Les Six Livres de la République/03

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Jacques du Puy (p. Préf.).

PRÉFACE SUR LES
SIX LIVRES DE LA
RÉPUBLIQUE DE JEHAN BODIN.

À MONSEIGNEUR DU FAUR SEIGNEUR

de Pibrac Conseiller du Roy en son privé Conseil.



P uisque la conservation des Royaumes et Empires, et de tous peuples dépend, après Dieu, des bons Princes et sages Gouverneurs, c’est bien raison (Monseigneur) 
que chacun leur assiste, soit à maintenir leur puissance, 
 soit à exécuter leurs saintes lois, soit à ployer leurs sujets par dits et par écrits, qui puissent réussir au bien
 commun de tous en général, et de chacun en particulier. 
Et si cela est toujours honnête, et beau à toute personne, 
maintenant il nous est nécessaire plus que jamais. Car 
pendant que le navire de notre République avait en pou
pe le vent agréable, on ne pensait qu’à jouir d’un repos très-haut fermé, et assuré, 
 avec toutes les farces, mommeries, et mascarades que peuvent imaginer les hommes
 fondus en toutes sortes de plaisirs. Mais depuis que l’orage impétueux a tourmenté le
 vaisseau de notre République, avec telle violence que le Patron même, et les pilo
tes sont comme las, et recrus d’un travail continuel, il faut bien que les passagers y
 prêtent la main, qui aux voiles, qui aux cordages, qui à l’ancre : et ceux à qui la
 force manquera, qu’ils donnent quelque bon avertissement, ou qu’ils présentent leurs
 vœux et prières à celui qui peut commander aux vents, et apaiser la tempête, 
 puisque tous ensemble courent un même danger. Ce qu’il ne faut pas attendre des en
nemis qui sont en terre ferme, prenant un singulier plaisir au naufrage de notre Ré
publique, pour courir au bris, et qui jadis se sont enrichis du jet des choses les plus
 précieuses, qu’on fait incessamment pour sauver ce Royaume : lequel autrefois a eu
 tout l’Empire d’Almaigne, les Royaumes d’Hongrie, d’Espaigne, et d’Italie, et tout
 le pourpris des Gaules jusqu’au Rhin sous l’obéissance de ses lois : et ores qu’il est 
réduit au petit pied, ce peu qui reste est exposé en proie, par les siens mêmes, et au dan
ger d’être froissé brisé entre les roches périlleuses, si on ne met peine de jeter les ancres
 sacrées, afin d’aborder, après l’orage, au port de salut, qui nous est montré du Ciel, avec
 bonne espérance d’y parvenir, si on veut y aspirer. C’est pourquoi de ma part, ne pouvant rien mieux, j’ai entrepris le discours de la République, et en langue populaire, 
 tant pour ce que les sources de la langue Latine sont presque taries, et qui sécheront
 du tout, si la barbarie causée par les guerres civiles continue, que pour être mieux entendu de tous Français naturels : ie de ceux qui ont un désir, et vouloir perpétuel de
 voir l’état de ce Royaume en sa première splendeur, fleurissant encore en armes et en
 lois : ou s’il est ainsi qu’il n’y eut onques, et n’y aura jamais République si excellente en 
beauté qui ne vieillisse, comme sujette au torrent de nature fluide, qui ravît toutes choses, du moins qu’on fasse en sorte que le changement soit doux et naturel, si faire ce peut
 et non pas violent, ni sanglant. C’est l’un des points que j’ai traité en cet œuvre, commençant par la famille, et continuant par ordre à la souveraineté, discourant de chacun membre de la République, à savoir du Prince souverain et de toutes sortes de
