Les Sources du Nil et les dernières explorations dans l’Afrique équatoriale

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LES
SOURCES DU NIL
ET
LES DERNIERES EXPLORATIONS DANS L'AFRIQUE EQUATORIALE.

Journal of the discovery of the source of the Nile, by John Hanning Speke ; 1 vol. in-8o. William Blackwood and sons, London.

De tous les grands cours d’eau qui, fertilisent la terre, il en est peu qui aient plus que le Nil attiré l’attention des hommes. S’il n’est pas, le premier par le volume des eaux qu’il entraîne à la mer, il est au moins le plus remarquable de tous par les phénomènes variés qu’il présente et les services signalés qu’il rend. C’est lui qui a créé le sol du pays qu’il arrose, et qui a conquis sur la Méditerranée le riche et magnifique éventail qu’on appelle le Delta. En d’autres termes, l’Égypte, c’est le Nil. Le désert commence sur ses deux rives à la ligne que ses eaux ne peuvent atteindre : il fertilise tout ce qu’il touche, et le sable qu’il baigne devient un humus excellent. Les débordemens des autres fleuves sont le plus souvent de véritables catastrophes pour les pays qu’ils parcourent ; ceux du Nil sont un bienfait sur lequel repose l’existence même de tout un peuple. Aussi toutes les générations qui se sont succédé sur ses bords avant l’ère chrétienne lui ont-elles voué un culte comme à une divinité versant ses dons inépuisables à ses adorateurs. Fleuve solitaire il franchit en Égypte un espace de 2,450 kilomètres sans voir ses flots se grossir, soit par le plus petit affluent, soit par la plus légère ondée, comme s’il dédaignait le concours des eaux étrangères. Son importance, déjà si grande, prendra dans l’avenir des proportions plus vastes encore, lorsque les efforts combinés du commerce et de la science l’auront rendu navigable de sa source à son embouchure, car le Nil est la seule artère qui puisse unir, au travers de régions habitées, les peuples occidentaux avec ceux de l’Afrique intertropicale.

Or ce fleuve étrange a caché jusqu’à ce jour son origine. On la lui demande en vain depuis deux mille ans. Au commencement du second siècle de notre ère, l’astronome et géographe Ptolémée la plaçait déjà dans les montagnes de la Lune[1]. Jamais cette recherche n’a été complètement abandonnée, toutefois ce n’est que depuis un demi-siècle que l’on a fait de persévérans efforts pour résoudre ce problème géographique. De nombreux voyageurs, encouragés et soutenus par des corps savans ou par la munificence de divers souverains, parmi lesquels figure l’ancien vice-roi d’Égypte Méhémet-Ali, ont essayé sérieusement de remonter le fleuve jusqu’à sa source ; mais cette source semblait s’éloigner à mesure qu’ils avançaient. Si un de ses principaux affluens, le Bahr-el-Azrek ou Nil-Bleu, avait révélé tous ses secrets, l’origine du fleuve principal, le Bahr-el-Abiad ou Nil-Blanc, restait toujours enveloppée du même mystère. Les explorateurs n’ont cependant manqué ni de courage ni de hardiesse. En 1841, M. d’Arnaud remonta le fleuve jusqu’au 4° 15′ de latitude nord, non sans avoir eu à vaincre bien des difficultés et à supporter de grandes fatigues. Après lui, un Sarde, M. Brun-Rollet, vice-consul à Khartoum, a exploré les rives du Bahr-el-Misselab, qu’il avait pris pour le vrai Nil, bien qu’il n’en soit pas même un des affluens les plus considérables. En 1854, le révérend père Knoblecher, de la mission autrichienne de Gondokoro, atteignit le 3° 40′ de la même latitude nord, et apprit des naturels de la tribu de Bari, qui occupe les deux rives du fleuve sur un espace assez étendu, que s’il marchait encore « une lune tout entière, » il arriverait à un point où le fleuve se partage en plusieurs branches et perd considérablement de sa profondeur. Ces renseignemens n’étaient rien moins qu’exacts ; mais l’on comprend que le révérend père, en les recevant, ait cru devoir revenir sur ses pas. L’expédition égyptienne, préparée dans les conditions les plus favorables pour triompher de tous les obstacles, ne put remonter plus haut que le 3° 22’ de la même latitude, à la distance de soixante-quinze lieues environ de la sortie du Nil du lac Nyanza. Arrêtée par de nombreux rapides et toujours en présence du même volume d’eau, découragée par la perspective d’un voyage dont elle n’entrevoyait pas la fin, elle rentra en Égypte sans avoir atteint le but essentiel de sa mission.

Ces insuccès répétés ne furent pas néanmoins sans profit pour la science ; on comprit que les sources du Nil devaient se trouver sous l’équateur et même encore plus au sud, et qu’il serait plus facile de les découvrir en partant de la côte orientale de l’Afrique et en avançant en droite ligne vers l’ouest qu’en se dirigeant du nord au sud, comme c’était l’habitude des explorateurs. Ces déductions conjecturales reçurent un commencement de sanction par la découverte que firent des missionnaires allemands que la société des missions de l’église anglicane avait placés dans le Zanguebar et dont la station était près de Mombaze, port de mer sur l’Océan-Indien. Désireux de contribuer, autant que leurs travaux évangéliques le leur permettaient, aux progrès de la géographie, et avec l’arrière-pensée qu’ils pourraient bien être les heureux mortels qui révéleraient au monde savant le mystère de la naissance du fleuve égyptien, ils firent d’abord plusieurs essais d’exploration, pénétrant avec précaution, mais toujours plus avant, dans l’intérieur des terres. Ils se séparèrent ensuite pour embrasser dans leurs recherches une plus vaste étendue de pays. C’est ainsi qu’ils purent étudier les deux contrées de l’Oukambani et de l’Ousambara, la première au nord-ouest, la seconde au midi de Mombaze, et l’une et l’autre situées entre l’équateur et le 5e degré de latitude sud. En 1848, l’un d’eux, M. Rebmann, traversa ce dernier pays, atteignit les monts du Taïta, s’avança jusque dans la partie la plus élevée d’une autre région, le Tagga, et aperçut de là, à une distance de 50 à 60 kilomètres, le Kilimandjaro, dont la cime était couverte de neige. L’année d’après, son collègue, le docteur Krapf, étendit la ligne d’opération, à travers beaucoup d’obstacles et de périls, jusqu’à la distance de 6 à 700 kilomètres, et découvrit au nord-ouest de l’Oukambani, sous le premier degré de latitude sud, et à près de 300 kilomètres de la côte, le Renia, autre montagne à tête blanchie, dans le voisinage de laquelle se trouve un volcan. La maladie ayant forcé ce courageux missionnaire de retourner dans son pays, il fut remplacé par le docteur Erhardt, qui suivit avec intelligence et résolution les traces de son prédécesseur. Pour apprendre la langue des peuples au milieu desquels il devait exercer son ministère, il se rendit à Tonga, petite ville maritime sur l’Océan-Indien, et point de repère de plusieurs caravanes qui pénètrent dans l’intérieur. Pendant les six mois qu’il y passa, il put se mettre en rapport avec une multitude de marchands nègres et arabes, et recueillit de leur bouche de précieux renseignemens sur la zone intertropicale qu’il désirait connaître. Ainsi préparé, il continua les fructueux travaux géographiques de la mission, fit plusieurs voyages et seconda avec zèle et habileté son collègue Rebmann. Après avoir recueilli une ample moisson de matériaux, ils dressèrent en commun une carte de cette partie de l’Afrique orientale qui se trouve entre la côte et le 21° degré de longitude est et s’étend depuis le 7° degré de latitude nord jusqu’au 15° degré de latitude sud. Sur cette carte figurait non-seulement le champ de leurs propres investigations et de celles du docteur Krapf, mais le plan des contrées sur lesquelles ils croyaient avoir obtenu les renseignemens les plus exacts. Ils y avaient placé à l’ouest de l’Unyamuezi une étendue d’eau qui n’embrassait pas moins de 14 degrés du nord au sud, une véritable mer méditerranée de trente à quarante mille lieues carrées, se terminant au midi par une pointe fortement inclinée vers l’est[2]

La publication de cette carte et des récits des explorateurs excita au plus haut point l’intérêt des géographes : ceux-ci comprirent qu’il y avait dans ces documens des résultats positifs et incontestables, des faits d’observation désormais acquis à la science ; néanmoins le nombre fut petit de ceux qui accueillirent sans réserve l’existence de cette mer intérieure. Les affirmations des pieux missionnaires ne purent ébranler la foi dans cette tradition qui, propagée par Ptolémée, admettait plusieurs lacs distincts encadrés dans le réseau des montagnes de la Lune. Ici, comme dans d’autres sphères, la tradition est restée maîtresse du terrain, et personne ne le lui contestera plus, car les faits sont venus lui assurer un complet triomphe.

Il est probable que c’est au sens élastique du mot nyanza ou nyassa qu’on doit attribuer l’erreur où sont tombés les voyageurs allemands. Dans les dialectes de l’Afrique orientale, ce mot s’applique à une étendue d’eau quelconque, mer, lac, étang, détroit, golfe et même rivière : de là l’incertitude qui s’attache aux renseignemens des naturels sur toute espèce d’amas d’eau. Aux questions que les missionnaires leur posaient sur les lacs, les uns auront répondu en montrant le nord-ouest, d’autres le soleil couchant, d’autres le sud-ouest, et de ces indices les voyageurs auront conclu que le mot nyanza désignait cette immense étendue. Ce qui vient à l’appui de nos conjectures, c’est que si l’on-réunit tous les lacs sub-équatoriaux, en leur conservant leurs places respectives, l’on retrouvera la même étendue et, à peu près la même forme que les missionnaires allemands ont données à leur mer méditerranée. Dans les sciences d’observation, les tâtonnemens sont inévitables. La carte de MM. Rebmann et Erbardt laisse, sans doute beaucoup à désirer ; mais que d’utiles renseignemens ne renferme-t-elle pas ! Elle pose de précieux jalons sur la route des explorateurs à venir ; elle soulève d’importantes questions dont le progrès de la science doit amener la solution. Quelle est la position, quelle est l’étendue de ces alpes africaines, de ces monts Kénia et Kilimandjaro. » dont les missionnaires ont constaté l’existence, mais qu’ils n’ont pu étudier de près ? Se rattachent-ils à une chaîne plus considérable ? Outils des ramifications dans l’intérieur du pays ? ; Ne seraient-ils point une des branches de ces montagnes de la Lune qui alimentent lies réservoirs où le Nil prend sa source ?


I

C’est pour résoudre ces questions et toutes celles qui en découlent que la Société de géographie de Londres prit la résolution d’envoyer dans l’Afrique orientale une mission scientifique qui pénétrerait dans la région des lacs pour en étudier les caractères généraux, déterminer la position des montagnes, leurs ramifications, leur altitude, et s’assurer si celles qui ont été découvertes sont couronnées de neiges éternelles. Elle devait prendre les meilleures mesures possibles pour donner la configuration des lacs, leur étendue, leur profondeur et leur élévation au-dessus du niveau de la mer, sans oublier les nombreuses questions que l’ethnographie pose aux voyageurs. Elle avait enfin pour principal objet de ses recherches la découverte des sources du Nil. Une telle mission exigeait.des hommes d’une grande énergie, d’un coup d’œil rapide, unissant une prudence consommée à une grande force de volonté, sachant résister ou céder à propos, obéir aux coutumes ou les braver, des hommes d’intelligence, aguerris aux périls et aux fatigues des voyages dans les régions tropicales. La société trouva ces hommes dans les capitaines Burton et Speke, officiers de l’armée des Indes. Le premier était déjà célèbre par des voyages d’une extrême hardiesse en Arabie et surtout aux sanctuaires sacrés de l’islam, et le second s’était fait remarquer par son courage, son sang-froid et son habileté dans les grandes chasses de l’Inde.

Leur début ne fut pas heureux. Ils avaient formé le projet de partir de Berbera, ville africaine située sur le golfe d’Aden, et de pénétrer, par le pays des Saumalis et des Gallas, dans ces régions centrales qu’ils devaient explorer pour redescendre ensuite jusqu’à Zanzibar. L’on comprend que ce projet se soit présenté le premier à leur esprit. Puisqu’ils voulaient attaquer l’Afrique par la côte orientale, pourquoi ne pas le faire par le point le plus rapproché de la ville d’Aden, où ils s’étaient donné rendez-vous ? Comme ils devaient nécessairement aller à Zanzibar, ils faisaient le voyage par terre au lieu de le faire par mer, en courant la chance de rencontrer sur leur route les fameuses sources dont la découverte était le but essentiel de leur mission. Ce projet n’avait qu’un défaut, c’était de ne point tenir compte du caractère et des habitudes des peuples qu’ils allaient rencontrer sur leur passage ; or c’est là précisément une condition essentielle du succès pour l’explorateur appelé à parcourir des contrées étrangères à toute espèce de civilisation.

L’Afrique orientale est habitée par trois classes de nègres dont les mœurs particulières présentent des différences tranchées. La première renferme les peuples agricoles, qui demeurent dans des villages solidement construits et palissades et qui ont des habitudes sédentaires. Ils sont querelleurs, rapaces,. toujours prêts à guerroyer entre eux sans se faire beaucoup de mal, mais ils montrent des dispositions pacifiques envers les étrangers. Ils sont répandus au sud de l’équateur entre la mer et la région des grands lacs. Chez eux, le type nègre a été visiblement altéré par un mélange de sang indien ; c’est à ce fait que l’on attribue les qualités qui les distinguent de leurs congénères. La seconde classe se compose des tribus moitié nomades, moitié agricoles. Le travail des champs est confié aux femmes ; les hommes se réservent la conduite des troupeaux. Leur caractère est changeant comme leur genre de vie : il faut que le voyageur connaisse les momens où il peut avec quelque espoir de succès s’aventurer au milieu d’eux. La troisième comprend les peuples exclusivement nomades. Ceux-ci sont méfians, belliqueux, sanguinaires, redoutables à leurs voisins et ennemis des étrangers. Les voyageurs ne peuvent pénétrer dans, leur pays qu’avec des forces imposantes, à moins d’avoir obtenu de leurs chefs l’assurance d’une protection efficace. Or les contrées que les capitaines Burton et Speke devaient traverser pour réaliser leur plan sont habitées par des nomades de la pire espèce. Ils ne tardèrent pas à s’en apercevoir, car à peine avaient-ils fait quelques étapes que leur camp fut attaqué et pillé par les Saumalis. Un des leurs, le capitaine Hem, perdit la vie en se défendant ; Burton fut blessé, et Speke resta au pouvoir des naturels. Il n’y aurait pas eu d’espoir de salut pour les deux officiers et leur suite, si ce malheur leur fût arrivé dans l’intérieur des terres ; mais ils n’étaient encore qu’à une faible distance des côtes. Burton put se retirer et se rendre à Aden, où il se remit de sa blessure, et fut rejoint par Speke, qui avait réussi à s’échapper des mains de ses ennemis.

