Les Sociétés de crédit populaire en France et en Allemagne

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honneur aussi, après avoir été les seuls à protester publiquement contre les utopies du socialisme et à en signaler les dangers, d’être encore les seuls qui, dans le domaine de la science, continuent à agiter le vaste problème du travail. Grâce à eux, le courage revient aux plus timides, de nouvelles questions ont été mises à l’étude, et parmi les anciennes on essaie de reprendre celles que la violence n’avait pas permis de résoudre. C’est sous l’empire de ces préoccupations que l’Académie des sciences morales et politiques mettait au concours pour 1863 l’examen des moyens de crédit dans leurs rapports avec le travail et le bien-être des classes peu aisées. Le mémoire couronné à cette occasion signale les associations ouvrières comme un des plus énergiques leviers dont les travailleurs puissent faire usage pour s’élever jusqu’au bien-être, et cite les résultats produits par ces institutions en Angleterre et en Allemagne.

Les associations ouvrières se présentent sous trois formes principales, bien qu’on puisse en imaginer beaucoup d’autres : ce sont les associations de crédit, les associations de consommation, et les associations pour la production en commun. Ces dernières sont incontestablement les plus difficiles à constituer. En 1848, après qu’une triste expérience eut désabusé les ouvriers des décevantes illusions que leur avait fait concevoir la proclamation du droit au travail, beaucoup d’entre eux, conservant les préjugés anti-économiques dont on les avait nourris, s’imaginèrent que l’association leur permettrait de s’affranchir de la tyrannie du capitaliste et de l’entrepreneur, et d’accroître d’autant leurs salaires. C’était là une illusion dont ils ne tardèrent pas à être désabusés, car des 300 associations qui se formèrent à cette époque, et dont ils reçurent de l’état une subvention s’élevant à 890,000 fr., il n’en reste plus aujourd’hui qu’une vingtaine. La cause de cet insuccès tient moins aux circonstances politiques qu’aux conditions dans lesquelles ces associations s’étaient constituées. L’objet même qu’elles avaient en vue, se passer du capital, devait être pour elles un germe de mort. Si théoriquement les associations ouvrières en participation de bénéfices ne sont pas impossibles, elles rencontrent dans la pratique des difficultés que peuvent surmonter seulement des ouvriers d’élite. Dans les entreprises ordinaires, la vigilance, l’activité, la prévoyance, ne sont nécessaires qu’au maître ; dans les associations, elles le deviennent aux ouvriers eux-mêmes. Il leur faut de plus une confiance dans ceux qu’ils se sont donnés pour chefs et un respect des droits d’autrui qui font encore trop souvent défaut aux ouvriers français. Naturellement frondeurs et défians, ils supportent difficilement l’autorité de leurs pairs et manquent trop souvent du calme nécessaire pour débattre leurs intérêts communs ; leur éducation est encore à faire sous ce rapport. Une autre difficulté est celle de la gérance. C’est là une fonction qui réclame des hommes intelligens et actifs, qualités assez rares pour permettre à ceux qui les possèdent de se montrer exigeans. Le plus souvent ceux qui se recommandaient par leur honnêteté quittaient l’association quand ils trouvaient ailleurs une position plus avantageuse ; les autres l’exploitaient à leur profit ou laissaient péricliteriez affaires. Bien des ouvriers qui auraient pu devenir de bons gérans hésitaient à en accepter les fonctions de peur de perdre la main et de se trouver, après quelques années, hors d’état de reprendre leur travail. Toutes ces difficultés ont amené la dissolution de presque toutes les sociétés fondées en 1849. Parmi celles qui ont résisté jusqu’à ce jour, quelques-unes sont néanmoins très prospères ; telles sont celles des menuisiers en chaises, des facteurs de pianos, des ouvriers bijoutiers, et surtout celle des ouvriers maçons, dont le chiffre d’affaires, grâce à des circonstances exceptionnelles, est de plus de 1,500,000 francs.

En définitive, les associations ouvrières pour la production en commun ne sont pas fatalement condamnées à l’insuccès ; mais il faut que les ouvriers se persuadent que, loin de les dispenser de toute prévoyance, cette forme de l’association en exige au contraire plus que le régime du salariat, qu’ils ne doivent rien attendre que d’eux-mêmes, et qu’il n’y a de salut pour eux que dans la liberté. Il est certaines industries, notamment celles qui exigent des avances considérables ou des connaissances spéciales, qui seront toujours fermées à l’association ainsi comprise ; il en est d’autres au contraire qui ne pourront que gagner à se constituer de cette manière. En agriculture, nous en avons déjà un exemple remarquable dans l’exploitation des fromageries du Jura.

Quoique ne présentant pas les mêmes difficultés que les associations en participation de bénéfice, celles qui ont pour objet l’achat en commun d’articles de consommation n’ont pourtant pas encore pleinement réussi en France, ni même en Allemagne, malgré les efforts de M. Schultze-Delitsch pour les introduire dans ce dernier pays. Elles sont cependant nombreuses, en Angleterre. M. Huber, professeur à Berlin, dans un écrit consacré au sujet qui nous occupe, signale en Angleterre huit cents associations de cette espèce. Au moyen d’un fonds commun, constitué par souscriptions, elles achètent en gros les objets nécessaires à la vie et les revendent en détail aux associés. Elles offrent à ceux-ci le triple avantage de pouvoir se procurer à bas prix des denrées de bonne qualité, de placer avantageusement leurs économies dans une entreprise fructueuse, et de se créer un capital par l’accumulation des dividendes. Quelques-unes de ces associations ont joint à la vente diverses branches de production, comme la meunerie. Le nombre total des ouvriers anglais associés pouvait s’élever en 1858 à 45,000, et le chiffre annuel des affaires à 500,000 livres sterling. Une des associations les plus prospères, celle des Pionniers de Rochdale, fondée en 1844 par 28 individus, comptait en 1859 3,000 associés et possédait un capital de 30,000 livres sterling, représenté par des filatures et d’autres établissemens ; elle faisait pour 100,000 livres sterling d’affaires, et distribuait 10,000 livres sterling de dividendes. L’association des Moulins de Leeds fait annuellement pour 60,000 livres sterling d’affaires. Les autres pays sont moins favorisés, on l’a vu, sous ce rapport que l’Angleterre. Il existe cependant à Zurich une association du même genre, qui à son magasin d’alimens a pu joindre une boulangerie et un débit de boissons, et qui en 1861 a vendu pour 801,883 fr. de denrées diverses. D’un autre côté, M. Casimir Perier, dans une récente publication[1], nous apprend qu’il existe à Grenoble depuis 1851, une association alimentaire qui vend à ses propres membres des alimens préparés dans une cuisine commune, soit pour les emporter à domicile, soit pour les consommer dans des réfectoires mis à leur disposition. Elle ne cherche à faire aucun bénéfice, mais seulement à couvrir ses frais. En 1863, le nombre des membres était de 450 ; les recettes se montaient à 130,000 francs, et présentaient sur les dépenses un excédant de 5,000 francs environ. La compagnie d’Orléans a créé pour ses employés une institution analogue qui donne d’excellens résultats.

La troisième espèce d’associations comprend les associations de crédit, et ce sont celles dont M. Batbie s’occupe spécialement dans son ouvrage. Elles ont pour objet de permettre aux classes ouvrières d’arriver au bien-être, et par conséquent de rendre moins utiles des institutions charitables, telles que caisses d’épargne, sociétés de secours mutuels, etc. Les établissemens de prêts sur gages ne rentrent pas, à proprement parler, dans la catégorie des associations de crédit ; mais ils ont contribué dans quelques pays, notamment en Angleterre, à la formation de sociétés de prêt (loan societies) qui s’en rapprochent à certains égards. L’industrie du prêt sur gages, sans y être l’objet d’un monopole, est réglementée en Angleterre et soumise à un tarif maximum ; mais celui-ci est si onéreux pour ceux qui y ont recours qu’il s’est constitué, soit par voie d’association, soit par actions, des sociétés spéciales qui prêtent à de meilleures conditions ; beaucoup d’entre elles sont même l’œuvre de sectes religieuses, Elles prêtent sans caution, à un intérêt qui n’excède pas 12 pour 100, des sommes dont le maximum est de 13 livres sterling, et qui sont remboursables au moyen d’à-comptes hebdomadaires. Elles ont été pour les classes laborieuses un véritable bienfait et ont puissamment contribué à alléger les souffrances que la crise cotonnière leur a imposées[2].

