Les Silènes (éd. Bibliophiles créoles)/07

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Traduction par Alfred Jarry (adaptation du texte original de Christian Dietrich Grabbe « Sherze, Ironie, Satire »).
Les Bibliophiles créoles (René Bonnel) (p. 25-33).
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VII

Le Diable, entrant. — Bonjour Monsieur Mort-aux-Rats.

Mort-aux-Rats se retourne et aperçoit, au moment même où il veut rendre don salut au diable, le sabot de celui-ci, les toiles dont il était enveloppé s’étant détachées.

Mort-aux-Rats. — Dieu tout-puissant, le diable ! (Il essaie de se sauver).

Le Diable (apercevant son sabot, trépigne rageusement). — Horrible imprévoyance ! (À Mort-aux-Rats). Ne soyez pas épouvanté ! J’ai lu vos poèmes !

Mort-aux-Rats (aussitôt flatté). — Vous les avez lus ! Vous les avez lus !

Le Diable. — Oui, et ils m’ont plu extrêmement.

Mort-aux-Rats (entièrement rassuré). — Oh ! vous m’accordez une louange que je peux à peine… Vous faites des vers vous aussi ?

Le Diable. — Je…

Mort-aux-Rats (l’interrompant). — Vous devriez faire des vers ! Essayez ! Vous ferez des poèmes admirables !

Le Diable (à part). — Parce que j’ai loué les siens.

Mort-aux-Rats. — Je vous demanderai seulement de signer vos vers d’un autre nom que le vôtre. Non pas, parce que, comme il est de mode actuellement, vous devriez avoir honte de vos poèmes, mais seulement afin de dissimuler ce que votre nom a de trop caractéristique. Et de même, par exemple, qu’un homme dont l’esprit est sombre, taciturne, pourrait se nommer Clarté, vous devriez vous faire appeler Ange, Ciel ou Vertu.

Le Diable. — Vous me donnez là un conseil qui mérite d’être suivi, Monsieur Mort-aux-Rats ! J’ai d’ailleurs déjà produit plusieurs ouvrages. Récemment, par exemple La Révolution française, tragédie en 14 années avec un prologue de Louis XV. Mais la pièce a été extraordinairement mal accueillie, surtout à cause de l’erreur suivante : on y guillotinait les critiques. C’est pourquoi, malgré les efforts de quelques amis que j’ai en Prusse, en Autriche, en Angleterre et en Pologne, je n’arrive pas à la faire représenter une seconde fois. La censure est trop sévère. J’ai néanmoins l’espoir qu’avec quelques retouches on pourra la jouer à nouveau en Espagne. — Je m’occupe en ce moment d’une farce qui paraît aux éditions du Sultan de Turquie, sous le titre : La lutte grecque pour l’indépendance, par l’Auteur de la Révolution française.

Mort-aux-Rats. — Vos œuvres, que je connaissais déjà de longue date, sans savoir que vous en étiez l’auteur, ont indiscutablement quelque chose d’immense, Monsieur le Diable ! Mais vous prenez par trop de libertés avec l’unité de temps et de lieux ! Et quant aux vers, quant aux vers ! Les opinions sur l’univers que vous y exprimez…

Le Diable. — Savez-vous ce que c’est que l’univers ?

Mort-aux-Rats. — Quelle question ! L’univers est l’ensemble de tout ce qui existe, depuis le moindre vermisseau, jusqu’au plus immense système solaire.

Le Diable. — Je veux donc vous dire que cet ensemble de tout ce que vous honorez du nom d’Univers n’est rien d’autre qu’une comédie médiocre griffonnée pendant ses vacances par un ange imberbe et blanc-bec, qui vit dans l’univers véritable, incompréhensible aux hommes, et qui, si je ne me trompe, se trouve encore en classe de première. L’exemplaire dans lequel nous sommes, se trouve, je crois, dans la bibliothèque de prêt de X et est lu précisément en ce moment par une jolie dame qui en connaît l’auteur et qui a l’intention de lui donner là-dessus son opinion, à l’heure du thé, ce soir, c’est-à-dire, après plus de six millions d’années.

Mort-aux-Rats. — Monsieur, je deviens fou ! — Si l’Univers est une comédie, qu’est-ce donc que l’Enfer qui est compris, lui aussi, dans l’Univers ?

Le Diable. — L’Enfer est la partie ironique de la pièce de théâtre, et il a mieux réussi que le Ciel qui n’en est rien que la partie joyeuse.

Mort-aux-Rats. — L’enfer ne serait vraiment pas autre chose ? Comment, — comment sont punis les coupables ?

Le Diable. — Nous nous moquons d’un meurtrier, jusqu’au moment où il se met à se moquer soi-même, parce qu’il s’est donné le mal d’assassiner un homme. Mais le plus pénible châtiment d’un damné consiste à devoir lire le Journal du Soir et l’Indépendant sans avoir le droit de cracher dessus.

