait sans cesse dans ce superbe et triste Croix-de-Vie, chaque fois y soulevant la poussière des morts !

Cette terrasse dominait une campagne sèche, noire, tourmentée, une suite de pentes brusquement coupées et de ravines inégales : çà et là des bouquets de bois, des champs maigres et de misérables huttes, plus loin les prairies jaunâtres qui formaient à cette royale demeure une si morne ceinture, plus loin encore le bord de l’eau. Les saules tortus et grimaçans, avec leurs longues chevelures pâles et leurs airs de spectres, gardaient l’accès de la rivière. Le regard passait au-dessus de ce flot sans couleur et cherchait à s’étendre sur l’autre rive. De ce côté, entre une double rangée de collines, la plupart arides et dépouillées, s’ouvrait une percée profonde au bout de laquelle, de la terrasse de Croix-de-Vie, on pouvait dans les jours clairs découvrir un grand clocher dans la plaine. Là était la ville. Dans cette direction bien connue, le ciel apparut tout à coup ce soir-là rouge et comme embrasé des reflets d’une fournaise immense. Mme de Croix-de-Vie laissa échapper un cri qui n’était point l’accent de la peur ; on eût dit plutôt un cri de plaisir. — Voyez-vous ces feux ? dit-elle.

— Ce sont des feux de joie dans la ville, répliqua Martel. Je les ai vu préparer. On m’a dit, si je m’en souviens, que c’était en l’honneur d’un nouveau décret.

— Ne me dites pas quel décret ! s’écria la marquise, je ne veux pas le savoir.

Mais cette colère était feinte. La marquise, pour la première, pour l’unique fois de sa vie, était tentée de bénir les révolutions. Ces feux de joie avaient bien été allumés pour célébrer ce qu’elle détestait et redoutait le plus au monde ; mais ils lui apportaient la diversion qu’elle cherchait. — Oh ! fit-elle en se croisant les bras d’un grand air de menace et de défi, quels cris ils doivent pousser là-bas ! Les murailles en tremblent. Encore si ces flammes-là pouvaient purifier l’air de leurs sottises !… Martel, que faut-il penser de tout ce qui est arrivé dans ce malheureux pays de France depuis trois mois ?

— Ma mère, dit Marlel, il n’est rien arrivé que de logique, rien que d’attendu depuis longtemps.

— Je ne m’y attendais point, interrompit la marquise, et je m’y perds. Ce peuple-ci ne voulait plus de prêtres, ni de seigneurs, ni de roi. Les seigneurs, où sont-ils ? Nous autres Croix-de-Vie, mon pauvre marquis, nous sommes devenus des propriétaires. Ces Français incorrigibles tiennent maintenant leurs prêtres à gages ; ils ont bien encore un roi, mais ils le chassent quand cela leur plaît. Que veulent-ils de mieux ? Votre esprit est bien plus ouvert que le mien, Martel, et vous comprenez ce que je ne comprends point ; de grâce expliquez-moi pourquoi l’on fait encore des révolutions ? Cela était bon quand il restait quelque chose encore à nous prendre.

— Cela est toujours bon, reprit le marquis. — Toutes ces questions, dans leur naïveté singulière, lui arrachaient enfin un sourire. — Au fond, ma mère, vous en voulez au genre humain de ce qu’il se meut et s’agite.

— Mon Dieu ! fit-elle en soupirant, il pourrait, ce me semble, demeurer tranquille.

— Justement il ne le peut pas. Parmi toutes les raisons que les peuples ont de faire des révolutions et de vous déplaire, la meilleure, allez ! madame, est celle qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes : c’est la raison du destin.

— Maudit destin ! fit-elle gaîment, vous le mettez partout. Martel.

— Si la rivière qui est là débordait et changeait de place…

— Ou si c’était la mer, s’écria la marquise en riant.

— La mer, soit, continua-t-il. Si elle changeait de route demain, elle ne saurait pas pourquoi. Les peuples ne le savent pas davantage. La terre appartient désormais à la masse confuse ; c’est elle qui règne, et bientôt ce sera sans partage. La fatalité frappe les vieilles races afin que tout soit consommé ; mais voici une dissertation bien solennelle.

— Elle l’est un peu, repartit la douairière.

— N’en prenez donc que le sens, qui renferme un bon conseil, dit-il. Résignez-vous, ma mère, à penser sans trop d’amertume que les Croix-de-Vie n’ont plus rien à faire dans ce monde que je viens de vous dépeindre, et qu’il est bon que j’en sois le dernier.

— Encore ! toujours ! murmura Mme de Croix-de-Vie… Eh bien ! non, je ne fuirai pas aujourd’hui ce triste sujet. Je suis prête à vous répondre. Me résigner, dites-vous ! Jamais vous n’apprendrez à me connaître ! Mais d’abord ne pensez pas que votre opiniâtre folie fasse de l’impression sur mon cœur. Ce n’est que l’état du vôtre qui m’afflige. Non, vous ne serez pas le dernier de votre maison, à moins pourtant que par cette parole sinistre, que vous répétez sans cesse comme un défi, vous ne finissiez par tenter Dieu… , Martel, je crois que je m’emporte, ajouta-t-elle avec le vaillant sourire qu’elle savait trouver dans ces périlleux momens. Le plus fou de nous deux n’est pas vous, mon fils. Il est bien certain que vous serez le dernier des Croix-de-Vie, si vous le voulez.

— Et je le veux, dit-il. L’honneur le veut aussi, ma mère. Un seul des nôtres s’est marié à l’âge que je viens d’atteindre, c’était mon père. Je ne l’ai pas connu.

— Mon Dieu ! fit à demi-voix la marquise, que les enfans sont cruels !

— Cruels ! dit-il, non, c’est clairvoyans qu’il faut dire.

— Rayez encore ce mot, reprit-elle avec la même énergie. Cette clairvoyance n’est que de la faiblesse. Qu’avez-vous fait de votre courage, monsieur de Croix-de-Vie ? Ne vous souvient-il plus de l’affaire de Tiffauges ? Vous aviez dix-sept ans alors. Est-ce moi maintenant qui dois porter ici un cœur d’homme ? Je sais pourtant bien que vous me croyez oublieuse et timide. Vous m’accusez tout bas de ne songer qu’au moment présent ; vous pensez que j’ai voulu dissiper mes souvenirs pour effacer mes terreurs…

— Ma mère…

— Ne vous défendez pas, continua-t-elle d’une voix brève. Je peux avoir l’air d’oublier le passé. C’est une faute qui m’a coûté bien cher, puisque j’y ai perdu une part de votre affection et même de votre estime ; mais la confiance que j’ai toujours montrée dans des temps meilleurs, je ne la feignais pas. Seule ici j’envisage l’avenir d’un regard libre. Je suis vieille, et c’est moi qui ai la force. On ne le croit point ; mais qu’importe ? On ne me voit plus pleurer les morts, et c’est ce qu’on ne me pardonne pas. N’ai-je donc point assez de larmes à verser sur la dureté des vivans ? Mon fils, je vais vous dire une effroyable chose. Ne m’en gardez pas de ressentiment. Je la porte et je la cache depuis dix ans au plus triste et au plus profond de moi-même ; vous me l’arrachez. Martel, je sais que vous ne m’aimez pas…

— Ma mère ! s’écria le marquis, je vous jure que je vous aime. La marquise demeura muette un moment. — Vous avez bien fait de jurer, dit-elle.

Et puis mettant sa main sur les siennes : — Jamais je ne vous avais parlé ainsi, reprit-elle. Je vois bien que votre méchant cœur en est amolli. Ah ! je vais profiter de ce moment que je ne retrouverai point. Vous vous êtes donné à moi tout à l’heure par ce serment que vous venez de faire ; vous êtes redevenu mon bien, je vous reprends. Et cela est heureux pour vous, mon fils. Aveugle que vous êtes, depuis dix ans vous souffrez ; votre âme est en peine, et jamais la pensée ne vous est venue que le port de salut c’était moi, c’était votre mère !

— J’ai eu souvent cette pensée, dit le marquis.

— Est-ce bien vrai ?… Oh ! Martel, quelle main est mieux faite que la mienne pour bercer vos maux et pour vous guérir ? Qui saura mieux vous inspirer le goût de vivre que moi, dont la vie n’est rien que par la vôtre ? Le jour, voyez-vous, n’existe que par le soleil. Fiez-vous-en donc une fois à ma tendresse, qu’aucune autre ne peut égaler. Je vous conduirai par des chemins si doux que vos pieds ne sentiront pas le sol qu’ils fouleront. Ce ne sera que la grande route de la réalité, mon cher enfant, le chemin de tout le monde. Les fantômes n’auraient garde de s’y hasarder. Ah ! l’on n’y a jamais vu passer le destin, on n’y rencontre que les malheurs communs et les bonheurs ordinaires : aussi jamais l’esprit ne s’y égare… Ce chemin, Martel, il faut le suivre avec moi, sous ma garde, sans quitter ma main. Le voulez-vous ?…

— Je ne sais, dit-il…

— Mon fils, promettez-le-moi.

— Eh bien donc ! dit-il, je vous le promets, ma mère.

— Ainsi, s’écria-t-elle, je vous aurai là, souvent à mes côtés, comme autrefois, lorsque vous étiez enfant. La tranquille existence des anciens jours, nous allons la recommencer ensemble… L’abbé d’abord n’en saura que penser. Ses yeux sont lents à voir, et il est lent à en croire ses yeux. Notre voisin de Bochardière… Mais vous ne l’aimez point. Martel… comment faire ?

— Mais, dit le marquis, il faut le lui laisser ignorer, ce me semble.

— Quoi ! fit-elle, vous allez devenir indulgent, même pour mes amis ? Quel miracle !

Elle hésitait pourtant. Sa conscience légère, mais très droite, lui reprochait bien un peu la petite comédie qu’elle allait jouer dans un pareil instant ; mais avec son esprit mobile elle n’avait déjà plus de pensée que pour un heureux dénoûment. Et d’ailleurs elle se disait que le salut de son fils dépendait du succès de ses ruses ; dès lors elle les trouvait bien innocentes. — J’y songe, dit-elle, Lescalopier doit venir demain au château.

— N’y vient-il pas tous les jours ? dit Martel.

— Eh ! oui, reprit la douairière, mais il ne sera pas seul demain. Sachez qu’il nous présente sa fille.

— Sa fille !

— Certes. Mlle Violante de Bochardière. Violante ! quel nom ! Il paraît qu’il est fort à la mode dans les montagnes où elle est née. Donc Mlle Violante avait fait vis-à-vis de moi, durant quatre ans, la dédaigneuse et la sauvage. C’en est fait de cette fantaisie ; elle demande maintenant à me voir. N’avez-vous jamais aperçu Mlle de Bochardière à la chapelle du château. Martel ?

— Ma mère, s’écria le marquis, je vous demande sérieusement de me relever pour demain de ma promesse. Vous me permettrez de demeurer chez moi.

— Point du tout. Martel, je vous le défends. Vous renfermer, vous cacher quand un rayon de jeunesse va éclairer la maison ! Qui sait si cette demoiselle Violante n’est pas gaie comme le printemps ? Elle est belle, et j’imagine qu’elle ne vous fait pas peur… Mais vous ne voulez donc point me répondre ? Vous souvient-il de l’avoir vue ?

— Je l’ai vue, dit-il d’une voix altérée, aujourd’hui même.

— Mais j’y pense : vous avez dû passer ce matin devant le manoir ?…

Et la vaillante, frivole et incorrigible douairière, se représentant Violante à la fenêtre de la fameuse tour réédifiée par son bon ami Bochardière tandis que le marquis de Croix-de-Vie passait sur la route, se mit à rire aux éclats. Martel avait retiré sa main d’entre les siennes. — J’ai besoin de repos, madame, lui dit-il, et je désire rentrer.


IX.

Violante était à Croix-de-Vie. Elle sortait de la chapelle. Elle passa sous le grand porche, qui faisait communiquer la cour intérieure avec les jardins, et jeta devant elle un regard étrangement allumé par tant de pensées diverses qui se heurtaient dans son esprit depuis qu’elle se voyait dans ce château. Son père, dès la fin de la matinée, l’avait pressée de quitter Bochardière ; il voulait arriver à Croix-de-Vie avant l’heure où la marquise sortirait de son appartement ; il était soucieux depuis le matin, et, mettant pied à terre dans la cour du château, il avait envoyé quérir Chesnel. Alors il avait prié sa fille d’entrer dans la chapelle, en promettant qu’il viendrait la chercher dans un moment. Impatienté d’attendre le valet, il s’était mis lui-même à sa recherche, et Violante, lasse de voir le temps s’écouler, avait fait quelques pas hors de sa retraite et gagné l’entrée des jardins. D’abord elle y demeura immobile ; ce pli de menaçant augure qui faisait le tourment de M. de Bochardière se dessinait sur son front. — Pourquoi suis-je ici ? se demandait-elle.

Elle y était par un acte de sa volonté, par une libre résolution qui ne venait bien que d’elle-même. La veille, après avoir, de sa cachette, surpris M. de Croix-de-Vie sur le petit calvaire, rentrant au manoir à la nuit tombée, elle était allée trouver son père. Il se promenait dans les charmilles en compagnie de son ambition trompée, qui lui tenait un amer langage. — Mon père, avait dit Violante, M. de Croix-de-Vie connaît-il les projets que vous et Mme la marquise aviez formés sur moi ?