Les associations ouvrières de crédit ne sont pas moins florissantes en Allemagne qu’en Angleterre : seulement elles reposent sur une tout autre base. La fondation en est due à l’un des hommes les plus remarquables de ce pays, M. Schultze-Delitsch. Ces associations, appelées aussi banques du peuple, quoiqu’elles n’aient rien de commun avec l’institution qui, il y a quinze ans, a porté en France le même nom, ont produit des résultats si inattendus et si avantageux, qu’elles ont attiré l’attention de tous ceux qui prennent intérêt au progrès social. En Allemagne, M. Schultze-Delitsch passe en quelque sorte pour l’incarnation de la classe moyenne, dont il personnifie en politique les aspirations libérales. Aussi une souscription nationale de 50,000 thalers (187,500 francs) vient-elle de récompenser les efforts de l’homme qui, san3 fortune, sans subventions de l’état, a su doter son pays d’une institution qui, après dix ans, fait plus de 100 millions d’affaires.

Les banques du peuple sont un produit indirect des événemens de 1848-1849. On se rappelle que le mouvement socialiste, après avoir remué la France, avait passé le Rhin, et que, comme chez nous, il avait soulevé en Allemagne les classes populaires, si faciles à entraîner. Comme chez nous, c’était à l’état qu’elles s’adressaient pour mettre fin à leurs souffrances réelles ou imaginaires. Plus de seize cents pétitions furent ainsi adressées à l’assemblée nationale de Francfort. Le président de la commission chargée d’étudier les problèmes se rattachant à la question ouvrière, M. Schultze-Delitsch, frappé des idées anti-économiques qu’elles révélaient, en même temps que des besoins réels dont elles étaient l’expression, se convainquit dès lors de la nécessité d’amener l’ouvrier à chercher son salut en lui-même et à s’élever par ses propres efforts. Quand le triomphe de la réaction lui eut fait des loisirs, il ne s’abandonna pas, comme tant d’autres, au découragement ; mais il se mit à l’œuvre pour réaliser son projet.

Partant de l’idée que là où plusieurs personnes, prises individuellement, ne pourraient obtenir un centime de crédit, elles inspireraient, en s’associant et en s’engageant collectivement envers des capitalistes, assez de confiance pour contracter un emprunt, il imagina de créer des banques dont le fonds social se composerait : 1° de sommes empruntées par l’association ; 2° d’une cotisation mensuelle payée par les sociétaires, augmentée d’un léger droit d’admission[3]. Ainsi constituée, la banque prête à chacun des associés la somme dont il a besoin, sans cependant lui faire des avances supérieures au montant des sommes qu’il a versées, a moins d’obtenir la garantie d’un ou plusieurs de ses associés. L’emprunteur paie à la banque un intérêt qui varie entre 4 et 8 pour 100, plus une commission de 1/4 pour 100 par mois. Ces intérêts et cette commission assurent à l’association des bénéfices dont la répartition se fait annuellement entre ses membres.

Le mécanisme de ces banques, oh le voit, est fort simple, et les avantages qu’elles présentent sont nombreux. Ainsi que l’a fait remarquer M. Passy dans son rapport sur l’ouvrage de M. Batbie, elles fonctionnent à la fois comme caisses d’épargne et comme banques d’avance. Elles offrent à l’ouvrier un moyen de placer sûrement le fruit de ses économies ; elles le mettent à même d’obtenir des prêts qui en dépassent le montant, et elles ont la plus heureuse influence sur son caractère et ses habitudes. L’obligation de verser des cotisations mensuelles le conduit à convertir en capital une partie de son salaire quotidien ; de plus la nécessité de trouver au besoin caution parmi ses pairs le force à mettre dans ses actes une scrupuleuse honnêteté, sans laquelle il n’inspirerait aucune confiance. Enfin l’action personnelle qu’il exerce sur la gestion de l’entreprise, en lui donnant le sentiment de la responsabilité, le relève à ses propres yeux.

Les résultats moraux sont ainsi plus importans encore que les résultats matériels, car ces derniers sont soumis à des lois économiques immuables et indépendantes de la manière dont les forces productives se combinent entre elles. Que la production en effet s’opère au moyen des associations ou du salariat, elle n’en exige pas moins deux élémens indispensables : le travail et le capital. Quand l’un des deux est en excès par rapport à l’autre, sa part dans la distribution des produits diminue relativement ; elle augmente dans le cas contraire. Si les capitaux disponibles sont peu abondans eu égard au nombre des travailleurs, le salaire de ceux-ci baisse, tandis que le taux de l’intérêt tend à s’élever. Ce dernier fléchit à son tour quand la quantité des capitaux à mettre en œuvre vient à s’accroître par rapport au nombre des premiers. Pour que la production puisse être portée à son maximum, il faut donc qu’il y ait dans le monde aussi peu de capitaux oisifs et aussi peu de bras inoccupés que possible, c’est-à-dire que toutes les forces sociales soient à la fois mises en action. Il faut en outre qu’il y ait entre ces forces un certain équilibre qui ne saurait être rompu sans de grandes souffrances. Or, s’il y a toujours beaucoup de capitaux inactifs, il n’y a pas moins de travailleurs qui cherchent l’emploi de leurs bras. Mettre les uns en rapport avec les autres, faciliter le rapprochement de ces deux élémens de production, tel a été le but de M. Schultze-Delitsch, et ce but a été plus qu’atteint, puisque les banques, par les économies qu’elles imposent aux ouvriers, contribuent elles-mêmes à la formation des capitaux qui sans elles eussent été gaspillés.

Ce qui prouve d’ailleurs combien ces banques répondent à un besoin réel et combien la conception en repose sur une idée juste, c’est le prodigieux développement qu’elles ont pris. Les premiers essais ont été tentés en 1850 à Delitsch, résidence de M. Schultze, et à Eulenbourg, petite ville voisine. Pendant plusieurs années, c’est à peine si l’on entendit parler, dans les environs, de ce nouvel instrument de crédit. Les ouvriers doutaient que des sacrifices aussi minimes que ceux qu’on leur demandait pussent donner des résultats appréciables ; quant aux classes élevées, croyant voir dans les banques nouvelles une œuvre de ce socialisme qui les avait tant effrayées, elles se gardaient bien de faire en leur faveur aucune propagande. Cependant les résultats obtenus par les premiers établissemens finirent par attirer l’attention publique et par provoquer des créations plus nombreuses. En 1858, on comptait déjà 120 banques en pleine activité dans les différentes parties de l’Allemagne. En 1859, il y en avait 183, en 1860 257 ; en 1861, le nombre s’en élevait à 364[4] ; il dépasse aujourd’hui 500 et représente environ 140,000 associés. Avec un capital social de 16 millions de francs, qui appartient aux sociétaires, et 12 millions que ces banques empruntent à des capitalistes étrangers, elles font un chiffre d’affaires de plus de 30 millions de thalers ou 120 millions de francs.

Outre ces banques populaires, M. Schultze-Delitsch a encore tenté d’organiser des associations de consommation comme en Angleterre, mais, nous l’avons dit, sans grand succès. Des associations pour l’achat en commun des matières premières et la vente des marchandises fabriquées, — ces dernières, au nombre de deux cents, et comprenant divers métiers, tels que cordonniers, tisserands, menuisiers, tailleurs, etc., — paraissent appelées à plus d’avenir. Ainsi, par exemple, l’association des ébénistes de Berlin possède aujourd’hui, dans une des principales rues de la ville, une vaste maison servant de magasin général, où sont déposés les meubles fabriqués par les membres, et qui sont vendus pour le compte de chacun d’eux. L’association prélève 10 pour 100 sur le prix de vente ; 8 pour 100 sont affectés aux frais généraux, à l’amortissement du capital et au paiement des intérêts des sommes empruntées ; les 2 pour 100 restant sont distribués comme dividende aux actionnaires à la fin de chaque année. Cette société, dont les meubles sont renommés pour leur élégance, fait en moyenne pour 225,000 fr. d’affaires, et a distribué en 1861 3,750 fr. de dividendes.