Républiques : puis du Sénat, des officiers et Magistrats, des corps et Collèges, états et communautés, de la puissance, et devoir d’un chacun. Après j’ai remarqué l’origine, accroissement, l’état fleurissant, changement, décadence, et ruine des Républiques : avec plusieurs questions politiques, qui me semblent nécessaires d’être bien entendues. Et pour la conclusion de l’œuvre, j’ai touché la justice distributive, commutative, et harmonique, montrant laquelle des trois est propre à l’état bien ordonné. En quoi, peut-être, il semblera que je suis par trop long à ceux qui cherchent la brièveté : et les autres, me trouveront trop court : car l’œuvre ne peut être si grand, qu’il ne soit fort petit pour la dignité du sujet, qui est presque infini, et néanmoins entre un million de livres que nous voyons en toutes sciences, à peine qu’il s’en trouve trois ou quatre de la République, qui toutefois est la princesse des sciences. Car Platon et Aristote ont tranché si court leurs discours Politiques, qu’ils ont plutôt laissé en appétit, que rassasié ceux qui les ont lus. Joint aussi que l’expérience depuis deux mil ans ou environ qu’ils ont écrit, nous a fait connaître au doigt et à l’œil, que la science Politique était encore de ce temps là cachée en ténèbres fort épaisses : et même Platon confesse qu’elle était si obscure qu’on n’y voyait presque rien. Et s’il y en avait quelques uns entendus au maniement des affaires d’état, on les appelait les sages par excellence comme dit Plutarque. Car ceux qui depuis en ont écrit à vue de pays, et discouru des affaires du monde sans connaissance des lois, et mêmement du droit public, qui demeure en arrière pour le profit qu’on tire du particulier, ceux-là dis-je profanent les sacrés mystères de la Philosophie politique : chose qui a donné occasion de troubler et renverser de beaux états. Nous avons pour exemple un Macciavel, qui a eu la vogue entre les couratiers des tyrans, et lequel Paul Jove ayant mis au rang des hommes signalés, l’appelle néanmoins Athéiste, et ignorant des bonnes lettres. Quant à l’Athéisme il en fait gloire par les écrits. Et quant au savoir je crois que ceux qui ont accoutumé de discourir doctement, peser sagement, et résoudre subtilement les hauts affaires d’états, s’accorderont qu’il n’a jamais sondé le gué de la science Politique, qui ne gît pas en ruses tyranniques, qu’il a recherchées par tous les coins d’Italie, et comme une douce poison coulée en son livre du Prince, où il rehausse jusque au Ciel, et met pour un Parangon de tous les Rois, le plus déloyal fils de Prêtre qui fût oncques : et lequel néanmoins avec toutes les finesses, fût honteusement précipité de la roche de tyrannie haute et glissante, où il s’était niché, et enfin exposé comme un bélître à la merci, et risée de ses ennemis, comme il est 
advenu depuis aux autres Princes qui ont suivi sa piste, et pratiqué les belles règles de Macciavel : lequel a mis pour deux fondements des Républiques l’impiété, et l’injustice, blâmant la religion comme contraire à l’état. Et toutefois Polybe[1] gouverneur et Lieutenant de Scipion l’Africain, estimé le plus sage Politique son âge, 
ores qu’il fut droit Athéiste, néanmoins il recommande la religion sur toutes choses, 
comme le fondement Principal de toutes Républiques, de l’exécution des lois, de l’obéissance des sujets envers les Magistrats, de la crainte envers les Princes, de l’amitié mutuelle entre eux, et de la Justice envers tous : quand il dit que les Romains n’ont jamais rien eu de plus grand que la religion, pour étendre les frontières de leur Empire, et la gloire de leurs faits par toute la terre. Et quant à la Justice, si Macciavel eût tant soit peu jeté les yeux sur les bons auteurs, il eût trouvé que Platon intitule ses livres de la République, les livres de la Justice, comme étant icelle l’un des plus fermes piliers de toutes Républiques. Et d’autant qu’il advint à Carnéade Ambassadeur d’Athènes vers les Romains, pour faire preuve de son éloquence, louer un jour l’injustice, et le jour suivant la Justice, Caton le Censeur, qui