Et comme l’avocat avait répondu sans hésiter que ces projets, le marquis ne les connaissait pas : — J’irai donc au château, mon père, avait dit Violante.

Elle avança d’un pas encore et atteignit ainsi la terrasse de l’ouest qui dominait la campagne noire et la rivière endormie sous les saules. Elle se trouvait justement à la place où, le soir précédent, Mme de Croix-de-Vie parlant à son fils de Mlle de Bochardière et lui demandant si jamais il ne lui était arrivé de l’apercevoir, le marquis avait répondu qu’il l’avait vue ce jour même… Si Violante eût pu connaître cette réponse, si elle avait entendu le ton à la fois humilié et méprisant du marquis quand il disait cela !…

Ces jardins superbes s’ouvraient devant la jeune fille : elle se retourna ; tout ce côté du château se développa sous ses yeux avec sa merveilleuse façade brodée, ses myriades de fenêtres chargées d’ornemens, sa haute toiture et ses cheminées orgueilleuses. La pensée vint à Violante que son père avait eu son dessein en la laissant seule au milieu de tant de magnificences et de cet air de grandeur répandu partout autour d’elle. Sans doute comptait-il pour l’éblouir sur ces écussons précieux qui décoraient le front de la maison. Elle sourit. Ce n’était pas la curiosité d’une belle demeure qui l’avait amenée à Croix-de-Vie. Elle jugea enfin que son père l’abandonnait ainsi trop longtemps ; comme toujours, il forçait les choses et les poussait à la critique et à la révolte. Où était-il ? Lentement elle revint vers le porche. Un garde-chasse traversait la cour, puis vinrent deux valets qui causaient ensemble ; ils s’arrêtèrent, la regardant de loin. Mlle de Bochardière rougit vivement, et tout de suite, hâtant le pas, se mit en devoir de regagner la chapelle ; mais, comme elle allait y rentrer, un prêtre lui apparut sur le seuil ; il la salua.

Elle connaissait l’abbé de Gourio. Cette grande figure régulière et blanche ne s’oubliait pas aisément lorsqu’une fois on l’avait vue. Elle demeurait dans la mémoire comme ces longs fantômes blancs qui glissent le soir dans les prairies et qui ne manquent jamais de repasser devant nos yeux quand nous songeons au brouillard et au pâle automne. Le salut de M. de Gourio plut fort d’ailleurs à Violante ; c’était un salut courtois, et loyal, car, si l’abbé était prêtre, il était aussi gentilhomme et le meilleur homme du monde avec cela. Le pli noir qui obscurcissait le front de Mlle de Bochardière en aurait été effacé peut-être ; mais elle ne pouvait prendre son parti sur la situation choquante où la mettaient la distraction et l’oubli de son père ; plus que jamais elle s’indignait de l’étrange façon qu’il avait là de l’introduire dans cette maison. — Mademoiselle, lui dit l’abbé, faisant mine de lui livrer passage, si vous veniez ici pour prier, que je ne vous arrête point !

Si elle connaissait la figure de l’abbé au bois dormant, jamais elle n’avait entendu sa voix. Cette molle cadence faillit lui arracher un sourire. Les quatre mots qu’avait dits l’abbé, il les avait, suivant sa coutume, séparés par quatre demi-pauses. Violante répondit d’un geste négatif, et, par une réaction bien naturelle, son visage, après l’imperceptible lueur qui venait de l’éclairer, n’en redevint que plus sombre. L’abbé, malgré l’indolence de son esprit, parut comprendre ce qui se passait dans celui de la jeune fille. — Mademoiselle, reprit-il, je crois pouvoir vous assurer que M. votre père va vous rejoindre dans un instant.

— Je vous remercie, monsieur l’abbé, dit Violante.

— Je sais aussi qu’il n’a pu revenir plus tôt auprès de vous. Il en coûtait sans doute à l’abbé d’excuser l’avocat, qu’il aimait si peu. Le vif attrait qui le portait vers la jeune fille et le désir de le lui montrer étaient la cause de ce bon mouvement, que ne pouvait manquer d’encourager la charité chrétienne. Il offrit à Mlle de Bochardière, pour lui faire passer le temps, de l’accompagner jusqu’à l’entrée des jardins.

— J’ai vu les jardins, répliqua-t-elle.

Cependant il remarqua que l’inflexion de sa voix avait changé et insensiblement s’était adoucie pour lui répondre. Au moins ce n’était pas à lui qu’elle en voulait, c’était bien à son père. Cette pensée ne lui déplaisait point. Il se prit à la regarder plus attentivement encore, ce qui lui fut aisé, car elle ne tenait pas les yeux fixés sur lui. Violante était extrêmement et très simplement parée, vêtue d’une robe et d’une mante de gaze violette, la couleur qu’elle aimait le mieux ; les plis de la gaze frissonnaient sur une jupe de soie de même couleur. Pour coiffure, Mlle de Bochardière avait un chapeau rond de paille blanche, bordée d’une dentelle également blanche, dont la légèreté tranchait vivement avec tout le reste de cet ajustement un peu sévère. L’abbé intérieurement ne se fit point de difficulté pour trouver que Violante était belle, et justement de la beauté qui convenait pour sauver les Croix-de-Vie, si Dieu voulait que les Croix-de-Vie fussent sauvés. Il leva un regard humide vers le ciel ; mais quand il le ramena vers la terre, il s’aperçut que le dépit de Violante s’était bien accru depuis une minute. Elle frappait du pied sur les dalles. — Mademoiselle, s’écria-t-il avec un empressement miraculeux dans sa bouche, voici votre père.

M. de Lescalopier de Bochardière s’avançait à l’extrémité de la cour en compagnie de Chesnel. Magnus, le grand chien danois, les suivait. Il demeura court en apercevant l’étrangère, puis soudain, s’élançant avec la rapidité d’un boulet de canon qui fend l’air, il fut en quatre bonds auprès de Violante. Il jappait doucement, il rampait à ses pieds, ou bien il tournait en folâtrant autour d’elle, et Chesnel l’appelait en vain, — Magnus, holà ! méchante bête !

— Laissez, dit Violante en souriant et en flattant de la main le chien indocile.

Magnus se dressa, appuya ses pattes sur les épaules délicates de sa nouvelle amie et se mit à la caresser de son grand regard doux et clair. — Voilà qui est étrange ! murmura l’abbé. Ne dirait-on point qu’il vous connaît, mademoiselle ?

— Je le crois, fit Chesnel, qui accourait. Je ne serais pas surpris qu’il eût rencontré mademoiselle dans le bois. Ils auront fait tous deux connaissance ensemble.

— Jamais, dit-elle.

— Les bêtes savent bien ce qu’elles veulent, reprit Chesnel. J’ai trouvé dix fois Magnus sur le chemin du manoir, et je l’ai ramené au château.

En disant cela, Chesnel faisait ce qu’avait fait l’abbé, ce que faisait Magnus lui-même, l’intelligent animal ; il regardait Violante. Il la regardait jusqu’au fond de l’âme.

— Eh bien ! s’écria Violante en souriant et en rajustant les plis de sa mante, que les transports de Magnus avaient quelque peu fripée, qu’allais-tu donc faire au manoir, mon pauvre Magnus ?

— Vous chercher, dit Chesnel de sa voix rauque et profonde.

— À bas, Magnus ! fit Violante.

Elle savait désormais que ce chien était celui du marquis.

En ce moment, son père la rejoignit. Il était plus soucieux encore qu’au départ : il lui reprocha de ne l’avoir pas attendu dans la chapelle, mais elle n’y prit aucunement garde. Il l’avertit que Mme de Croix-de-Vie était prête à les recevoir tous les deux. Violante arma son visage. Contre les séductions de la douairière, elle se sentait bien de la force ; mais contre ce.prêtre aux manières attendries, contre ce rude valet qui lui parlait de cet air étrange, mystérieux, presque suppliant, elle n’en avait point. Rien n’avait pu lui faire prévoir l’accueil qui l’attendait à Croix-de-Vie, ni que les cœurs s’ouvriraient sur son passage, ni que l’âme de la maison viendrait au-devant d’elle. Et maintenant elle avait beau se défendre d’une émotion si peu prudente, une source importune de trouble et de douceur n’en coulait pas moins dans tout son être, et il lui sembla que ses yeux, dont le regard ordinairement était si ferme, se voilaient et lui faisaient voir les objets comme en un rêve. Est-ce que la superstition allait l’envahir aussi sur le seuil de cette demeure où elle régnait dans toutes les âmes ? Elle fit un dernier effort pour secouer l’enchantement, pour se rendre à elle-même et retrouver sa froide raison ; elle dit à son père qu’elle serait aise de voir enfin Mme la marquise.

Mais comme ils repassaient tous deux dans les jardins, l’abbé se mit en devoir de les accompagner. Le chien Magnus ouvrait la marche ; il revenait sur ses pas et continuait ses bonds joyeux autour de Mlle de Bochardière. Chesnel se tenait immobile sous le grand porche et la suivait des yeux.

La marquise se leva précipitamment quand entrèrent M. de Lescalopier et sa fille. C’était de sa part une bonté bien marquée : après tout, elle aurait pu ne faire que se soulever sur son fauteuil ; mais son émotion, car elle en eut, l’emporta. Dans le même moment, elle sourit, elle pâlit, ses yeux brillèrent et parlèrent, et sa bouche laissa vraiment échapper un petit cri de plaisir. Tout cela ne pouvait être joué, Violante le vit bien ; il n’y a de si vif que ce qui est sincère. Mme de Croix-de-Vie s’avança preste, gracieuse, caressante, charmante et irrésistible de tout point, vers Mlle de Bochardière. — Soyez la bienvenue, lui dit-elle, ma chère enfant. Voyez ! point de mademoiselle entre nous ! Je supprime tout de suite les façons et les mots. Je peux bien croire que nous sommes de vieilles amies, puisque depuis trois ans je vous attends. Voici le marquis, mon fils.

Il était là, il lisait, lorsque Violante et son père s’étaient montrés à la porte du salon avec l’abbé ; il tenait encore son livre à la main. Il s’inclina sans prononcer une parole, et sous ce froid salut Violante se sentit bien près de rougir. C’était le même air de hauteur et de défi qu’elle lui avait vu la veille en face de la croix. — Mon fils, reprit la marquise, vous me disiez hier qu’il vous souvenait bien d’avoir rencontré autrefois Mlle de Bochardière.

Il salua une seconde fois, toujours muet.

Sans se laisser troubler, la marquise, entraînant Violante, la fit asseoir à ses côtés sur un sofa. — Quoi ! lui dit-elle, vous avez bien le cœur de tenir renfermée la jolie personne que voilà ? Ma chère enfant, c’est un crime.

— Il ne nuit qu’à moi, madame, répliqua Violante.

— C’est égal, reprit la douairière, on dit que Dieu fait bien tout ce qu’il fait. Savez-vous que j’ai envie d’en douter un peu, car enfin pourquoi nous a-t-il donné à toutes les deux le goût de la solitude ? Il aurait pu du moins corriger par la sociabilité de l’une la sauvagerie de l’autre…

— Madame la marquise, fit Violante, essayant de sourire, c’est moi seule qui suis sauvage.

Le langage léger et affecté tout à la fois de Mme de Croix-de-Vie lui causait déjà de l’impatience. Ne savait-elle pas bien que la solitude n’était pas un goût chez la douairière ? À quoi bon parer ses tristesses et masquer ses ressentimens ? La noblesse des environs venait au château le moins qu’elle pouvait, et la marquise ne le lui pardonnait point. Les Croix-de-Vie étaient délaissés, voilà la vérité amère… Quel est le fruit naturel du malheur, si ce n’est l’abandon ?

— Faites comme nous sommes, continua la douairière, nous aurions bien pu passer dix ans dans le même lieu sans nous rapprocher, ni presque nous connaître ; mais vous avez fait le premier pas… Je raffole de votre chevelure, ma chère enfant.

— Ce sont des cheveux blonds, madame.

— Eh ! les miens aussi étaient blonds. Ils ne valaient pas les vôtres… Trouverez-vous ici quelque plaisir ? Je n’ose m’en flatter. Je suis vieille, et, ma foi, il conviendrait aussi que je ne fusse point gaie à mon âge,… mais je ne le peux. Ce qu’il y a de pis, le savez-vous ? c’est que je n’aime pas les personnes tristes.

— Madame la marquise, dit Violante en souriant franchement pour cette fois, je vous assure que je ne le suis point.

— Je le sais, je le sais ; vous êtes seulement sérieuse… La ravissante toilette que vous avez là ! Je vous étonnerais peut-être si je vous disais que j’ai toujours considéré la science de la parure chez les femmes comme une grâce particulière. C’est un don du ciel. Au moins le soin de vous habiller si bien doit-il vous occuper quelques heures. C’est autant de pris sur l’ennemi… Mais, grand Dieu ! que pouvez-vous faire le reste du jour dans le vilain manoir de votre père ?

— J’attends le lendemain.

— Oui, reprit la douairière, et vous regrettez le passé. Vous pleurez peut-être bien encore vos belles montagnes que vous aimiez tant… Tenez, vous êtes charmante, et, si sérieuse qu’on doive vous voir, votre présence ici sera toujours comme un lever de soleil. Ah ! la belle chose que la jeunesse, et que cela fait de plaisir à regarder à de vieux yeux comme les miens !