Ces diverses associations sont reliées entre elles par un bureau central dont M. Schultze-Delitsch s’est réservé la direction, et qui réunit tous les documens statistiques. Des informations spéciales tiennent le public au courant des opérations de chacune d’elles. Ce qui fait surtout le mérite de ces institutions, c’est qu’elles se sont constituées sans aucun secours étranger. C’est par leurs efforts personnels, par les privations qu’ils s’imposent, que les ouvriers parviennent à réunir le capital dont ils ont besoin, et c’est une garantie de succès dont ils comprennent l’importance, car ils ont résisté jusqu’ici à toutes les incitations de ceux qui les poussaient à réclamer le concours de l’état. Il y a là un immense progrès qu’on est heureux de constater dans les idées des classes laborieuses, et qui n’est point d’ailleurs particulier à l’Allemagne. À Bruxelles, un meeting d’ouvriers, convoqué au mois de septembre 1863, pour demander la création de pensions en faveur des invalides du travail au moyen d’un impôt sur le capital, s’est prononcé à l’unanimité contre ce projet. En France même, les ouvriers déclarent aujourd’hui qu’ils ne demandent plus rien à l’état, et qu’ils ne réclament qu’une seule chose, la liberté comme en Amérique, car c’est en effet dans notre législation que se rencontrent les obstacles les plus sérieux à la multiplication de sociétés de crédit semblables à celles de l’Allemagne. Il en existe cependant 35 en ce moment à Paris, dont la plus ancienne, la Société-mère du crédit mutuel, date de 1857. Fonctionnant d’abord comme simple caisse d’épargne, elle est arrivée, par des cotisations hebdomadaires de 1 à 2 francs, à se constituer un capital de 12,000 fr., au moyen duquel elle a pu faire à ses membres 150,000 fr. d’avances. Jusqu’à présent, cette société a opéré avec ses propres fonds, sans contracter au dehors aucun emprunt. Les autres sociétés fonctionnent à peu près de la même manière. Récemment M. Beluze a fondé une Banque du crédit au travail, dont l’objet est de faire des prêts aux associations ouvrières qui voudraient, en cas d’insuffisance de leur capital, recourir au crédit extérieur. Cette banque fait également des avances à ses propres souscripteurs, si bien qu’elle est à la fois une institution de crédit mutuel entre ses membres et une banque à l’égard des sociétés déjà formées. Enfin il vient de se constituer, sous la dénomination de Comité de propagande pour les associations coopératives, une société particulière composée d’hommes connus par leur dévouement aux intérêts du peuple, quels qu’aient été d’ailleurs leurs antécédens politiques. La présidence du Comité de propagande a été confiée à M. Batbie. Le comité se propose principalement de faire connaître au public français les résultats que les associations de crédit populaire ont produits ailleurs. En même temps il s’applique à signaler les obstacles que présente notre législation, ainsi qu’à étudier les moyens de les surmonter. C’est dans la même pensée que M. Wolowski a consacré quelques-unes de ses leçons du Conservatoire des Arts et Métiers à exposer le mécanisme de ces institutions[5]. S’adressant à un public d’ouvriers, il a cherché à leur faire comprendre tous les avantages des associations ; mais en même temps, pour les mettre en garde contre toute illusion, il a eu soin de leur rappeler ces belles paroles de Franklin : « Quiconque vous dit que vous pouvez arriver à un progrès quelconque autrement que par le travail et l’économie, ne l’écoutez pas ! c’est un empoisonneur. » Espérons que tous ces efforts porteront leurs fruits, et que bientôt nous n’aurons plus rien à envier, sous le rapport du crédit populaire, à l’Allemagne ni à aucun autre pays.


J. CLAVE.


ESSAIS ET NOTICES.

LA SCIENCE DU LANGAGE, par M. Max Müller, traduit de l’anglais par MM. George Harris et George Perrot[6].

Ce livre, avant de nous arriver, a déjà obtenu ailleurs une brillante fortune. On l’a traduit en allemand et en italien, et en trois ans il est parvenu en Angleterre à sa quatrième édition. Ce succès, si rare pour un ouvrage sérieux, a encouragé MM. Harris et Perrot à le faire connaître à la France. Ils ont espéré que notre public ne lui ferait pas un accueil moins favorable que celui qu’il a reçu dans le reste de l’Europe, et je ne crois pas qu’ils se soient trompés. C’est qu’en effet le sujet qu’il traite est de ceux qui intéressent nécessairement tout le monde. Par un privilège heureux, quoiqu’il soit du domaine de la science pure, il éveille la curiosité des gens que la science touche le moins. S’il nous paraît naturel qu’un ouvrier veuille connaître l’instrument qu’il ne manie qu’à certains momens de la journée, comment pourrions-nous être surpris que chacun cherche à se rendre compte des procédés du langage, qui est l’instrument de la pensée, et dont nous nous servons tous à toutes les heures du jour ?

Aussi voit-on que, dans tous les temps, les esprits curieux se sont semis ; attirés vers cette attrayante étude. « La science du langage, dit M. Max Müller, est de date récente. » Cela est vrai assurément, si l’on veut parler d’une science régulière, qui procède par des analyses exactes, tient à connaître tous les faits avant d’en rien conclure, et cherche à s’appuyer sur des principes inébranlables. Ainsi entendue, elle ne remonte pas au-delà de notre siècle, et nous l’avons presque vue naître ; mais, bien longtemps avant, elle avait été l’objet de spéculations hardies. Les philosophes grecs, les stoïciens surtout, ces logiciens raffinés qui avaient besoin de bien connaître la valeur des termes pour leur dialectique subtile, avaient étudié le mécanisme du langage et essayé d’en deviner l’origine. Si, malgré une prodigieuse dépense d’imagination, ils ne sont arrivés à produire sur ces questions délicates que des systèmes douteux, c’est que là, comme ailleurs, leurs généralisations téméraires n’avaient pas été précédées par une étude, assez patiente des faits. Et non-seulement leurs observations étaient incomplètes, mais, comme ils ne connaissaient qu’une seule langue, ils étaient sans cesse exposés à ériger en lois générales de l’esprit les procédés particuliers d’une race ou même les caprices d’une génération. Pour que la science du langage s’élevât sur des bases solides, il fallait qu’on pût comparer diverses langues entre elles. Or de grands événemens donnèrent deux fois au monde ancien l’occasion de faire ces comparaisons : au moment où une armée grecque parcourut l’Asie jusqu’à l’Indus avec Alexandre, et quand toutes les nations du monde civilisé furent réunies sous la domination des Romains. On est vraiment surpris de voir que tant d’esprits curieux, qui s’étaient posé plus d’une fois les grands problèmes du langage, n’aient pas profité pour les résoudre de ces hasards heureux qui mettaient tant de langues diverses à leur disposition. Comment se fait-il, par exemple, qu’Aristote, qui tirait tant de profit des conquêtes de son élève pour l’histoire naturelle, n’ait pas songé à s’en servir aussi dans l’intérêt de la grammaire ? Comment César, un esprit si pénétrant, qui ne dédaignait pas d’étudier les pays qu’il avait vaincus, et qui d’ailleurs s’était occupé d’études grammaticales, n’a-t-il pas remarqué que la langue des Germains et des Celtes avait parfois plus d’affinités avec le latin que la langue d’Homère[7] ? C’est que les Romains, comme les Grecs, étaient trop infatués d’eux-mêmes : c’est qu’à l’exception de leur langue, de leur race et de leur civilisation, ils ne voyaient rien dans le monde qui méritât d’être étudié. Tous les peuples qui n’étaient pas eux, ils les appelaient des barbares, et ce nom méprisant et commode les justifiait à leurs yeux de ne pas prendre la peine de les connaître. M. Max Müller a raison de dire qu’en ce sens le christianisme fut un grand progrès. De tous ces barbares, il fit des frères : le préjugé qui séparait les nations tomba ; la nécessité de prêcher l’Évangile aux humbles et aux pauvres de tous les pays, le désir de faire luire partout la lumière, donnèrent à des gens intelligens et dévoués la pensée d’apprendre tous les jargons de la terre ; mais, comme le mal est toujours auprès du bien, avec le christianisme naquit une idée préconçue qui arrêta d’avance tous les progrès de la grammaire comparée. Sur quelques passages mal interprétés de l’Écriture, on admit comme un dogme que l’hébreu est la langue primitive de l’humanité et que toutes les autres en découlent. Il en résulta que pendant plus de mille ans tout le savoir des linguistes ne consista qu’à tirer, par des tours de force d’étymologie, tous les mots grecs et latins de quelque racine hébraïque. Jusqu’au XVIIe siècle, des prodiges d’habileté furent dépensés et perdus dans cette œuvre stérile. Cependant des esprits audacieux commençaient à mettre le principe en doute. Sans parler des originaux, comme Gorossius, qui prétendait que le hollandais devait être la langue parlée dans le paradis, ou des chanoines de Pampelune, qui décidèrent officiellement que c’était le basque, ou enfin d’Adam Kempe, qui, pour accommoder tout le monde, soutint que Dieu parla au premier homme en suédois, qu’Adam répondit en danois et que le serpent s’adressa en français à Eve, Leibnitz entra le premier dans des voies scientifiques. Il signala la nécessité de recueillir soigneusement le plus grand nombre de faits avant de se livrer à des généralisations prématurées, et sollicita les voyageurs, les missionnaires, les ambassadeurs, les princes, de faire dresser des vocabulaires exacts de toutes les langues qui se parlent encore. C’est d’après ses plans que l’impératrice Catherine, qu’on ne s’attendait guère à voir protéger la philologie, publia en 1787 le premier volume d’un dictionnaire qui contient une liste de deux cent quatre-vingt-cinq mots en deux cents langues diverses. L’élan était donné lorsqu’on découvrit le sanscrit. Les services que la science tira de cette découverte furent immenses. « Les différens idiomes, dit M. Max Müller, semblaient flotter comme des îles sur l’océan du langage humain. Ils ne s’aggloméraient pas pour se former en plus vastes continens. » Le sanscrit permit de voir les liens qui les unissent entre eux, de les assembler en familles et en groupes, et, en donnant une vue plus nette de leurs rapports cachés, d’en dresser une classification généalogique. C’est à partir de ce moment qu’avec les travaux de Schlegel, de Bopp, de Lassen, de Burnouf, commença cette science nouvelle qu’on a appelée chez nous la grammaire comparée.