Ce sanglant échec ne leur avait pas ouvert les yeux sur les dangers d’aborder l’Afrique par ce côté inhospitalier. Ils méditaient une nouvelle expédition dans laquelle ils se proposaient de prendre leur revanche, lorsqu’ils reçurent de la société dont ils étaient les mandataires l’ordre de se rendre à Zanzibar pour en faire leur point de départ et leur centre d’opération, cette ville offrant plus de ressources que tout autre point du littoral pour mener à bonne fin l’entreprise. Ils partirent immédiatement, le 2 décembre 1856, et en dix-huit jours furent transportés à Zanzibar. Ils y restèrent six semaines, qu’ils employèrent à faire des excursions préparatoires le long des côtes, et à prendre tous les renseignemens possibles soit auprès des marchands arabes, soit auprès des nègres fugitifs, esclaves ou libres, que cette ville renferme en nombre considérable. Ils se rendirent aussi au siège de la mission anglicane, où le révérend Rebmann n’épargna rien pour leur donner sur le pays et sur ses habitans toutes les informations utiles. De tout ce qu’ils avaient pu voir, lire et entendre, ils conclurent que cette partie de l’Afrique qu’ils devaient explorer était attaquée de trois points différens par le commerce au moyen de caravanes assez nombreuses pour pouvoir au besoin livrer un combat aux naturels qui tenteraient de les attaquer. La première tête de ligne est à Tonga, ville maritime située sous le 5° 25’ de latitude sud. Les caravanes qui en partent se dirigent vers le nord-ouest, traversent l’Ousambara, laissent à leur gauche le Robeho, qui a près de six mille pieds d’altitude, à leur droite, mais plus au nord, les monts Kilimandjaro, et, faisant une percée au travers des redoutables tribus du Masaï[3], arrivent à Ururi, sur les bords du lac d’Ukéréwé, point de repère des marchands d’ivoire de ces contrées. La seconde tête de ligne est à Bagamoyo, à l’opposite de Zanzibar. Les caravanes qui partent de ce point font d’abord un coude vers le midi, puis remontent vers le nord, s’arrêtent à Kaseh, centre commercial de l’Unyamuesi, pour se diriger ensuite en droite ligne à l’ouest jusqu’à Ujiji, sur le lac du même nom, autrement appelé Tanganika. Le troisième point est à Quiloa, port de mer sous le 9e degré de latitude sud. Les marchands qui l’habitent se rendent aussi à Kaseh, non sans faire de nombreux zigzags, sans doute pour éviter les tribus suspectes.

Se trouvant assez riche d’informations, le capitaine Burton, accompagné de son ami, inaugura sa mission par un voyage dans l’Ousambara avec le désir de pousser une reconnaissance jusqu’aux pics du Kilimandjaro, qu’il était chargé d’étudier. Ils partirent de Pangani, remontèrent la rivière du même nom pendant quatre jours, la quittèrent pour faire l’ascension du Rongway, qui a deux mille pieds d’altitude. Ce pic est le premier gradin d’un plateau fort élevé sur lequel est assis l’Ousambara. Après trois jours de ; marche dans les montagnes, ils retrouvèrent le Pangani, qui n’était alors qu’un torrent. Le capitaine Speke, en ayant goûté l’eau, reconnut la saveur de la neige fondue. Ils continuèrent leur chemin en montant toujours et arrivèrent à Fonga, résidence du sultan de la contrée. Les voyageurs auraient bien voulu poursuivre leur marche vers le nord-ouest, traverser le Paré, franchir le Tagga pour atteindre le Kilimandjaro ; mais on leur dit que, pour faire cette exploration, il leur faudrait une escorte de cent hommes pourvus d’armes à feu, ce qui leur occasionnerait une dépense de 350 francs par jour. N’étant pas en mesure d’y pourvoir, ils revinrent sur leurs pas, et après une excursion d’une vingtaine de jours ils rentrèrent à Pangani, où la fièvre les surprit l’un et l’autre, leur faisant ainsi payer un premier tribut au climat.

Revenus encore malades à Zanzibar, ils durent y rester trois mois pour se remettre entièrement de la secousse que leur santé avait reçue. Ils avaient besoin de recouvrer toute leur vigueur, car ils étaient décidés à faire un sérieux effort pour franchir la distance qui sépare l’Océan-Indien de l’immense nappe d’eau d’Ukéréwé, regardée comme le point extrême des plus grandes lignes parcourues par le commerce arabe. Leurs préparatifs achevés, ils partirent le 26 juin 1857 avec une suite de quatre-vingts personnes. Ils mirent cinq mois à faire le trajet de la côte à Kaseh, marché considérable de l’Unyamuesi, situé sous le 5e degré de latitude sud et le 30° 36’ de longitude est. Après s’y être reposés quelques jours, ils reprirent leur route vers l’ouest en suivant la même latitude, et arrivèrent le 3 mars 1858 sur les bords de1 ce fameux lac que les Arabes appellent le lac d’Ujiji, et les naturels Tanganika. Il occupe un vaste bassin formé par une dépression du sol. Il s’étend du nord au sud.et a la forme d’une poire allongée ; son élévation au-dessus du niveau de la mer est de dix-huit cents pieds. Une chaîne de montagnes, dont l’altitude varie de cinq à six mille pieds, en entoure l’extrémité nord. La moyenne de sa largeur peut être de 45 kilomètres, et sa longueur de près de 500. Le 27e degré de longitude est le partage en deux parties égales. Ses rives, découpées de la façon la plus pittoresque, offrent d’excellens ports. Les collines qui se dressent en amphithéâtre tout autour sont couronnées d’épaisses forêts. Une multitude de petites îles très rapprochées du rivage lui forment comme une guirlande de bouquets Verts dessinés sur un fond bleu. Ces îles, ainsi que la terre ferme, ont une population qui peut au besoin fournir à l’émigration, et chez laquelle les marchands arabes achètent des enfans pour les élever dans l’esclavage et les revendre sur la côte.

N’ayant pu se procurer d’embarcations d’une force suffisante pour affronter les périls d’une navigation dans la partie sud, de beaucoup la plus étendue et la plus orageuse, les voyageurs se bornèrent à explorer la partie septentrionale, la plus importante d’ailleurs pour la solution du problème qui leur avait été confié. Ils la traversèrent plusieurs fois, y firent de nombreuses excursions, en longèrent les côtes, ne négligèrent rien pour en avoir la configuration et tracer la topographie de l’ensemble du bassin, bien que leurs pénibles travaux fussent souvent arrêtés par des pluies torrentielles. Ce lac ne reçoit les eaux que de deux rivières, qui’ méritent d’être signalées, le Marungu au midi et le Malagarazi à l’est, mais les explorateurs demeurèrent convaincus qu’aucun cours d’eau n’en sort, et que le Tanganika n’est pas le réservoir où le Nil prend naissance. Les montagnes qui lui servent de rempart au nord le prouvent assez clairement, ainsi que le niveau du lac, qui est inférieur à celui du plateau dans lequel il est enclavé.

Ils mirent deux mois et douze jours, en comptant les repos forcés que la pluie leur imposait, à faire ce travail d’exploration, naviguant dans des canots découverts qu’un coup de vent pouvait faire chavirer. Après avoir été trempés par la pluie ou brûlés par un soleil vertical, ils n’avaient souvent pour lit qu’une terre humide sous une abondante rosée. La santé de fer des deux officiers indiens ne put résister à un tel régime. Ils tombèrent successivement malades, et ne purent se remettre de tant de fatigues qu’à Kaseh, où ils furent de retour vers la fin de juin. Leur mission n’était qu’imparfaitement remplie. Ils avaient bien découvert un des grands lacs des régions subéquatoriales, mais ce n’était pas celui qui donne naissance au Nil, et dans tous les cas ce n’était pas celui d’Ukéréwé, sur les bords duquel viennent s’arrêter les caravanes qui partent de Tanga. Ce lac, au dire de leur hôte, le marchand arabe Shay, qui avait beaucoup voyagé dans ces contrées, se trouvait au nord de Kaseh. Ils voulurent s’en assurer : une petite caravane fut organisée, car celle qu’ils avaient formée à Zanzibar s’était dispersée longtemps avantleur arrivée à Ujiji. Leurs trente ânes étaient morts, leurs porteurs avaient pris la fuite, leur bagage était en partie perdu, et leur escorte, qui se cachait dans les jungles à la première apparence : de danger, avait été renvoyée. Il ne leur était resté que trois serviteurs fidèles. La santé de Burton ne lui permit pas de se remettre en route ; elle avait été plus sérieusement compromise que celle de son compagnon. Sans doute, s’il eût prévu les beaux résultats que Speke allait obtenir, il aurait fait un plus grand effort pour l’accompagner, ou plutôt pour diriger le voyage, car c’est lui qui était le chef de l’expédition ?

Le capitaine Speke partit donc seul le 9 juillet 1858. Le chemin qu’il devait suivre servait d’embranchement entre Kaseh et Ururi, cet entrepôt d’ivoire dont nous avons parlé plus haut : aussi rencontra-t-il sur sa route plusieurs caravanes, dont deux étaient chargées de dents d’éléphant. Rien de plus varié, de plus accidenté et quelquefois de plus riche que le pays qu’il parcourut. Il produit en abondance tout ce qui peut contribuer au bien-être physique de l’homme. Sa faune, comme sa flore, présente de magnifiques espèces. Le capitaine traversa douze districts, rencontra dans celui de Salawé des piliers de granit dont l’un était plus élevé que la colonne de Pompée à Alexandrie : on l’apercevait à une distance de 12 kilomètres ; dans un autre, il vit des mines de fer en pleine exploitation. Après vingt-cinq jours de marche, il atteignit, à son indicible joie, le lac d’Ukéréwé, qu’il baptisa, en fidèle sujet anglais, du nom de Victoria.

La science venait de remporter une grande victoire, car ce lac qu’il avait devant lui, et qu’il contemplait avec ravissement du haut d’une colline, était bien le lac de Ptolémée. Ces eaux, qui semblaient dormir à ses pieds avec un léger murmure, étaient bien celles qui avaient créé l’Égypte et la maintenaient au rang des nations. Quel eût été son bonheur de pouvoir explorer ce lac dans tous les sens et chercher le déversoir qu’il entrevoyait au nord, et d’où s’échappent en bouillonnant les eaux du Nil ! Avec quelle jouissance il aurait navigué sur cette surface liquide, qui avait à ce moment l’apparence d’un miroir immense, où venait se reproduire le magnifique azur des cieux, et visité ces îles, qui semblaient autant de bouquets qu’une main invisible avait mis dans l’eau pour leur conserver leur fraîcheur éternelle ! L’île d’Okérewé, qui a donné son nom au lac, l’aurait tout particulièrement attiré ; mais il ne put se procurer aucune embarcation, et, bien qu’il eût été reçu avec politesse par les chefs des districts ou des villages riverains, il ne tarda point à s’apercevoir que sa présence inspirait de l’inquiétude. Ces naturels ne pouvaient comprendre les motifs qui le portaient à leur adresser tant de questions sur le lac. Ils virent dans cette circonstance quelque chose de mystérieux ; ils craignirent qu’il n’eût l’intention d’exercer sur ces eaux une action malfaisante, magique, de les boire peut-être, comme on l’en accusa plus tard. Aussi l’un des chefs lui donna-t-il à entendre qu’il ferait mieux de s’en retourner pour ne plus revenir. Ce ne fut pourtant pas cette invitation qui le détermina à quitter ces rivages, mais bien l’épuisement de ses ressources. Il rentra à Kaseh, où il trouva le capitaine Burton parfaitement rétabli. Les deux voyageurs prirent congé de leurs hôtes et se dirigèrent sur Zanzibar, où ils arrivèrent sains et saufs. C’est là qu’ils apprirent la mort de leur excellent ami le colonel Hammerton, consul anglais ; toutefois ils reçurent le plus cordial accueil de M. Ladislas Cochet, le consul français. Au mois de mars 1859, ils s’embarquèrent pour retourner dans leur pays, où ils arrivèrent deux mois après, et firent connaître au monde savant leurs découvertes, pour lesquelles la Société de géographie de Paris leur décerna sa grande médaille d’or.

Les données de la science géographique ne s’obtiennent point par de simples déductions ; il y faut le concours et l’appui de l’expérience. Sans doute un pas immense avait été fait vers la solution du problème par la découverte des lacs Tanganika et Victoria, mais la principale inconnue restait encore à dégager. Il fallait prouver en témoin oculaire que le Nil sort de ce dernier lac. Le capitaine Speke voulut avoir l’honneur de cette découverte : il résolut d’entreprendre un troisième voyage. Il n’y avait qu’un moyen de mettre fin à toute espèce de doute, c’était de faire le tour du lac. Tel fut le but de son entreprise, pour laquelle il s’adjoignit un de ses amis, le capitaine Grant, officier comme lui dans l’armée des Indes.

La Société royale de géographie de Londres approuva le plan qu’il lui soumit de gagner de nouveau les régions équatoriales de l’Afrique par la côte du Zanguebar, de prendre Kaseh comme centre d’opération et de.se diriger ensuite vers le nord-ouest en pénétrant dans ces contrées qui font cercle autour du lac Victoria. Il était tellement sûr de trouver le Nil débouchant du côté nord de ce lac, qu’il s’entendit avec un marchand d’ivoire nommé Petherick, qui parcourait dans l’intérêt de son commerce les pays arrosés par le Nil-Blanc, et qui se trouvait momentanément à Londres, pour qu’il tînt à sa disposition des bateaux à Gondokoro. Petherick devait en outre envoyer à la rencontre du capitaine quelques-uns des nombreux facteurs dont il se sert pour recueillir les dents d’éléphant. Ces hommes remonteraient le Nil jusqu’à la hauteur de l’Asua, son premier affluent, et y attendraient M. Speke pour le conduire au comptoir du négociant.

Le capitaine Speke demanda 5,000 livres sterling à la Société de géographie pour faire ce voyage. Cette, somme parut trop forte, on ne lui en alloua que la moitié. Bien que 2,500 livres fussent insuffisantes pour une semblable expédition, il les accepta néanmoins, tant était vif son désir d’achever ses découvertes. Le bureau indien lui fournit une abondante provision de poudre de chasse. Un membre du conseil privé, sir George Clerk, lui fit obtenir un don considérable d’articles d’horlogerie, destinés à être offerts aux chefs arabes qui l’avaient favorisé dans sa précédente expédition et qui pouvaient lui être encore d’un grand secours. Enfin le gouvernement lui assura le passage gratuit sur un vaisseau de l’état. Le capitaine Speke aurait voulu prendre la route la plus courte et passer par la Mer-Rouge, mais le commissaire anglais de la ville d’Aden lui fit savoir qu’il ne pourrait mettre aucun vaisseau à sa disposition à cause de la guerre de Chine. Il lui fallut donc prendre la voie du Cap de Bonne-Espérance. Parti de Londres le 27 avril 1860, il arriva à la ville du Cap le 4 juillet. Sir George Grey, gouverneur de la colonie, prit le plus vif intérêt à son entreprise. Sur sa demande, le gouvernement colonial vota au capitaine un don de 300 livres sterling, et le commandant militaire lui accorda un peloton de fusiliers hottentots pour l’accompagner dans son voyage.

Le 16 juillet, le capitaine et son ami quittèrent le Cap sur un vaisseau croiseur que ; l’amiral avait, mis à leur disposition. Le 17 août, ils arrivèrent à Zanzibar, où ils apprirent que le consul de Hambourg, le docteur Roscher, avait fait l’année précédente un voyage d’exploration dans l’intérieur et avait pénétré sans obstacle jusqu’au lac Nyamesi ou des Étoiles, que traversent les 11e et 12e degrés de latitude sud ainsi que le 32e degré de longitude est. On pense qu’il n’est séparé du lac Shirwa, que le docteur Livingston a découvert en 1859, que par une langue, de terre de sept kilomètres de large. En traversant à son retour l’Uhiyow, le docteur Roscher avait été massacré par quelques indigènes. Le baron de Decken organisait une expédition pour aller à la recherche de la dépouille de son infortuné compatriote, tout en faisant servir ce triste voyage aux intérêts de la science.