Mais Violante ne pouvait plus lui prêter qu’une attention distraite. Un entretien bien différent qui se poursuivait dans une autre partie de ce vaste salon l’attirait malgré elle. La marquise le voyait bien, et n’avait envie ni de s’en offenser ni de s’en plaindre.

— Eh ! vraiment, fit-elle, que disent-ils donc là-bas ? Le marquis et votre père sont rarement d’accord. Savez-vous quel est le sujet de la querelle ?

— Point du tout, madame, répondit Violante.

— Monsieur le marquis, disait avec emphase l’avocat Lescalopier, je sais les respects que je vous dois, vous connaissez ceux que je vous porte ; mais pour cette fois je vous contredirai au risque de vous déplaire…

— Vous ne sauriez me déplaire, monsieur, dit sèchement le marquis.

— On ne m’empêchera pas de parler de l’affaire de Tiffauges, s’écria l’avocat, on ne m’empêchera point de dire que je ne connais rien de plus beau dans l’histoire de l’antiquité tout entière. Le trait de Décius a son prix, j’en conviens ; le trait de M. de Croix-de-Vie lui ressemble et le surpasse. Quant à nos histoires modernes, n’en parlons point, elles ne contiennent rien de pareil. Eh quoi ! l’on avait enlevé chez l’un des nôtres une liste écrite de sa main, portant tous nos noms, et personne après cela ne pouvait sentir sa tête bien assurée sur ses épaules. On se plaît à dire aujourd’hui que le gouvernement que nous allions combattre en 1832 était débonnaire ; qui croit cela ? Cette liste, l’officier qui menait la colonne ennemie la tenait avec lui dans sa tente, sous son chevet… M. le marquis de Croix-de-Vie se glisse dans le campement, au milieu de nos bois, trompe les sentinelles, et rampant dans l’ombre, le poignard aux dents, arrive jusqu’à la tente du chef. Il y pénètre, et sous sa tête même ravit cette liste. Que dites-vous de cela, monsieur de Gourio ?

— Je dis, répliqua l’abbé, j’ai toujours dit que mon cousin était un héros quand il le voulait.

— Et M. le marquis n’avait alors que dix-sept ans !

— C’est pourquoi il n’y a pas grand mérite à ce que j’ai fait, dit le marquis. Mon heure était loin encore. Je savais que je ne pouvais mourir.

—… Ma chère enfant, dit Mme de Croix-de-Vie à Violante, vous plairait-il de faire le tour des jardins ?

Et se tournant vers son fils : — Martel, au retour, je serai lasse, je compte sur votre bras.

Elle sortit la première. L’impression de l’air rafraîchit son front, qui brûlait. — Ma chère enfant, dit-elle à Violante, qui l’avait suivie, les femmes peuvent bien converser ensemble et dire des riens, puisque les hommes se disputent. Mon fils est un peu comme vous ; c’est aussi un prince sauvage…

— Il ne me le semble point, madame, interrompit froidement Violante.

— Il ne vous le semble point, répéta la douairière, prenant tout à coup un air admirablement pensif ; peut-être avez-vous raison. Vraiment je crois que le marquis, lorsque vous êtes entrée, vous a saluée et accueillie d’une façon quasi galante.

Violante de nouveau rougit.

— Je ne plaisante point du tout, reprit la marquise. Dire que mon fils déteste le monde, ce ne serait avouer qu’une partie de la vérité. Je crois plutôt qu’il voudrait être tout seul sur la terre, afin d’être bien sûr de ne jamais rencontrer face humaine. Aujourd’hui il est resté ! Jamais il n’en a tant fait pour personne. Lorsqu’un de nos voisins vient au château, M. de Croix-de-Vie se retire chez lui et ne reparaît point. Consultez à ce sujet votre père.

— Madame, dit Violante, c’est que vous ne tenez pas bien fort à ce que M. le marquis reste alors à vos côtés. Si vous vouliez l’en prier, il s’en ferait un devoir sans doute.

— Mais, riposta vivement la douairière, l’ai-je donc prié de demeurer aujourd’hui ?

— J’espère que non, madame, répliqua Mlle de Bochardière, car c’eût été de votre part un excès de bonté qui n’aurait point manqué de devenir une contrainte incommode pour M. le marquis.

— Ma chère enfant, dit Mme de Croix-de-Vie en souriant, vous serez mère sans doute quelque jour. C’est un plaisir mêlé de peine, allez ! Dieu me garde de vous souhaiter un grand fils comme le mien ! Vous seriez si vieille. Et puis vous vous apercevriez peut-être que l’autorité maternelle n’est qu’un vain mot… Si j’en crois de certains mauvais rapports, — ce n’est pas de votre père au moins que je les tiens, — vous n’êtes pas non plus une fille bien docile.

— Je ne sais, répondit Violante, ce qu’on doit entendre par la docilité, madame. Mon devoir est d’obéir à mon père dans la conduite de la vie ; ce qu’il m’ordonne, je le fais autant que je le peux, mais…

— Mais vous gardez votre façon de penser et de voir.

— Mes goûts, mes pensées, mes opinions sont à moi, madame.

— C’est bien sûr, dit ironiquement la marquise. Voilà précisément ce que me répondait mon fils autrefois, quand je pouvais encore disputer de ces choses avec lui. Le temps de la dispute est passé ; son âge lui donne certainement le droit de conduire où il veut sa pauvre âme, si grande et si folle. Mon neveu de Gourio a raison de dire que son cousin est un héros quand il lui plaît, un héros, un preux et naguère un saint, tout ce qu’il y a de plus pur et de plus noble sous le soleil… Ce n’en est pas moins comme vous un enfant rebelle.

— Madame, dit Violante avec une gaîté étrangement forcée, vous me faites sans doute bien de l’honneur de me comparer, en si peu de chose que ce soit, à M. le marquis !

— C’est qu’il y a vraiment bien de la ressemblance, continua imperturbablement la douairière, si ce n’est pourtant qu’il est malade, et que vous ne l’êtes point.

Violante cette fois ne répondit pas.

— Hélas ! murmura Mme de Croix-de-Vie, bien malade… Il ne faudrait rien moins qu’un envoyé du ciel pour le guérir.

Mlle de Bochardière était toujours muette.

— Ce serait là une belle tâche, reprit la douairière, un dévouement sublime qui trouvera peut-être sa récompense. Ce serait aussi sans doute un trop grand effort pour un cœur où il n’y aurait rien que d’humain. C’est pourquoi je n’espère qu’en un ange… Mais je ne sais où j’ai l’esprit, ma chère enfant, de vous parler sur ce ton. Je vous l’ai déjà dit, il m’a semblé, en vous voyant, que nous étions de vieilles amies de quatre ans, comme nous devrions l’être, et je me suis abandonnée… Je voudrais pouvoir reprendre maintenant toutes ces tristes choses…

— Madame, interrompit Violante, si vous le voulez, je ne les aurai pas entendues.

— Je le veux, je le veux ! s’écria la marquise en détournant la tête… Çà, monsieur de Lescalopier, venez ici auprès de nous.

M. de Lescalopier entendit l’appel de la douairière, parce qu’il jouissait d’une finesse d’ouïe extraordinaire quand c’était elle qui parlait ; il se trouvait alors à cent pas en arrière pour le moins. Il marchait aux côtés du marquis et de l’abbé et discourait de toutes ses forces, mais en vain. L’abbé ne se fût point distrait en ce moment pour l’éloquence des pères de l’église des pensées qu’il donnait à Mlle de Bochardière ; M. de Croix-de-Vie gardait son morne et hautain silence. Aussi l’avocat trouva-t-il les ailes de Mercure pour échapper à ses muets interlocuteurs, et, la marquise le mandant, il ne courut point, il vola.

On avait suivi dans cette promenade la terrasse de l’est, que longeait une des avenues du château ; la douairière et Violante venaient d’atteindre celle du sud, qui bornait décidément les jardins. Elle dominait cette partie des bois du domaine que l’on nommait le parc, tout de haute futaie. Les têtes énormes des arbres séculaires rasaient le mur à hauteur d’appui qui la bordait comme un rempart ; de là les yeux plongeaient dans l’épaisseur de la ramure. Tout cet océan de feuilles, pressé par les lourdes rafales de l’ouest, se soulevait par larges ondes et se séparait tout à coup : les grands squelettes des chênes avec leurs mille bras étendus, les houx noirs et l’herbe jaune apparaissaient au fond de l’abîm entr’ouvert ; puis, la brise cessant, le feuillage se refermait, et tout redevenait immobile. C’est ce spectacle que Violante, demeurant à l’écart, considérait depuis un moment, tandis que son père s’approchait de Mme de Croix-de-Vie.

Les merles sifflaient dans les basses branches, le coucou jetait du haut des cimes sa note impudente et sonore, et des troupes d’hirondelles chassées par le vent tournoyaient effarées au-dessus du dôme de la forêt.

— Mon cher voisin, dit tout bas la marquise à Lescalopier, vous m’en avez conté, cela est sûr. Votre belle Violante n’est pas une simple fleurette des montagnes.

— Il est pourtant bien vrai, répliqua l’avocat, que jamais elle n’est sortie de la maison de son aïeule…

— À d’autres ! fit la marquise. Vous l’aurez envoyée à Paris ou ailleurs dans quelque couvent où l’on élève nos filles, et ne vous en êtes point vanté.

— Je vous jure, madame la marquise…

— Vous jurez. Elle aurait pris ce grand air dans la seule nature ! C’est une merveille ! Oh ! voilà qui donne raison aux théories d’à présent.

Elle allait ajouter : — À quoi donc sert la naissance, puisque l’héritière d’un Lescalopier peut être tournée de cette noble façon-là ?

— Par bonheur, elle retint cette réflexion au bord de ses lèvres.

— Les théories d’à présent ne sauraient jamais avoir raison, dit Lescalopier.

— Votre fille est charmante, reprit la marquise d’un air rêveur ; mais on ne fait pas son petit chemin avec elle, je vous en préviens. Mon pauvre Lescalopier, cette première rencontre n’a pas été heureuse. Oh ! je suis battue, bien battue

— Mon cousin, disait l’abbé de Gourio à M. de Croix-de-Vie, ne voulez-vous pas que nous avancions un peu ? Le marquis fit un geste d’impatience.

— Il me semble, reprit timidement l’abbé, que ce ne serait que de la courtoisie.

— Dites de la charité, riposta brusquement Martel. On a imaginé contre cette jeune fille un complot dont il serait généreux peut-être de l’avertir… si toutefois elle ne le connaît point.

— Quel complot ? balbutia l’abbé.

— Celui de la faire marquise de Croix-de-Vie. Allons entretenir Mlle de Bochardière, puisque vous le voulez. Et passez devant, je vous prie, vous avez de quoi vous défendre contre les enchantemens et les sortilèges ; moi qui ne porte pas votre robe, si j’allais m’y laisser prendre !…

— Mon cousin, fit doucement observer l’abbé, vous ne raillez point d’ordinaire…

— C’est, interrompit le marquis, que je n’en ai pas ordinairement de si beau sujet. Que ne donnerais-je pas pour entendre les confidences qui s’échangent là-bas entre ma mère et M. de Lescalopier, cet habile homme ! Ma pauvre mère ne saurait deviner le véritable calcul de son bon voisin. Ne pensez-vous pas, René, que M. de Lescalopier connaît à fond notre histoire, puisqu’il nous fait, dit-on, l’honneur de l’écrire ?

— Je le pense, dit l’abbé.

— Oh ! il n’a point d’illusions, lui. Un pareil homme n’en a d’aucune sorte. Je vous dis, René, qu’il voit déjà dans ses rêves deux douairières à Croix-de-Vie…

— Martel ! murmura M. de Gourio.

— Une douairière de vingt-cinq ans, dont il sera le père et, qui sait ? un marquis de Croix-de-Vie dont il serait l’aïeul. Voilà qui rehausse un avocat dans l’estime du monde !… René, René, si je n’avais promis à ma mère de demeurer ici tout le jour…

— Je vous entends, fit l’abbé, vous seriez enfermé chez vous avec ces pensées… Eh bien ! mon cousin, je n’ai jamais eu de courage avec vous, mais il me vient aujourd’hui. Je vous dirai ce que je dois vous dire. Ce n’est pas votre mère, ce n’est pas M. Lescalopier qui ont amené au château cette jeune fille, c’est Dieu.

— Si c’est Dieu, répliqua durement le marquis, il ne faut point lui résister, mon cousin. Aussi bien il est aisé de voir que Mlle de Bochardière connaît toute l’étendue de sa mission et qu’elle nous attend.

— Martel, dit l’abbé, remettez-vous et donnez-moi votre bras. Venez maintenant et croyez-moi. J’étais là, il y a une heure, quand cette jeune fille est arrivée à Croix-de-Vie. J’ai prié pour vous et pour elle…

— Grand merci, répliqua le marquis.

— Tenez pour sûr que c’est une âme fière, reprit M. de Gourio. Peut-être bien a-t-elle souvent péché par orgueil. Vous connaissez ce péché-là. Martel ; mais c’est aussi une âme droite et pure. Comment la jugez-vous si mal, vous qui ne l’avez jamais vue ?

— Je l’ai vue ! s’écria Martel…

— Mon cousin, fit l’abbé, calmez-vous et regardez cela.