Quoiqu’elle n’ait pas encore un demi-siècle d’existence, cette science a déjà obtenu des résultats qu’on n’eût pas osé prévoir à son origine. Elle parait surtout destinée à nous rendre deux genres de services différens. Le premier, celui qui a d’abord frappé tout le monde, c’est de nous donner sur l’histoire primitive de tous les peuples des renseignemens plus exacts que ceux qui nous viennent des vieux annalistes ou des traditions populaires, et de nous faire ainsi remonter plus loin qu’on ne l’avait fait encore dans le passé de l’humanité. Lorsque Bopp eut fait voir que le mécanisme grammatical du sanscrit, du zend, du grec et des dialectes celtiques, teutoniques et slaves, était au fond le même, et qu’on en eut légitimement conclu que ce n’étaient que des rameaux détachés d’un même tronc, on compara ces langues entre elles, et en notant les expressions communes qu’elles contiennent et qu’elles ont prises évidemment à la langue-mère d’où elles sont sorties, on réussit à se faire quelque idée de cette langue primitive et du peuple qui la parlait. C’est ainsi qu’on remonta jusqu’à ce petit clan des Aryas, établi probablement sur le plus haut plateau de l’Asie centrale et parlant un langage qui n’était encore ni le sanscrit, ni le grec, ni l’allemand, mais qui contenait les germes de tous ces dialectes. « Ces Aryas, dit M. Max Müller, étaient agriculteurs, et, parvenus déjà à un certain degré de civilisation, ils avaient reconnu les liens du sang et consacré les liens du mariage, et ils invoquaient l’Être qui donne au ciel la lumière et la vie sous le même nom que l’on entend encore aujourd’hui dans les temples de Bénarès et dans nos églises chrétiennes. » C’est ainsi que, par ses premiers travaux, la grammaire comparée a renouvelé toutes les connaissances que nous possédions sur l’histoire des temps primitifs de l’humanité[8].

L’autre service qu’elle nous rend, moins brillant peut-être en apparence, n’a pas moins d’importance au fond. Par la comparaison de cette multitude d’idiomes répandus dans le monde entier, elle nous fait connaître le mécanisme même et les procédés naturels du langage. C’est à cette étude surtout qu’est consacré le livre de M. Max Müller. On y trouve réunis et condensés tous les résultats obtenus jusqu’ici par ces travailleurs infatigables qui depuis quarante ans fouillent la mine nouvelle. Ils y sont, mais choisis par une critique sûre, éclairés par leur réunion même, et pour ainsi dire agrandis par les vues d’ensemble de l’esprit lumineux et philosophique qui a pris soin de les rassembler. La première impression qu’on éprouve en lisant ce beau livre, surtout si l’on vient de quitter pour lui les ouvrages des savans grecs ou latins, c’est une admiration profonde et sans réserve pour la science moderne, c’est qu’elle est plus sûre dans ses méthodes et ses procédés, plus véritablement hardie, quoiqu’elle fasse profession de fuir les hypothèses, surtout qu’elle est plus féconde dans ses résultats et plus vaste dans son horizon que la science antique. Que nous sommes loin du temps où l’on admirait les grammairiens d’Alexandrie et les stoïciens de Pergame discutant sur l’analogie avec des subtilités de raisonnement et des tours de force de dialectique ! Nos savans d’aujourd’hui n’ont pas, comme ceux d’autrefois, abordé ces questions délicates uniquement armés de la finesse de leur esprit. Ils se sont, avant de rien décider, munis de connaissances immenses. Ils ont étudié toutes les langues en usage sur la surface du globe. Leur dignité ne les a pas empêchés de descendre à l’examen de ces patois informes qui souvent leur apprennent plus de choses que les langues littéraires et parfaites. Ils savent les procédés grammaticaux de ces cent dix-sept dialectes que parlent les hordes innombrables de Tartares qui errent de la Sibérie jusqu’au Japon. Ils connaissent le chinois, cette langue monosyllabique qui, grâce à son immobilité, est pour eux un témoin précieux du passé, et les idiomes touraniens, qui, pour la plupart, en sont restés aux premiers efforts de l’esprit pour accoupler ensemble des monosyllabes. Ils remontent ensuite aux langues éteintes, et non-seulement à celles qui, comme le grec et le latin, nous ont laissé des chefs-d’œuvre, mais à celles aussi qui, comme l’osque, le samnite, l’ombrien ou l’étrusque, n’existent plus que sur quelques inscriptions à demi effacées ou dans l’exergue fruste de quelques vieilles monnaies. Ils ne négligent pas les idiomes nés, comme le provençal, de la corruption du latin, pourriture féconde, d’où vont naître des langues parfaites. Ce n’est pas assez encore : ils veulent fouiller aussi les anciennes langues de l’Orient. De l’indoustani ils remontent au pâli, la langue sacrée de Ceylan, et du pâli au sanscrit, qui n’est plus parlé depuis vingt siècles. Par un effort de génie, ils ont retrouvé le zend, que personne ne comprenait plus, même dans le pays où il prit naissance, et ils commencent à déchiffrer les inscriptions cunéiformes des palais de Nabuchodonosor. C’est avec cet amas énorme de matériaux, qui eût assurément effrayé un génie antique, fût-il Aristote ou Varron, que la science moderne entreprend de poser les lois du langage.

Je ne puis pas indiquer ici tous les résultats que M. Max Müller a tirés de cette science amoncelée. Son ouvrage n’étant déjà qu’un lumineux résumé de tous les travaux contemporains, il serait bien difficile de le résumer lui-même d’une façon qui fût claire et utile. Je me contente de renvoyer au livre de M. Max Müller ceux qui sont décidés à s’instruire et que tentent ces grandes questions. Ils y admireront avec quelle netteté l’auteur sépare les divers élémens des langues, fait l’histoire de chacun d’eux, quand il est possible de la faire, arrive à saisir partout les racines, les explique et les classe, puis, montant plus haut encore, « . jusqu’à cette cime élevée d’où nous pouvons contempler l’aurore de la vie de l’homme sur la terre, » nous montre ce que la science nouvelle peut nous apprendre de l’origine du langage. Toutes ces questions sont traitées avec grandeur, souvent avec une certaine poésie, toujours avec une admirable lucidité. M. Max Müller n’est pas de ces savans qui font profession d’être inabordables, et qui mettent autour de leur science une enceinte de phrases obscures et de termes barbares pour éloigner les profanes. Lui, au contraire, convie tout le monde à l’écouter, et il dit si clairement les choses qu’il n’y a plus de profanes quand il parle. J’ajoute qu’il ne s’adresse pas ici à un public d’Allemands, qui ne demandent pas qu’on leur rende la science facile ; c’est pour un auditoire anglais que son livre a été fait, et encore pour un auditoire de gens du monde et de gens d’affaires qui veulent être instruits sans fatigue et prétendent comprendre du premier coup. L’accueil qu’ils ont fait aux leçons sur la science du langage prouve que M. Max Müller les avait servis à leur goût.

Cet important ouvrage n’était pas facile à traduire : il fallait, pour y réussir, une plume exercée, qui fût familière avec ces recherches ardues et parlât naturellement la langue de la science ; il fallait aussi une plume souple et riche qui pût rendre la majesté d’un style qui s’élève naturellement avec la grandeur des pensées. MM. Harris et Perrot me semblent y avoir assez bien réussi. Leur livre se lit d’un bout à l’autre, sans qu’on y rencontre une phrase embarrassée ou obscure. Le tour en est si naturel qu’on ne croirait jamais qu’on lit une traduction, ce qui me paraît le principal mérite d’un ouvrage de ce genre. Aussi tous ceux qui le liront remercieront-ils les deux traducteurs de leur faire connaître, sans fatigue, les plus belles découvertes d’une science qui sera l’honneur de notre temps.


