Les Siècles morts/Les Noces Susiennes

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 9-26).


 
Loin de la terre antique où, depuis dix années,
Nul d’entre eux n’a revu ses demeures ornées,
Les chefs et les soldats, fantassins, cavaliers,
Phalangites épais, porteurs de boucliers,
Gardes, archers crétois, hétaeres, Agrianes,
Au delà de l’Hydaspe et des marches Persanes,
Ont suivi le Héros, fils d’Ammon, et foulé
Le sol mystérieux de l’Empire écroulé.
Ils ont franchi les flots : des berges du Granique,
L’aigle de Macédoine a semé la panique
Jusqu’au fond des palais où le bruit et l’effroi
N’avaient jamais troublé le repos du Grand Roi.
Babylone a frémi dans ses temples énormes,
Et les Dieux inconnus, aux monstrueuses formes,
Ont tressailli d’angoisse en voyant, par les airs,

Zeus sauveur s’élancer vers leurs autels déserts,
Et comme aux anciens temps des suprêmes désastres,
Dans le ciel Khaldéen monter de nouveaux astres.
Comme un grand sacrifice offert au jeune dieu,
Ils ont vu flamboyer Persépolis en feu
Et, de l’Egypte au Pont, compté dans leurs étapes
Les royaumes conquis au nombre des Satrapes.
Barbares belliqueux, Mèdes et Baktriens,
Peuplades des forêts, des monts aériens,
Des déserts ignorés où le sable funeste
Cache en ses longs replis la famine et la peste,
Tous ont suivi le char symbolique et vainqueur
Où, plein de gloire, heureux, divin, l’orgueil au cœur,
Alexandre, vêtu d’une pourpre choisie,
Semblait Dionysos qui traversait l’Asie.

Mais que de maux soufferts et que de jours, ô Dieux !
Loin des champs paternels où sont morts les aïeux,
Loin des sentiers abrupts et des vertes vallées
Que baignait le Strymon de ses ondes gonflées !
Où sont les sûrs abris et les caps blanchissants,
Et la mer Egéenne aux flots retentissants,
Et les prés étendus où les chevaux superbes
Bondissaient librement dans l’épaisseur des herbes,
Et les murs de rochers et les monts orageux,
Et les sommets divins de l’Olympe neigeux,
Et le fertile enclos, près des chères demeures
Où l’épouse a compté le vol tardif des heures ?
Que de héros vieillis, de guerriers forts et beaux,

Sur la terre barbare oubliés sans tombeaux,
Ne reverront jamais, privés de funérailles,
De la haute Pella resplendir les murailles !
Le sang noir a jailli sous les casques percés,
Et FEuphrate et l’Indos et les fleuves glacés
Ont dans leurs flots épais, striés d’herbes légères,
Roulé des corps meurtris vers des mers étrangères.

Mais le cruel Arès hurle et bondit en vain,
Et les jours sont venus pour le Héros divin
De maîtriser l’essor des rapides Victoires.
La mer tumultueuse a rendu les nefs noires
Que Néarque, sous l’œil des astres décevants,
Guida, malgré l’hiver, les écueils et les vents,
Des rivages de l’Inde au port lointain de Suse.

Alexandre le voit. Dans la cité confuse
Montent les cris de joie et les appels nombreux
Des compagnons de guerre, interrogeant entre eux
Ceux qui, blêmes encor des douleurs anciennes,
Disent l’effroi nouveau des luttes Indiennes,
Les étranges combats où des Rois triomphants
Apparaissaient debout sur de grands éléphants,
Les marches, le départ, le froid, la frénésie
Des soldats affamés, perdus en Gédrosie,
Et le trop lent retour et les derniers efforts,
Et les tombeaux pieux, bâtis aux guerriers morts.

La ville hospitalière, immense et magnifique,

Érige au grand soleil, sous le ciel pacifique,
La royale splendeur des palais désertés,
Et des temples secrets et des toits abrités
De poutres de palmiers, recouvertes de terre.
Comme un gardien, posté sur un mont solitaire
Que ceint d’un flot profond le fleuve au large cours,
La citadelle au loin dresse ses vieilles tours,
Ses créneaux réguliers, ses bastions de briques
Et les sombres parois de ses murs symétriques.
Alentour, dans les champs, croissent les blés dorés ;
Les arbres savoureux offrent leurs fruits pourprés
Et la vigne nouvelle enlace au long des pentes
Le flexible réseau de ses branches grimpantes.