Cette affligeante nouvelle ne découragea pas le capitaine Speke ; il s’occupa sans délai de faire ses préparatifs de voyage. Zanzibar est une ville qui offre sous ce rapport de précieuses ressources. Placée sous la domination des Arabes et gouvernée par un sultan, elle compte l’esclavage parmi ses institutions. Les trafiquans des pays subtropicaux de l’Afrique orientale y amènent leur marchandise humaine. Les esclaves sont vendus à l’encan ; on en exporte une partie, les autres sont disséminés dans les familles musulmanes de l’île. Il arrive assez souvent que ces derniers obtiennent leur liberté, soit à la mort de leurs maîtres, soit pour leur avoir rendu des services signalés. Quelques-uns de ces affranchis se font marchands d’esclaves à leur tour ; mais la plupart deviennent hommes de peine, ou prennent du service dans la marine. De là une population considérable de nègres appelés wanguana ou hommes libres, qui conservent les coutumes et les superstitions de leurs pays respectifs, ainsi que la connaissance de leur langue maternelle, bien qu’ils parlent celle de la côte. Ils ne diffèrent de leurs compatriotes que par une plus grande connaissance du monde, plus de savoir-faire, plus de ruse et quelquefois plus de corruption. Le capitaine prit à son service quatre-vingt-onze hommes de cette catégorie, savoir soixante-neuf a Zanzibar et vingt-deux dans d’autres localités. Ils reçurent le jour de leur engagement une année de leurs gages, et devaient en recevoir autant à l’expiration du voyage. Ces engagés, avec le peloton de Hottentots et un chef arabe, formaient un personnel de cent huit individus[4]. Outre ces wanguana, il avait loué une compagnie de cent et un pagazis ou portefaix qui ne devaient le servir que jusqu’à Kaseh. Les marchandises qu’il emportait en tout genre, mais surtout en cotonnades, habillemens, bijouterie en cuivre, horlogerie, verroterie, etc., formaient cent cinquante-six ballots, qu’il divisa en deux parties, sans compter, les armes, les munitions, les instrumens de physique, les vêtemens, le linge, les tentes, les provisions. On ne doit donc pas s’étonner du nombre des hommes engagés. Il lui en aurait fallu bien davantage, s’il n’avait pas chargé un marchand arabe de lui transporter près de la moitié de ses ballots jusqu’à Kaseh.


II

C’est le 2 octobre 1860 que le capitaine Speke se mettait en route à la tête de sa caravane, dont l’aspect était tout à la fois original et imposant. La marche s’ouvrait par un conducteur porte-drapeau, avec sa charge sur le dos. Il était suivi des pagazis armés de leur arc et de leurs flèches, et portant leurs fardeaux fixés aux deux extrémités d’un levier placé sur leurs épaules. Puis venaient les wanguana, la carabine en main, et chargés de différens objets de campement. Ceux-ci précédaient les fusiliers hottentots, conduisant douze mulets sur lesquels on avait mis les caisses de munition. Le capitaine et son ami, avec une compagnie que le sultan de Zanzibar leur avait donnée pour leur servir d’escorte jusqu’à la frontière occidentale de l’Uzaramo, fermaient la marche. Quelques femmes, vingt-deux chèvres, trois ânes et les écloppés composaient l’arrière-garde.

Les campemens présentaient chaque jour, à peu de chose près, le même aspect. Le chef arabe, aidé du factotum de la caravane, nommé Bombay, distribuait, à titre de ration, une quantité donnée de cotonnade, de celle surtout que les naturels appellent mericani, avec laquelle chaque homme pouvait se procurer ses provisions de bouche[5]. Les Hottentots, plus experts dans l’art culinaire, préparaient le dîner de leurs maîtres et le leur, ou s’étendaient nonchalamment sur l’herbe pour se remettre de leurs fatigues. Les militaires devaient monter la garde autour du camp, mais le plus souvent ils jouaient ou fourbissaient leurs armes ; d’autres gardaient les animaux au pâturage ; le reste dressait les tentes, coupait des branches d’arbres pour se faire des abris ou pour palissader le camp, ce qu’on oubliait assez souvent de faire. Après le repas, et lorsque le soleil était couché, les danses commençaient, accompagnées de battemens de mains et du tintement des sonnettes que les danseurs s’attachaient aux jambes. Ils marquaient la mesure par une répétition rhythmique du même mot.

Le capitaine Speke, de son côté, ne restait pas oisif. Il calculait, avec l’aide de son ami, les distances parcourues, notait les accidens de terrain ainsi que les cours d’eau, écrivait les noms des villages et des districts, faisait en un mot la topographie du pays. Il déterminait la hauteur de la station au-dessus du niveau de la mer, marquait la longitude et la latitude, tenait un registre des variations du thermomètre, consultait l’udomètre et en fixait sur le papier les résultats, écrivait son journal, classait les échantillons de minéraux qu’il avait recueillis dans la journée, confiait à son herbier les plantes rares qu’il avait trouvées, et préparait, quand il avait pu s’en procurer, les peaux des animaux dont il désirait enrichir les musées de l’Angleterre. Quand la chaleur n’était pas trop forte, il photographiait la nature et les hommes ; mais, ayant été obligé de renvoyer son appareil à la côte, il remplaça la photographie par des dessins à l’aquarelle que le capitaine Grant faisait avec beaucoup de talent. C’est ainsi qu’il a pu enrichir son journal de voyage de soixante et onze dessins fort bien exécutés. Les deux voyageurs dînaient à l’approche de la nuit, prenaient ensemble leur thé, fumaient leur pipe et se couchaient après.

La contrée qu’ils allaient parcourir, et en général la région subéqua-toriale dont l’Unyamuesi est le centre, a la forme d’un plat renversé. C’est un vaste plateau dont l’élévation varie de deux à cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et autour duquel s’étend un réseau de montagnes, en guise de cordon ou de bourrelet, auquel appartiennent les monts Robeho, et sans doute ceux de Kilimandjaro et de Kénia. La moyenne de ce cordon peut avoir six mille pieds d’élévation. Il est interrompu au nord, où le plateau descend graduellement de l’équateur jusqu’à la mer Méditerranée ; mais à l’orient c’est au-dessous du cordon que le plateau s’abaisse subitement, et confond ses premières assises avec la terre d’alluvion dont est formée la plate-bande qui borde la mer. Ce doit être un magnifique spectacle que la vue à vol d’oiseau de ce vaste camp retranché d’où sort le Nil. C’est un enchevêtrement de hautes montagnes et de collines, de vallées et de plaines liquides, pour lesquelles un soleil vertical n’a que des rayons bienfaisans. Le capitaine Speke y a placé quatre lacs. Il nomme d’abord celui de Tanganika, dont nous connaissons la position et l’étendue. Au nord de ce lac, et dans les gorges mêmes des montagnes de la Lune, il en place un second, beaucoup plus petit, appelé Rusizi, sur lequel il n’a pu obtenir de renseignemens précis. Le Rusizi décharge le surplus de ses eaux dans le Tanganika. À une cinquantaine de lieues à l’est se trouve le Nyanza-Victoria, qui a la forme d’un triangle équilatéral dont chaque côté mesure 320 kilomètres de longueur. L’équateur en profile le côté nord, et sa pointe méridionale tombe au 3e degré de latitude sud. À l’angle nord-est se trouve un quatrième lac, le Baringo, qui communique avec le précédent par un large canal, et d’où le capitaine fait sortir le premier affluent du Nil, l’Asua. Ces lacs figurent sur la carte que M. Speke a publiée, ainsi que les ébauches d’un cinquième dont nous parlerons plus tard ; il paraîtrait toutefois que ce ne sont pas les seuls que possède ce vaste plateau. Pour se rendre dans l’Unyamuesi par le chemin des caravanes, le voyageur a dû faire un coude au sud et laisser inexplorée toute la partie du plateau située entre l’équateur, le lac Victoria et la ligne qu’il a parcourue, c’est-à-dire un espace de cent lieues sur cent cinquante environ. D’après les informations qu’il a obtenues, cette section du plateau, appelée le Masaï, aurait à peu près le même caractère que l’autre. Les montagnes y seraient plus élevées, puisque le Kilimandjaro et le Kénia ont leurs cimes couvertes de neige. Elle renfermerait de plus des plaines salées.

Sur les côtes de l’Océan, la saison des pluies ne dure qu’une quarantaine de jours ; dans le centre du continent, elle est beaucoup plus longue. Au 5e degré de latitude sud, la pluie ne cesse de tomber pendant les six mois où le soleil est au midi de l’équateur, et il paraît qu’il en est de même au 5e degré de latitude nord. Dans l’année 1861, pendant laquelle le capitaine Speke et son ami ont voyagé du 5e degré au 1er de latitude sud, il a plu 132 jours, dont 107 du mois d’octobre au mois d’avril, et en 1862, année de leur séjour sous la ligne, il a plu 233 jours. Les mois les moins humides ont été ceux de notre hiver. Les vents subissent plus de variations-que la pluie ; cependant ils ont une tendance à souffler de l’est avec une légère déviation, tantôt vers le nord, tantôt vers le sud, en suivant les mouvemens du soleil. L’élévation du plateau, le réseau de montagnes qui le met à l’abri des vents brûlans des terres basses ou de la-côte, les vastes bassins qu’il renferme y entretiennent une température fort supportable. Les oscillations du thermomètre centigrade se sont maintenues entre les 15e et 30e degrés. Le capitaine a toujours pu porter ses vêtemens de laine, et s’est constamment servi de ses couvertures la nuit.

La végétation, sous la zone qui embrasse 5 degrés de chaque côté de la ligne, est d’une extrême richesse. Il y a en effet peu de pays aussi favorisés que celui-là. Il est abondamment arrosé, et la chaleur, sans être trop forte ; l’est assez pour donner à la terre une grande puissance de production. Il n’en est pas de même des contrées qui s’éloignent de cette zone au nord et au sud : elles perdent de leur fertilité dans les proportions de leur distance. Elles sont d’ailleurs soumises à des influences de climat bien différentes. L’année y est divisée en deux saisons, celle des pluies et celle d’une sécheresse souvent excessive, pendant laquelle l’indigène souffre parfois de la faim, car il n’entre pas dans sa nature indolente de penser à l’avenir. Le nègre, avec ses cheveux laineux et frisés, son nez épaté, ses grosses lèvres, sa bouche en saillie, son front déprimé, est le même dans ses traits généraux sous toutes les latitudes du continent africain[6]. Les nègres fuient les grandes agglomérations ; on ne rencontre aucune ville considérable dans l’Afrique orientale. La vie de village est pour eux la vie normale par excellence. Leur gouvernement est patriarcal. Ils ne reconnaissent que deux classes de supérieurs, les chefs de village et ceux de district, dont le pouvoir est absolu. Ces derniers sont assistés d’un conseil de vieillards qui remplissent en même temps les fonctions d’aides de camp pour transmettre leurs ordres aux autorités locales. Leurs décisions rencontrent peu d’opposition, car toute désobéissance est punie d’une amende. Les revenus de ce gouvernement primitif se composent d’un impôt en nature sur une boisson fermentée qu’on appelle pombé, d’une part dans les chasses d’éléphans, de lions, de rhinocéros et de léopards, et d’un droit perçu sur les marchands qui traversent le district. Ce droit s’appelle le hongo ; c’est la volonté seule du chef qui en détermine la valeur : il le calcule sur l’importance qu’il se donne ou sur l’étendue de son district. À ces revenus, il faut ajouter les confiscations des biens des individus condamnés à mort pour crime de sorcellerie, d’homicide ou de déprédations considérables. Les petits Vols n’entraînent qu’une peine assez légère ; le plus souvent on s’en tient à la restitution. Dans les pays où la polygamie existe, le mariage ne peut pas être une affaire bien sérieuse. Le nègre achète sa femme. Le prix en est débattu avec le père. Ce qu’il donne reçoit le singulier nom de « douaire. » Les liens peuvent être dissous. Si la femme n’est pas satisfaite de son mari, elle peut retourner chez son père, qui doit alors restituer le douaire au mari ; si au contraire c’est celui-ci qui prend l’initiative de la séparation, il ne peut demander que la moitié, parce qu’une femme perd alors la moitié de sa valeur, comme tout objet que l’on vend de seconde main.

Cette race n’a aucune idée d’un Dieu personnel, origine de toutes choses et gouverneur moral des êtres intelligens. Elle croit à l’existence d’un monde invisible qui n’est que l’image exacte de celui-ci. Les esprits qui l’habitent dirigent les hommes et partagent toutes leurs passions. Ces esprits sont répandus partout, agissent sur tout et sur tous ; ils transmettent leur action par tous les êtres animés ou inanimés, avec lesquels les hommes sont en contact. C’est un panthéisme sous la forme la plus concrète possible. Au prêtre ou magicien appartient le droit d’interpréter la volonté des esprits et de créer par’ des passes magnétiques ou des attouchemens mystiques les médiums au travers desquels ils se manifestent. De là une multitude d’amulettes, de talismans, de baguettes enchantées que les nègres et surtout les chefs et les prêtres portent sur eux en guise de paratonnerre contre les foudres d’en haut. Aucune idée morale, aucun système de théodicée positive ne se rattache à ces formes superstitieuses. Le prêtre s’appelle mganga. Son influence est presque sans limite sur l’esprit du nègre, et il tient auprès des chefs la place que les confesseurs occupaient jadis auprès des rois. Bien d’important ne se fait sans son avis. Ces personnages, dont il ne faut jamais parler avec mépris ni paraître dédaigner la puissance, sont un fléau pour les voyageurs. S’il leur plaît de les tenir éloignés du pays, ils n’ont qu’à pronostiquer à leur approche toute sorte de calamités, et chacun de croire à leurs paroles et d’agir en conséquence. Le principal instrument dont ces mganga se servent pour exercer leur art magique est une corne de vache ou d’antilope qu’ils remplissent d’une poudre mystérieuse. La corne, ainsi que la poudre, s’appelle uganga. Veulent-ils mettre un village à l’abri de l’attaque d’un ennemi, ils vont ficher en terre cette corne à l’entrée du chemin par où il doit venir. En la tenant simplement à la main, ces magiciens prétendent pouvoir découvrir un objet perdu ou volé. Les nègres leur achètent de la poudre bénite, et s’en servent dans mille occasions ; ils en mettent surtout dans des niches qu’ils construisent au milieu de leurs champs pour se rendre les esprits propices et obtenir d’eux une bonne récolte.