OASTON BOISSIER.


LE PROCÉS DES CENCI D’APRÈS DES DOCUMENS NOUVEAUX.[9]


Quelques livres commencent à nous arriver de ces provinces méridionales de l’Italie qui étaient naguère comme une Chine européenne. Rien n’en sortait, sauf les meilleurs citoyens pour aller en exil. Aujourd’hui, sous un régime de liberté, on enseigne à Naples, on y écrit, sinon avec toute la maturité d’un peuple exercé dans les travaux de l’intelligence, du moins avec une ardeur juvénile qui n’a besoin que d’être réglée et de mieux écouter les conseils du goût.

De M. Tito Carlo Dalbono nous ne savons que ce qu’il lui plaît de nous apprendre, ce qu’il eût peut-être mieux fait de garder pour lui. Fonctionnaire public, il trouvait ses appointemens trop modiques, et il a donné sa démission ; libéral, il semble mécontent de la politique expectante qui prévaut en Italie ; catholique, il veut être impartial, sévère même, quand il parle de la papauté, et je le rangerais volontiers dans cette petite église dont M. Dondes Reggio, député de Sicile, tient le drapeau dans le parlement de Turin avec plus de constance que de succès. M. Dalbono nous offre un curieux exemple du mal que le despotisme fait aux générations. Trop récemment affranchi pour ne conserver point quelque chose de ses terreurs passées, il se croit héroïque, et il l’avoue ingénument, parce qu’il a osé dire quelques vérités un peu rudes au pape… Sixte-Quint ! Il ne semble se douter ni de la liberté que porte presque partout la critique dans l’étude de l’histoire du saint-siège, ni des progrès de l’esprit d’impartialité, grâce auxquels on cherche dans les vices inhérens au pouvoir temporel des circonstances atténuantes en faveur d’Alexandre VI par exemple et de ce même Sixte-Quint, que ses sujets, avec infiniment plus d’héroïsme que n’en peut montrer M. Dalbono, appelaient de son vivant il papa boia, le pape bourreau.

Le titre du livre n’est peut-être pas suffisamment exact. Nous n’avons point sous les yeux une histoire de Béatrice Cenci ou de sa famille, mais celle de la catastrophe finale qui seule, à vrai dire, l’a rendue célèbre dans la postérité. Tout le reste de cette vie de seize ans disparaît devant un procès de cette importance. C’est pourquoi M. Dalbono, y donnant toute son attention, a fait de son ouvrage, si l’on met de côté des hors-d’œuvre sur lesquels il faudra bien dire un mot, quelque chose comme l’impartial résumé d’un président de cour d’assises dans une cause célèbre. L’intérêt est donc tout entier dans l’exposition contradictoire des argumens de l’accusation et de la défense, dans le récit épouvantable et minutieux des tortures auxquelles furent soumis les accusés, et en particulier l’énergique, l’obstinée Béatrice, enfin dans les documens dont l’auteur a eu l’heureuse idée d’appuyer sa narration. Seulement il ne s’aperçoit pas que toute cette affaire, déjà si connue, et qui a défrayé l’imagination d’un Niccolini, d’un Guerrazzi, et de bien d’autres dramaturges ou romanciers, ne donnait plus matière qu’à un mémoire ou à un récit comme celui que publiait dans la Revue, il y a vingt-sept ans, Henri Beyle[10]. M. Dalbono a eu connaissance de ce travail, et il l’indique en passant ; mais il n’en paraît pas connaître l’auteur, et il semble croire que Stendhal s’est borné à traduire le manuscrit qu’il avait sous les yeux. On peut bien voir pourtant dans ce rapide et saisissant récit que le goût français avait élagué maint détail oiseux ou répugnant, et répandu la vie dans les pages inanimées du document original. Sans aucun doute, M. Dalbono a puisé à un plus grand nombre de sources ; mais celle dont Beyle avait fait usage reste la principale, car on est étonné, après une confrontation attentive, de voir le petit nombre de faits que le nouvel ouvrage ajoute à ce que la Revue avait dit.

C’est cette pénurie de nouveau et le désir de publier un gros livre qui a poussé M. Dalbono à développer sa matière au moyen d’une foule de chapitres parasites qui rappellent la regrettable méthode si souvent pratiquée en Angleterre et en Allemagne. Toutes les fois qu’un nom célèbre se présente, M. Dalbono se croit tenu de raconter l’histoire du personnage, même dans ce qu’elle a de plus étranger au sujet. Comme il parle de la famille Cenci, ne faut-il pas qu’il nous déroule les annales des principales familles en Italie au XVIe siècle ? Ce genre de digression est cependant plus tolérable que le premier, parce qu’il a fallu, pour s’y livrer, puiser ailleurs que dans de vulgaires précis d’histoire. L’auteur sent bien qu’il s’égare ; mais, n’ayant point le courage de rien sacrifier, il se persuade et essaie de persuader à son lecteur qu’il ne s’est point écarté de son objet. Na-t-il pas promis l’histoire de Béatrice Cenci et « de son temps ? » Nous connaissons cet expédient commode des écrivains assez consciencieux pour bien étudier leur matière, mais trop amoureux de leurs recherches pour garder en portefeuille les notes qui leur ont servi à la féconder. Si quelques-uns savent dissimuler ce défaut de méthode par le charme du style, c’est le petit nombre, et M. Dalbono n’est pas encore de ceux-là.

À tout prendre, il n’a point fait une œuvre inutile, puisqu’un an après le récit de Stendhal paraissait à Florence, sur Béatrice Cenci, un nouvel ouvrage dont l’auteur, M. Bencini, ne craignait pas d’affirmer qu’il ne trouvait dans la vie de son héroïne aucune action, aucune pensée qui permît de la croire coupable. Ces affirmations, le doute que quelques hommes d’imagination essaient de faire planer encore sur une vérité trop manifeste, M. Dalbono les réfute avec une clairvoyance à laquelle il faut rendre justice. Béatrice Cenci fut coupable non-seulement d’avoir armé des mains mercenaires, mais encore d’avoir aidé à porter le cadavre de son père sur le sureau qui étendait ses branches au-dessous de la fenêtre, afin de donner le change à la police et de faire croire à une chute pendant un moment d’ivresse ou d’égarement, enfin d’avoir cherché à se débarrasser, par un nouveau crime, des hommes qu’elle avait employés. Néanmoins ses premières années s’étaient écoulées parmi tant de malheurs et d’opprobre que jamais accusé ne mérita mieux l’indulgence de ses juges et ce que l’ingénieuse humanité des temps modernes appelle les circonstances atténuantes. Pourquoi ne put-elle les obtenir dans une société à qui le meurtre ne répugnait, pas comme il répugne à la nôtre ? C’est un des points que M. Dalbono a le mieux éclaircis.

François Cenci, le père de Béatrice, s’était souillé d’assez de crimes pour avoir mérité dix fois de monter sur l’échafaud, où périt à cause de lui la plus grande partie de sa famille ; mais, immensément riche, il payait pour chacun de ses méfaits de grosses amendes, et le trésor pontifical y trouvait son compte : punir Cenci, c’eût été éventrer la poule aux œufs d’or. En outre, plus d’une fois, il était spontanément venu en aide de ses deniers à l’état, aux cardinaux, aux innombrables prélats de la cour romaine, aux chanoines de Sainte-Marie-Majeure, au chapitre de Saint-Pierre. Ne se bornant point à donner, il prêtait pour des besoins sans cesse renaissans, et se faisait remettre en garantie diverses terres, divers immeubles appartenant soit à ces corps constitués, soit à tel cardinal ou à tel prélat. Les uns et les autres rentraient peu à peu dans leurs gages, sans bourse délier ; c’était pour Cenci un moyen commode d’acheter le silence de ceux qui auraient pu le dénoncer ou le poursuivre. Enfin Clément VIII, le souverain pontife, déjà irrité de la mort d’un homme qu’il avait intérêt à ménager, et révolté dans sa conscience au seul mot de parricide, avait trouvé l’occasion bonne pour faire un exemple sur cette insolente noblesse de Rome qui mettait tant d’entraves au pouvoir pontifical, et pour devancer Richelieu dans cette voie où la puissance absolue gagnait tout ce que perdait la féodalité. Clément VIII apporta d’ailleurs à la défense le plus grave de tous les obstacles, il ne permit pas qu’elle se fît une arme du déshonneur de la victime : or le seul moyen de défendre, sinon les fils Cenci, au moins Lucrèce Petroni, leur belle-mère, et Béatrice, c’était de montrer l’abîme où les passions honteuses d’un père avaient plongé cette infortunée. Elle sut bien choisir pour conseil le premier avocat de Rome, le célèbre Farinaccio, ; mais Farinaccio était une âme vile de courtisan : il n’osa point user de son droit pour résister au souverain pontife ; il avoua la culpabilité de sa cliente, et n’essaya de l’excuser qu’en alléguant qu’elle avait agi par crainte d’être déshonorée (periculo stupri). Il ne sut pas même rappeler que Béatrice, avant de demander au meurtre sa délivrance, avait, à l’exemple de sa sœur aînée, mais avec moins de succès, supplié le pape de l’arracher aux dangers qu’elle courait dans la maison paternelle en la mariant ou en lui ouvrant l’asile d’un couvent. Farinaccio abrita sa lâcheté sous ce spécieux prétexte, qu’ayant dans des procès antérieurs énergiquement flétri le parricide, il lui était bien difficile de l’excuser cette fois.