Magnus le danois traversait les jardins. Malheur aux massifs et aux corbeilles ! Magnus avait bien le souci des têtes empanachées qu’il mettait par terre et des fleurs rares qu’il écrasait dans sa course ! Il bondit sur la terrasse, il courut d’abord à Violante, puis revint au marquis, et quand il eut fait quatre fois ce trajet en une minute, il se coucha aux pieds de Mlle de Bochardière, appelant d’une voix plaintive son maître, qui ne venait pas assez vite.

— Mon cousin, dit, M. de Gourio en souriant, c’est l’instinct et la fidélité qui parlent. Dieu me pardonne ce que je vais vous dire pour vous plaire ! Ce n’est pas lui seulement qui envoie cette jeune fille…

Et pressant le bras du marquis : — Allons ! allons ! ajouta-t-il tout bas, Martel, c’est aussi le destin.

Si ce n’était point la coutume de M. de Croix-de-Vie de railler » ce n’était pas non plus le défaut de l’abbé, et jamais son esprit paresseux n’avait été si délié, jamais il n’avait tant osé avec son cousin, et il avait bien raison de dire que le courage lui venait.

— Mademoiselle, dit le marquis à Violante, ce paysage sombre vous plaît sans doute ?

— Monsieur le marquis, aucun paysage ne me plaît, répliqua Mlle de Bochardière, que celui que mes yeux ont vu en naissant.

— Les montagnes ? fit l’abbé.

— C’est là seulement que règne le ciel ouvert et libre, dit Violante… Je n’ai d’autre désir que d’y retourner.


Le marquis sourit de son cruel sourire. Au même instant, ses yeux et ceux de la jeune fille se heurtèrent : l’abbé les avait bien jugés en disant qu’ils péchaient tous deux par orgueil. Derrière leurs regards étaient leurs âmes qui se mesurèrent ; le même feu s’alluma sur ces deux nobles visages. Martel pensait à la croix de pierre de l’avenue, aux plis de cette robe blanche qui essayaient en vain de se dérober derrière un chêne, à ce témoin qu’il avait eu dans l’explosion de sa faiblesse et de son désespoir. Violante sentait son cœur se gonfler de douleur et de colère à l’idée qu’on la soupçonnât d’être venue dans ce château chercher les rêves cupides, l’aventure et la fortune, et s’assurer si le caprice du sort ou la fantaisie d’un malade ne pourrait faire tomber une couronne de marquise sur son front. Elle ne se doutait pas que la veille il l’avait vue… Il ne savait pas, lui, que dans la nuit précédente, par deux fois, elle avait eu la pensée de ne point s’opposer aux projets de son père… Ah ! que cette pensée maintenant était loin !

— Lescalopier, dit tout bas la douairière, ils se haïssent à présent. Dieu soit loué ! Emmenez votre fille.

Et comme il la regardait stupéfait : — Partez, reprit-elle, le moment est bon. Ne cherchez pas à me comprendre.

— Violante ! fit le docile Lescalopier.

— Mon père, dit Violante, je suis prête.

— Nous vous accompagnerons donc jusqu’aux confins de notre royaume, s’écria gaîment Mme de Croix-de-Vie ; mais je suis lasse, ma chère enfant, et je préfère votre bras à celui de mon fils.

Mlle de Bochardière s’avança fière et calme. La marquise passa son bras sous le sien. On descendit la longue pente qui menait de la terrasse aux jardins, ce qui abrégeait la route, et l’on traversa les pelouses. Le marquis, l’avocat et l’abbé se retrouvaient côte à côte ; tout le monde marcha d’abord en silence, puis la marquise commença un de ces entretiens légers dont elle possédait l’art subtil plus profondément que personne au monde. Violante répondait exactement, en deux mots, quelquefois avec un demi-sourire.

En passant près d’un buisson de rosiers. Mme de Croix-de-Vie voulut cueillir un rameau tout entier chargé de roses ; elle ne put y réussir et appela son fils à son aide. M. de Bochardière et l’abbé ne s’arrêtèrent point et passèrent devant.

— Monsieur l’abbé, dit l’avocat d’une voix altérée, quitteai-je donc Croix-de-Vie sans avoir revu Chesnel ?

— Mais, dit l’abbé, vous pourriez, monsieur, le faire mander par un valet…

— Je ne le peux, je ne le peux, répliqua M. de Bochardière. Que ne soupçonnerait-on pas ici ! Je me fais violence depuis une heure, mille inquiétudes m’assiégent. Ne savez-vous point ce qui m’a fait courir après lui en arrivant au château ?

— Hélas ! fit M. de Gourio, je m’en doute… Vous avez appris…

— J’ai appris que ce Lesneven…

— Silence, fit l’abbé.

Le marquis avait dépouillé la branche de roses de ses épines : il l’offrit lui-même à Violante. — On venait de quitter les jardins et d’entrer dans la grande cour. La calèche des maîtres de Bochardière les attendait. Mme de Croix-de-vie embrassa Violante. — Au moment où la jeune fille allait monter en voiture, le marquis lui présenta la main pour l’y aider ; l’abbé n’avait plus à donner des leçons de courtoisie à son cousin ; celui-ci faisait tout ce qu’il fallait faire.

Violante ne repoussa pas cette main et ne la prit pas non plus ; elle avança le bout des doigts qu’elle retira aussitôt. Ce fut un geste si bien fait que la douairière, ravie d’admiration et réprimant à peine une grande envie de rire, s’approcha de la calèche et voulut embrasser encore une fois sa nouvelle et charmante amie. Martel était immobile. L’abbé sentit qu’on le tirait par sa soutane.

— Monsieur l’abbé, lui dit l’avocat à l’oreille, ce Lesneven est à la tête de tous les mouvemens qui se passent à la ville…

— Ne cesserez-vous pas de prononcer ce nom ? fit l’abbé hors de lui.

— C’est que ce nom n’est point menaçant pour les seuls Croix-de-Vie, reprit M. de Bochardière. On m’a signalé à ce meneur enragé comme un homme à punir ou à craindre. J’ai gagné des procès qui m’ont fait bien des ennemis…

— Monsieur, dit l’abbé, vous allez oublier encore une fois mademoiselle votre fille.

— Mon père ! dit Violante du fond de la calèche. M. de Lescalopier s’inclina devant le marquis ; il fallait prendre congé, il fallait partir. L’avocat baisa la main de la douairière ; c’était bien par habitude, et pour la première fois il ne dévora point du regard cette noble, cette adorable main, en y appuyant ses lèvres ; il n’avait plus qu’une galanterie d’automate, et il ne songeait à rien dans ce moment, pas même à faire sa fille marquise et douairière. Il n’avait point revu Chesnel, il était venu, poussé par la peur et l’ambition, et remportait surtout la peur. Il prit place dans la voiture, elle partit.

Violante salua une dernière fois Mme de Croix-de-Vie. Ses yeux et ceux de Martel se rencontrèrent encore et se défièrent. — Ils se haïssent, pensait l’heureuse et frivole douairière, et de cette pensée pleine d’avenir, elle se trouvait tout attendrie. — ? s"est-il pas vrai, dit-elle au marquis, que Mlle de Bochardière est belle ?

— Oh ! répliqua l’abbé, bien belle.

Le marquis ne répondit pas.


X.

Or M. de Bochardière, ayant toutes les qualités qu’il faut pour être prophète, de la clairvoyance, de la finesse, la plus souple connaissance des hommes, des temps et des lieux, l’humeur assombrie et beaucoup de frayeur par-dessus tout cela, n’avait que trop bien prophétisé : la tempête et la confusion régnaient dans la ville. Ou y battait le rappel depuis le matin, la garde bourgeoise était sur pied. Pourquoi ? En vérité nul ne le savait bien. Il y avait eu bataille à Paris la semaine précédente, on sentait l’orage au loin, l’effarement était dans l’air. Et puis la guerre entre les idées et les hommes était moins vieille en ce pays que partout ailleurs ; la dernière explosion n’en datait encore que de quinze ans. — Des troupes d’enfans se mirent à courir par les rues en criant, et des patrouilles à les poursuivre. Partout on n’entendait que le fracas des portes barricadées à la hâte ; les marchands fortifiaient intérieurement leurs boutiques, et la chronique de la petite cité vendéenne vous dira si les mauvais riches n’eurent pas alors la noire méchanceté de cacher leur argent ! Pour comble de malheur, et tout en courant, un des gardes nationaux laissa tomber son fusil. L’arme était chargée, elle partit. Par toute la ville une clameur s’élève; c’est, comme à Paris, la bataille qui commence. Le sonneur de l’église était à ses cloches, il les aimait à la folie, il s’y tenait pendu à toute heure, et, saisissant l’occasion aux cheveux, il tire la corde. Voilà le tocsin. La voix d’airain se presse et meugle, mais voici bien un autre tumulte:ce sont les ouvriers de la filature qui descendent dans la ville ! Ils étaient cent environ. Le fait est que ces bonnes gens ne songeaient point du tout à sortir de leurs chaumines noires. Le coup de feu, le tapage, le tocsin, leur en avaient donné l’idée, et ils arrivaient sur la grande place. On leur avait dit que les chouans approchaient, ils croyaient qu’il y avait encore des chouans. Leurs femmes les suivaient de loin ; les enfans bondissaient comme des sauterelles autour de ces mères encolérées. Les hommes entonnèrent l’hymne des jours terribles ; les pierres muettes qui le reconnurent en tressaillirent. Et pourtant ils n’auraient pas chanté les psaumes des vêpres d’une voix plus traînante; mais les femmes leur répondirent par des cris aigus:les chanteurs eux-mêmes st ; mirent à battre la mesuré avec leurs pieds sur le pavé; à défaut d’armes qu’ils n’avaient point, ils brandirent en l’air leurs bonnets de laine, et les enfans commencèrent à faire pleuvoir de toutes parts une grêle de cailloux qu’ils avaient ramassés sur le chemin.

Dans une des maisons qui bordaient la place, un homme était assis au fond d’une chambre la tête entre ses mains. Il avait clos lui-même les fenêtres et les volets pour arrêter le bruit au passage : ces clameurs et ces cris, il ne voulait pas les entendre ; mais il tressaillait, sa volonté peu à peu cessait d’être la plus forte, et malgré lui il écoutait. Il portait un habit vert, brodé au collet d’un peu d’or ; il était jeune. Soudain l’hymne sacré éclata sur la place ; le jeune homme alors se dressa, les bras étendus, le regard noyé, le front tout en flammes. Les souvenirs glorieux du passé revivaient pour lui dans ce chant de la patrie sauvée ; il croyait y trouver aussi les visions de l’avenir. En même temps il lui semblait, au milieu de l’effroyable concert, distinguer des voix qui l’appelaient. Sa conscience lui criait : Va ; les devoirs qu’il avait embrassés dans la vie lui disaient : Tu n’iras point. Il était fonctionnaire de l’état ; mais cette foule en délire connaissait sa demeure, et il se savait aimé d’elle. C’étaient des femmes qui prononçaient son nom, et les enfans répétaient : Citoyen Lesneven ! Il s’était enfermé pourtant, il avait essayé de se fortifier contre cette tentation, sachant quelle prise elle aurait sur son âme. Elle l’emportait enfin, ces cris qui l’appelaient rompaient les murs ; il sortit.

Lorsque la foule le vit apparaître sur les degrés de pierres branlantes qui s’élevaient au pied de sa maison, avec ses vingt-cinq ans, sa figure ouverte, son air franc de vigueur, d’audace et de jeunesse, elle battit des mains, et les cris redoublèrent. Il était de taille moyenne, mais il portait la tête haute, un peu renversée en arrière, comme s’il eût éternellement regardé passer au-dessus de lui dans les nuages du ciel son rêve de la terre régénérée par l’égalité et par l’amour. Il était fier, volontiers emphatique, et ne s’en faisait que mieux aimer ; il était brave et droit, il se croyait juste, et dans sa candeur ne redoutait jamais de le dire. D’un geste il réclama le silence et l’obtint ; on était accoutumé à lui obéir. — Mes amis, mes frères ! s’écria-t-il. — Il n’alla pas plus loin, un nouveau tumulte retentissait dans la rue voisine. Au bout de cette rue était une autre place, celle de l’Hôtel-de-Ville, où s’était retirée la garde bourgeoise, et l’on entendait un bruit d’armes.

Lesneven frémit. Ce peuple aveugle qui s’agitait sous ses yeux ne voyait point le péril. Pour lui, il ne songeait plus qu’à l’arracher de ces lieux où chaque minute qui s’écoulait pouvait devenir funeste. Certainement il allait lui en coûter un beau discours : d’autres à sa place auraient reculé devant ce sacrifice ; mais le jeune tribun croyait à sa cause et ne la voulait pas sanglante, il n’hésita point

Le manoir de Bochardière aussi était en rumeur depuis le matin. La nouvelle du soulèvement populaire et du sac prochain de la ville se répandait peu à peu dans les villages et les châteaux des alentours avec le cortège ordinaire des conjectures et des alarmes. À Bochardière, elle était arrivée par le bruit du tocsin, car on y entendait les cloches de la ville lorsque le vent soufflait du sud ; c’est justement le vent de l’orage. M. de Bochardière achevait, assis en l’ace de sa fille, un déjeuner auquel il n’avait point fait honneur. Violante se leva, mais il demeura longtemps les coudes appuyés sur la table. La porte s’ouvrit, il s’éveilla en sursaut de sa rêverie maussade en criant : Qui va là ? Ce n’était qu’un serviteur. L’avocat devint pourpre, car il sentait le regard de sa fille arrêté sur lui ; mais il perdit toute retenue quand le domestique eut parlé ; eût-il eu pour témoin la terre entière dans ce moment-là, qu’il ne s’en fût pas soucié davantage. Cet homme qui entrait venait lui apprendre que l’émeute, repoussée par la garde bourgeoise, avait quitté la ville et que les émeutiers marchaient sur Plémures. Plémures jadis avait été le théâtre d’une bataille gagnée par les bleus contre les chouans du marquis de Croix-de-Vie, Martel IV. Plémures était à quatre lieues de la ville, Bochardière était à mi-chemin. Ce fut le premier cri de M. de Lescalopier, le domestique y répondit par un gémissement sourd.