De toutes les races qui couvrent cette terre, la race nègre est celle qui résiste le plus à l’action de la civilisation ou aux efforts de la foi chrétienne. Le gouvernement autrichien avait établi, il y a une quinzaine d’années, une mission catholique à Gondokoro, sous le 4° 54’ de latitude nord. Il voulait faire prêcher les vérités chrétiennes aux tribus qui vivent sur les bords du Nil-Blanc. Vingt prêtres s’y sont succédé, quinze y sont morts, et pas une conversion n’est venue récompenser leur dévouement. La mission a dû être supprimée, et le personnel qui la composait a été réuni à celle de Khartoum. Les Arabes se vantent de gagner cette race tout entière à l’islamisme, et il faut avouer qu’ils ont fait dans son sein de véritables progrès. Au nord comme à l’est, des multitudes ont subi le joug mahométan ; mais aucun élément civilisateur n’accompagne ces conquêtes. Les nègres musulmans ne diffèrent de leurs compatriotes idolâtres que par quelques phrases inintelligibles qu’ils prononcent à de certains momens de la journée, et surtout par de fastidieuses répétitions du mot Allah. Aucune des garanties qui forment les premières assises d’une civilisation durable et progressive ne se trouve au milieu d’eux. Ils sont restés étrangers à la véritable vie de famille, au respect que l’on doit à la personne humaine, à l’honneur du travail libre. La vie n’a pas acquis plus de prix à leurs yeux qu’elle n’en avait avant leur conversion. L’homme et la femme ne sont pas dans des rapports naturels, et le sentiment qui réagit si puissamment sur la société, la pudeur, ne s’est pas encore fait jour dans le cœur de la négresse musulmane. Le caractère africain est resté intact, l’islamisme n’a fait que l’effleurer. Aux portes mêmes de Zanzibar et des villes de la côte, et malgré un contact journalier avec les Arabes, le nègre se présente dans toute la crudité de sa première nature.

Quelle peut être la cause d’un semblable phénomène ? L’intelligence de l’Africain est-elle incapable de concevoir les idées qui sont inhérentes à la vie civilisée ? Nullement. Les enfans noirs qui sont placés dans les écoles d’enfans blancs font autant de progrès que leurs camarades. En Amérique, comme dans la colonie de Libéria, l’on rencontre des nègres d’une intelligence supérieure et des prédicateurs éloquens. Il ne faut donc pas désespérer de l’avenir de cette race. Si elle a opposé jusqu’à ce jour une puissance d’inertie ou une grande indifférence à l’action de la civilisation. chrétienne, il n’en faut pas conclure qu’elle soit condamnée à une abjection éternelle. Depuis trois siècles qu’elle a des rapports avec les Européens, ceux-ci ne lui ont apporté que des élémens de dissolution et de mort ; par la traite, ils ont travaillé au développement des plus mauvais côtés de sa nature, ils ont maintenu le désordre dans son sein. Que l’esclavage avec toutes ses suites vienne à disparaître, et l’on verra l’Afrique renaître à la vie. Ne trouvant plus dans la civilisation chrétienne une ennemie, elle lui empruntera ce qu’elle a de grand, de beau et de bon, et les pionniers de la foi pourront espérer plus de succès.


III

C’est le 21 septembre 1860 que les capitaines Speke et Grant prirent congé de leurs amis de Zanzibar. Ils montèrent sur une corvette de vingt-deux canons que le sultan Saïd-Majid avait mise à leur disposition pour traverser le bras de mer qui sépare du continent africain l’île dont cette ville est le chef-lieu. Le 25, ils débarquèrent à Bagamoyo, petit port de mer situé sous le 6° 26’ de latitude sud, où ils restèrent une semaine pour organiser leur caravane et faire leurs derniers préparatifs. Ils en partirent le 2 octobre et entrèrent dans l’Uzaramo[7]. C’est un pays arrosé par le fleuve Kingari et ses affluens, qui le bornent au nord et au sud. Les habitans de l’Uzaramo sont de petite taille, fort recherchés dans leur coiffure, et lorsqu’ils sont parvenus à se couvrir le corps d’un enduit de terre jaunâtre, ils croient avoir fait la toilette la plus irréprochable. Ils s’adonnent à la culture de la terre, mais sont fort habiles à la chasse des esclaves. Leurs arcs ne laissent rien à désirer, et leurs flèches, toujours empoisonnées, sont dans un carquois artistement travaillé. Quelques hommes courageux et sans bagage pourraient traverser ce pays sans obstacle, mais un marchand isolé serait infailliblement dépouillé et n’échapperait qu’avec peine à la mort.

Bien que les chefs de l’Uzaramo prétendent relever du sultan de Zanzibar, cependant, lorsqu’il s’agit de prélever un impôt sur les voyageurs, ils se transforment en chefs indépendans. Il serait superflu de s’arrêter sur les débats quotidiens que le voyageur anglais eut à soutenir avec les autorités africaines au sujet du « hongo. » Ces débats se résument invariablement en ceci : les uns demandent beaucoup plus qu’ils n’espèrent obtenir, les autres offrent beaucoup moins qu’ils ne veulent donner. Les deux parties se relâchent graduellement de leurs prétentions respectives, et l’on finit par tomber d’accord. Le chef satisfait ordonne de battre le tambour, ce qui équivaut à un « laisser-passer. » Cette coutume est générale dans toute cette partie de l’Afrique orientale[8].

L’Usagara, voisin de l’Uzaramo, a 160 kilomètres de l’est à l’ouest. Ce pays, que le 7e degré de latitude sud partage en deux parties égales, est tout entier sur le versant du vaste plateau de l’Afrique intertropicale. C’est le 17 octobre que le capitaine en franchit la frontière. Il remarqua, en y entrant, que le sol n’est pas à plus de 500 pieds au-dessus du niveau de la mer, mais qu’il s’élève graduellement jusqu’au bourrelet dont nous avons parlé. Ce bourrelet, du côté où se trouvait le voyageur, est formé de deux chaînes de montagnes qui courent parallèlement du nord-est au sud-ouest, et qui s’enchevêtrent l’une dans l’autre par des embranchemens moins élevés. Ces montagnes sont de production volcanique ; elles ont pour contre-forts de hautes collines sillonnées par de profonds ravins. Les deux officiers mirent plus d’un mois à traverser l’Usagara, n’ayant fait, terme moyen, que 5 kilomètres par jour. Des montées et des descentes se succédant sans interruption mirent leur patience à une rude épreuve jusqu’au moment où ils eurent atteint 5,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. Ils se trouvaient alors dans un autre royaume nègre, l’Ugogo, sous le 6° 31′ de latitude sud et le 32e degré de longitude est. De ce point culminant, la vue embrassait un vaste horizon. On découvrait une fraction de cet immense plateau qu’ils allaient traverser du sud au nord en faisant un coude vers l’ouest, et dont la surface leur paraissait unie comparativement au pays qu’ils venaient de quitter. Ce plateau s’inclinait légèrement vers le sud et déversait ses eaux dans le fleuve Ruhaha, qui coule vers l’est et va se décharger dans l’Océan-Indien. On apercevait au nord un groupe de collines habitées par une des nombreuses tribus du Masaï.

L’Ugogo présente un aspect sauvage en harmonie avec le caractère des habitans, qui ne sont heureux que quand ils se battent. Ces habitans, les Wagogo, sont actifs, entreprenans, intéressés : ils fatiguent les voyageurs au-delà de toute expression ; ils vont en foule à leur rencontre, les accablent de questions, se moquent d’eux, entrent dans leurs tentes et pénètrent jusque dans celle des provisions ; aussi les caravanes évitent-elles de traverser leurs villages. Les Wagogo sont d’un brun foncé, avec un mélange de noir. Ils vivent dans des tombés, ou villages construits en terre, qui ont la forme d’un carré irrégulier d’une dimension considérable, et dont les côtés sont divisés en une multitude de compartimens. Au milieu se trouve une cour légèrement concave.

Toute cette période du voyage fut des plus pénibles. La famine sévissait dans l’Ugogo. Les Anglais durent fréquemment recourir à la chasse pour suppléer au manque de vivres. Ils avaient fait halte le 27 novembre non loin d’un village et avaient empilé leurs effets autour d’un arbre à larges membrures, lorsqu’un nègre affamé, qui contemplait leurs carabines, vint proposer au capitaine Speke de lui montrer un étang où des rhinocéros venaient toutes les nuits se désaltérer. L’occasion était belle. Ce soir-là même, le capitaine partit, accompagné du nègre et des deux fils du chef de sa caravane, qui portaient chacun un fusil de chasse. Arrivé à l’étang avant le lever de la lune, il se mit en embuscade dans un épais massif de roseaux où il attendit jusqu’à minuit. Le silence nocturne, l’aspect sauvage du site, les ombres bizarres que des arbres à formes étranges dessinaient sur le sol, jetèrent l’épouvante dans le cœur du nègre, qui décampa. Ce poltron n’était pas encore fort loin, lorsque le capitaine aperçut à l’horizon quelque chose de noir qui remuait. Cette masse se rapproche, les formes se dessinent, et le chasseur reconnaît l’animal qu’il était venu chercher. Sa démarche trahissait de l’hésitation : il regardait autour de lui comme s’il pressentait quelque danger. Le capitaine, après avoir fixé à la mire de son fusil un petit morceau de papier blanc, se glisse en rampant au pied d’un léger talus qui le cache aux yeux de l’animal, et dès qu’il se trouve à une distance convenable, il se lève, l’ajuste et lui envoie derrière l’épaule une balle qui le tue du coup. Encouragé par ce premier succès et désireux de faire une bonne provision de viande pour sa troupe, il résolut d’attendre le reste de la nuit, convaincu que d’autres rhinocéros viendraient encore à cet abreuvoir. Une grande heure s’était écoulée lorsqu’il en vit deux qui descendaient lentement la colline, marchant, comme le premier, d’un pas timide et inquiet. Ils s’arrêtèrent à une demi-portée de fusil du chasseur. La lune n’esquissait pas correctement leurs silhouettes et ne lui permettait pas de les ajuster facilement. Il se leva néanmoins et fit feu sur le plus grand, qui sursauta, rugit, et après quelques mouvemens violens, présenta le flanc au capitaine. Celui-ci voulut mettre à profit cette belle position pour achever sa victoire. Il se retourna pour demander une arme aux deux petits Arabes qui portaient des fusils de rechange ; mais quel ne fut pas son désappointement de les voir suspendus comme des singes aux branches d’un arbre ! Si les rhinocéros se fussent dirigés de son côté, le danger eût pu devenir très sérieux ; mais après s’être regardés l’un l’autre, comme pour se consulter, ils reprirent le chemin par où ils étaient venus et disparurent sans laisser de traces de sang. Rentré au camp à la pointe du jour, le capitaine fit avertir ses gens de partir immédiatement pour se partager la dépouille du pachyderme, de peur que les naturels n’arrivassent avant eux pour s’en emparer. La plupart des hommes valides partirent donc ; mais à peine avaient-ils commencé de dépecer la proie, que les nègres se présentèrent en foule pour avoir leur part. On veut les chasser, ils résistent, luttent, montent sur le corps de l’animal, et les pieds, les mains dans le sang, coupent, taillent, hachent, emportent les morceaux dont ils ont pu se rendre maîtres.

Le capitaine Speke, après avoir quitté l’Ugogo le 19 décembre, entra dans le désert de Mgunda, où des pluies torrentielles le retinrent pendant cinq jours devant une rivière qu’il fallait traverser. Il arriva le 24 janvier 1861 à Kaseh. L’Unyamuesi, c’est-à-dire le pays de la Lune, dont Kaseh est le centre commercial, occupe une surface aussi considérable que l’Angleterre, dont il a à peu près la forme. Le 6° 30′ de latitude sud en profile la base, et la pointe nord s’avance, à l’est du lac Victoria, jusqu’à 1° 30′ de la ligne. Le 30° longitude, est en divise la frontière méridionale en deux parties égales. Il doit avoir été l’état le plus étendu de cette partie de l’Afrique, mais il s’est fractionné et a perdu de son importance. Il ne possède aucune tradition sur son origine, et nous n’aurions pas même de conjectures à hasarder sur ce point, si les Hindous, qui, avant l’ère chrétienne, faisaient le commerce avec l’Afrique orientale, n’avaient point parlé des naturels du pays de la Lune et des montagnes qu’ils habitent. Cette tradition signale un trait caractéristique des habitans, qui subsiste encore dans toute sa force : c’est l’amour du négoce. Échanger, troquer, brocanter, c’est leur vie. Ils quittent leur pays, traversent les contrées qui les séparent de la côte, viennent à Zanzibar avec la même facilité que s’ils se rendaient à une localité voisine. Ils ne paraissent pas cependant plus intelligens que les nègres des autres pays. Ils sont plus noirs que leurs voisins, et leur angle facial paraît un peu plus aigu. Ils espacent leurs incisives de la mâchoire inférieure et taillent en forme de coin celles de la mâchoire supérieure. Ils ont pour costume national une large pièce d’étoffe dont ils s’enveloppent le corps, mais pour travailler ils se contentent de porter en sautoir une peau de chèvre, vêtement auquel la décence pourrait trouver à redire, si dans ces contrées elle avait voix au chapitre. Il faut ajouter, pour compléter le portrait, qu’ils fument toute la journée, et sont fort adonnés à l’ivrognerie.

Quand le capitaine Speke arriva à Kaseh, la guerre sévissait de toutes parts. Les marchands arabes sont de véritables puissances dans ces contrées. En se servant de leurs nombreux employés et de leurs esclaves, ils peuvent mettre sur pied des corps de cinq cents hommes armés. Leurs caravanes se composent parfois de plusieurs milliers d’individus, et comme ils parlent en maîtres, agissent en tyrans et commettent mille injustices, il est rare qu’ils ne soient pas repoussés par quelqu’une des tribus auxquelles ils ont affaire, et qu’ils veulent pressurer. Ils étaient alors attaqués de divers côtés, et l’on craignait que la ville ne fût mise au pillage. Ce fâcheux état de choses ne permit pas au voyageur de combler les vides que la désertion, les maladies, les congés et la mort avaient faits dans sa caravane. Il mit en campagne son factotum Bombay pour louer des porteurs ; personne ne voulait à aucun prix, dans un moment aussi critique, prendre du service. On étendit les recherches jusqu’à soixante lieues de distance, on parvint enfin à engager une compagnie de cent vingt hommes qui, arrivés aux portes de Raseh et apprenant que la guerre allait éclater, se sauvèrent à toutes jambes à l’exception de trente-neuf, que le capitaine fut heureux d’ajouter à sa suite. Pour remplacer ces fuyards, un marchand arabe, du nom de Musa, s’offrit de lui prêter, moyennant une indemnité convenable, une centaine d’esclaves ; mais ses collègues s’y opposèrent sous prétexte qu’il ne fallait pas dégarnir la ville, qui pouvait être attaquée d’un moment à l’autre.

Ces désappointemens répétés ne parvinrent pas à décourager les voyageurs. Ils poursuivirent l’exécution de leur tâche avec une généreuse ardeur, et n’interrompirent pas un instant les préparatifs nécessaires pour la seconde partie de leur mission, de beaucoup la plus longue et la plus périlleuse. Ils mirent à profit l’affluence de trafiquans arabes et nègres que l’ouverture des hostilités avait amenés à Kaseh, pour se renseigner sur les chemins qu’ils devaient prendre et les pays qu’ils auraient à traverser jusqu’aux sources du Nil. Provoquer et obtenir des renseignemens topographiques, les comparer, les rectifier les uns par les autres pour les coordonner ensuite, c’est là une science difficile à acquérir. Les explorateurs les plus expérimentés s’y montrent toujours novices. Quand on consulte la carte que MM. Burton et Speke ont publiée en 1858, on y découvre d’assez graves erreurs. Des contrées qui sont maintenant à l’ouest du grand Nyanza s’y trouvaient alors à l’est. Le lac Baringo, qui baignait les pieds du Kénia, a fait cent lieues pour aller se rattacher par un canal au lac Victoria. Des districts deviennent des états, et des états se convertissent en districts. Des rivières changent de direction ; au lieu de couler au midi, elles coulent au nord. Cependant, malgré ces écarts étranges, on ne peut qu’être étonné de la justesse des renseignemens généraux. Sans doute Speke ignorait l’étendue et la configuration du lac Victoria, il ne savait pas non plus quel était le pays qui recelait les sources du Nil. Comme, à sa sortie du lac, le Nil sépare l’Uganda de l’Usoga et qu’un peu plus bas il entre dans l’Unyoro, il en résultait des divergences notables dans les informations données sur le cours du fleuve : les uns assuraient que l’origine, du Nil était dans l’Uganda, d’autres certifiaient qu’elle se trouvait dans l’Usoga, d’autres enfin voulaient qu’elle fût dans l’Unyoro ; mais tous la plaçaient invariablement au nord du Nyanza. Speke pouvait donc ne pas hésiter sur la direction générale qu’il devait suivre, tout en se tenant sur la réserve quant aux détails qui auraient pu l’égarer. Il savait en outre que, pour se rendre au nord, il fallait qu’il traversât l’Uzinza et le Karagué, deux contrées fort connues, qui se rattachent à Kaseh par une route que les caravanes suivent régulièrement. Cette route aboutit à un village appelé Ngandu, situé sur la frontière septentrionale du dernier de ces deux états, le plus éloigné des dépôts qu’alimentent les marchands de Zanzibar. Les pays au-delà de ce point n’avaient plus aucune communication directe avec le monde civilisé ; l’obscurité les enveloppait, et les rapports les plus bizarres circulaient sur cette région, où cependant il fallait pénétrer, si l’on voulait atteindre le but du voyage.