Un autre point restait obscur. Pourquoi Béatrice, si elle était une honnête fille, n’aima-t-elle pas mieux, quand elle eut perdu toute espérance, se donner la mort que de la donner à son père ? On trouve, dans ses aveux à son confesseur, le motif de sa résolution criminelle. Cette belle créature, dont le portrait de la galerie Barberini, partout reproduit, a rendu si populaires les traits exquis et délicats, ne sut pas, à la fleur de ses seize ans, renoncer à la vie. Elle en avait un amour immodéré, impérieux. C’était une de ces fortes Romaines, si communes alors, qui justifiaient en quelque sorte par leur caractère l’orgueilleuse prétention qu’elles affichaient de trouver l’origine de leurs familles parmi les contemporains des Gracques et des Scipions. Les Cenci, pour leur compte, ne se vantaient-ils pas de descendre d’un consul Cencius ? Il suffit de se rappeler la part que prit Béatrice aux tragiques événemens qui la conduisirent à la mort, et surtout la constance dont elle fit preuve dans les plus horribles tortures, pour comprendre qu’il y avait une âme virile sous une si frêle enveloppe. On sait que les prières seules de sa belle-mère et de ses frères lui arrachèrent un aveu qu’elle appelait « déshonorant. » Cet aveu successif de tous les coupables ne permet plus le doute sur le crime des Cenci.


F.-T. PERRENS.



POÉSIES NOUVELLES.


Descartes a dit que les hommes ne diffèrent pas tant les uns des autres par les facultés qu’ils ont reçues de la nature que par l’usage qu’ils font de ces facultés. Nulle parole n’est plus vraie, et l’existence même des hommes de génie n’en infirme pas la justesse. Le génie, dans l’ordre littéraire par exemple, n’est autre chose que le triomphe d’une idée simple et universelle ; la grande poésie est celle qui tire son inspiration de ce fonds général d’idées et de sentimens qui est l’apanage de toutes les âmes. En se plaçant à ce point de vue, on a facilement une échelle des gloires et des mérites : à mesure que la conception du poète devient plus étroite et plus personnelle, la portée de son œuvre diminue ; quand les sentimens dont son vers module l’expression se rapetissent et se localisent pour ainsi parler, sa poésie baisse de ton et nous passionne moins. Ce n’est plus la note éternelle et universelle que chacun de nous écoute et comprend : ce n’est qu’un murmure passager qui s’oublie, à peine entendu, et se perd comme un chuchotement.

C’est ce chuchotement, incapable d’emplir l’oreille, qui, hélas ! remplace aujourd’hui ces grands concerts poétiques dont jouirent des générations plus heureuses que nous. C’est fini, nous n’avons plus de lyres toutes-puissantes. Dans le silence ou dans l’absence du génie, de mignonnes et vagues mandolines exhalent leurs menus accords ; l’inspiration s’en va en miettes. Parcourez les volumes de vers qui se publient de nos jours, vous verrez quel faible souffle anime ces œuvres sans vitalité ; on se croit au pays de Lilliput, et l’œil chercherait en vain quelque monument grandiose de lignes et d’aspect.

D’où vient cet affaiblissement de la faculté poétique ? Cette génération de chanteurs superbes que nos pères ont tant applaudie a-t-elle donc épuisé toute verve et toute flamme que notre lyrisme aujourd’hui demeure si froid et si morne ? Nous sommes obligés de le confesser : ce qui reste en nous de chaleur et de vertu intellectuelle sert à nourrir d’autres énergies que celles qui font les poètes. La pensée, devenue trouble et inquiète, ne s’attache plus ces ailes d’or qui l’enlevaient aux magiques régions, elle retombe lourdement à la terre, enchaînée à la prose par les graves préoccupations qui la tiennent captive. Or le poète est comme l’orateur, il puise et retrempe sa force dans cet auditoire sympathique qui le couve de l’œil et de la pensée. Si le public détourne la tête et ferme l’oreille, sa voix hésite et languit ; ses accens ne ramèneront pas cette foule distraite qui s’en va à d’autres passe-temps ou à ses affaires. Celui-ci, un moment, s’est cru inspiré ; illusion ! Déjà l’éphémère a clos sa journée. Il suffit du vent qui passe dans les branches pour faire tomber cette feuille morte et cette poésie : ni la feuille ne tenait assez à sa tige, ni la pensée ou le sentiment n’était rivé assez solidement dans le vers pour vivre un instant de plus. Le génie, lui, tire de sa sève printanière des élémens de force et de durée ; mais l’imitation, — cette imitation à laquelle nous sommes aujourd’hui réduits, — qu’est-ce autre chose que le rameau sec et jauni qui regarde tristement le sol ? La poésie d’imitation peut, il est vrai, comme la végétation automnale, produire certains effets décevans de nuances et de couleurs ; mais on devine bientôt les faiblesses et les défaillances dont elle périra : les sucs y sont altérés et insuffisans, le soleil de l’inspiration n’y verse qu’un pâle rayon, qui encore n’est que réfléchi. Considérons les poètes qui naissent à l’heure présente : lequel d’entre ces rêveurs s’emparera de notre attention, jettera dans le vrai courant de la poésie, nos cœurs et nos facultés ? Auquel de tous ces volumes reviendrons-nous après l’avoir lu, comme on revient à un enchanteur dont on ne peut plus secouer le charme ? Est-ce à ce recueil de pièces lyriques que M. Catulle Mendès publie sous le titre de Philoméla. M. Mendès, qui possède un certain talent de versificateur, manque de l’haleine puissante qui fait les poètes inspirés ; il retombe volontiers d’un chant gracieux et coloré dans une strophe lourde, pénible et mal cadencée. Ces poètes sensuels et épicuriens, dont il veut rappeler la manière en quelques endroits, avaient des idées plus nettes et plus lucides, et par les pleurs ou le rire, exprimaient des sentimens vrais ; mais l’auteur de Philoméla surmène la langue et l’idée, et dans son ardeur juvénile se fatigue en de vaines voltiges. D’un autre côté, M. Mendès a été séduit par ces arabesques dont M. Théophile Gautier surcharge sa phrase poétique ; il se déclare, lui aussi, amoureux, amoureux à n’en plus guérir, de la forme et de la main-d’œuvre, et il s’essaie au métier de ciseleur patient et délicat. Cette muse un peu présomptueuse a besoin en réalité de tâtonner encore à l’écart pour se dégager et pour s’affermir.

En passant de M. Catulle Mendès à M. Armand Renaud, nous ne sortons pas de l’étroit domaine de la fantaisie personnelle. Les Caprices de boudoir, un livre dont le titre indique nettement le caractère, procèdent des mêmes données sensuelles et érotiques : Vénus continue de trôner dans son temple, et le poète l’adore à genoux. Que d’adorateurs l’orgueilleuse déesse a vu chanter dans la même posture depuis le temps où Lucrèce, un de ses prêtres vraiment inspirés, lui a dédié son hymne magnifique ! Une pointe d’humour perce néanmoins de temps à autre dans ces Caprices de boudoir, où l’amour frissonne et chuchote ; d’ailleurs ce ne sont pas seulement les caresses de la femme aimée que célèbre la strophe du poète, c’est aussi le mystère sublime de l’attraction universelle. La forme, généralement pure et nette, revêt le sentiment d’une parure aisée : malheureusement le vif de l’âme, ici non plus, n’est pas entamé par cette fantaisie trop déliée qui a le vol chancelant et incertain du papillon.