— À mi-chemin, c’est vrai, mon père, dit Violante, qui souriait, mais sur l’autre bord de la rivière et il n’y a pas de pont.

— Il y a des barques, cria M. de Bochardière, qui allait et venait dans la chambre ; il y a deux gués. Qu’on selle un cheval ! qu’on coure à Croix-de-Vie chercher de l’aide ! M. le marquis nous enverra ses chapeaux noirs !

— À Croix-de-Vie ! interrompit Violante. Y songez-vous bien ? Vous ne ferez pas cela, mon père. Quel besoin avons-nous de secours, et qui vous dit que cette maison doive être assaillie par des gens qui passent ? Si elle ne l’était pas pourtant ? Si, après avoir reçu garnison de M. de Croix-de-Vie pour nous défendre, nous n’étions pas attaqués, ne sentez-vous pas que nous deviendrions la risée de tout le pays ? Non, non, mon père, vous n’y songez pas. Je vous supplie de ne point céder si vite à une émotion sans raison. Si ces gens après tout osaient passer la rivière, nous avons ici des armes…

— Violante s’écria-t-il d’une voix étouffée par la colère, vous êtes une héroïne… Qu’on charge les fusils, qu’on les apporte à ma fille, qui saura bien s’en servir ! Ah ! ah ! je ne pensais point avoir mis une guerrière au monde. Il y avait déjà Mlle de la Tour-du-Pin dans l’histoire, il y aura Mlle de Bochardière !

Il sortit en secouant les épaules et en riant aux éclats d’un rire faux qui ressemblait à une convulsion. Il sentait bien pourtant que Violante disait vrai, et qu’il ne pouvait envoyer chercher du secours avant de savoir s’il y avait péril. Il traversa sa cour d’honneur, gagna ses jardins et se mit à marcher au bord de l’eau sur sa terrasse, regardant ce flot stupide qui venait de la ville, qui aurait pu lui apporter une nouvelle sûre et un bon conseil, et qui restait muet. Aucune lueur ne perçait les ténèbres de son subtil esprit en déroute. Que faire ? Attendre ! Un nuage passait devant ses paupières alourdies, quand, embrassant d’un coup d’œil tout ce bel établissement de Bochardière qui était son œuvre, les bosquets, les charmilles, le manoir restauré, la tour, il songeait que tout cela dans une heure peut-être allait s’abîmer sous la main brutale de ses ennemis. Déjà il voyait sa tour flamber au vent comme un feu de paille.

Lesneven cependant conduisait à Plémures ceux qu’il nommait ses amis et ses frères. Il les avait entraînés loin de la ville en leur disant : — Que faites —vous ici sur cette place muette et banale qui n’a point de souvenirs ? — Et il leur avait juré qu’à Plémures les chênes allaient s’animer, les pierres se lever à leur approche et leur parler des anciennes victoires. Les bonnes gens n’étaient point fâchés d’entendre parler les pierres. Le jeune maître savait bien que, lorsque le torrent populaire est gonflé, il doit s’écouler quelque part, et qu’il ne s’agit souvent que de lui ouvrir un lit pour détourner sa colère. Étendant le bras vers le nord, il avait dit : — Le champ de bataille de Plémures vous appelle, — et la troupe entière s’était ébranlée. Les femmes, en un instant, avaient rejoint leurs maris : c’étaient de lestes commères ; les enfans s’accrochaient à elles, ils voulaient aussi être de la fête, et un seul cri s’était élevé : — Allons à Plémures !

Plémures n’est point Coron, ni Torfou, ni Chollet ; ce n’est qu’un des deux cents champs de bataille obscurs où se poursuivit l’épopée de deux ans. Trois semaines après leur victoire de Torfou, la fortune des Vendéens avait bien changé, et déjà Kléber les poussait vers cette grande Loire qui devait être leur tombeau. La bande menée par le marquis de Croix-de-Vie cherchait à rallier dans le plat pays Bonchamp et d’Elbée. Toujours malheureux, toujours battus malgré la vaillance de leur chef et sachant bien qu’ils étaient le sujet d’une sinistre légende, les gens de Croix-de-Vie brûlaient surtout de revoir d’Elbée. On l’appelait le général la Providence ; au moment de marcher au combat, il prononçait toujours le même discours en quatre mots : « Mes enfans, la Providence va nous donner la victoire. » Le marquis de Croix-de-Vie espérait passer la Sèvre à Plémures même, lorsqu’il fut atteint par les volontaires de Bressuire. Les républicains avaient le nombre, l’engagement ne dura pas une heure ; le marquis ne sauva que les débris mutilés de la bande, et lai-même, blessé deux fois, n’essaya point de se faire tuer, sachant bien qu’il devait vivre ; il n’avait alors que trente-deux ans. — Ainsi tout était plein de la gloire et de l’infortune des Croixde-Vie dans ces lieux où Lesneven guidait ses frères ; mais ce nom de Croix-de-Vie, il ne le connaissait que vaguement, comme celui des ennemis de sa cause. Il allait passer bien près de leur demeure, et il ignorait ce que son nom, à lui, y avait soulevé depuis deux siècles de désespoir et d’épouvante.

Et comment se fût-il douté qu’il était l’homme de la fatalité dans ce coin du monde et le signe vivant du passé ? Il n’avait de croyance qu’en la liberté humaine, et il se flattait d’être tout entier à l’avenir. Il marchait en tête de sa troupe ; seul, il portait dans ce pèlerinage civique une âme pieuse, et sa conscience, murmurant doucement, lui disait : Ne regrette rien, car tu as sauvé ce peuple qui te suit… Ce peuple poussait de terribles cris de joie, et d’enthousiasme aussi sans doute, à l’idée d’aller là-bas éveiller la poussière victorieuse des ancêtres sous les chênes et le gazon qu’elle avait fécondés. De la ville à Plémures il n’y avait point de route ; à deux lieues seulement, presque en face de Bochardière, on trouvait celle de Mortagne et de Nantes ; jusque-là le meilleur était de suivre, tantôt sur les berges vertes comme les loutres en chasse, tantôt à travers les halliers comme les lièvres, le chemin de la nature, le cours de l’eau. La troupe, au sortir des faubourgs, voyant devant elle la campagne ouverte, s’était épandue joyeuse, rafraîchie, exultante, dans les prés.

Deux bateaux étaient attachés au rivage ; quelques-uns s’y jetèrent et rompirent les chaînes ; un seul homme, avec une gaffe, dirigeait la toue, c’est le nom de ces barques plates ; les autres s’y tenaient debout et pressés, et la plus heureuse partie du cortège glissait ainsi sur le flot. Le plus grand nombre, les déshérités, cheminaient non sans envie dans l’herbe haute ; ceux là portaient au bout d’un pieu arraché sur la route un mouchoir aux couleurs nationales en guise de drapeau, et tout ce monde s’avançait pêle-mêle, en chantant. Tout à coup les femmes se souvinrent que pour s’en aller ainsi en guerre, elles n’avaient pas d’armes, et les voilà coupant des baguettes dans les saules ; les enfans se mirent à cueillir les grandes pâquerettes et la marjolaine au bord des fossés. Lesneven se retourna vers son armée, il vit qu’elle s’était bien débandée depuis un moment et ne lit qu’en sourire ; il s’assit sur la barre d’un échalier, entre cette belle prairie où les femmes et les enfans s’oubliaient parmi le feuillage et les fleurs, et un large champ de seigle. Là, il attendit en songeant. Il pensait que le peuple, ceux qui souffrent, sont démens et doux, puisqu’au plus fort de leur colère il suffit d’un souffle de la brise pour la dissiper, d’un soupir de l’herbe et de l’eau. Pourtant, si consolant que fût ce spectacle, il s’en trouva las à la fin ; il fit un signe à quelques-uns des hommes qui se tenaient à ses côtés ; ceux-ci hélèrent la bande attardée, et l’on passa dans le champ de seigle. Le champ était aussi planté de cerisiers, et l’on entrait dans le mois de juin ; les cerises étaient mûres. Les enfans se précipitent et se font la courte échelle ; Lesneven, en un instant, les vit tous pendus aux branches. Les mères accouraient sous les arbres tendant leurs tabliers pour recevoir les fruits, et les pères de rire ; ceux qui étaient dans les bateaux criaient qu’on leur jetât des cerises. Ils pensaient bien maintenant aux ancêtres de Plémures ! légèreté incurable ! ô mémoire ingrate ! ô peuple plus mobile que l’onde et toujours, toujours servile ! Le visage de Lesneven se contracta, il rougit et regarda la terre, puis un fleuve d’amertume monta jusqu’à ses lèvres du fond de son âme humiliée.

Soudain sa voix s’éleva, brève, impatiente ; en un moment, les cerisiers furent déserts, un grand cercle se rassembla autour de lui. Les enfans se turent, les femmes tremblaient ; les hommes, la tête baissée, écoutaient les reproches enflammés de cet étrange jeune homme qu’ils aimaient. Il leur parlait de patrie, de liberté, d’espérance, d’avenir ; ils ne le comprenaient point, mais ils l’applaudirent de toutes leurs forces, parce qu’à son accent ils reconnaissaient un maître. Lorsqu’il eut cessé de parler et qu’il eut dit : En avant, la troupe se reforma, ardente et docile. Tout alla bien jusqu’au bout du champ : là, les enfans détalèrent ; ils retournaient aux cerisiers.

Les mères firent mine de les poursuivre, les hommes feignirent d’attendre le retour des femmes ; les uns après les autres ils se coulaient entre les sillons et ne revenaient point. Quelques-uns osaient bien s’écrier tout haut : Qu’irions-nous faire à Plémures ? Lesneven ne s’arrêta pas, il ne prononça pas un seul mot : ce qu’il ressentait était non plus de la colère, mais bien de la pitié ; il jeta un dernier regard sur ces pauvres égarés qui fuyaient, et froidement passa en revue le reste de sa petite armée : dix femmes environ, celles qui n’avaient pas d’enfans, cinquante hommes en comptant ceux qui suivaient dans les barques, soixante soldats en tout ; mais ceux-là, c’étaient les fidèles, et il les tenait dans sa main. Déjà on approchait du but, on apercevait la route. Lesneven, découvrant au loin une suite de bâtimens massifs flanqués d’une grosse tour qui se profilait à l’horizon, devant le front des grands bois, de l’autre côté de la Sèvre, demanda quel était ce manoir. Celui qu’il avait interrogé lui répondit que c’était Bochardière.

À l’angle même de la route et du chemin à travers champs que la troupe avait suivi sur cette rive, s’élevait une autre maison, toute rustique celle-là, moitié ferme, moitié hôtellerie, ainsi que l’indiquait la branche de houx qui se balançait à l’auvent de la porte. Devant cette porte close piaffait un cheval, et sur ce cheval se démenait un cavalier tourmenté d’une rouge colère, qui frappait le visage de bois du manche de son fouet à grands coups. — Hohé ! quelqu’un ! criait-il. Si l’on ne peut se désaltérer ici, cette enseigne est un mensonge. Je suis le maître des Aubrays… le coquin d’homme est aux champs.

Il demeura court, la bouche encore ouverte et tendant l’oreille. Son gros cheval breton l’imita, frissonnant et fronçant les naseaux. Un bruit inexplicable dans ce lieu désert s’élevait de toutes parts, de la terre et de l’eau. C’étaient des chants, des cris, des pas pressés, des coups redoublés dans la rivière. Le maître des Aubrays lança son cheval sur la berge, et vint se camper tout droit devant les bandes qui s’avançaient. C’était un grand homme sec, et si long, si mince, que, sur sa monture massive, il donnait l’idée d’un clocher en aiguille au-dessus d’une église, ou, comme on disait dans les villages, d’une grande paire de pincettes cavalcadant sur un monceau de cendre dans le foyer : son cheval breton justement était gris de cendre ; mais si le cavalier avait la maigreur d’un fantôme, il n’en avait point du tout la couleur. Sa face osseuse était d’un rouge de brique ; ses cheveux d’une nuance non moins hasardeuse, blonds comme de la paille hachée est blonde, et flottant comme la paille à tous les vents, n’avaient jamais connu le fer ni l’apprêt ; on reconnaissait dans le maître des Aubrays un des types du gentilhomme campagnard, franc buveur, grand chasseur, querelleur avant tout. Pour juger de la force de cette dernière disposition que la soif en ce moment doublait en lui d’une façon terriblement incommode, il suffisait de le voir brandir son fouet, jurant, sacrant comme un païen. La rencontre de ce drapeau qu’il n’aimait pas le jetait toujours dans une étrange humeur ; mais ici ces trois couleurs n’étaient rien. Si M. des Aubrays ne savait pas d’où venaient ces gens à qui il prétendait chercher querelle, seul contre soixante, il s’en doutait pour le moins. — Bandits ! leur cria-t-il, vous ne passerez point !