Les deux explorateurs quittèrent Kaseh le 16 mars 1861 en se dirigeant vers le nord-ouest. Ils s’arrêtèrent le surlendemain à Iviri, où ils remarquèrent des officiers recruteurs qui agitaient une sonnette dans les rues et proclamaient que le village était appelé à fournir un certain nombre d’hommes par cent habitans. Ces conscrits devaient être rendus à Kaseh dans un délai fixé, pour être incorporés dans l’armée arabe. Les recruteurs ajoutaient qu’en cas de résistance le chef serait mis en état d’arrestation, et que les plantations seraient confisquées, On doit regretter que le capitaine Speke et son ami ne soient pas restés un jour ou deux dans la localité pour être témoins des opérations du recrutement. Peut-être auraient-ils retardé leur départ sans la résistance de leurs nouveaux porteurs, qui s’étaient, mutinés pour avoir une augmentation de paie. Le capitaine leur donnait cependant un chapelet de verroterie par jour, trois fois plus qu’ils ne recevaient des marchands arabes. Le calme s’étant rétabli, il se remit en route, et, après huit jours de marche, arriva dans le district de Mininga. L’homme le plus considérable de ce district était un marchand d’ivoire, vieux et cassé, du nom de Sirboko, qui, à l’exemple de beaucoup de ses confrères, s’était converti en fermier ; il faisait sa récolte de riz. Ses esclaves étaient autour de lui, enchaînés quatre à quatre. Un de ces malheureux fixa ses regards sur le capitaine et s’écria du ton le plus lamentable : « Hai bana wangi, bana wangi ! O mon seigneur, mon seigneur, ayez pitié de moi ! Quand j’étais dans mon pays, libre et heureux, je vous ai vu à Uvisa sur les bords du lac Tanganika. Depuis lors, les Watutu sont venus, et dans une bataille qu’ils nous ont livrée à Djiji, j’ai été couvert de blessures et fait prisonnier. Ils m’ont vendu aux Arabes, et me voici dans les chaînes. Hai bana wangi ! O mon seigneur, si vous vouliez me faire mettre en liberté, je vous servirais fidèlement le reste de mes jours. » Ce douloureux appel émut le capitaine, qui engagea Sirboko à lui céder cet homme. Il le prit à son service, lui donna le nom de Farhan (joie), et n’eut pas lieu de se repentir de sa bonne action, car l’esclave délivré fut au nombre des dix-huit compagnons qui le suivirent jusqu’au Caire.

Le 9 juin, le capitaine quitta le vaste pays de la Lune pour entrer dans l’Uzinza, dont les habitans ne diffèrent de leurs voisins que par une couche épaisse de beurre rance dont ils s’enduisent le corps. Ce pays est situé entre les 3° 30’ et 2° 50’ de latitude sud et sous les 30° de longitude est. Comment Speke en est-il sorti ? C’est ce qu’on se demande après avoir lu son récit. Hommes et choses, amis et ennemis s’opposent à son passage ; les difficultés se succèdent d’heure en heure, les dangers se multiplient. Ses plus fidèles wanguana tremblent et ne veulent plus avancer ; les plus honnêtes lui rapportent leur salaire et demandent leur congé ; les porteurs se sauvent, les interprètes le quittent. Dans l’impossibilité d’avancer, il empile ses effets, les fait entourer d’une forte palissade, ordonne à ses gens de les garder, et retourne à Kaseh pour engager un interprète et louer des porteurs. L’Arabe Musa, sur lequel il comptait, est mort, et son fils ne peut lui rendre aucun service. Il lui manque quelques articles d’échange ; mais on ne veut les lui vendre qu’à deux mille pour cent de bénéfice ; tout lui fait défaut, les événemens le trahissent. Il écrit de Kaseh au consul anglais de Zanzibar et le prié de lui envoyer, par cinquante hommes armés pour 1,000 livres sterling de marchandises ; puis, sans attendre la réponse à cette lettre, ayant obtenu le prêt de deux esclaves qui pouvaient lui servir d’interprètes, il revient à son campement, laisse une partie de ses effets sous la garde de son ami Grant et de quelques hommes, et se dirige de nouveau vers le nord. Un chef du nom de Makaka met sa patience à l’épreuve en déployant une rare habileté à lui extorquer une multitude d’objets. N’ayant jamais vu de blancs, il ne peut plus se passer de la société du capitaine, et fait mine de vouloir le garder longtemps auprès de lui. Il vint un jour faire une visite à son hôte avec une veste que celui-ci lui avait donnée, non sans avoir eu soin de la couvrir d’une forte couche de beurre rance ; tout son corps en suintait. Il en couvrit le pliant sur lequel il s’était assis, et, comme il demandait à son hôte un nouveau présent, celui-ci lui donna ses pantoufles, qu’il avait remplies de graisse en y fourrant ses pieds. Il voulait tout voir et emporter tout ce qu’il voyait ; ayant ouvert l’album du capitaine, il imitait les cris des animaux qui y étaient dessinés, et les touchait avec des doigts dont les ongles étaient d’une longueur énorme, marque distinctive dans ces contrées d’un homme qui se nourrit exclusivement de viande. Speke n’aurait pu se débarrasser de ce chef aussi repoussant qu’indiscret, si un parti de Watutu ne fût venu à son secours en attaquant le village la nuit. Dans la bagarre que cette surprise occasionna, il s’échappa, mais ce fut pour retomber au pouvoir d’un autre chef encore plus rapace, du nom de Luméresi : à bout de forces, il tomba malade. Une bronchite aiguë le retint quinze jours au lit. Sa respiration s’embarrassa ; il râlait comme un homme qui va rendre le dernier soupir. Ses gens croyaient en effet que sa fin était arrivée ; ils parlaient de s’en aller. Pour comble de malheur, il reçut la nouvelle que le camp de Grant avait été dispersé et pillé. Le doute sur la réussite de son entreprise se glissa un moment dans son esprit, mais il le repoussa et persista à croire au succès définitif. Peu à peu en effet sa santé se rétablit. Il reçut l’assurance du redoutable sultan de l’Uzinza qu’il ne serait plus inquiété dans son voyage et qu’il pourrait avancer sans crainte. Grant avait recouvré une bonne partie des objets qu’on lui avait enlevés, et, après avoir rallié sa troupe, était venu le rejoindre. Les deux amis reprirent courage et se remirent en route. Ils n’étaient plus arrêtés que par la magnificence des paysages qui se succédaient, et leur arrachaient parfois des cris d’admiration. Un jour ils dressèrent leurs tentes avant l’heure voulue pour jouir un peu plus longtemps du panorama qui se déroulait devant eux. À leurs pieds s’étendait une magnifique vallée au fond de laquelle serpentait une rivière poissonneuse qui allait se perdre dans le Nyanza-Victoria. Des arbres d’un aspect splendide couronnaient le sommet de la colline opposée, dont les flancs paraissaient s’affaisser sous le poids de la plus luxuriante végétation. Des chardons auprès desquels ceux d’Europe n’auraient été que des nains élevaient leur tête orgueilleuse au-dessus d’une riche variété de plantes herbacées parmi lesquelles on distinguait l’indigo sauvage. Ces collines allaient se rattacher au riche plateau du Karagué et du Kishakka, lequel était adossé à une chaîne de montagnes à formes arrondies, à sommets dénudés, et dont le versant oriental était sillonné de bandes blanches. Ces montagnes avaient toute l’apparence de volcans.


IV

Le 7 novembre 1861, huit mois après leur sortie de Kaseh, Speke et Grant entrèrent dans le Karagué. Ce pays, heureux comparativement à ceux qui l’environnent, est situé entre le lac Nyanza à l’est et les contrées sur lesquelles sont assises les montagnes de la Lune à l’ouest. Il s’étend du 2° 22’ au 0° 55’ de latitude, sud. Le 29° de longitude est le divise en deux parties égales. Rumanika, qui en était le roi, connaissait les voyageurs. Musa les lui avait chaleureusement recommandés, et comme ce marchand arabe l’avait aidé à triompher de ses adversaires, il avait une dette de reconnaissance à lui payer en la personne de ses amis. Le 27, ils arrivèrent sur une colline fort élevée dont le sommet était à 5,500 pieds au-dessus du niveau de la mer. Ils aperçurent à mi-côte un massif d’arbres, et au pied une belle nappe d’eau qui semblait avoir été soigneusement encaissée dans un des plis du terrain. Ce massif était l’enclos du palais royal. Ils n’avaient pas eu le temps de s’y arrêter, lorsqu’un officier vint leur annoncer que le roi les attendait. Laissant leurs armes à la première barrière, Grant et Speke entrèrent, suivis de Bombay et de quelques-uns des wanguanas les plus âgés, dans une avenue bordée de chaque côté de huttes d’une dimension princière. Ils arrivèrent à un bâtiment rectangulaire, ayant pignons et toit incliné, lequel servait au roi de salon de réception et de cabinet de travail. Rumanika était assis par terre, les jambes croisées, couvert d’un vêtement moitié arabe et moitié nègre et richement orné. À ses côtés était également assis son frère Nanaji. C’était un docteur à hautes prétentions. Comme preuve de son savoir, il portait sur ses habits une multitude d’amulettes et de talismans. Derrière eux se trouvaient les fils du roi, au nombre de six ou sept, qui étaient aussi immobiles et aussi muets que des statues. La réception fut des plus amicales. Le roi serra chaleureusement la main aux deux étrangers, et leur adressa mille questions sur les contrées qu’ils avaient parcourues et les choses qu’ils y avaient vues, sur leur pays et leur souveraine, sur tout ce qu’ils avaient souffert dans leur long et périlleux voyage. Après une conversation des plus intéressantes, Rumanika leur fit entendre qu’ils pourraient dresser leur camp soit dans l’enceinte de son parc, soit ailleurs. Les wanguana ne se le firent pas dire deux fois. Il tardait à ces hommes de la côte de se créer des abris contre une température qui pour eux était d’une sévérité excessive. Ils étaient transis de froid, bien que le thermomètre centigrade marquât encore à l’ombre 20 degrés.

Speke et son ami restèrent deux mois chez le petit prince du Ka-ragué. Il n’entrait pas cependant dans leur plan de faire une halte aussi longue ; mais comme aucun étranger ne pouvait pénétrer dans l’Uganda sans une permission de Mtesa, le roi de ce mystérieux pays, Rumanika avait obligeamment offert de lui envoyer quelques-uns de ses officiers pour le prévenir de l’arrivée des deux blancs, les recommander à sa protection, et le prier de leur préparer une bonne réception. Les relations les plus amicales s’établirent entre le roi et ses hôtes. Ce fut un échange quotidien de bons offices. Ils faisaient ensemble des excursions en bateaux sur des lacs de peu d’étendue qui se trouvaient à l’ouest du Karagué et des parties de chasse au rhinocéros et à l’hippopotame. Rumanika leur envoyait aussi de temps en temps sa bande de musiciens pour les régaler d’une sérénade exécutée par un orchestre fort primitif, composé de tambours et d’instrumens à vent fabriqués avec des roseaux. Il aimait à leur adresser des questions qui tantôt dénotaient une certaine profondeur de jugement, tantôt une simplicité plus qu’enfantine. Bien que Rumanika eût quelque penchant à la libre pensée, cependant la croyance aux maléfices et à la puissance des charmes et des talismans était profondément enracinée dans son esprit. Le premier objet qu’il demanda au capitaine fut un charme qui eût la vertu de faire mourir son frère Rogero, qui lui contestait son droit au trône. S’apercevant bien vite que son hôte n’approuvait pas les motifs de sa demande, il ajouta que ce ne serait pas précisément pour lui arracher la vie, mais seulement les deux yeux, afin de lui ôter la possibilité de lui nuire. Il revint plusieurs fois à la charge pour avoir un remède qui pût prolonger sa vie et accroître sa postérité. Le capitaine, pour mettre un terme à ses obsessions, lui donna un vésicatoire. Rumanika se montra, d’ailleurs assez intelligent. Il comprit par exemple le but purement scientifique du voyage de ses hôtes, et n’épargna point les efforts pour les seconder dans leurs recherches. Il réunit toutes les personnes de sa maison qui avaient voyagé, et les invita à répondre aux questions que le capitaine se proposait de leur adresser. Il lui envoya des esclaves du nord et de l’est pour lui fournir des renseignemens sur le chemin qu’il devait suivre et les pays qu’il devait parcourir. Quand il visitait les parties les plus reculées de son royaume, Rumanika emmenait Speke avec lui, pour que l’officier anglais pût agrandir la sphère de sa propre expérience C’est dans une de ces tournées que le capitaine découvrit, à l’ouest du Kishakka, le mont Mfumbero, qui se détache de la chaîne des montagnes de la Lune, et semble, comme une sentinelle, en annoncer les approches. Ce mont peut avoir dix mille pieds d’altitude.