C’est là. Comme un berger, à l’heure du repos,
Dans les prés verdoyants assemble ses troupeaux,
Tel, près des belles eaux, dans la plaine embaumée,
Alexandre vainqueur réunit son armée.
Le camp bariolé, plein de foule et de bruit,
Jusqu’aux monts Susiens, à l’horizon qui fuit,
Aligne ses enclos, ses fossés et ses tentes,
Où, mêlés aux reflets des armes éclatantes,
Pendent de lourds colliers aux feux éblouissants,
Et des vêtements teints et des tapis persans.
La multitude va, se presse, lutte et passe ;
Comme un grondement sourd, s’élèvent dans l’espace
Les cris intermittents des animaux parqués,
Braiments stridents et longs des ânes efflanqués,
Barrits des éléphants, hennissements sonores


Des chevaux attelés aux chars multicolores,
Mugissements des bœufs que les Dieux immortels
Verront, au jour prescrit, tomber sur leurs autels.
Les cris, les chants, les voix, tous les murmures vagues,
Roulent en un fracas semblable au bruit des vagues
Sur les glauques rochers et le sable marin.
Et les soldats, heurtant les boucliers d’airain,
Erraient ; et les enfants et le troupeau des femmes
Suivaient à pas craintifs vers les bûchers en flammes
Où rôtissaient avec des chevreaux tout entiers
Des taureaux pantelants et des cerfs en quartiers.
Mais bientôt, dans le camp frémissant, les trompettes
Résonnent ; les guerriers accourent. Pour les fêtes
La vieille armée, ainsi qu’au matin des combats,
Se hâte, se déploie et s’ébranle et là-bas
Marche vers la colline où la tente royale
Ouvre, entre deux piliers, sa porte triomphale.

En tête, d’un bras sûr guidant les noirs chevaux,
S’avancent lentement les escadrons rivaux,
Paeoniens légers et cavaliers Odryses,
Ardents à la poursuite, habiles aux surprises.
Derrière eux, formidable, énorme, en rangs serrés,
Sous l’infrangible abri des boucliers dorés,
Comme un rempart de fer la Phalange hérisse
Son front impénétrable où reluit la sarisse ;
Et Perdiccas, parmi tous les chefs, en avant,
Fait onduler les crins de son casque mouvant.
Puis les frondeurs et les archers de toutes races,

Les Hellènes ligués, les acontistes Thraces,
Les barbares vêtus de peaux, ceux dont les cris
Jettent l’effroi subit dans les cœurs aguerris,
Et les Mèdes barbus, aux robes féminines,
Et les Perses armés de longues javelines
Et d’arcs éblouissants et de profonds carquois.

Soudain, hors de l’enceinte et des chemins étroits,
Un nuage grandit, s’épaissit, flotte et traîne
Une sonore nuit au travers de la plaine ;
Et tandis qu’elle roule et se déchire au vent,
Une masse apparaît dans le soleil levant
Et la cavalerie étincelle et s’élance.
L’airain brillant revêt les cavaliers ; la lance
En leurs farouches mains, droite, menace encor ;
Leur épaule se courbe au poids des plaques d’or ;
Ils serrent du genou les flancs couverts d’écume
Des chevaux qu’ont nourris dans l’orage et la brume
Les prés Thessaliens .et les champs de Pella.
Ils passent. Le sol dur retentit, et voilà
Que viennent à leur tour les troupes intrépides
Des vétérans blanchis et des Argyraspides,
Aux boucliers d’argent dont l’orbe clair reluit
Comme le disque plein de Phœbé dans la nuit.
Puis encor l’escadron resplendissant des Pages,
Et le pesant convoi des nombreux équipages,
Les bœufs liés au joug et les chameaux bossus,
Les éléphants de guerre, ornés de leurs tissus
Et portant sur leurs dos monstrueux et fidèles

De vastes tours de bois comme des citadelles.
Enfin, tels qu’au milieu des troupeaux bondissants
Plus nobles et plus fiers vont les taureaux puissants,
Tels, au-dessus du cercle étincelant des piques,
Surgissent les Parents et les Gardes épiques,
Les Satrapes mitres et les Princes loyaux
Et le groupe choisi des Compagnons royaux,
Kratère, au cœur viril, rude et cher à l’armée,
Python, Léonnatos, Néarque, Ptolémée,
Eumène, sans rival à diriger le cours
Des mobiles destins et des flottants discours,
Et Séleukos qui joint sous une armure antique
A la ceinture d’or la robe asiatique.