l’avait ouï haranguer, dît en plein Sénat, qu’il fallait dépêcher, et licencier tels Ambassadeurs, qui pourraient altérer, et corrompre bientôt les bonnes mœurs d’un peuple, et enfin renverser un bel état. Aussi est-ce abuser indignement des lois sacrées de nature, qui veut non seulement que les sceptres soient arrachés des mains des méchants, pour être baillés aux bons et vertueux Prince, comme dit le sage Hébrieu : ains encore que le bien en tout ce monde soit plus fort, et plus puissant que le mal. Car tout ainsi que le grand Dieu de nature très sage et très juste, commande aux Anges, ainsi les Anges commandent aux hommes, les hommes aux bêtes, l’âme au corps, le Ciel à la terre, la raison aux appétits : afin que ce qui est moins habile à commander, soit conduit et guidé par celui qui le peut garantir, et préserver, pour loyer de son obéissance. Mais au contraire, s’il advient que les appétits désobéissent à la raison, les particuliers aux Magistrats, les Magistrats aux Princes, les Princes à Dieu, alors on voit que Dieu vient venger les injures, et faire exécuter la loi éternelle par lui établie, donnant les Royaumes et Empires aux plus sages et vertueux Prince, ou (pour mieux dire) aux moins injustes, et mieux entendus au maniement des affaires, et gouvernement des peuples, qu’il fait venir quelques fois d’un bout de la terre à l’autre, avec un étonnement des vainqueurs et des vaincus, quand je dis Justice j’entends la prudence de commander en droiture et intégrité. C’est donc une incongruité bien lourde en matière d’état, et d’une suite dangereuse, enseigner aux Princes des règles d’injustice pour assurer leur puissance, par tyrannie qui toutefois n’a point de fondement plus ruineux que celui-là. Car depuis que l’injustice armée de force prend sa carrière d’une puissance absolue, elle presse les passions violentes de l’âme, faisant qu’une avarice devient soudain confiscation, un amour adultère, une colère fureur, une injure meurtre : et tout ainsi que le tonnerre va devant l’éclair, encore qu’il semble tout le contraire : aussi le Prince dépravé d’opinions tyranniques, fait passer l’amende devant l’accusation, et la condamnation devant la preuve : qui est le plus grand moyen qu’on puisse imaginer pour ruiner les Princes, et leur état. Il y en a d’autres contraires, et droits ennemis de ceux ci, qui ne sont pas moins, et peut-être plus dangereux, qui sous voile d’une exemption de charges, et liberté populaire, font rebeller les sujets contre leurs Princes naturels, ouvrant la porte à une licencieuse anarchie, qui est pire que la plus forte tyrannie du monde. Voilà deux sortes d’hommes qui par écrits et moyens du tout contraires conspirent à la ruine des Républiques : non pas tant par malice que par ignorance des affaires d’état, que je me suis efforcé d’éclaircir en cet œuvre, lequel pour n’être tel que je désire, n’eût encore été mis en lumière, si celui qui pour l’affection naturelle qu’il porte au public, comme il en a fait preuve, ne m’eût incité à ce faire, c’est Nicolas de Liures sieur de Humeroles, l’un des gentil-hommes de ce Royaume des mieux accomplis en toutes sciences honnêtes et vertus rares. Et pour la connaissance que j’ai depuis dix-huit ans, de vous avoir vu monter par tous les degrés d’honneur, maniant si dextrement les affaires de ce Royaume, j’ai pensé que je ne pouvais mieux adresser mon labeur pour en faire sain jugement, qu’à vous-même. Je vous l’envoie donc pour le censurer à votre discrétion et en faire tel prix qu’il vous plaira : tenant pour assuré qu’il sera bien venu par tout s’il vous est agréable.

Votre très affectionné serviteur.
J. Bodin.

  1. Polyb.lin.6. de militari ac domestica Romanor.disciplina.