Cependant la démarche de Rumanika auprès de son voisin de l’Uganda avait eu un plein succès, et un officier nommé Maula, accompagné d’une nombreuse escorte, était arrivé, apportant la bonne nouvelle que les étrangers étaient attendus à la cour du roi Mtesa, qui avait donné des ordres pour que rien ne leur manquât en chemin. Grant souffrait alors d’un mal de jambe assez grave. Speke laissa son ami aux bons soins de Rumanika, et se mit en marche ; En remontant vers le nord, le voyageur fut frappé de la différence qui existe entre les Wahuma, c’est-à-dire les représentans de la race dominatrice dans cette partie de l’Afrique, et le gros du peuple. Chez celui-ci, on remarque tous les traits de la race nègre, tandis que les premiers présentent ceux de la race caucasienne, altérée sans doute par de nombreux croisemens. S’ils ont perdu les cheveux lisses, ils ont conservé la figure ovale, un nez arqué, des yeux plus ouverts, un front moins effacé. Ils vivent de leurs troupeaux et mènent une existence nomade, tandis que les familles purement nègres cultivent la terre. Ces Wahuma se sont emparés de l’autorité partout où ils ont planté leurs tentes, et ont établi des monarchies fortement centralisées. C’est à leur race qu’appartiennent les familles régnantes du Karagué, de l’Uganda et de l’Unyoro. Ils dominent en maîtres absolus sur cette partie du plateau de l’Afrique orientale que l’équateur partage en deux parties égales, et qui comprend 6 degrés de latitude sur 4 de longitude. D’où viennent-ils ? Tel est le problème d’ethnographie que Speke se pose et qu’il cherche à résoudre. Il avance que ce peuple descend des Abyssins. Il veut qu’à l’époque où l’Abyssinie était un royaume florissant, une fraction s’en soit détachée, qui, ne jugeant pas les pays limitrophes assez fertiles pour s’y établir et sachant qu’au-delà du Nil se trouvaient de riches pâturages, aurait poussé jusqu’à ce fleuve, l’aurait traversé et se serait définitivement fixée dans les plaines fertiles de l’Unyoro pour y fonder l’empire de Kittara. Insensiblement ces Abyssins ont abandonné leur religion, perdu la connaissance de leur langue, emprunté aux autochthones leurs mœurs et leurs coutumes, et échangé leur nom primitif contre celui de Wahuma. Ceux qui demeurent en-deçà de l’équateur ont conservé la tradition qu’ils descendent d’un peuple du nord et que leurs ancêtres étaient moitié blancs et moitié noirs, avec des cheveux lisses du côté blanc et frisés du côté noir. Cet empire de Kittara, après une longue série d’événemens, s’est fractionné en trois royaumes : le Karagué, que nous connaissons, l’Uganda, qu’il reste à étudier, et l’Unyoro, qui est le plus considérable des trois, et borne le second au nord et à l’ouest ; C’est vers l’Uganda que la recherche des sources du Nil conduisait le capitaine Speke. L’Uganda, où le voyageur anglais allait être interné pendant six mois, est un petit état nègre qui doit sa puissance relative à l’effroi qu’il inspire à ses voisins, à la sauvage et intelligente énergie qu’a déployée un des ancêtres de Mtesa, appelé Kimera, à l’institution d’une noblesse, les wakungou, tenue de prêter au trône une obéissance absolue, enfin à des institutions draconiennes.

Les coutumes traditionnelles qui sont en vigueur à la cour d’Uganda révèlent un esprit organisateur qui a travaillé dans une nuit profonde et sur une matière qui ne pouvait devenir malléable qu’à grands coups de marteau. Le nègre ne comprend pas un pouvoir mitigé et contrôlé. Pour lui, le pouvoir est absolu ou il n’est pas. Une volonté n’est forte que par la variété, la promptitude et le nombre de ses décisions. La discipline de la cour de l’Uganda ne s’accorde que trop avec cette disposition de la race. Rien de plus bizarre que la composition du conseil royal ; il est formé d’abord du général en chef, puis de la femme qui a eu le rare bonheur de couper le cordon ombilical du roi. Après ces deux personnages viennent le coiffeur, les gouverneurs des provinces, l’amiral, le porteur des dépêches, le bourreau, l’inspecteur des tombeaux, le brasseur et le cuisinier. À ces fonctionnaires il faut ajouter une multitude de pages, les chefs de la garde royale et celui qui dirige la police dans le vaste enclos royal. Tous les membres de la noblesse, quelles que soient leurs fonctions, doivent se rendre de temps en temps à la cour pour présenter leurs hommages au roi. Une absence prolongée et non motivée accuserait une indifférence coupable et pourrait être sévèrement punie. Malheur à celui qui ne porte pas l’habit officiel ou qui est négligé dans sa toilette ! Il court risque de perdre la tête. Les décisions royales, qu’elles vous apportent une récompense ou vous préparent un châtiment, doivent être reçues avec reconnaissance. Cette reconnaissance s’exprime en rampant les bras étendus devant le roi et en remuant le corps comme le chien qui manifeste sa joie. À ces mouvemens il faut ajouter une répétition sans fin du mot nyanzig. Toucher accidentellement le trône ou les habits du roi, regarder une de ses femmes, entraîne la peine capitale. Quand le roi veut donner des ordres, il tient un grand lever, selon l’expression du capitaine Speke. Le roi s’assied sur son trône avec un grand appareil. À côté de lui sont des prêtresses, dont les seules fonctions dans ce moment consistent à lui présenter une coupe de vin de bananes. Elles portent une coiffure faite de lézards desséchés et un tablier de peau de chèvre garni de grelots. Les courtisans ou nobles sont devant le monarque, assis à terre en demi-cercle sur plusieurs rangs. Au centre se trouvent les tambours et la musique. Les ordres sont donnés dans un langage bref et saccadé. « Les bestiaux, les femmes et les enfans sont rares dans l’Uganda ; il faut réunir un corps de deux mille hommes pour en aller prendre dans l’Unyoro. » — « Les Wasonga ont insulté mes sujets, il faut les en punir. Levez un corps d’armée qui opérera contre eux conjointement avec la flotte. « — « Les Wahongou n’ont pas payé le tribut, il faut les y contraindre. » — Le général en chef choisit immédiatement les officiers supérieurs qui doivent commander ces corps et en donne connaissance au roi, qui les agrée. Lorsque la séance est levée, ces derniers transmettent des ordres à leurs subordonnés, le recrutement a lieu, et l’armée part. À son retour, le roi la reçoit en grande pompe, écoute le récit des exploits de ses officiers, les récompense par un don de femmes et de bestiaux, ou les élève à un grade supérieur. Le lâche est marqué d’un fer rouge quand il n’est pas mis à mort.

C’est le roi qui rend la justice. L’accusé est amené par l’officier chargé de la police, qui fait connaître la nature du délit. Aucune défense n’est permise, aucun débat contradictoire n’a lieu. Dès que la sentence est prononcée, c’est à qui montrera le plus de zèle pour s’emparer du condamné et le livrer à l’exécuteur des arrêts criminels. Un vaste système d’espionnage et de délation est pratiqué dans l’enclos royal. La plus petite infraction aux lois de l’étiquette, une posture jugée indécente, envoient le coupable à la mort. La discipline de l’intérieur du harem est encore plus sévère. Les pages chargés de la faire exécuter portent des turbans de cordes faites de filamens d’aloès. À chaque instant ils s’en servent pour lier les femmes coupables de quelques indiscrétions ou de méfaits plus considérables et les conduire à leur juge. Les lois du décorum, si sévères pour les hommes admis à la cour, n’enchaînent pas les femmes. Elles se couvrent comme elles veulent, et leurs servantes, quel que soit leur âge, ne se couvrent pas du tout.

C’est dans cet état, qui n’est que la caricature grimaçante d’une centralisation monarchique, c’est vers un jeune despote qui ne le cède en cruauté à aucun autre de la race africaine, et qui se joue de la vie des hommes comme un enfant de celle du moucheron qui lui tombe sous la main, que le voyageur anglais allait se rendre. Il avait plus que jamais la certitude qu’il était sur la route qui devait le conduire aux sources du Nil. Reculer, c’eût été trahir les intérêts de la science ; s’il devait succomber avant d’avoir atteint le but de son voyage, au moins sa tombe, creusée sur les bords du Nyanza, apprendrait à ses amis qu’il était digne de leur confiance et de la chaleureuse sympathie avec laquelle ils le suivaient dans l’accomplissement de sa difficile entreprise.


V

Le pays de l’Uganda a la forme d’un arc de cercle. Il contourne le nord-ouest du grand Nyanza. Il est partagé en deux portions à peu près égales par l’équateur, ainsi que par le 30e degré de longitude est. Il est encore plus riche que le Karagué. La nature y déploie une fécondité exubérante, et aux diverses variétés de céréales que l’Uganda produit, il faut ajouter le caféier, la canne à sucre, l’igname, les patates, le maïs, sans compter de plantureuses prairies où d’innombrables troupeaux trouvent une abondante nourriture ; mais la plante par excellence, la mère-nourricière des habitans, c’est le bananier, le manz des Arabes, cette plante chérie que des théologiens ont mise dans le jardin d’Éden pour tenter Eve, musa paradisiaca. Le bananier est le plus productif des végétaux. Aucun autre ne fournit à l’homme une égale quantité de substance nutritive. Cinq touffes peuvent nourrir une famille. C’est la plus belle ou plutôt la plus majestueuse des plantes herbacées. Sa tige provient d’un oignon d’un volume assez considérable que des racines blanches retiennent fortement à la terre. Elle s’élève jusqu’à douze et même jusqu’à quinze pieds de hauteur, et se termine par un faisceau de huit à douze feuilles, longues de quatre à cinq pieds, elliptiques, arrondies, divergentes, soutenues par une forte nervure et si solidement fixées à leur tige que les vents les plus impétueux ne parviennent pas à les en détacher. Du milieu de ces feuilles s’élève une hampe qui surpasse de trois ou quatre pieds le sommet de la tige pour retomber pendante sous le poids des richesses qu’elle soutient. Cette hampe se termine par un bouton qui semble formé d’écailles colorées. Elle porte autour d’elle, à la partie, supérieure, un bouquet circulaire de fleurs sessiles, d’une couleur jaunâtre, réunies en grappes qu’une bractée enveloppe jusqu’à la floraison. Chacune de ces grappes produit de cinq à huit bananes ; les fruits, qui prennent la forme d’un concombre, ont de 15 à 22 centimètres de longueur sur 3 ou 4 de diamètre. Cette haute tige ne vit qu’une année. Il semble que l’effort qu’elle fait pour produire tant de fruits cause sa mort ; aussi récolte-t-on la banane en coupant l’arbre au pied. La plante se perpétue par des rejetons. La chair de la banane est épaisse, pâteuse, d’un goût fort agréable, et fournit un aliment très sain aux habitans des régions intertropicales. On la mange crue, cuite ou simplement grillée ; sèche, elle a le goût, au dire du capitaine Grantn des reinettes tapées de la Normandie. Le jus qu’on en extrait devient une excellente boisson, et la pulpe peut être convertie en un pain substantiel ou conservée par la dessiccation pour former la base de potages que les marins trouvent fort de leur goût. Les jeunes pousses, préparées par la cuisson, forment un légume d’une saveur agréable. Les Waganda (on nomme ainsi les habitans de l’Uganda) façonnent avec les feuilles vertes des vases pour porter de l’eau ou des tuyaux pour la faire passer d’un lieu dans un autre ; ils se servent des feuilles sèches pour couvrir les toits, ou remplir la charpente des palissades. Ils en font aussi des sacs pour garder leurs grains. Les fragmens de la tige leur tiennent lieu de savon, et des filamens dont elle est en partie composée ils tirent leurs cordages. Ce n’est que dans l’Uganda que le bananier se trouve dans les conditions climatériques qui conviennent à sa riche nature : La zone qu’il occupe embrasse une largeur de 200 kilomètres dont l’équateur marque le centre. Passé le premier degré de latitude nord, les bananeries, jusque-là si pressées et si splendides, deviennent plus rares, le sujet perd de sa vigueur et finit par disparaître sous le 2e degré.

Les habitans de cette contrée favorisée ressembleraient à leurs congénères, si le despotisme brutal qui pèse sur eux n’avait donné à leurs traits une expression de dureté. Leur vêtement consiste en une espèce de manteau qu’ils attachent sur l’épaule droite et qui tombe jusqu’aux chevilles ; ils l’appellent mbougou. Il est fait d’un certain nombre de bandes d’écorce de figuier artistement cousues ensemble. Pour obtenir cette écorce sans faire mourir l’arbre, ils font au tronc des incisions parallèles, enlèvent la bande ainsi détachée, puis recouvrent immédiatement la partie dénudée de feuilles de bananier ; sous cet appareil, l’écorce repousse, et la blessure se guérit. On laisse ces bandes dans l’eau pendant un temps limité, on les bat ensuite avec des maillets dont les larges têtes sont taillées à facettes jusqu’à ce qu’elles aient au toucher l’apparence du velours de coton à carreaux ou à côtes.

Ce fut le 10 janvier 1862 quelle capitaine Speke fit ses adieux à son ami Rumanika et s’achemina vers le nord. Il descendit graduellement les hauteurs qui forment les premières assises sur lesquelles s’élèvent les montagnes de la Lune, et atteignit, après cinq jours de marche, le Kitangulé, magnifique cours d’eau qui coule de l’ouest à l’est sous le 1° 16’ de latitude sud, et va se décharger dans le lac Victoria. Il est très profond et a trois cents pieds de largeur. Le 29, se trouvant sur une colline assez élevée, Speke aperçut pour la première fois dans ce voyage le Nyanza-Victoria. L’émotion qu’il ressentit fut profonde : il lui semblait que la moitié de sa tâche était remplie et qu’il ne tarderait pas à l’achever en suivant une route parallèle aux rives du lac. Ce fut avec peine qu’il s’arracha à ce spectacle grandiose pour descendre dans les vallées et poursuivre sa route. Il entra dans un village où les habitans, affublés des plus bizarres costumes, faisaient un vacarme affreux, Il apprit que c’était un charivari qu’ils donnaient au malin esprit pour l’éloigner de leurs demeures.

Le capitaine Speke passa sous la ligne le 8 février 1862, et se trouva de nouveau en face du lac, à l’endroit où les deux rives du nord et de l’ouest se réunissent. Sa vue embrassait à droite et à gauche une vaste étendue de côtes, entre lesquelles se déployait une immense nappe d’eau légèrement ondulée, qui semblait vouloir fuir le rivage pour aller se perdre sous les lignes incertaines d’un horizon brumeux. On distinguait non loin des côtes un groupe d’îles au milieu desquelles se trouvait à l’ancre une division de la flotte royale de l’Uganda. Le voyageur descendit ensuite dans la belle vallée de Katonga, où il devait trouver, d’après les renseignemens des Arabes, une rivière large et profonde qui allait se déverser dans le lac. Il n’y rencontra que quelques ruisseaux fangeux, couverts de roseaux, qui essayaient de se faire jour au milieu d’une multitude d’îlots et de languettes de terre. Il les traversa à pied, portant ses habits sous le bras ; mais il apprit que ces ruisseaux de si chétive apparence se transformaient à de certaines époques de l’année en un cours d’eau de premier ordre, et que ces époques ne coïncidaient pas avec les saisons pluvieuses. C’est dans cette vallée que des pages du roi Mtesa, portant sur leur tête rasée deux mèches de cheveux disposées en forme de croissant, vinrent lui présenter de la part de leur maître trois baguettes, symbole de trois remèdes qu’il lui demandait. Le premier devait délivrer un de ses parens de rêves fâcheux qui troublaient son sommeil ; le second devait communiquer au roi la vertu d’avoir une nombreuse lignée, et le troisième lui fournir les moyens d’inspirer, à son peuple une plus grande terreur. Le capitaine chargea ces pages de dire à leur maître qu’il répondrait directement à sa triple demande.

Arriyé sous le 0° 17′ 10″ de latitude nord, le capitaine fut arrêté par une rivière que les naturels appellent Mwarango. Large de 300 mètres, cette rivière aurait offert l’aspect d’un long, mais étroit marécage, si quelques courans ne se fussent frayé un passage au travers des joncs dont son lit est couvert. Un de ces courans avait 12 mètres de largeur sur 2 ou 3 de profondeur. En les traversant, l’explorateur s’aperçut à sa grande surprise que l’eau coulait du sud au-nord : il comprit qu’il avait franchi l’arête du vaste plateau de l’Afrique subéquatoriale, qu’il en descendait le versant septentrional, et que cette rivière devait être un tributaire du Nil, si elle n’était pas le Nil lui-même. Les gens de son escorte, qui connaissaient le pays, lui dirent que ces eaux venaient du lac et allaient rejoindre le Nil, non loin de la résidence du roi de l’Unyoro.