Il n’avait pas achevé qu’il fut entouré, enveloppé, pressé, étourdi de hurlemens, de menaces, de poings levés. Le choc fut si rude et si soudain que son cheval en fléchit ; le tourbillon se serrant encore, la grosse machine vivante un instant fut soulevée de terre. Lesneven ne cherchait pas à retenir les siens ; suivant les règles immuables de la justice, il n’avait pas à défendre ce campagnard frénétique qui se précipitait, sans droit ni raison, pour l’insulter sur le grand chemin. Le cavalier et son cheval allaient être étouffés sur l’heure.

— Arrière, démons ! disait le maître des Aubrays d’une voix enragée. L’un des démons voulut saisir son fouet, mais le gentilhomme était si long ! il n’était pas aisé d’atteindre ainsi d’un bond à la pointe du clocher. Un autre, le porte-enseigne, lui présenta le drapeau au bout du pieu : c’en était trop ; il abaissa son fouet, frappant du manche sur une tête d’homme et de la mèche sur le cou de sa monture ; en même temps il la piquait au ventre. L’énorme bête se dressa, il y eut un mouvement de recul dans la foule, le cavalier en profita pour enlever son cheval ; c’était un bon destrier, quoique un peu lourd ; il fit feu des quatre pieds et partit au galop.

Tous s’élancèrent, les uns courant sur les talus du champ, les autres sur la route ; ceux qui étaient dans les bateaux avaient pris terre, et, n’étant point las, couraient le plus vite ; mais le destrier breton avait de l’avance : ils s’arrêtèrent, reprirent haleine, et revenant sur leurs pas, se rabattirent tous à la fois sur la maison. Cette course et la vue de la branche de houx suspendue à l’auvent les avaient singulièrement altérés ; ils commencèrent de frapper aux fenêtres et à la porte de toutes leurs forces, avec leurs poings, avec leurs pieds. Lesneven priait, commandait, argumentait, tout cela en vain. La porte n’était point de fer, elle allait céder ; on faisait avancer le pieu, la hampe du drapeau, pour servir de levier et achever l’ouvrage, quand la voix du maître des Aubrays toujours furieux retentit à cinquante pas en arrière ; il avait ramené son cheval. — Holà ! mes braves ! criait-il.

Une grêle de pierres lui répondit : il ne recula pas d’une semelle. — La maison est vide, continua —t-il, et la cave aussi. Passez l’eau, si vous voulez boire ! allez-vous-en chez M. le comte de Bochardière, mon bon ami. Vous lui direz que vous venez de la part du maître des Aubrays, il vous fera fête à Bochardière.

Et il tourna décidément bride. L’idée du bon tour qu’il venait de jouer là, au péril de sa vie, à cet avocat Lescalopier, qu’il regardait, lui, le gentillâtre obstiné, plus intraitable que les grands seigneurs, comme un intrus, un larron de noblesse et pour tout dire comme un robin, avait changé sa colère en une gaîté pantagruélique. Il tira des fontes de la selle une gourde qui était son viatique, qui ne le quittait jamais ; jamais non plus il n’y touchait que lorsqu’il ne voyait aucun autre moyen de se désaltérer sur sa route ; mais en ce moment il n’aurait pu boire, car il riait, et le rire convulsif qui l’agitait était si fort qu’il ployait ce grand corps en deux sur l’arçon, comme fait le vent d’un peuplier.

La troupe au contraire, à ce nom de Bochardière, était restée stupide et muette. Ils se regardèrent les uns les autres, ils regardèrent le chef, qui se taisait. L’avocat Lescalopier, le faux noble, ils le connaissaient ; c’était le richard de la contrée. Un mauvais riche, un faiseur de pauvres ! on disait qu’il prêtait ses écus à ceux qui avaient du bien et que le bien qui avait servi de gage lui revenait toujours.

Le trait que le maître des Aubrays avait lancé en s’enfuyant contre le robin était sûr. Les femmes grondaient, les hommes prirent un air plus sombre. Le sentiment de l’avocat Lescalopier sur les événemens du jour était public à la ville et dans les villages. Ce millionnaire orgueilleux et dur, c’était l’ennemi du peuple. Tout ce monde d’ailleurs avait soif. Soixante voix crièrent à la fois : À Bochardière !

Près de l’auberge, au bout de l’aire à battre, dans la cour il y avait une grange. Ils se ruèrent sur la porte, elle fut enfoncée en un moment. La grange contenait les instrumens de travail de l’aubergiste-laboureur, deux ou trois fourches, des pioches, une faux, des bêches. — Mes amis, s’écria Lesneven, que faites-vous, mes amis ? — Sa voix expira dans le tumulte. Seul au milieu de cette cour, priant, s’épuisant en exhortations vaines, ils songeaient bien à l’écouter, ils ne le voyaient même plus. La porte de la maison sauta comme celle de la grange ; une femme en sortit avec un fusil, un homme avec des bâtons. Dix d’entre eux à peine étaient armés après ce pillage. Il fut résolu que ceux-là passeraient les premiers avec le chef et le drapeau. Us se souvinrent alors de Lesneven, ils se rapprochèrent de lui et l’entourèrent. — Pensez-vous, leur criait-il, que je veuille vous suivre ? Mais ils le poussaient vers la berge. Les femmes le saisirent par les bras, on l’entraîna dans le bateau, on le plaça debout sur l’avant. Ceux que le jeune homme se flattait un moment auparavant de tenir dans sa main le tenaient à leur tour. La barque glissa sur la rivière.

Et le cri continuait éclatant, sinistre : A Bochardière ! Un paysan qui, sur la rive qu’on allait atteindre, dérobé derrière les arbres, considérait depuis un instant cette scène sauvage, partit soudain comme une flèche. On l’aperçut ; l’amazone de la barque qui tenait le fusil abaissa son arme et pressa la détente. Lesneven respira, ce fusil n’était pas chargé. La fuite du paysan lui disait ce qu’il lui restait à faire. Il était, comme lui, vigoureux et leste ; il pouvait, en touchant la terre, se débarrasser par un suprême effort de ces liens vivans qui le serraient, écarter les femmes et fuir à travers les chênes. Espoir inutile ! la barque stoppa à quelques pas du bord, et quatre hommes s’y élancèrent avant lui.

— Marchez, crièrent-ils à Lesneven. Et ils le mirent en avant comme leur capitaine, ces fidèles de l’heure précédente. Toute la bande s’avança derrière eux en hurlant

M. de Bochardière en ce moment prenait enfin le parti qu’il voulait ^prendre depuis une heure, il faisait seller sous ses yeux le meilleur cheval de son écurie ; un jeune gars y monta et partit à fond de train sous le bois. L’avocat entra bruyamment dans la salle haute suivi de tous ses valets aussi tremblans que lui-même. Violante y était assise et brodait. — Violante, lui dit-il d’un air de triomphe, mon messager est en route.

— Vous avez eu tort d’envoyer un messager, mon père, répliqua Violante. Je n’ai pas changé d’avis. — Il frappa du pied sur le parquet et tourna le dos. Une servante s’approcha de Mlle de Bochardière et lui dit : — Mademoiselle brode !

Violante la regarda fixement et ne répondit pas.

— Ces gens pilleront tout ici, reprit la pauvre fille effarée ; ils brûleront la maison…

Violante eut un imperceptible sourire : une vision passait devant ses yeux ; elle voyait ces vieilles murailles s’effondrer sous la fournaise ; avec elles disparaissait jusqu’au souvenir du mortel ennui qu’elles abritaient dans leur ombre…

— Et puis, s’écria la servante en se couvrant le visage de ses deux mains, ils nous tueront…

Cette fois Mlle de Bochardière ne put se défendre d’un léger tressaillement.

— Ah ! dit la servante, mademoiselle a peur comme nous, je le vois bien.

— Non, pas comme vous, répliqua Violante.

— Fermez les armoires, criait l’avocat, ils perdront du temps à briser les serrures ; ne laissez ouvert que le garde-manger. Gagnons une heure, il nous faut moins peut-être…

Puis tout à coup se frappant le front : — Eh ! j’y songe, dit-il, qu’on porte un tonneau de vin dans la cour !… Mais Violante, me direz-vous enfin pourquoi vous ne vouliez point qu’on allât chercher de secours à Croix-de-Vie ?

— Mon père, dit froidement Violante, je n’aime pas à être protégée, vous le savez bien.

— C’est que ces braves gens qui viennent ici pour nous mettre à sac sont un peu vos amis. Violante, répliqua-t-il. Ah ! vous tenez pour les idées modernes et pour le peuple… Eh bien ! regardez… Non, vous ne croyez point que ceux-ci nous veuillent du mal. À la vérité, ils n’auront peut-être pas le temps de nous en faire… Holà ! entrez, nos bons amis, entrez !…

Il parlait ainsi du haut d’une croisée qui s’ouvrait sur la campagne, se cachant à demi dans l’embrasure. La bande lui répondit : elle était là sous la maison, elle en considérait l’aspect formidable, et se disait que le maître du manoir aurait bien pu y soutenir un assaut, s’il l’avait voulu. Les fenêtres du corps de logis extérieur étaient grillées, les portes bardées de fer. Les assaillans demeurèrent incertains ; une pensée de méfiance et de crainte commençait à se faire jour dans leurs cœurs, et ils se tenaient là, vociférant à l’envi, espérant peut-être faire tomber par leurs cris ces lourdes murailles. M. de Bochardière commanda qu’on ouvrît la poterne de la cour. La poterne ouverte, aucun ne bougea, aucun ne se souciait de s’aventurer sous ce sombre passage ; Lesneven l’osa seul, et cette fois ils ne songèrent pas à le retenir. Seul il pénétra dans la cour. — Ouvrez donc la grande porte, cria l’avocat.

Il fut obéi ; le valet qui s’acquitta de ce dangereux service rentra ensuite en courant et sans s’être retourné dans la maison. La troupe insensée franchit le seuil ; tout était prêt pour la recevoir ; le tonneau de vin trônait là, sur le sable, hissé sur quatre planches de bois, et d’abord ils y coururent : trois coups de fourche le défoncèrent, le flot jaillit clair et rouge. Ce furent parmi les hommes des rugissemens à déchirer l’air, on planta le drapeau dans la bonde, et les vivat redoublèrent ; mais les femmes, moins altérées de vin, ne songeaient pas encore à boire : elles tournoyaient aux abords de la maison, fauves et taciturnes comme des louves cherchant la proie. Elles n’avaient encore vu que des valets dans cette demeure ; où étaient les maîtres ? Tout à coup, à une fenêtre de l’étage supérieur, Violante apparut ; elle était, par l’effet du hasard sans doute ou d’un caprice du matin, plus parée encore que de coutume. Un sourd frémissement courut à cette vue parmi les mégères, et leurs yeux jetèrent des flammes ; mais Violante ne les voyait point. Son regard était allé chercher au bout de la cour, près de l’eau, l’homme qui était entré seul par la poterne, et qui se tenait là, seul encore, pâle, le visage défait, les bras croisés sur la poitrine. Lesneven regarda Mlle de Bochardière à son tour, il la salua.

Les mégères en bondirent de rage ; l’audace et la voix leur revinrent avec l’envie. Un torrent d’invectives monta de ce bataillon hideux jusqu’à Violante, accoudée sur la croisée ; elle écoutait les menaces, regardait ces poings fermés qui se levaient contre elle, et n’avait plus la force de détourner les yeux. — Holà ! citoyen garde-général, le traître, le menteur, le faux frère, qui aime les belles dames et qui les salue ! — Deux des terribles aboyeuses coururent à lui et le frappèrent ; elles s’élancèrent ensuite vers les hommes et leur reprochèrent de perdre lâchement leur temps à boire quand il y avait bien mieux à faire dans cette maison enrichie des sueurs du pauvre. Tous ressaisirent les fourches, les pioches abandonnées sur le sable. Violante, à la fenêtre, ne put retenir un cri de frayeur. Une pierre au même instant vint briser la vitre à deux lignes de son visage. M. de Bochardière, retiré dans le fond de la chambre, s’avança vivement pour saisir et entraîner sa fille. — L’avocat ! hurla la bande, l’avocat au haut d’un chêne !

— Ils se précipitèrent vers la maison.

— Citoyens, s’écria Lesneven d’une voix forte, il y a ici un piège ; prenez garde à vous !

L’une des femmes qui l’avaient frappé sauta d’un bond sur la terrasse au bord de l’eau, et, regardant au loin, cria après lui : — Les chapeaux noirs ! les chouans ! voici les chouans ! Un bruit régulier frappait la terre…

C’étaient bien eux, les chouans, les gens de Croix-de-Vie, et le seigneur à leur tête, le marquis à pied comme jadis dans les guerres des vieux temps. Eux aussi, ils croyaient depuis le matin que ces temps étaient revenus. Ils avaient rencontré le messager de Bochardière à mi-route ; le paysan qui de cette rive de la Sèvre avait assisté au sac de l’auberge, ayant gagné Croix-de-Vie en une demi-heure, à travers les fourrés, et apporté la nouvelle, le marquis avait à la hâte rassemblé les hommes du village. Ils accouraient sous la futaie de leur pas égal et lourd qui dévore l’espace. Avec leurs faces sombres, leurs vestes de bure brune et leur large chapeau noir, ils se distinguaient à peine de la couleur des arbres ; on eût dit les troncs des chênes courant sous le dôme immobile de la feuillée. Us étaient quarante, tous armés de fusils ; le marquis seul était sans armes. Ils entrèrent dans les jardins de Bochardière, perçant les massifs, bondissant par-dessus les charmilles qui leur barraient le passage, sans un cri, sans un geste, toujours dans le même ordre, toujours serrés, l’arme haute, le seigneur toujours à leur tête. Au bord de la terrasse qui dominait la cour du manoir, ils s’arrêtèrent comme une avalanche sur une crête de rochers ; le marquis, au milieu d’eux, se découvrit comme pour saluer d’avance les morts qu’on allait faire, et Chesnel, le lieutenant de la troupe, dit d’une voix sourde : — Tirez !

