Les Siècles morts/Les Adôniastes

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 179-182).

 
Adônis ! Adônis ! la mort ferme ta bouche,
        Hélas ! cher Adônis, adieu,
Toi qui gardes encor sur la funèbre couche
        L’immortelle beauté d’un Dieu ! —

Telles lugubrement dans la ville assiégée
Les femmes de Khytras, seins nus, cheveux épars,
Poussaient leur clameur triste, errante et prolongée
Du temple enguirlandé jusqu’au pied des remparts.

— Adônis ! Adônis ! voici l’heure fatale
        Où le céleste Sanglier
Du sang de la blessure ouverte à ton flanc pâle
        A rougi l’herbe du hallier. —


Dans la nuit bruissante et sinistre, les torches
Jettent d’obscurs éclairs sur les casques d’airain ;
Et les guerriers armés, immobiles aux porches,
Veillent, sondant la plaine et l’horizon marin.

— Adônis ! Adônis ! pour jamais tu reposes,
        Les yeux clos, les bras languissants,
Sur un lit nuptial de jasmins et de roses,
        Dans les nuages de l’encens. —

De la flotte barbare amarrée au rivage,
Du camp déjà dressé près des sables amers,
Bondit soudain le peuple innombrable et sauvage
Que l’ouragan d’Afrique a vomi sur les mers.

— Adônis ! Adônis ! O voyageur qui passes
        De l’Érèbe au monde changeant,
Ouvre tes yeux d’aurore et vois sur les terrasses
        Briller les corbeilles d’argent ! —

Le vautour est moins prompt à fondre sur sa proie
Que le Vandale ailé qui rôde autour des ports.
Comme un bûcher massif le môle ardent flamboie,
Et les fossés comblés boivent le sang des morts.

— Adônis ! Adônis ! quand germeront les plantes,
        La laitue et l’orge et le thym
Et le fenouil tardif et les herbes trop lentes
        A verdir, au dernier matin ? —


Et sur l’effondrement des machines en flammes,
Sur le choc des béliers, sur la chute des tours,
Plane, jamais lassé, le hurlement des femmes,
Amoureux et funèbre, inassouvi toujours :

— Adônis ! Adônis ! l’amour dont tu nous sèvres
        Consume nos cœurs haletants ;
La volupté disperse avec les longues fièvres
        Tous les effluves du printemps. —

Et le vent printanier, chargé d’odeurs magiques,
Portant aux défenseurs l’écho désespéré,
Verse en leurs seins troublés les langueurs léthargiques
Qui font des faibles poings choir le glaive acéré.

— Adônis ! Adônis ! que les voix des pleureuses
        Frappent seules les cieux ternis,
O Seigneur, embaumé par nos mains douloureuses
        A l’ombre d’un berceau d’anis ! —

Vils troupeaux, résignés aux sanglants holocaustes,
Mêlant d’âpres sanglots aux lamentables chœurs,
Les soldats énervés ont oublié leurs postes
Et déserté la brèche où montent les vainqueurs.

— Adônis ! Adônis ! Préféré d’Aphrodite
        Au sein rose, au baiser vermeil,
Mystérieux Époux, sors de la nuit maudite
        Dans les parfums et le soleil ! —


Le sang comme une source au travers des murailles
Filtre. La mort avide a fauché sa moisson ;
Et la ville, où les corps gisent sans funérailles,
N’est plus qu’un monceau noir qui fume à l’horizon.

— Adônis ! Adônis ! couronné d’anémones,
        Naissant et mourant tour à tour,
Tu fais sur le chemin des saisons monotones
        Fleurir la douleur et l’amour ! —

Quelques femmes encore, au carnage échappées,
Ivres d’un rêve obscur, les yeux d’extase emplis,
Infatigablement traînent leurs mélopées
Sur la muette horreur des temples abolis :

— Adônis ! Adônis ! Adoré ! vois nos larmes,
        Romps le sceau du mystique adieu ;
Ressuscite ! La vie aura de nouveaux charmes
        Pour fêter le réveil d’un Dieu ! —