Ce fut le 19 février que la petite troupe atteignit la résidence du roi Mtesa, véritable Versailles de l’Uganda, située dans la province de Bandawarogo, sous le 0° 21′ 19″ de latitude nord et le 30° 18′ de longitude est. Ce palais, car il faut bien lui donner, un nom quelconque, occupe une colline tout entière ; il est divisé comme un damier et se compose d’une multitude de huttes gigantesques. Le capitaine n’en avait jamais vu de semblables en Afrique. L’ensemble de cette demeure offrait un spectacle vraiment grandiose. Speke annonça son arrivée par une décharge de mousqueterie. Un officier vint lui dire que le mauvais temps s’opposait à ce que le roi tînt un lever pour le recevoir, que la présentation aurait lieu sans doute le lendemain. Il le conduisit ensuite aux huttes réservées pour les étrangers. Comme elles étaient fort sales, le capitaine Speke fit observer qu’il n’était pas un marchand, mais bien un prince du sang royal, et que sa demeure devait être dans l’enceinte du palais ; sinon, il s’en retournerait sans voir le roi. L’officier se jeta à ses genoux et le supplia de vouloir bien se contenter pour le moment de cet abri, ajoutant que le roi, dès qu’il connaîtrait son rang, lui donnerait là-dessus pleine satisfaction.

Dans la prévision d’une réception officielle, et sachant combien les rois nègres, surtout quand ils proviennent d’une greffe abyssinienne, aiment l’étiquette et les cérémonies d’apparat, le capitaine Speke avait distribuée chacun de ses wanguanas un fez et de la cotonnade rouge dont ils s’étaient fait des uniformes, et les avait formés en gardes d’honneur. Le 20, jour fixé pour l’audience royale, Speke choisit les présens qu’il voulait faire à sa majesté wahuma : une grande boîte en étain, quatre coupons d’une belle étoffe en soie, une carabine, un chronomètre en or, un revolver, trois fusils de chasse, trois sabres-baïonnettes, trois boîtes pleines de poudre et des capsules, un télescope, un pliant en fer, dix grosses de ses plus belles verroteries et douze couverts. On s’achemina vers le palais dans l’ordre suivant : les deux officiers de l’escorte, les pages envoyés par le roi, le kirangosi ou guide portant le pavillon anglais, la garde d’honneur en tuniques rouges, l’arme sous le bras et la baïonnette au bout du fusil ; puis venaient les hommes qui portaient les présens ; le capitaine se tenait en dehors de la ligne. En les voyant passer, les courtisans criaient : Irungi ! irungi ! magnifique ! Magnifique ! Eux-mêmes étaient cependant vêtus avec une véritable élégance : ils portaient un grand manteau d’écorce ressemblant à un beau velours jaune gaufré, et sur ce premier vêtement, en guise de surtout, un second manteau de petites peaux d’antilopes cousues ; ensemble avec une habileté qui aurait fait honneur au premier gantier de Paris. Ils étaient coiffés de turbans ornés de défenses de sangliers parfaitement polies, de fausses perles, de jolis coquillages et de baguettes magiques, le tout fort artistement arrangé. Ils avaient en outre aux bras, au cou et au-dessus de la cheville des colliers, des bagues, des anneaux et autres ornemens qui leur servaient aussi de talismans.

L’entrée du palais surprit le voyageur par ses imposantes dimensions et un aspect d’excessive propreté. De la base au sommet de la colline, il ne voyait que des huttes aux toits parfaitement unis. De hautes palissades faites d’un roseau du pays dont la couleur tire sur le jaune les entouraient tantôt en groupe, tantôt isolément, selon le caractère et les fonctions des personnes qui les habitaient. Les huttes des femmes étaient sur une ligne continue ; elles en renfermaient trois ou quatre cents, qui ne formaient qu’une partie du harem : le reste se trouvait dans le palais de la reine-mère. Elles étaient par groupes, regardant avec le plus vif intérêt l’étranger et sa suite, riant et échangeant mutuellement leurs remarques. Un officier se trouvait à chaque porte par laquelle le visiteur devait passer, chargé de la lui ouvrir et de la fermer immédiatement. Après un conflit avec le maître des cérémonies, qui voulait lui interdire l’usage de son pliant, conflit d’où le capitaine sortit vainqueur, car il lui importait de ne pas se laisser traiter en sujet, il fut introduit dans la partie du palais où le roi se trouvait avec toute sa cour. Il y entra le chapeau à la main, suivi de sa garde d’honneur et des hommes qui portaient les présens. Il n’alla pas directement vers le monarque africain ; il s’arrêta derrière l’hémicycle que formaient les courtisans en face du trône. On l’invita à s’asseoir ; mais comme il était exposé aux rayons d’un soleil brûlant, il mit son chapeau et ouvrit son parasol, au grand ébahissement de toute la cour. La scène était dramatique. Il avait devant lui un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une figure assez agréable, d’une taille élevée. Sa personne présentait quelque chose de soigné et d’élégant. Il portait à la main un mouchoir bien plié, et un autre en soie brodée d’or dont il se servait soit pour se cacher la bouche quand il riait, soit pour se l’essuyer après avoir bu du vin de bananes, que ses dames d’honneur, qui étaient tout à la fois ses sœurs et ses femmes, lui offraient dans de petites calebasses. Son trône était un banc de gazon fort bien arrangé sur lequel on avait étendu une couverture rouge. Il avait auprès de lui plusieurs généraux avec lesquels il échangeait quelques paroles. On invita enfin le capitaine à s’asseoir dans le centre du demi-cercle. Le sol était tapissé de peaux de léopards. Le roi et lui se regardèrent pendant une grande heure au milieu d’un silence que le premier seul interrompait de temps en temps en adressant quelques mots aux personnes qui étaient près de lui. Le nègre couronné examinait son hôte de la tête aux pieds, lui demandait par signes d’ôter son chapeau, d’ouvrir et de fermer son parasol ; puis il faisait remarquer à ses officiers le brillant costume de la garde d’honneur. Tant de merveilles ne s’étaient jamais vues dans l’Uganda. Enfin Mtesa lui fit demander s’il l’avait bien vu. « Pendant une bonne heure, » répondit le capitaine. Là-dessus le roi se leva et se rendit d’un pas majestueux dans une cour voisine, car l’étiquette exige que la démarche des rois de l’Uganda soit semblable à celle du lion.

La cérémonie de réception se divisa en trois parties qui se passèrent dans autant de cours différentes avec des spectateurs différens. Dans la seconde, le roi était avec plusieurs de ses femmes qui avaient sans doute réclamé leur part du spectacle. C’est dans cette cour qu’il rompit le silence qu’il avait gardé jusqu’alors pour demander aux deux officiers qui avaient commandé l’escorte du capitaine quel message ils avaient à lui délivrer de la part du roi du Karagué. Ceux-ci satisfirent à sa demande, puis, se jetant la face contre terre, on les vit se tordre comme des vers blessés et se relever la figure couverte de poussière. Dans la troisième cour, le roi pria le capitaine de s’approcher, et, ne sachant comment entamer la conversation, lui demanda pour la seconde fois s’il l’avait bien regardé. Le capitaine saisit cette question comme point de départ et commença par adresser à Mtesa des paroles flatteuses sur sa puissance, sa renommée et la race illustre dont il était descendu, puis, tirant une bague de son doigt, il la lui donna comme un gage de l’union qu’il voulait contracter avec lui. Le voyageur espérait ainsi s’attirer d’emblée l’amitié du jeune homme et l’amener à prendre l’engagement d’envoyer chercher Grant dans le Karagué, et de charger quelques-uns de ses officiers de descendre le Nil pour aller à la recherche du marchand Petherik, qu’il croyait arrivé déjà au lieu du rendez-vous ; mais il fut déçu dans son attente, La conversation fit tant de détours qu’il ne put y introduire le sujet dont il était si préoccupé. Le dialogue, il est vrai, n’était pas facile. Le capitaine devait d’abord s’adresser à Bombay, qui traduisait la phrase à l’interprète Nasib. Celui-ci aurait bien pu la transmettre directement au roi ; mais c’eût été contre les règles de l’étiquette : il devait la confier à un de ses officiers, qui la répétait à sa majesté, Mtesa n’attendait pas que la réponse à sa question lui fût parvenue pour en faire une, deux, trois autres. Il arrivait que les questions et les réponses s’entre-croisaient de la façon la plus bizarre. Malgré ces difficultés, cette dernière phase de la réception royale fut moins pénible que les précédentes. Le roi ayant demandé à l’étranger de lui montrer le fusil de chasse dont il se servait, le capitaine lui répondit qu’il lui en avait apporté un fabriqué par les plus habiles armuriers de l’Angleterre. Là-dessus il ordonna aux porteurs de déposer sur un manteau étendu à terre les présens qu’il lui destinait. Bombay les tendait à Nasib, qui les prenait avec ses mains sales, les passait ensuite sur ses joues pour convaincre le roi qu’aucun malin esprit n’y était attaché, puis les lui remettait. Mtesa parut confus de recevoir tant de choses. Après avoir fait quelques remarques tant soit peu enfantines, il congédia son hôte en lui promettant de ne le laisser manquer de rien, ni lui, ni les siens.

L’impression que le voyageur avait produite sur Mtesa était des plus favorables. Le roi parlait avec admiration et à tout venant de ce qu’il avait vu, reçu et entendu. À coup sûr, il était le favori des esprits, car ses ancêtres n’avaient jamais joui d’une pareille faveur. Cependant, après une ou deux visites au palais, Speke s’aperçut qu’il avait affaire à un grand enfant capricieux, mobile, irascible, parlant sans penser, agissant sans réfléchir, subissant en esclave l’impression du moment et oubliant d’une seconde à l’autre ce qu’il avait dit et promis pour dire et promettre toute autre chose. La présence du capitaine exaltait au plus haut point sa vanité. N’était-ce pas sa renommée qui avait fait venir ce prince étranger de si loin ? Celui-ci ne l’avait-il pas dit lui-même ? Il était donc de son intérêt comme de sa gloire de conserver le plus longtemps possible cette preuve vivante de son influence dans le monde. Aussi le capitaine était-il à la lettre interné dans l’Uganda. Il était interdit aux grands du royaume d’entretenir des relations quelconques avec un étranger reçu à la cour. Tout commerce intime, toute visite pouvaient devenir un délit. Le capitaine ne pouvait faire aucune excursion à moins que ce ne fût dans la société du roi. Il se trouvait sur les bords du Nyanza, puisque la crique à l’extrémité de laquelle s’élevait la résidence royale était formée par ce lac, et il aurait bien voulu en visiter les bords, s’y promener en bateau ; mais les magiciens auraient attaché à ces promenades solitaires un but mystérieux et les auraient déclarées funestes à l’état. Il avait sollicité l’autorisation de se rendre à l’est du royaume, sûr d’y trouver la branche-mère du Nil ; mais il avait essuyé un refus péremptoire. Cette foule de fonctionnaires, d’officiers et de femmes qui composaient la cour avait tout intérêt à prolonger le séjour de Speke dans l’Uganda. Ils comprenaient que sa présence, en apportant un élément de distraction dans la vie du roi, ne pouvait que leur être favorable et les mettre quelquefois à l’abri des caprices sanguinaires de leur maître. Ils ne devaient donc rien faire qui pût hâter son départ. Cet intérêt était au reste la seule garantie qu’il eût contre leur malice, leur jalousie et leurs intrigues.

Heureusement le capitaine Speke avait une vertu avec laquelle, dit le proverbe, on vient à bout de tout : c’est la patience. Si, irrité des refus qu’il essuyait, il eût pris la résolution de partir sans tenir aucun compte de cette autorité absurde, acceptée sans réserve par le pays tout entier, il aurait fait naître, un conflit dans lequel il eût infailliblement succombé. Le capitaine se montra mieux avisé et fit preuve de plus de sagesse. Il manœuvra avec une rare habileté pour gagner l’amitié de Mtesa, si tant est qu’un être de cette nature fût capable de quelque attachement.. Il se prêtait à ses caprices enfantins, prévenait ses désirs ou s’y soumettait promptement, lorsqu’ils étaient légitimes, lui donnant diverses leçons, lui enseignant l’usage des armes à feu, lui fournissant de temps en temps de l’eau-de-vie, qu’il distillait avec du vin de bananes, et à sa vive satisfaction le médicamentait. Le capitaine Speke avait en outre un avantage qu’en d’autres circonstances personne ne lui eût envié, c’est d’être aguerri aux spectacle sanglans et à la vue des supplices. Son séjour dans l’Inde, ses grandes chasses en Asie, ses précédens voyages parmi les tribus les plus inhospitalières de l’Afrique, l’avaient soustrait à l’empire de l’émotion. S’il n’eût pu contenir sa sensibilité, qu’aurait-il fait dans cette cour, qui n’était qu’un coupe-gorge, et où le fonctionnaire le plus occupé était le bourreau ? Mtesa ne se gênait pas pour le capitaine ; faire souffrir, torturer et mourir était si bien dans sa nature qu’il ne lui venait pas à l’idée de se contraindre en présence de son hôte. Dès la seconde visite de celui-ci, le roi voulut faire l’épreuve du beau fusil qu’il avait reçu la veille. Après l’avoir chargé lui-même, il appela un page pour qu’il allât l’essayer sur le premier individu, qu’il rencontrerait. Le page obéit et revint un moment après joyeux comme un enfant qui aurait fait une espièglerie. — Eh bien ! dit le roi, as-tu visé juste ? — On ne peut mieux, répondit le page d’un air de triomphe. Personne ne s’enquit du malheureux qui venait de lui servir de point de mire.. La prudence faisait à Speke un devoir de ne pas intervenir dans l’exercice d’une autorité considérée comme légitime. Il ne se permit d’intercéder que deux fois, non sans succès : la première fois en faveur d’une jeune femme que le roi allait assommer parce qu’elle lui avait manqué de respect en lui offrant un beau fruit qu’elle venait de cueillir, la seconde, en faveur du fils même de l’exécuteur en chef des arrêts criminels, envoyé à la mort pour une infraction à quelque règlement. C’est le père qui le supplia avec larmes de demander sa grâce. Pourrait-on deviner ce qui surprit Mtesa dans cette circonstance ? C’est que le père se fût préoccupé du sort de son fils !

Speke resta ainsi plus de six mois à la cour de ce roi barbare, épiant en vain l’occasion d’étudier le pays. Il fit cependant une excursion de six jours sur le lac en compagnie de Mtesa et de sa suite ; mais cette promenade n’eut pour lui qu’un fort mince résultat scientifique. Le roi ne voulut jamais perdre de vue la terre, ni s’éloigner du point d’embarquement. Il employa ces six jours à des régates, à des jeux d’adresse sur la grève, où les Waganda se montraient d’une gaucherie excessive. On fit de fréquentes descentes dans les îles d’un aspect charmant qui ornent les splendides rivages de ce lac. Une de ces îles était habitée par le grand-prêtre de la divinité du Nyanza. Mtesa et le capitaine se rendirent dans sa hutte : elle était décorée de symboles mystiques, et le prêtre lui-même était couvert de talismans. Sa démarche était lente et compassée ; il ordonna aux officiers supérieurs de s’approcher et de faire cercle autour de lui et leur révéla à voix basse la volonté divine, puis il se retira. Il paraîtrait que cette révélation n’était pas favorable à la prolongation du séjour de la maison royale dans l’île, car immédiatement après l’avoir entendue on remonta en bateau et on s’éloigna.