Mais Mlle de Bochardière apparut en face d’eux à la croisée de la salle haute. — Ne tirez pas, disait-elle, ne tuez pas ces malheureux.

— Feu ! feu ! criait au contraire l’avocat derrière elle.

Le marquis sourit. — Ghassez-les seulement, dit-il.

Les pauvres gens fuyaient bien d’eux-mêmes aux approches de l’ennemi ; ils s’étaient mis à tourbillonner dans la cour comme une volée de martinets tourmentés par le vent ; les femmes, naguère si hardies, poussaient des clameurs déchirantes et sauvages. Dans leur folle terreur, ils ne voyaient même plus la grande porte encore ouverte. Enfin ils s’y précipitèrent tous à la fois, s’écrasant, se renversant sur le seuil ; quelques-uns se jetèrent à la nage pour mettre tout de suite la rivière entre eux et les chouans, les autres disparurent dans la chênaie. Les gens de Croix-de-Vie sautaient un à un au bas de la terrasse et reformaient leurs rangs. Violante et l’avocat étaient accourus. — Monsieur le marquis, s’écria Mlle de Bochardière, par pitié, empêchez qu’on ne poursuive ces fous.

— Chassons-les, chassons-les comme des bêtes fauves ! hurlait l’avocat. Certainement il lui revenait à cette heure quelque souvenance de sa vaillante jeunesse, de ce beau temps où il avait assailli un géant prussien et lui avait fait mordre la poussière ; mais le marquis posa sa main sur l’épaule de Chesnel et lui fit un signe. Chesnel dit à ses compagnons : — Restez.

Au même instant, le regard du fidèle serviteur se dirigea vers la poterne. Lesneven était là, toujours dans la même attitude, les bras croisés, la tête haute. On l’avait oublié dans le tumulte. Violante seule savait qu’il n’avait point cédé la place ni reculé d’un pas. Chesnel à sa vue poussa un rugissement étouffé. — Lui ! fit-il. Tous les yeux se tournèrent vers le jeune homme.

— Que faites-vous ici ? demanda M. de Bochardière. Vous étiez le chef de ces bandits dans l’attaque…

— Leur chef ? dit le marquis.

Un murmure de mauvais présage courut parmi les gens de Croix-de-Vie, rassemblés autour du maître.

— Pourquoi, reprit l’avocat, ne les avez-vous pas suivis dans leur fuite ?

— Parce que je suis de ceux qui ne fuient pas, répondit le jeune homme.

— Ne voyez-vous pas son habit vert ? dit Chesnel à l’oreille de Lescalopier. C’est le garde-général, c’est…

Lescalopier tressaillit. — Eh bien ! dit-il, partez, vous pouvez le faire librement, la route est ouverte…

— Je ne dirigeais point ces malheureux dans une entreprise que je réprouve, interrompit le jeune homme, je les conduisais en d’autres lieux, et ils m’ont échappé. J’ai été leur chef au départ. Ici j’étais leur prisonnier.

— Monsieur le marquis, fit Violante à demi-voix, ce que dit cet homme est vrai. J’ai vu les femmes le frapper. Le marquis s’avança vers le jeune homme. — Monsieur, lui dit-il, vous savez parler fièrement… Qui êtes-vous donc ?

— Mon habit vous dit quel est mon état, répliqua-t-il, je suis garde des forêts. Mon nom…

— Que nous fait votre nom ? interrompit Chesnel. Partez !…

— Paix, Chesnel ! fit M. de Croix-de-Vie.

— Mon nom, reprit le jeune homme, est Conrad Lesneven. Il y eut un moment de silence terrible. Le marquis avait reculé, une pâleur mortelle passa sur son visage ; puis il saisit le fusil de Chesnel, et, le faisant tournoyer au-dessus de sa tête, s’élança vers Lesneven.

— Frappe, Croix-de-Vie ! cria Chesnel.

Au lieu de frapper, le marquis éclata de rire. Son fusil s’échappa de ses mains, il chancela, et Chesnel le reçut dans ses bras.

— Ta l’as voulu, Lesneven, hurla l’indomptable paysan. Holà, vous autres !

Un éclair sanglant passa sur les quarante faces sombres des gens de Croix-de-Vie ; mais Violante s’était jetée entre eux et le jeune homme. — Monsieur, lui dit-elle, ne cherchez point l’explication de cette triste scène. L’honneur ne vous défend pas de céder aux prières d’une femme. Partez ! je vous en supplie.

Il la regarda longuement, s’inclina et s’engagea sous la poterne. Mlle de Bochardière sourit aux chouans irrités. — Moi, vous ne me tuerez point, dit-elle…

On avait apporté un fauteuil pour le marquis évanoui. L’avocat appuyé au dossier, Chesnel un genou en terre, le considéraient avec angoisse. Violante s’approcha lentement. Le marquis rouvrit les paupières, et pourtant son noble et mâle visage demeura contracté, comme s’il eût encore poursuivi, tout éveillé, quelque effroyable rêve. Il ne prenait point garde à ceux qui l’entouraient, on eût dit qu’il ne les reconnaissait pas. Tout à coup il se mit à examiner sa main gauche d’un air égaré ; il fit jouer plusieurs fois le doigt indicateur devant ses yeux avec un geste d’enfant ; il semblait y chercher un objet qui n’y était point. — Lesneven m’a laissé le brillant, dit-il.

— Monsieur le marquis, fît Lescalopier, ne savez-vous pas où vous êtes ? Chez le plus dévoué de vos serviteurs, dont vous venez de sauver les jours.

— Croix-de-Vie, c’est moi, votre vieil homme, disait Chesnel, ne me voyez-vous pas ?

Les gens du village se pressaient autour du fauteuil. Pourquoi Lesneven m’aurait-il pris ce diamant ? — Il n’était pas un larron, s’écria le marquis en se redressant de toute sa taille. Ce n’est pas lui qui m’a frappé. C’est moi-même avec mon épée, moi-même !…

— Croix-de-Vie est fou ! dirent les chouans, et ils se signèrent.


XI.

Croix-de-Vie était-il donc fou ?… Il dormait. On l’avait transporté dans la chambre des hôtes, située au second étage de la tour de Bochardière. Là il reposait sur un lit gothique. Tout était gothique dans cette chambre, dans cette tour, dans cette maison, hormis l’appartement de Violante ; l’esprit du maître était plus moderne pourtant qu’il ne le laissait croire. L’avocat avait rassemblé à grands frais ces meubles des âges heureux où il regrettait de n’avoir point vécu, et où toute la souplesse de son génie n’aurait pu faire que, né vilain, il ne le restât ; mais en ce moment il ne songeait guère aux richesses surannées de ce musée, dont chaque pièce avait été disposée et placée là comme un symbole. Il était terrassé, vaincu, l’habile homme.

À quoi donc lui avait-il servi de jouer si serré le jeu de la fidélité aux choses mortes, lui dont l’ambition était si vivante ? Il s’était attaché à des épaves, la planche lui manquait, et il roulait au fond de l’eau. Il avait cru devancer le destin, et il perdait contre lui le prix de la course. Le marquis frappé si tôt ! Qui aurait prévu ce coup-là ? Tous les rêves du franc Picard s’en allaient en une noire fumée. On ne devait point voir deux douairières à Croix-de-Vie. Le marquis fou !… Du moins vivait-il encore. Aussi M. Lescalopier de Bochardière, errant dans la chambre, donnait tantôt les signes d’une bruyante affliction, et tantôt s’arrêtait tout court, essuyant du coin de son grand foulard des Indes ses yeux, qui ne pouvaient pourtant pleurer sans cesse ; il remontait sur sa chimère et se reprenait à espérer. La marquise de Croix-de-Vie, qu’on était allé quérir, se tenait au chevet de son fils, à demi blottie dans les lourds rideaux. Un sanglot de temps en temps s’échappait de son sein oppressé par la terreur ; puis le désespoir la frappait du tranchant de son glaive, un tressaillement l’agitait, et le sombre édifice des rideaux tremblait autour d’elle. Chesnel se tenait agenouillé, son chapelet à la main, et priait. Violante était debout, pâle et immobile, près d’une croisée.

Croix-de-Vie dormait. Le médecin, tout bas, avait dit que peut-être il ne s’éveillerait plus. Telle n’avait pas été la fin de ses pères. Un coup d’épée, un coup de feu, du poison, cent balles à la fois, une chute effroyable sur des rochers, voilà pour les cinq premiers Martel, et pour celui-ci l’engourdissement et le sommeil ! Ils avaient vu l’horrible mort face à face ; le destin s’adoucissait en finissant son œuvre, puisque, avant d’abattre sa main sur la dernière victime, il lui fermait les yeux. Croix-de-Vie dormait depuis un jour, une nuit, presque tout un jour encore. On l’avait déposé dans son habit de chasse, botté, éperonné, sur le lit. Toute cette jeunesse, toute cette force, toute cette grandeur, toute cette richesse, n’étaient plus rien qu’une forme insensible. Il dormait comme dort la pierre. Sa tête seule, si belle et si noble, s’était affaissée, moins rigide, sur l’oreiller ; elle roulait accablée dans sa chevelure blonde, comme celle des vieux Celtes dont il descendait. Son visage ainsi s’inclinait doucement vers la lumière du ciel qui entrait par la croisée. Si jamais il devait la revoir, si ses paupières devaient se rouvrir, le premier regard qui en sortirait allait être pour Violante. Ce regard, Violante l’attendait…

Qu’éprouvait-elle donc ? N’était-ce pas son âme aussi bien que celle de Martel qui demeurait suspendue depuis tant d’heures entre la mort et la vie ? D’où lui venait cette stupeur immobile en face de ce corps inerte ? Elle voyait, elle entendait, et parce qu’il ne vivait plus, elle ne se sentait plus vivre. Quel mystère, quelle force, quel lien avaient soudain uni, enchaîné son être à ce qui n’était plus qu’une image ? Ah ! la force d’une compassion généreuse, le lien de la grandeur morale qu’elle reconnaissait entre elle et celui qu’on pleurait déjà sous ses yeux, le mystère de son cœur, de sa pensée peut-être, ignoré d’elle-même et qui se faisait jour !… La marquise jeta un grand cri ; Martel venait de pousser un soupir. Etait-ce le dernier ? Non, car la sensation de la vie renaissante passa dans le cœur de Mlle de Bachardière. S’approchant de sa fille, M. de Bochardière lui dit alors tout bas : — Violante, il dépend de vous de le sauver, s’il se réveille…

Une seule pensée lui vint : c’est que son père n’abandonnait pas ses projets en face même de ce lit funèbre, et qu’il changeait soudain de politique pour l’y amener malgré elle. Il n’avait pu la séduire, il essayait de la toucher. N’ayant pu intéresser sa vanité, il croyait plus sûr de tenter son cœur. Le marquis étendit un bras et de nouveau soupira. Mme de Croix-de-Vie, éperdue, se pencha sur ce terrible réveil. Chesnel s’était levé. Quelle puissance encore entraîna Violante vers le lit ? Elle accourut, et la marquise lui saisit la main ; toutes deux se mirent à chercher la même espérance, une lueur sur ce pâle visage. Chesnel, debout auprès de Mlle de Bochardière, lui dit : Si vous le voulez, Croix-de-Vie retrouvera la raison.

Pour cette fois, Violante quitta brusquement la main de la marquise et regagna sa place dans l’embrasure de la croisée. « Son salut dépend de moi ! répétait-elle tout bas. Si je le voulais !… » Et pourquoi donc le voudrait-elle ? Qu’était-il survenu depuis la veille de différent et de nouveau dans sa volonté et dans son cœur ? Rien qu’un attendrissement dont elle n’avait point essayé de se défendre, et dont on se hâtait d’abuser. — Sauvez-le ! lui disaient-ils dans l’effarement de leur égoïsme. Pour s’épargner une douleur immense, que lui demandaient-ils ? Oh ! rien, presque rien, le sacrifice de sa jeunesse et de sa vie. L’œuvre serait si belle, la tâche si douce ! Disputer au destin sa proie plus qu’à demi conquise, ramener à la raison un fou qu’elle n’aimait point ! Et que lui importait à elle que cette race des Croix-de-Vie se perpétuât pour rendre témoignage de la grandeur du passé dans le monde ? Elle se mit à songer que celui pour qui l’on implorait si étrangement son dévouement et les semblans au moins de son amour était le seul qui n’en voudrait point. Ne la jugeait-il pas comme on avait pris soin qu’il la jugeât ? Ne la connaissant pas, il devait la haïr, ils étaient ennemis tous deux la veille… Une plainte déchirante, prolongée, s’éleva du lit, et le regard de Violante, qu’elle avait juré d’en détourner pour longtemps, lui échappa… Martel avait les yeux ouverts.