Et quand l’armée entière eut aligné ses rangs,
Quand sur la plaine au loin les souffles odorants
De la vaste poussière eurent chassé les nues,
Quand, sur le noir chemin, des femmes demi-nues
Et des enfants, le front ceint de pampres tressés,
Eurent tendu la pourpre et les tapis tissés,
Et sur le sol égal versé de leurs corbeilles
Des feuillages épars et des roses vermeilles,
Un cri superbe, accru de moments en moments,
Répondit dans les airs au bruit des instruments,
Tandis que s’unissaient en clameurs martiales
La trompette et la flûte au fracas des cymbales.

Il vient, le Roi semblable au Dieu triomphateur,
Au beau Dionysos, Alexandre, dompteur

Des princes d’Orient et des peuples farouches.
Il vient. Huit chevaux blancs accouplés, dont les bouches
D’une écume rebelle ensanglantent les freins,
Aux sabots peints d’argent, aux fronts brillants, aux crins
Tressés et mélangés de guirlandes fleuries,
Traînent le vaste char que des tapisseries
Et des voiles flottants ornent des deux côtés.
Il s’avance. La peau des tigres tachetés,
Ondulant sur son dos, couvre ses flancs d’albâtre.
Le pampre le couronne, et le lierre verdâtre,
S’échappant des cheveux, étreint son col fardé ;
Sa main droite brandit le thyrse enguirlandé,
Et l’autre se soulève et, languissante, frôle
Le bel Héphaestiôn penché sur son épaule.

Aux bords ornés de clous du grand chariot plat
Pendent les armes d’or du Héros, et l’éclat
Du glaive et de l’armure et du casque sonore
Est pareil aux rayons de la rapide aurore
Sur les penchants neigeux des monts illuminés.
Aux angles, s’élançant des trépieds contournés,
Ondule la vapeur des parfums salutaires ;
Et le vin toujours frais rougit dans les cratères,
Et des lyres, vibrant sous d’invisibles doigts,
D’un rhythme exaspéré pressent le chant des voix.

Alentour, enlaçant les danses convulsives,
Un chœur voluptueux de bacchantes lascives,
Les bras cerclés d’anneaux, seins nus, cheveux épars,

Lacère avec des cris des peaux de léopards
Et de gestes moqueurs agace les Silènes
Sur leurs ventres plissés serrant des outres pleines.
Et le désir sans frein des Satyres cornus
S’irrite des baisers et des éphèbes nus,
Tandis que sur un char que traîne un blanc quadrige
Un phallus gigantesque et flamboyant érige,
Comme un pilier massif sur un socle planté,
Le bronze obscène et droit de sa rigidité.

Et le cortège va, revient, reflue, et roule
Dans le camp déserté l’ivresse de la foule,
La bacchanale énorme et le tréteau divin.
Tout hurle et se confond. La sueur et le vin
Coulent en flots fumants sur la terre rougie.
Et la tumultueuse et symbolique orgie,
De l’aube jusqu’au soir exultant sous les cieux,
Monte et s’arrête enfin au tertre radieux
Où le soleil mourant de ses dernières flèches
Crible le toit royal, tendu d’étoffes fraîches,
Et fait irradier l’entassement lointain
Des grands vases dressés aux tables du festin.

Alexandre descend du char ; la tente s’ouvre.
Du faîte éblouissant qu’un treillis d’or recouvre,
Dont cinquante piliers, arrondis et sculptés,
Soutiennent la coupole et les bois ajustés,
Tombent de lourds tapis sur les murs immobiles
Et des voiles légers où des brodeurs habiles

Ont tracé les combats des Héros et des Dieux
Que, sous des noms divers, en de multiples lieux,
Les Aèdes divins ont chantés sur la lyre.
Et partout, aux parois, l’ivoire et le porphyre,
Gemmes, émaux, métaux, marbres et bas-reliefs
Étincellent. Des lits, préparés pour les chefs,
Tordent leurs pieds d’argent et, rangés côte à côte,
Entourent le lit d’or sur une estrade haute
Où le Roi couronné s’étend, la coupe en main.