Mort-aux-Rats. — Dieu du Ciel, Monsieur le Diable, je constate qu’en Enfer on ne connaît seulement pas mes vers, mais bien toute la littérature allemande. Comment expliquez-vous cela ?

Le Diable. — Tout naturellement ! Il n’y a pas que ce qui est mauvais qui parvienne en Enfer, mais aussi tout ce qui est misérable ou vulgaire. C’est ainsi que le bon Cicéron s’y trouve, aussi bien que le méchant Catilina. Et comme la littérature allemande est justement ce qu’il y a de plus lamentable au monde, nous nous occupons d’elle de préférence.

Mort-aux-Rats. — Eh, si la littérature allemande est votre principal sujet d’occupation, que les occupations de détail doivent être étranges !

Le Diable. — Voici : pendant nos moments perdus, nous faisons des carreaux de fenêtres ou des verres de lunettes en nous servant des esprits qui sont invisibles et par là même, transparents. C’est ainsi que ma grand’mère, quand lui vint l’autre jour la singulière fantaisie de pénétrer l’essence de la vertu, se mit sur le nez les deux philosophes Kant et Aristote ; mais comme grâce à eux elle voyait de moins en moins clair, elle se fit, pour les remplacer, une lorgnette avec deux paysans poméraniens, ce qui lui permit de voir aussi nettement qu’elle pouvait désirer.

Mort-aux-Rats (s’empoignant la tête). — Stupéfiant, stupéfiant ! Dites-moi, connaissez-vous aussi le Ciel ?

Le Diable. — Pourquoi pas ! J’y ai tout dernièrement reconduit de force Samuel du Freischutz, qui vint en Enfer et voulait à toute force être mon cousin à cause de son orgueil dont il avait donné la preuve au jeune chasseur Max. Il est vrai qu’il s’est terriblement débattu, mais finalement, lorsque je lui eus passé un anneau dans le nez, il me suivit jusqu’au seuil du paradis où Socrate l’accueillit à bras ouverts et le conduisit immédiatement chez le barbier, afin qu’il se fît couper la barbe et prît ainsi un aspect un peu plus civilisé.

Mort-aux-Rats. — Oh, puisque vous connaissez le paradis, je vous conjure de me raconter ce que deviennent ces immortels héros de vertu que j’ai choisis pour être les phares de ma vie et de ma poésie ? Dites-moi, avant tout, ce que fait le marquis Posa, ce noble modèle de l’amitié ?

Le Diable. — Vous voulez parler de celui qui se trouve dans Don Carlos.

Mort-aux-Rats. — Celui-là même.

Le Diable. — Vous vous trompez, si vous croyez qu’il se trouve au Ciel, il est avec moi en Enfer.

Mort-aux-Rats. — Comment ?

Le Diable. — Oui, oui, le marquis Posa s’est tout autant étonné de se trouver soudain en Enfer que Samuel de devoir aller au Ciel. Mais nous lui ôtâmes son porte-voix retentissant et lui donnâmes l’occupation pour laquelle il était le plus doué. Il est devenu proxénète et tient un débit de bière à l’enseigne de la Reine Elisabeth.

Mort-aux-Rats. — Impossible, impossible ! Posa, un tenancier de gargotte ! Je ne puis m’imaginer cela.

Le Diable. — Calmez-vous, son emploi actuel semble lui convenir, il devient gros et gras et a déjà du ventre.

Mort-aux-Rats. — Du ventre !!! — Mais cet autre grand modèle du sacrifice de soi, le noble, l’admirable peintre Spinarosa, se trouve sûrement au premier rang des élus tout près de Curtius et de Régulus ?

Le Diable. — Non, vous vous trompez une fois de plus ! Spinarosa est employé dans le débit de Posa à titre de garçon et d’enculé professionnel ; c’est ainsi qu’il s’exerce au sacrifice de soi-même, rôle qu’il eût volontiers joué sur terre mais qu’il ne parvenait pas à attraper. Mais on ne voit à présent que trop distinctement à son sphincter crevassé, lorsqu’il offre ses fesses en même temps que la bière de Weiseburg aux hôtes du marquis, que le sacrifice de cette chose lui coûte bien plus d’efforts que le sacrifice de la sèche Camille. Il a même essayé l’autre jour de baiser en cachette mais Posa lui donna un soufflet derrière l’oreille dont il s’est souvenu durant une quinzaine.