— Mon fils, me reconnaissez-vous ? dit la marquise. — M. de Bochardière était accouru à son tour, Chesnel se laissa retomber à genoux. Tous trois avaient vu ces yeux qui s’ouvraient, tous trois en même temps avaient été frappés par cette aurore ; puis à ce premier élan d’espérance succéda une épouvantable angoisse. La douairière, n’obtenant pas de réponse, s’enfonça dans l’ombre des rideaux en se tordant les mains. L’avocat avait reculé… Chesnel seul osa s’approcher de son maître. — Croix-de-Vie, dit-il, m’entendez-vous ? — Mais sans lui répondre plus qu’à sa mère. Martel, avançant le bras par un effort terrible, écarta de devant lui le fidèle serviteur, et ses yeux reprirent la direction de la croisée près de laquelle se tenait Mlle de Bochardière.

C’était bien à elle qu’en se rouvrant ils avaient couru, elle qu’ils n’étaient point surpris de trouver là, elle qu’ils voulaient voir. Ce n’étaient point les yeux d’un fou, aucun nuage ne les voilait ; le regard était droit, empreint d’une douleur tranquille comme l’eau profonde, et semblait dire à celle qu’il cherchait : — Ne craignez plus rien de moi, car je ne suis plus de ceux qu’on doit craindre. — Qui se fût attendu à ce réveil inerte, morne et traversé pourtant de pensées si claires ? Aucun mouvement n’agitait plus son corps, en apparence toujours glacé ; sa tête demeurait ensevelie dans l’oreiller sous ses boucles blondes, ses paupières endolories se refermaient de temps en temps, et dès qu’elles se soulevaient et se rallumaient de nouveau, le même regard en sortait, retournait vers Violante, et s’attachait au sien, opiniâtre et d’une douceur étrange, jusqu’à ce qu’enfin Violante eût baissé les yeux. Alors le marquis, d’un geste presque invisible, pria Chesnel de le soulever sur son lit. Chesnel obéit. La marquise venait à son aide. — Y songez-vous, ma mère ? dit Martel.

Eh quoi ! il parlait ! — Y songez-vous ? reprit-il ; mais ce fardeau est trop lourd ; cela était bon quand j’étais enfant.

Il parlait ! il souriait ! Il venait de retrouver la voix en un moment comme il avait retrouvé la raison. Il fallait donc que le médecin se fût bien gravement trompé ! Mme de Croix-de-Vie n’y tint point, elle enveloppa de ses deux bras cette tête chérie avec des exclamations passionnées, des cris entrecoupés de baisers et de larmes.

— À quel jour sommes-nous ? demanda Martel.

Au dimanche, dit Chesnel. — Le marquis sourit encore. — Ne te trompes-tu pas ? fit-il. Je croyais avoir dormi plus longtemps.

Chesnel mentait en effet, car on était au lundi.

— Monsieur le marquis, s’écria Lescalopier, ma maison a reçu par cet heureux sommeil un honneur qu’elle n’oubliera point.

— C’est un honneur qui a failli vous coûter cher, répliqua le marquis avec sa dureté accoutumée lorsqu’il parlait à l’avocat.

Il n’y avait donc point que la force du corps et la lumière de l’esprit qui lui fussent revenus ; il avait aussi retrouvé les dispositions altières de son âme, ses ressentimens et ses répugnances. C’était bien le Croix-de-Vie d’avant le sommeil et le songe.

— Si je n’avais pu chasser ces furieux avec l’aide des gens du village, reprit-il, sûrement ils auraient pillé votre manoir.

— Monsieur le marquis, dit Lescalopier, je tenais à vous par les liens d’une respectueuse amitié ; me voilà désormais enchaîné par ceux de la reconnaissance ; je suis votre homme lige et votre fidèle…

— N’avaient-ils pas un chef ? interrompit Martel ?… Oui vraiment, mais il ne l’était plus. Ils en avaient fait leur prisonnier parce qu’il ne se prêtait point à faire le mal avec eux. Ce Lesneven que j’ai voulu tuer est un brave homme…

— Mon fils ! s’écria la douairière.

— Il y a d’étranges hasards ! continua— t-il. Et voyez, ma mère, si celui-ci n’est pas bien fait pour rabaisser notre orgueil et celui des nôtres. Savez-vous si l’on ne trouverait pas aujourd’hui, dans quelque coin ignoré de la France, un Croix-de-Vie garde-forestier, comme ce Lesneven, qui descend d’un gentilhomme de bon lieu, bien connu dans notre maison ?…

— Monsieur le marquis, dit Lescalopier, il n’en descend peut-être point.

— C’est donc alors qu’on nous prend nos noms, répondit le marquis. Il ne nous en faut qu’être plus modestes… Mais je ne veux pas plus longtemps abuser de votre hospitalité, monsieur de Bochardière. Prête-moi ton aide, Chesnel. Ma mère, retournons à Croix-de-Vie.

Qui eût encore prévu dans le marquis ce calme et cette assurance ? Tout n’était que surprise et qu’enchantement dans ce réveil extraordinaire ; cette terrible aventure se dénouait si doucement, si simplement, que c’était à n’y point croire. Martel parlait de sa rencontre avec Lesneven comme d’une chose indifférente et d’un étrange hasard. Les terreurs qui se formaient depuis trente ans dans l’âme de la douairière, comme des nuées au ciel, se dissipaient de même, encore une fois, au premier rayon. Elle jeta un regard de triomphe à Lescalopier, qui lui en rendit la monnaie. Ivre de joie et d’espérance, il s’écria qu’il allait de ce pas faire préparer la calèche. La marquise voulut voir son fils descendre de ce lit, qui avait été deux jours durant comme son lit mortuaire. Il en descendit, appuyé sur Chesnel, les yeux encore tournés vers Violante, et comme elle se disposait à sortir : — Restez, mademoiselle, dit-il, je vous en prie.

La douairière dans sa surprise demeura un moment tout étourdie, clouée au parquet de tout le poids de ses petits pieds, jadis si mignons, qui avaient couru les chemins de l’exil, puis elle dit : — Je vais rassurer sur votre santé les gens de Croix-de-Vie qui sont là, mon fils.

Sur le seuil, elle s’arrêta. Le marquis s’avançait vers Mlle de Bochardière, toujours appuyé sur l’épaule de Chesnel, et tournait le dos à la porte. Bien sûre que Violante seule pouvait la voir, la pétulante douairière lui envoya un sourire, puis un baiser du bout des doigts et s’enfuit.

— Tandis que je dormais, mademoiselle, dit le marquis, j’ai fait un rêve. Vous en étiez l’objet. Il me semblait que votre père vous mettait à la torture et que j’en étais la cause. On vous disait : Sauvez-le !…

— Vous vous trompez, monsieur le marquis, repartit Violante, on ne m’a point dit cela.

— Il est généreux à vous de le nier, reprit-il. Moi j’entendais, et l’on me rendait amère la compassion que vous inspiraient mes malheurs et ma faiblesse, puisqu’on vous forçait à vous en repentir. J’entendais tout, et j’en souffrais davantage. Ceux qui voudraient abuser des libres mouvemens d’un cœur comme le vôtre ne savent pas ce qu’ils font, mademoiselle, et ce serait une belle action que de leur pardonner.

— Oh ! fit-elle, encore plus pâle qu’auparavant et le regardant €n face, ces paroles, si elles m’ont été dites, n’étaient pas faites pour m’offenser ; j’ai ressenti d’autres injures, et je n’en ai pas été mortellement blessée.

— Ceux dont je veux vous parler, continua Martel, prennent sans doute à ma vie bien plus d’intérêt que je n’en prends moi-même : l’ardeur de leur amour les égare ; mais je ne viens pas ici vous demander pardon que pour eux, je le demande aussi pour moi.

— Monsieur le marquis, dit Violante, quel mal m’avez-vous donc fait ?

— J’ai jugé faussement une âme droite et pure, j’ai vu un diamant devant mes yeux, et je n’ai pas su le reconnaître ; en faisant cela, j’ai fait une chose vulgaire… Mais il suffit que vous m’entendiez, mademoiselle…

— Voilà encore où vous vous trompez, monsieur le marquis, dit Violante. Je ne vous comprends pas.

— Mademoiselle, reprit-il, j’aime la fierté, mais souvent elle est inutile, et alors elle devient cruelle. Pour moi, j’ai accompli un devoir en humiliant ma fierté devant vous. Tout me le commandait, même la reconnaissance. Lorsqu’on vous disait : Sauvez-le, vous m’aviez déjà sauvé d’une lâcheté et d’un crime, car, si mon bras ne s’est point abattu contre ce Lesneven il y a deux jours, c’est que vous étiez là. Lui aussi vous doit la vie, sans votre présence je l’aurais tué.

— Croix-de-Vie, dit Chesnel, vous auriez bien fait.

— Tais-toi, s’écria-t-il. Ne perdrez-vous jamais le goût du sang, race de loups ?

Et se couvrant le visage de ses deux mains, il ajouta : — J’étais fou !

— Je vous ai toujours obéi, grommela Chesnel, mais que Lesneven se garde !…

Mlle de Bochardière, qui détournait les yeux, les ayant portés à travers la croisée sur les campagnes, poussa un cri étouffé.

— Vous êtes une fille des montagnes, où le ciel rayonne et où les âmes sont ouvertes comme le ciel, lui dit le marquis d’une voix presque caressante. Votre destinée vous a jetée dans ce triste pays, parmi nos âmes sombres et sauvages. Vous ne nous aimez pas, mademoiselle, et si vaillante que vous soyez, nous vous faisons un peu peur.

Puis il s’inclina et sortit avec Chesnel.

Violante respira. Ce qui lui avait arraché ce cri, c’était une chose bizarre, inexplicable, et dont les suites pouvaient devenir terribles. Sur l’autre rive de la Sèvre, en face des fenêtres de Bochardière, elle venait de voir Lesneven.

Hasard ou fatalité, comment encore nommer cela ? Dans quel monde de visions, de terreurs et de fantômes allait-elle donc désormais se débattre, et que lui servait d’opposer toujours sa raison à ce torrent de choses déraisonnables qui venaient sans cesse la démentir ou la confondre ? Le hasard aurait pu conduire Lesneven en face de Bochardière, sur le grand chemin ; mais quand il avait tant de motifs de se dérober à la vue des habitans du manoir, il s’arrêtait, il demeurait hardiment, cherchant à percer la maison de ses regards. Il s’était posté sur la berge, au-dessous de la route, derrière un saule, et Violante se souvenait vaguement d’avoir entrevu comme une ombre glisser sous ce dérisoire abri au moment même où M. de Croix-de-Vie dans la chambre s’arrachait à son long sommeil. Lorsque tout à coup et distinctement elle l’avait vu au milieu de son entretien avec le marquis, il avait la même attitude que le jour de la bataille, les bras croisés, et toute sa personne respirait le défi. Martel sortit le front haut, l’âme libre et pleine, d’un air de force et de jeunesse que nul depuis longtemps ne lui connaissait plus ; Lesneven au contraire s’affaissa sur le tronc du saule. Les gens de Croix-de-Vie dans la cour, Chesnel tout le premier, allaient le découvrir. Le jeune homme sans doute était brave, et qui ne l’est point ? mais il n’avait pas entendu Chesnel dire de sa voix sourde : Que ce Lesneven se garde !…

De grands cris retentirent au pied du manoir, lorsque le marquis apparut ; les gens de Croix-de-Vie acclamèrent le seigneur ressuscité au bout de deux jours. Violante ouvrit la croisée. Les chouans enveloppaient Martel, et faisaient reculer la calèche, ne voulant point qu’il y montât. Ils avaient coupé de jeunes arbres et construit un brancard de feuillage, ils enlevèrent le maître dans leurs bras : Croix-de-Vie, porté sur les épaules de ses paysans fidèles, triomphait des temps nouveaux sur ce pavois rustique ; mais là se bornaient ses victoires, car Violante pensa qu’il n’avait pu triompher d’elle ni de cette fierté qu’il lui plaisait de déclarer inutile. Il la salua respectueusement d’en bas. Voyant cela, les chouans poussèrent une longue clameur et agitèrent leurs chapeaux noirs. Sur l’autre rive, Lesneven, au bruit de cette fenêtre qui s’ouvrait, s’était retrouvé debout sous le saule. Violante ne répondit point au salut du marquis ni aux signes d’adieu de la douairière, que son père en ce moment aidait h monter dans la calèche ; elle se rejeta dans la chambre et laissa s’éloigner le cortège. Quand elle revint au bout d’un moment, Lesneven avait disparu.

Alors elle éprouva la joie d’une double délivrance, et un sentiment d’une douceur profonde s’éleva dans son cœur ; elle se voyait seule enfin, bien seule. Le manoir était désert, la maison était à elle. Aucun bruit n’arrivait plus à son oreille, ses yeux ne rencontraient plus que la trace déjà lointaine de choses écoulées. Et toutes ces sensations inexplicables, toutes ces dangereuses émotions qui l’avaient agitée depuis trois jours, si différentes de la nature de son âme et de la tournure ordinaire de sa vie, si promptes d’ailleurs à s’évanouir avec les événemens qui les avaient causées, ne devaient se représenter jamais sans doute, jamais… Lesneven quitterait le pays. Et pour elle, ne demeurait-elle pas la maîtresse de résister aux persécutions de son père et de ne point retourner au château ?

Paul Perret.
  1. Voyez la Revue du 15 mai.