L’ivresse éclate et croît au banquet surhumain
Où siègent cent héros et neuf mille convives.
Les sangliers rôtis, les bœufs cuits, les chairs vives
Fument. Le rouge éclair des vacillants flambeaux
D’un reflet plus sanglant teint la viande en lambeaux ;
Et les vins parfumés, versés par les esclaves,
Comme aux flancs de l’Etna roulent les sombres laves,
De flots glissants et noirs sillonnent le pavé.

Mais le Roi, tel que Zeus, commande et s’est levé.
Un silence pieux emplit la vaste enceinte
Tandis que, répandant la libation sainte,
Alexandre lui-même invoque tous les Dieux :

— Salut à vous d’abord, Daimones radieux,
A qui j’offre le vin de la coupe fleurie !
Salut, ô père Zeus, qui, loin de la patrie,
Ouvres au voyageur un seuil hospitalier !
Salut à toi, Phoibos, dont l’éclat journalier

Dore la terre immense et les flots et les îles
Et règle sur les monts, dans de calmes asiles,
Le chœur mélodieux des Muses aux beaux chants !
Tumultueux Ares, qui bondis dans les champs,
Dispersant au hasard les Kères implacables ;
Poséidon vénéré qui tords et romps les câbles
Et brises les vaisseaux sur les écueils marins,
Salut ! Salut à toi dont les pas souterrains
Conduisent dans Triades aux ombres diaphanes
La troupe gémissante et funèbre des Mânes !
Je te salue, ô toi que l’Oita rougissant
A vu lutter encor dans la flamme et le sang,
Invincible Héraklès ! Et toi, d’un vœu suprême
Je t’honore, ô divin, qui pour seul diadème
Portes le lierre sombre et le pampre enlacé ;
Toi qui, premier vainqueur, naguère as traversé
Le monde sans limite ouvert à ton cortège,
Dionysos ! Salut, Reines aux bras de neige,
Déesses qui siégez dans l’Ouranos heureux !
Et toi qui, de longs cris troublant les vallons creux,
Au milieu de tes chiens poursuis les cerfs timides !
Et toi surtout, Déesse aux prunelles splendides,
Aphrodite au beau sein, mère des voluptés,
Qui fais grandir Éros au fond des cœurs domptés
Et dans la vierge pâle, aux ivresses précoces,
Éveilles la langueur et le désir des noces !

Je vous salue aussi, Dieux barbares, Dieux grands,
Dont j’honorai le temple en mes combats errants ;

Dieux des vieilles cités, frères des Dieux hellènes,
Dieux des monts Phrygiens, Dieux des eaux, Dieux des plaines ;
Dieux aux noms inconnus, que les Rois étrangers
Ont priés vainement dans leurs anciens dangers !
Que la libation, faite selon les rites,
Abreuve encor l’orgueil des majestés proscrites
Et qu’un viril hommage, offert à vos autels,
Unisse votre gloire à mes Dieux paternels ! —

Telle, quand Zeus tonnant a calmé sa colère,
La flamme d’Hélios plus riante et plus claire
Resplendit de nouveau dans l’immobile azur,
Et d’un reflet plus doux charmant le ciel plus pur,
Fait tressaillir le sein de la terre amollie,
Telle aux pieds du Héros croît et se multiplie
La renaissante joie en des clameurs sans fin.
Les convives lassés, dont la soif et la faim
Hésitent au milieu des mets et des breuvages,
Laissent tomber la coupe et, pleins d’espoirs sauvages,
Regardent s’avancer vers les lits nuptiaux
Le cortège attendu des eunuques royaux,
Guidant vers chaque prince, invisible et soumise,
L’épouse asiatique à son amour promise.
Pâles sous les longs plis du voile immaculé,
Les vierges ont paru sur le seuil étoile.
Pour elles ont frémi la lyre et la sambuque.
Leurs cheveux, noirs ou blonds, déroulés sur la nuque,
D’un manteau frissonnant couvrent leurs jeunes seins ;

Sur leurs robes de laine aux éclatants dessins
Serpentent des colliers de perles et d’opales ;
Des liens d’or tressés attachent leurs sandales,
Et le rhythme onduleux de leurs pas ralentis
Fait tinter des anneaux le léger cliquetis.
Elles vont. La tiare, ainsi qu’il sied aux reines,
Ceint leurs timides fronts de clartés souveraines ;
Et, d’émaux incrusté, le pectoral vermeil
Bombe sur leur poitrine et luit comme un soleil.