Quatre autres volumes de poésies, Chemin perdu, de M. André Lemoyne, les Poèmes de la nuit, de M. Achille Millien, Passion, par Mme Louise d’Isolé, et les Espérances de M. George Lafenestre, annoncent des artistes soigneux de la forme et du rhythme ; avec eux, l’idée s’élève et se fortifie un peu ; la nature et l’amour, que leurs vers célèbrent avec des accens graves ou sourians, recouvrent du moins leur aspect et leur vérité, et lorsque tant d’autres esprits prennent le cauchemar volontaire, l’hallucination forcée, pour le rêve ou l’Inspiration, on se réjouit à bon droit de trouver un poète qui chante sans effort ni affectation. M. George Lafenestre est un rêveur doux et modeste qui n’exalte pas prématurément son propre talent et ne promet pas « de fruits à l’aurore. » Il se contente de suivre le vent « comme la poussière et les hirondelles,, > et il célèbre un peu au hasard les grandes merveilles et les petits riens de la création, qui sont aussi des merveilles. Il a l’oreille et l’âme ouvertes à tous les bruits, à toutes les harmonies, à tous les soupirs qui s’élèvent entre le ciel et la terre ; tantôt il s’entretient mélancoliquement avec la cigale, les passereaux, les violettes ; tantôt il s’égare à travers les blés, les forêts et les ruines, aspirant avec volupté les silencieux reflets de la lune, la poésie des horizons larges et éclatans, et celle des retraites dormantes et oubliées. Son doigt discret et délicat fait vibrer d’une façon charmante le clavier des émotions suaves et intimes. Et ce qu’il importe de louer surtout chez M. Lafenestre, c’est qu’il n’est pas seulement un heureux rimeur de sonnets, de ballades, de méditations à fleur d’âme : il montre dans son poème de Pasquetta qu’il sait au besoin trouver des accens nobles et énergiques. Pasquetta, c’est la puissance du génie arrachant le prédestiné au repos d’une existence calme et insouciante pour le vouer à une vie d’orages et de douleurs ; c’est l’amour vaincu et refoulé par l’ambition ; c’est ce pâtre qui sera un jour le Giotto, abandonnant sa vallée natale et Pasquetta, la chevrière, dont le cœur battait sur le sien, pour suivre le démon tyrannique de l’art, pour aller au loin chercher la couronne d’immortalité qui se paie si cher. On peut dire qu’ici l’inspiration de M. Lafenestre s’est soutenue naturellement à la hauteur de son sujet.

Un élève de l’École des chartes vient de tirer de l’oubli un petit volume, les Poésies profanes[11] de Claude de Morenne, évêque de Séez, qui nous reporte à la source même du courant poétique français, au temps où Ronsard et la pléiade, accordant leur muse au son de la lyre grecque et romaine, s’essayaient à improviser une langue nouvelle, à la faire jaillir d’un seul jet d’une imitation, poussée à outrance. On ne connaissait jusqu’ici de Claude de Morenne que des quatrains moraux et des cantiques spirituels dont l’histoire et la critique littéraire avaient le droit de faire bon marché ; mais il paraît que dans un coin de l’âme du théologien frémissait une corde plus fraîche et plus juvénile qui le met dans le groupe national des Baïf, des Desportes et des Bertaut. Les chantres d’amour n’étaient pas alors douteurs et mélancoliques comme ils le sont devenus depuis : autre temps, autre inspiration ; on aimait mieux faire du badinage que de l’analyse psychologique. Ce qui se dégage de la fantaisie un peu gauche des poètes de la fin du XVIe siècle, c’est un parfum singulier de jeunesse et de naïveté, qu’altère cependant un pédantisme trop apparent. Il est curieux d’un autre côté de voir comme la pensée la mieux nourrie trébuche sur les mots encore débiles et mal assurés, ainsi qu’un corps fait et vigoureux chancellerait sur des jambes trop grêles pour le supporter. Aujourd’hui nous sommes témoins d’un phénomène bien différent : jamais langue poétique n’a été plus riche, plus pleine, plus harmonieuse et plus sûre d’elle-même que cette langue deux fois remise dans le creuset du génie au XVIIe siècle et au XIXe ; mais la pensée poétique, lasse peut-être, après tant d’efforts et d’enfantemens, de se replier sur elle-même et de chercher la moelle solide qui la fortifie, est devenue vague et fluide : elle ondoie à droite et à gauche, elle plane paresseusement au-dessus ou autour de ce monde moral et matériel qu’elle n’a plus assez de courage ou de vigueur pour creuser ; elle ne se sert du rhythme et de la mélodie que parce que le rhythme et la mélodie sont choses légères et charmantes, habiles à dissimuler la faiblesse de l’idée ; elle se contente d’entretenir doucement son vol dans les couches inférieures de l’atmosphère poétique, en attendant qu’un vent propice et puissant l’enlève derechef à de plus hautes régions.

Le recueil de Claude de Morenne est un mélange capricieux d’élégies, de sonnets, de chansons, d’odes, d’épithalames, d’églogues, où l’évêque de Séez chante l’Amour, Cupidon, le « petit archerot, » comme on l’appelait en ce temps-là, et les mignonnes fantaisies de sa jeunesse, les innocentes échappées d’une âme dont la théologie n’étouffa sans doute jamais les secrets soupirs. Comme exemple de poésie singulière, mignarde, ingénieuse, de cette poésie qui eût mis en joie certaines ruelles du XVIIe siècle, il faut lire dans les œuvres de l’évêque de Séez une pièce qui rappelle la ballade où Charles d’Orléans introduit en scène son cœur criant au feu et appelant ses amis à son secours. C’est l’Amour, alors « un faus petit garson, » aujourd’hui un sentiment que, Dieu merci, le XIXe siècle ne personnifie plus, qui a mis clandestinement l’incendie chez Claude de Morenne et contraint le futur évêque d’implorer l’aide du passant. D’autres pièces plus sérieuses, par exemple la pièce intitulée Regrets et lamentations du comte de Mongommery, respirent un vrai patriotisme ou procèdent d’une veine de satire quelquefois heureuse ; on sent en outre dans tout le recueil que Malherbe, le tyran des mots et des syllabes, n’a pas encore fait triompher son impitoyable triage. Claude de Morenne grécise et latinise tout à son aise, il parle de l’automne porte-vin, de la rose doux-flairante, du roc enfante-flamme, des rois ensceptrés, etc. ; il a des diminutifs à l’italienne, des diminutifs de diminutifs, mots charmans, friables, pleins de sourire et de grâce, qui, à la faveur de la renaissance grecque et latine, essayaient alors de se glisser subrepticement dans le tissu un peu âpre et anguleux du langage gaulois. Pourquoi, hélas ! une proscription un peu trop sévère les en a-t-elle presque tous chassés ?

Grâce à M. Antoine Campaux, nous pouvons revenir aux poètes d’aujourd’hui, sans quitter tout à fait ceux d’autrefois. Dans ses Legs de Marc-Antoine, M. Campaux a voulu imiter les testamens où Villon nous raconte, en termes tour à tour badins et mélancoliques, sa vie aventureuse, ses idées, ses émotions, ses fautes et ses misères. Il mélange comme lui le lyrisme et la satire, marie l’épigramme au sentiment. D’où vient donc que cette série de legs écrite en une langue châtiée et quelquefois ferme nous intéresse et nous charme moins qu’une seule page du chantre des dames du temps jadis ? La raison en est simple : l’œuvre de Villon nous montre l’humanité sous un de ses aspects vraiment caractéristiques ; c’est un monde tout entier, celui des dernières années du moyen âge, qui se révèle à nous dans ces confessions intimes ; grâce à elles, on pénètre dans l’existence de ces pauvres clercs du XVe siècle qui tous n’avaient pas maison et couche molle ; on retrouve cette basoche de taverne, insouciante, mutine, au besoin larronne, qui remuait, barbouillée de grec et de latin, dans l’enceinte de l’Université ; toute une société curieuse et pittoresque défile dans les testamens de l’écolier, et y répand largement la vie et l’intérêt. Y a-t-il même sève et même attrait dans les poésies de M. Campaux ? Non, le monde qu’il chante dans ses Legs n’a point le relief, l’étrangeté piquante de celui que Villon représente ; M. Campaux mourrait intestat que le public n’y perdrait la peinture d’aucune existence ou d’aucun milieu bien tranchés. Le bohème d’aujourd’hui ne laissera pas ce vivace souvenir qui éclaire, en l’ennoblissant bien loin par-delà les neiges d’antan, l’originale figure de l’autre bohème du XVe siècle. En somme, c’est surtout son cœur et sa vie morale, c’est l’expérience douloureuse de ses fautes et de ses souffrances que Villon léguait à son siècle. Il quittait un monde où l’énergie et la volonté ne suffisaient pas pour se frayer un chemin facile : plus d’une larme coula furtivement sur la ballade ou sur le rondeau que rimait sa plume ; mais la joyeuse insouciance gauloise se réveillait vite dans un éclat de rire. Aujourd’hui tout est changé. Quoique la voix plaintive de Murger attriste encore notre oreille, nous ne sommes plus au temps de Villon ; les faits et les circonstances sociales n’ont plus comme autrefois aisément raison de l’homme viril. Si, depuis les legs de Villon, quelque chose s’est accru et a prospéré dans la grande famille, des clercs parisiens, c’est moins le patrimoine de certaines douleurs imméritées que celui de certaines faiblesses. Pour revenir à M. Campaux, ses vers ne nous révèlent point un déshérité de la pire sorte. Les cordes qu’il touche n’ont que de sourdes vibrations ; mais après tout c’est bien là le ton modeste des idées et des sentimens du poète. En laissant à l’un ses manuscrits, sa guitare, son encrier, sa bibliothèque, à l’autre son paravent, son chibouck, ou un pot de bière, M. Campaux, malgré son habileté de versificateur et une certaine facilité d’émotion légère, ne réveille point la curiosité et ne saisit pas notre cœur. On se dit, après la lecture de son testament, qu’il rentre, par les sentimens et par les idées, dans la foule de ces rêveurs tranquilles dont l’haleine ferait à peine rider la surface de l’eau et qui ne sortent pas de l’imitation.