Mort-aux-Rats. — Seigneur, comme l’homme est sujet à erreurs ! Spinarosa reçoit une gifle de Posa ! Je me meurs ! — Et vous qualifiez Camille de sèche ! Vous ne parlez pas sérieusement monsieur le Diable ? Oh, je vous en prie, que devient cette création idéale de l’amour, qui, même pendant son arrière-saison, pendant cette époque qu’on qualifie de meilleure de la vie, alors que son petit-fils a déjà dépassé sa seizième année, n’oublie néanmoins pas son amour et pousse de doux soupirs, comme si elle n’avait que dix-huit ans ? Oh, cette divine créature parcourt sûrement en compagnie de Thecla et de Julia les Champs-Élysées.

Le Diable. — Oui, elle était parvenue au paradis et s’était liée avec les deux jeunes filles. Mais un jour Thecla l’appela « mère » sans y prêter attention ; cela la mit dans une telle colère qu’elle est venue nous rejoindre en Enfer. Elle se tint là, solitaire, pendant trois semaines, continuant les méditations qu’elle avait déjà commencées au Ciel sur le fait de savoir si elle voyait ou non. Finalement, Falstaff, vint à passer par là ; il avait de nouveau une soif intense de champagne et d’autres choses sucrées et je ne sais trop comment cela se fit, il prit Camille pour un verre de sirop, la saisit et la vida tout d’une traite. Après cela il vint se plaindre auprès de moi de ce que le sirop eût été bien mauvais, car il lui avait donné d’horribles coliques.

Mort-aux-Rats. — Je perds courage et renonce presque à vous interroger encore. Que deviennent mes héros préférés, le Wallenstein de Schiller et le Hugo de Melluer ?

Le Diable. — Ils sont tous deux en enfer. Il est vrai que Hugo pensa en mourant que le Ciel s’ouvrait devant lui. Mais il s’était trompé, ce qui peut facilement arriver à un mourant. Certes son frère enleva à l’Archange l’épée vengeresse, non pour la rejeter, mais bien au contraire pour trancher lui-même la tête de son meurtrier et s’il riait alors et faisait de petits signes, c’était de la même façon qu’on fait de petits signes et rit avec un jeune chien désobéissant à qui l’on va flanquer ensuite une fessée d’autant plus retentissante.

Quant à Wallenstein, après un examen approfondi, nous trouvâmes qu’il était tout indiqué pour devenir recteur. Nous l’attachâmes donc immédiatement à notre collège infernal de Z.

Mort-aux-Rats. — Que le diable (se reprenant et avec une révérence) que Monsieur le Diable, vienne me pendre si je ne suis pas paralysé par l’étonnement et la surprise ! Mais continuez ! Que deviennent les auteurs eux-mêmes ? Que font Schiller, Shakespeare, Calderon, Arioste, Horace ?

Le Diable. — Shakespeare écrit des notes explicatives pour une édition à bon marché des œuvres de Franz Horn. Dante a jeté Ernest Schulze par la fenêtre. Horace a épousé Marie Stuart. Schiller pousse des soupirs en pensant au chevalier d’Auffenberg. Arioste vient de s’acheter un nouveau parapluie. Calderon lit vos poèmes, vous envoie ses compliments les meilleurs et vous conseille d’aller demain en compagnie de Liddy au rendez-vous de chasse de Lapsbrunn, qui serait situé dans une région véritablement romantique.

Mort-aux-Rats. — Je suis heureux, je suis trop heureux ! Je veux pisser, jouer de la cornemuse, grimper sur les tuiles du toit ! Calderon lit mes poèmes ! Calderon m’envoie ses compliments ! De joie j’en dévore une chandelle, que dis-je une chandelle, un lampadaire ! Faites à monsieur de la Barca un millier de salutations de ma part, — dites-lui que je suis un de ses plus frénétiques admirateurs, — que je me rendrai au rendez-vous de chasse avec Liddy, quand bien même il me faudrait lui trancher les jambes pour y parvenir ; que je…

Le Diable. — Assez ! Il ne me reste plus un instant ! S’il vous arrivait d’avoir besoin de mes services, vous savez que je demeure en Enfer. Les Enfers sont un peu éloignés de ce village ; si cependant vous désirez y parvenir rapidement, vous n’avez qu’à vous rendre à Berlin, derrière la muraille royale, ou à Dresde, dans la ruelle des Pêcheurs, ou à Leipzig, dans la ruelle aux Prussiens, ou bien à Paris, au Palais-Royal. Le Tartare n’est qu’à cinq minutes de tous ces endroits et il vous sera même possible de faire le trajet à cheval sur des routes excellentes et admirablement entretenues. Mais le soir approche ! Dormez médiocrement !

(Il veut s’éloigner).

Mort-aux-Rats, le retenant. — Un mot seulement ! N’ai-je pas le droit de savoir qu’elle est la raison secrète qui vous a fait venir actuellement sur cette terre.

Le Diable. — C’est parce qu’on est en train de faire le ménage à fond en Enfer.

Mort-aux-Rats. — Tous mes remerciements pour votre bienveillante réponse. Dormez bien !

Le Diable. — Dormez médiocrement. (Il sort).