Fleurs des jardins royaux, tiges des vieux Dynastes,
Elles ont respiré dans les demeures chastes
Le pudique parfum de leur virginité,
Et la seule colombe a connu leur beauté
Quand, aux jours glorieux, leur jeunesse inconnue,
A l’ombre des palmiers, errait tranquille et nue,
Ou lorsque dans les parcs, parmi les verts roseaux,
Leur nudité craintive hésitait près des eaux.
Les unes, dès l’enfance, ont vu dans Babylone
Les temples, revêtus d’émail bleu, vert ou jaune,
Enfoncer dans le ciel leurs toits pyramidaux,
Et dans des chambres d’or, closes d’épais rideaux,
Où chantait sourdement l’hymne inspiré des Mages,
Au milieu des parfums, resplendir les images
De l’auguste Bélit qu’on nomme Mylitta.
D’autres, sous les pins noirs que Kybèle habita,
Ont entendu jadis pleurer la Grande Mère
Et rugir la fureur et l’ivresse éphémère
Des Galles qui hurlaient sur le Berger sanglant.

D’autres, le sein gonflé, dans un rêve indolent,
Invoquant en secret la Lune diaphane,
Ont soupiré d’amour au palais d’Ekbatane.
D’autres, dans les cités mères des arts subtils,
Ont sur la pourpre teinte assemblé l’or des fils.
Et d’autres ont quitté leur barbare patrie,
L’Atropatène, Tyr, Sardes ou la Syrie.
D’autres encor sont là, prêtes aux longs hymens.
Filles des Rois soumis et des Chefs inhumains,
Des Satrapes nouveaux, des Princes tributaires,
Les vierges de l’Asie entière, aux vastes terres,
Attendent.

                        Alexandre a d’un geste royal
Donné du haut du trône un suprême signal,
Et debout, comme un Dieu que la foule environne,
Jeté vers Statira les fleurs de sa couronne.
Les voiles sont tombés. Vers le splendide époux
La Princesse a tourné son œil craintif et doux.
Fille de Dareios, naguère encor captive,
Elle hésite et s’avance en sa fierté native ;
Et sous la mitre d’or redressant son front pur,
Elle marche, et son pas sur le dallage dur
A la grave lenteur du pas d’une Immortelle.
L’époux est jeune et beau ; l’époux est digne d’elle
Et de la noble race où coulait autrefois
Le sang d’Akhéménès et d’innombrables rois.
Et Statira sourit et belle, heureuse et tendre,
Au plus haut du festin siège auprès d’Alexandre.
Héphaesti

ôn songeur, accoudé sur son lit,
Admire Drypétis qui chancelle et pâlit.
Et Séleukos se lève et vers sa couche amène
Celle qu’en Sogdiane engendra Spitamène.
Kratère impatient appelle de ses vœux
La royale Amastris dont les obscurs cheveux
Semblent un ciel nocturne où luisent des étoiles.
La fille d’Artabaze, en écartant ses voiles,
Fait tressaillir le cœur d’Eumène. Artakama,
Au corps voluptueux qu’Aphrodite forma,
Au col flexible, aux bras polis, au sein rigide,
De sa beauté secrète enivre le Lagide ;
Et chacune à son tour et dans l’ordre fixé
Monte, nouvelle épouse, au lit du fiancé.

Et toujours au festin, dans la lumière ou l’ombre,
D’autres vierges venaient vers des soldats sans nombre,
Et, de tous les recoins, un souffle violent
Courait parmi la foule, irritant et mêlant
Aux brutales ardeurs d’inextinguibles fièvres
Le frôlement des chairs et le baiser des lèvres.