En résumé, chez tous ces poètes contemporains, que l’on vient de passer rapidement en revue, l’originalité et l’à-propos font défaut à la conception. Ils ont trop l’air de chanter pour eux et à demi-voix ; leurs livres sont plutôt de longs monologues qu’une suite d’hymnes adressés au public lui-même, et où celui-ci se retrouve, reconnaît comme en un miroir ses constantes préoccupations. Quand Victor Hugo célèbre l’Orient dans ses Orientales, ses poèmes, ne l’oublions pas, répondent à des rêves communs à une foule d’esprits ; ils éveillent un immense écho au fond des âmes, car ils éclatent au moment où le monde arabe et asiatique excite la curiosité, tient le regard attentif. Si le poète alors se fait, par l’inspiration, tour à tour turc et persan, espagnol et hellène, c’est qu’un reflet de ces chauds pays colore vaguement les imaginations de l’Occident. Donc il n’a pas crainte que sa voix demeure incomprise ; la France ne lui est-elle pas sympathique pendant une guerre d’émancipation d’où sortira la renaissance grecque ? Cet exemple choisi entre beaucoup d’autres suffit à montrer combien il importe à la poésie, pour s’assurer un rôle grand et fécond, de se mouvoir dans ce milieu général d’idées qui excite, à une heure donnée, comme une contagion généreuse, toutes les ardeurs et tous les enthousiasmes.


JULES GOURDAULT.


Il y a quelques mois, les délégués des sociétés savantes de la France tenaient à la Sorbonne leur réunion annuelle, et un fait particulier a signalé cette solennité. Il n’en est pas resté seulement un souvenir cher à tous les amis de la science : le discours où selon l’usage sont résumés les derniers travaux de ces sociétés dans le domaine de l’histoire et de la philosophie est devenu un écrit substantiel et qui mérite d’être conservé comme un brillant tableau du mouvement des études historiques françaises depuis deux ans[12]. Le soin d’écrire ce discours avait été confié, il est vrai, à un.des hommes qui ; ont le plus fait pour propager dans notre pays le culte de l’histoire. C’est M. Amédée Thierry qui a été chargé de cette tache, et il l’a remplie avec la sévère conscience qu’apporte dans tous ses travaux l’historien de la Gaule romaine. Il a tout d’abord introduit dans cet examen un ordre qui lui permettait de mieux saisir, à travers les diversités locales, les traits généraux des groupes savans dont il s’agissait, d’exposer les recherches. Au lieu de procéder à sa revue département par département, il a pris pour unité comparative l’ancienne province. Il a pu ainsi montrer l’esprit historique vivifié par la tradition, et s’exerçant dans chaque partie de la France sur un rayon plus vaste que la simple unité administrative, le département. Ce que l’histoire gagne à se retremper ainsi dans les souvenirs provinciaux. les nombreux ouvrages cités et appréciés par M. Thierry le font clairement ressortir. Là où ces souvenirs sont plus vivaces, là aussi les publications sont plus importantes et les sociétés savantes plus nombreuses. Il suffit de citer la Normandie, qui ne renferme pas moins de vingt et une de ces sociétés, dont douze appartiennent au Calvados seulement. L’exemple d’un pays voisin est là au reste pour nous montrer que ce culte des traditions, concilié avec l’esprit du temps, n’est pas seulement une force historique, mais une force politique. L’auteur même du discours sur nos sociétés savantes en a pu faire la remarque dans un récent voyage en Angleterre, où l’appelait une distinction des plus flatteuses. Nommé doctor of civil law à Oxford, M. Amédée Thierry a vu de près, dans cette antique université, au milieu de coutumes vénérables, se perpétuer et se développer une curiosité féconde et salutaire, et la libre critique s’associer sans effort au culte de la règle. La France en est-elle arrivée à cette heureuse alliance, et n’a-t-elle pas encore beaucoup à faire pour s’y élever ? Ce qui ressort à ce sujet du discours de M. Thierry, c’est que du moins l’indifférence à l’endroit du passé n’y est pas aussi complète qu’on l’a prétendu souvent, et que, si le goût des recherches patientes continue de s’y développer comme il le constate, il y aura là quelque jour un solide contre-poids pour les témérités de l’esprit d’innovation. On sera bien près alors de cet équilibre dont s’enorgueillissent à bon droit nos voisins. Pour qu’on y arrive, il suffit que les sociétés savantes, gardiennes de ces traditions sévères, comprennent de plus en plus leur rôle élevé, et qu’elles cherchent à mériter ces paroles d’encouragement qui nous ont frappé à la dernière page de l’éloquent discours de M. Amédée Thierry : « On ne vous impose plus l’histoire ; c’est vous qui, par la masse de vos travaux, finirez par nous l’imposer en la reconstruisant de la circonférence au centre. »


V. DE MARS.

  1. Les Sociétés de coopération, par M. Casimir Perier, in-8o, Dentu, 1864.
  2. Ces sociétés, au nombre de 703 pour l’Angleterre seulement, sont en pleine prospérité. D’après le tableau présenté par John Tidd Pratt, esquire, à la chambre des communes, le montant des fonds versés par les déposons et actionnaires de ces 703 sociétés était de
    210,139 liv. st.
    Montant des prêts effectués en 1802 704,987
    État des prêts au 31 décembre 454,359
    Nombre de prêts accordés en 1862 161,150
    Intérêts payés par les emprunteurs 37,220
    Intérêts payés aux actionnaires 26,179
    Bénéfice net, déduction faite des frais et des intérêts payés 6,584
  3. Le droit d’admission varie ordinairement entre 1 fr. 25 c. et 1 fr. 87 c. La cotisation mensuelle est de 25 centimes. Cette cotisation est due jusqu’à rentier versement d’une certaine somme qui est portée au compte de l’associé.
  4. Voici, d’après le rapport de M. Schultze-Delitsch, comment ces banques étaient réparties en Allemagne :
    Prusse 188
    Royaume de Saxe 54
    Nassau 16
    Provinces allemandes de l’Autriche 15
    Duchés de Saxe 15
    Principauté d’Anhalt 13
    Mecklenbourg 12
    Hanovre 11
    Bavière, Bade, Hesse, etc 40
    304
  5. Voyez la Question des banques, par M. Wolowski, 1 vol. in-8o ; Guillaumin, 1864,
  6. Un vol. in-8o, Auguste Durand.
  7. M. Max Müller fait remarquer qu’il fallait être aveugle, ou plutôt sourd, pour ne pas reconnaître l’identité du mot gothique qui signifie avoir, et qui se conjugue ainsi : haba, habais, habaith, avec le mot latin habeo, habes, habet.
  8. Voyez, dans la Revue du 1er février 1864, les Ancêtres des Européens aux temps anté-historiques.
  9. Storia di Beatrice Cenci e de’ suoi tempi con documenti inediti, par Carlo Tito Dalbono ; Naples 1864.
  10. Voyez la Revue du 1er juillet 1837.
  11. Publiées et annotées par M. L. Duhamel, élève de l’École des chartes ; Caon, Le Gost-Clérisse, éditeur.
  12. Discours de M. Amédée Thierry, tenu à la Sorbonne lors de la réunion annuelle des sociétés savantes le 2 avril 1864. — Librairie de Paul Dupont, Paris 1864.