Au bruit qui meurt succède un silence lassé,
De rauques ronflements par moments traversé,
Comme lorsque Borée excite ses bourrasques.
C’est l’instant où, soufflant par la bouche des masques,
Les acteurs, emplissant la tente de leur voix,
Peuplent, graves ou fous, le théâtre de bois

Et, réveillant l’ivresse aux torpeurs léthargiques,
Sèment dans l’air troublé l’effroi des vers tragiques,
Ou font, en grimaçant, rire et balbutier
La comédie antique au langage grossier.
Danseurs légers et nus, entre-croisant les danses
Dont la flûte sonore a marqué les cadences ;
Chanteurs mélodieux dont les molles chansons
S’accompagnent du bruit de la lyre aux beaux sons ;
Magiciens savants et maîtres du prodige,
Aux occultes secrets qu’un art caché dirige,
Réjouissant l’oreille et ravissant les yeux,
Tour à tour ont charmé les convives joyeux,
Avant que, célébrant l’heure et la destinée,
Un chœur inaperçu n’entonnât l’hyménée :

— Hymen ! Hymen ! le char d’Hélios a sombré
Dans la mer violette, au rivage empourpré !
Hymen ! la couche est prête, et la nuit favorable
Invite aux longs baisers l’épouse incomparable
Qui vient, près du Héros cher aux Dieux protecteurs,
De l’attente et du jour oublier les lenteurs !
Hymen ! Déjà l’époux a rompu la ceinture
De la vierge tremblante et dans sa chevelure,
Avec le voile épais et le double bandeau,
De la rose et du myrte écarté le fardeau !
Hymen ! Éros paraît et la torche s’allume !

Belle comme Aphrodite émergeant de l’écume,
Chaste comme Artémis sur l’Érymanthe ombreux,

O Vierge, tu franchis un seuil toujours heureux !
Tu ne reviendras plus dans les belles campagnes
Unir ta libre danse au chœur de tes compagnes,
Et dans la fraîche aurore, à la clarté du ciel,
Offrir à d’humbles dieux la guirlande ou le miel.
Mais, comme la moisson orne le champ fertile,
Comme, un cyprès aigu fait un plus doux asile
Du jardin solitaire où son ombre s’étend,
Tel, ô Vierge qui ris le soir, en nous quittant,
Ton corps harmonieux embellit la demeure.
Parmi les courts destins ta part est la meilleure,
O toi qui, frémissante et joyeuse en ses bras,
Près du guerrier superbe aujourd’hui dormiras,
Et, chère aux Dieux d’Hellas, femme et digne d’envie,
Comme un lotos terrestre embaumeras sa vie !

Salut à toi ! salut, Alexandre, pareil
Au Père Zeus debout sur le pavé vermeil ;
A toi, rude aux combats, mais dont le cœur devine
La bonté glorieuse et la pitié divine !
Je vous salue encore, ô Chefs victorieux,
Héroïques enfants d’invincibles aïeux,
Parents, Gardes, Amis, Satrapes et Stratèges !
Salut ! salut à vous, innombrables cortèges
Des soldats !

                         Voici l’heure. Éros, toi qui te plais
Aux nocturnes baisers, Éros, enivre-les !
Dormez, époux, dormez ! Que Létô favorise

L’embrassement fécond de la vierge surprise !
Qu’Aphrodite la garde et que Zeus donne encor
À vos postérités un éternel trésor !
Dormez, époux, dormez jusqu’à l’heure où l’épouse
Verra l’aube glisser sous la porte jalouse,
Où le premier chanteur, aux premiers feux du jour,
En dressant son beau col saluera votre amour !
Dormez, époux, dormez dans la nuit fortunée !
Dormez, dormez, époux ! Hymen ! ô Hyménée ! —

Les parfums s’éteignaient dans les trépieds d’argent,
Et les pâles flambeaux mouraient en allongeant
Sur les murs et les lits des ombres plus tremblantes.
La nuit brève hâtait le vol des heures lentes
Et les bras épuisés laissaient sans les offrir
Les couronnes de fleurs tomber et se flétrir.
L’orgie agonisante exhalait dans la salle
Un souffle intermittent ainsi qu’un dernier râle ;
Et sous le sombre éclair des glaives suspendus,
Parmi les mets jetés et les vins répandus,
Dans le rapide oubli des ardeurs passagères,
Les guerriers engendraient au flanc des étrangères
La race violente, aux fils sanglants et durs,
Des héritiers royaux et des rivaux futurs.