Le capitaine avait obtenu que des officiers allassent chercher Grant. Il aurait bien désiré qu’ils fissent le voyage par eau pour que son ami eût l’occasion de longer les côtes nord-ouest du lac et d’en faire le tracé ; mais l’amiral s’y opposa sous prétexte que le roi du Karagué ne verrait pas d’un bon œil que l’on pénétrât par eau dans ses états. En réalité, l’opposition était le fait des magiciens, qui craignaient que ce mystérieux étranger ne jetât quelque maléfice sur le lac. Sur la demande du capitaine, le roi avait aussi envoyé un détachement muni des instructions nécessaires pour aller à la rencontre de Petherick ; mais ce détachement revint, comme on peut bien le penser, sans avoir atteint le but de sa mission, ayant été repoussé non loin des frontières de l’Uganda par une des tribus riveraines du fleuve qui avait levé l’étendard de la révolte.

Le 27 mai fut un jour heureux pour l’intrépide voyageur. Son ami Grant arriva, porté par quatre hommes sur une civière, car il n’était pas encore en état de marcher. À la vue du compagnon de ses travaux et de ses épreuves, Speke reprit un nouveau courage. Le capitaine n’avait plus aucune attache qui le retînt dans l’Uganda. Il devait, il voulait le quitter le plus tôt possible pour poursuivre son voyage vers l’est. Toutes ses incertitudes sur la direction qu’il devait prendre pour arriver au déversoir d’où le Nil tire son origine étaient dissipées. Si les nombreux renseignemens qu’il avait obtenus étaient exacts, il n’en était plus, à vol d’oiseau, qu’à une centaine de kilomètres. Mais comment obtenir le consentement de Mtesa ? Le roi barbare était tellement fait à la société du capitaine qu’il parlait de lui monter une maison considérable et d’en faire un grand de son royaume pour l’avoir toujours auprès de lui. Le capitaine Speke fit miroiter à ses yeux les richesses contenues dans deux vaisseaux que Petherick lui amenait, et avec lesquels il comptait remonter le fleuve et arriver par le lac jusqu’au pied de son palais. Il lui fit entrevoir un avenir de grandeur et de puissance quand une voie de communication serait ouverte entre l’Uganda et l’Europe parce large canal dont il allait inspecter l’origine et étudier le cours ; d’ailleurs leur séparation ne serait que momentanée ; ils pourraient se revoir et chasser de nouveau ensemble. Il se résigna en même temps à faire d’énormes sacrifices pour obtenir son exeat. Il commença par celui qui lui coûtait le plus, le sacrifice de sa boussole. Mtesa n’avait cessé de la convoiter et la lui avait demandée plusieurs fois. Bombay fut chargé de la lui porter. La possession de ce joujou le ravit. Il riait de toutes ses forces, poussait des exclamations de joie, appelait ses femmes et ses courtisans pour le leur montrer. Il n’en fallut pas moins cinq mortelles semaines de négociations pour amener ce tyranneau à consentir sérieusement au départ des étrangers. Le bon roi du Karagué vint très efficacement en aide à Speke par un message adressé à son frère de l’Uganda, pour le prier de « lui renvoyer les hommes blancs. » Mtesa, irrité de ce message, comme si Rumanika le prenait pour son subordonné, résolut sur-le-champ de se séparer de ses hôtes. Il décida que Budja, un de ses officiers, avec une escorte, les accompagnerait. Il chargea l’amiral de donner les ordres nécessaires pour qu’un nombre suffisant de bateaux fût mis à leur disposition. Sachant que le pays qu’ils devaient traverser était marécageux et inculte, il leur fit donner soixante vaches, quatorze chèvres, dix paniers de beurre, une charge de café et une de tabac, avec cent pièces de mbougou pour habiller les hommes du capitaine. De son côté, Speke lui remit, comme présent de départ, son pliant, une belle carabine, des munitions de chasse, avec promesse de lui en envoyer davantage quand il aurait rejoint ses vaisseaux.


VI

En quittant l’Uganda, les deux voyageurs prirent la direction du nord-est. Ils n’avaient à faire que de 120 à 130 kilomètres pour atteindre le Nil ; mais, quand il faut marcher avec des hommes chargés et des troupeaux de gros et de menu bétail, une étape de 10 kilomètres suffit pour mettre hommes et bêtes hors d’haleine. Grâce à la hauteur du plateau, qu’ils n’avaient pas encore quitté, la chaleur était tolérable., bien qu’ils fussent sous la ligne ; le thermomètre centigrade oscillait entre 22 et 28 degrés. Ils durent s’écarter un peu de leur route pour arriver à des prairies sans limites où paissaient les troupeaux du roi. C’est l’intendant de ces domaines qui devait fournir les vaches et le beurre que Mtesa leur avait donnés. Munis de ces ressources, ils continuèrent leur voyage. À leur approche, les habitans du pays abandonnaient leurs villages, laissant aux hommes de l’escorte pleine liberté de les piller, ce qu’ils faisaient sans scrupule, les soldats du roi ayant le privilège de vivre aux dépens de tous. Ces malheureux cherchaient à se dédommager la nuit des pertes qu’on leur faisait subir le jour.

Le capitaine Grant souffrait beaucoup de sa jambe, la marche lui était pénible. Or, comme il tardait à son collègue d’arriver au Nil, ils convinrent de se séparer. Grant prit la route du nord, avec la plus grande partie du troupeau, après avoir donné à son ami pour rendez-vous la résidence du roi de l’Unyoro. Le 19, le capitaine mit quatre heures à traverser un marais d’une lieue de largeur appelé le Luajarri. Il a une vingtaine de lieues de longueur et unit le Nyanza au Nil en faisant avec eux un triangle équilatéral. Ce marais est guéable jusqu’à une courte distance de la rive opposée, où un courant assez profond obligea le voyageur à se servir d’un bateau. Enfin le 21 juillet, jour mémorable dans les annales de la science géographique, la caravane arriva à Urondogani, localité située sous le 0° 52’ de latitude nord et le 30° 50’ de longitude est, où l’explorateur se trouva en présence du Nil, magnifique cours d’eau de 800 mètres environ de largeur, embelli d’une multitude de petites îles. Les bords du fleuve étaient tapissés d’une herbe épaisse, du moins sa rive gauche, car la rive opposée paraissait assez aride. On devine la joie de Speke. Il resta longtemps à contempler ces eaux auxquelles tant de générations ont rendu un véritable culte ; mais Urondogani ne devait pas être le terme de son voyage. Sans doute un pas immense était fait vers la solution du problème ; les incertitudes s’étaient dissipées, les doutes avaient disparu, les faits étaient venus confirmer toutes les conjectures et justifier toutes les déductions. Si une force majeure eût empêché le capitaine de remonter le fleuve jusqu’à sa sortie du lac, il n’en aurait pas moins eu la gloire d’avoir découvert les origines du Nil ; heureusement cet obstacle n’existait pas. Il se hâta de demander au chef du district les bateaux que l’amiral lui avait promis. Celui-ci s’était absenté par mesure de précaution. Son subalterne répondit qu’il n’y avait aucun bateau à l’ancre, et que ceux qui formaient la station n’étaient pas destinés à remonter le fleuve. Sans se laisser arrêter par ces subterfuges, il ordonna qu’on lui amenât de sept à dix embarcations : en attendant, il se livra aux plaisirs de la chasse. La faune de cette contrée ne lui laissait que l’embarras du choix. Les quadrupèdes de la plus grande espèce, ainsi que les daims et les antilopes, s’étaient donné rendez-vous sur ces bords. Les détonations de la poudre n’avaient pas encore répandu la terreur parmi eux et ne les forçaient pas à se tenir à une grande distance de l’homme ; aussi, pendant les trois jours qu’il fallut attendre, l’abondance fut-elle dans le camp.

Cependant, les bateaux n’arrivant pas, Speke se décida à franchir à pied la distance qui le séparait des sources du Nil en suivant d’aussi près que possible les bords du fleuve. Il pensait n’être éloigné des sources que d’une quarantaine de kilomètres. Il partit le 24, et le lendemain il atteignait le village d’Isamba, où les eaux, irritées par une multitude d’obstacles qui leur barrent le passage, bouillonnent, grondent et forment des rapides d’un aspect féerique. Les nègres eux-mêmes en parlaient avec enthousiasme. Le fleuve à cet endroit était encadré des plus riches produits du règne végétal. Le même tapis de verdure en retenait mollement les eaux et semblait vouloir les cacher aux regards des voyageurs. D’épais rideaux d’acacias brisaient fort agréablement les rayons du soleil. À ces arbres étaient suspendues en festons plusieurs variétés de convolvulus, comme si une main invisible eût voulu enguirlander le Nil. Le chef du district accueillit le voyageur avec beaucoup de politesse, et aurait bien désiré qu’il se fixât pendant quelque temps dans le pays pour le débarrasser de nombreuses bandes d’éléphans qui venaient, jusque dans les villages, faire table rase des produits de leurs jardins.

En sortant de ce district, le capitaine Speke entra dans un canton qu’il appelle les « états de l’église, » parce qu’il est consacré à Lubari, le chef des esprits. Le roi n’y a aucun pouvoir. Un caractère sacré y protège les hommes et les biens. Les villages y sont nombreux, quoique peu considérables. Les habitans reçurent avec plaisir le voyageur étranger, et lui fournirent sans difficulté des vivres, tandis qu’ils se tinrent sur la réserve envers Budja, le représentant de l’autorité civile. Après trois journées de marche, le capitaine Speke arriva, le 28 juillet 1862, à cette cataracte célèbre dont les Waganda lui avaient si souvent parlé, et qui semble avoir été disposée pour que la science n’eût aucune incertitude sur l’origine du Nil. Elle se trouve sous le 0° 21’ 19" de latitude nord et 31° 5’ de longitude est. La hauteur en est à peu près la même que celle du lac, c’est-à-dire trois mille sept cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Le fleuve a dans cet endroit de quatre à cinq cents pieds de largeur. Une assise de rochers sur laquelle se détachent quelques blocs de formes irrégulières lui fait faire un saut de douze pieds. Cette chute est à l’extrémité d’une baie allongée en forme de large canal, comme si les eaux voulaient parcourir un espace intermédiaire entre l’immense nappe d’où elles sortent et les étroites limites d’un fleuve dans lesquelles elles vont se resserrer. Speke a donné à cette baie le nom de « canal de Napoléon, » comme témoignage de reconnaissance envers la Société de géographie de Paris, qui lui a voté dans sa séance du 20 avril 1860 une médaille d’or, et à la chute celui de « Ripon, » en signe de respect et d’affection pour lord Ripon, qui présidait la Société de géographie de Londres,. sous les auspices de laquelle il a entrepris son grand voyage. Un léger coude vers l’ouest, que le canal fait à son extrémité, et un prolongement de collines qui encadre la rive opposée l’empêchaient à son grand regret de voir le lac dans toute son étendue ; mais le panorama, pour être circonscrit, n’en conservait pas moins toute sa magnificence. L’ensemble, comme les détails, captivait les regards du voyageur. Il avait sous les yeux une eau transparente qui venait se briser en murmurant contre les fragmens de rochers qui lui barraient le passage. Des milliers de poissons sautillaient, bondissaient des deux côtés de la chute, tandis que de nombreux pêcheurs abordaient les brisans, munis de divers instrumens pour les harponner lorsqu’ils se débattaient contre le courant des eaux. Des crocodiles réfugiés sur des récifs ou des bancs de terre dormaient ou peut-être étaient aux aguets pour saisir leur proie ; plus loin, des barques traversières faisaient la navette entre les rives opposées de la baie ou du fleuve. Des troupeaux de vaches ou de chèvres descendaient lentement et avec précaution des hauteurs pour se désaltérer à ces riches réservoirs, dans lesquels venaient aussi se baigner les animaux sauvages. Les collines étaient couronnées d’une végétation luxuriante, elles étalaient sur leurs flancs de nombreuses plantations de bananiers, et dans chaque anfractuosité surgissait un massif d’arbres de différentes essences. Partout le mouvement, partout la vie. De quelque côté qu’on se tournât, une riche nature, des scènes variées frappaient agréablement les regards.

« Maintenant, dit Speke, l’expédition peut regarder sa tâche comme accomplie ; elle vient d’atteindre le but du long voyage qu’elle a entrepris. Le problème est résolu. Le lac Victoria est bien la source d’où découle ce fleuve qui a servi de berceau à l’homme illustre qui a posé les premières assises du christianisme. » Mais comme il regrettait alors le temps qu’il avait perdu à la cour de Mtesa et ailleurs ! Quelles précieuses découvertes il aurait pu faire pour la géographie, s’il l’eût employé à visiter la partie orientale du lac, et surtout le nord-ouest, où il s’unit par un détroit à une autre nappe d’eau que les naturels appellent Baringo, et d’où sort le premier affluent du Nil ! Néanmoins, bien qu’il n’eût étudié que la partie nord-ouest du Nyanza, il n’avait aucun doute sur son étendue, sa configuration et l’importance des rivières qui se déchargent dans son sein. Tous les renseignemens qu’il avait recueillis constataient ce fait, que de la pointe méridionale, en suivant les côtes orientales, le lac ne recevait aucun cours d’eau digne d’être mentionné, et comme le Kilangulé, dont l’embouchure est à l’ouest, ne peut être considéré sous aucun rapport comme la branche-mère du Nil, il en conclut que « la tête » de ce fleuve se trouve à l’extra mité sud du lac, à cet angle aigu que les rives de l’est et de l’ouest forment en convergeant l’une vers l’autre. Cet angle est situé sous le troisième degré de latitude sud. Les eaux du Nil parcourent donc une étendue de trente-quatre degrés, un peu plus de la onzième partie de la circonférence du globe.

Le capitaine aurait voulu faire une excursion dans la baie et sur le lac ; mais un officier qui avait été chargé par l’amiral de l’accompagner, pour le protéger contre la malveillance des autorités locales et lui faire obtenir les embarcations dont il aurait besoin, s’y opposa formellement, attendu qu’aucun ordre ne l’autorisait à fournir des bateaux dans ces parages. Ce fut bien malgré lui qu’il dut quitter ces lieux enchanteurs, dont il aurait désiré faire, au moins pour une semaine ou deux, un centre d’exploration. Il revint sur ses pas, rentra à Urondogani et se hâta de réclamer les embarcations qu’on aurait dû mettre à sa disposition dès le premier jour de son arrivée. Le chef du district lui en amena cinq, dont les ais mal joints étaient calfatés avec des loques de mbougou. Il s’y embarqua néanmoins avec une partie de ses gens et quelques provisions. Comme il avait reçu à plusieurs reprises l’assurance que Kamrasi, le roi de l’Unyoro, le recevrait avec plaisir et qu’il pouvait compter sur sa protection, le capitaine croyait n’avoir plus qu’à descendre le fleuve jusqu’à sa résidence, y rester un jour ou deux, puis reprendre son voyage nautique jusqu’aux confins de ses états, où il comptait trouver les vaisseaux de Petherick, ou tout au moins quelques-uns de ses agens chargés de l’escorter jusqu’à Gondokoro. Le Nil en aval d’Urondogani présentait une surface aussi unie qu’un miroir et lui promettait une navigation telle qu’un explorateur qui doit faire le décalque du pays qu’il visite peut la désirer. Elle fut très paisible aussi longtemps qu’il se trouva dans les eaux de l’Uganda ; mais on était à peine entré dans celles de l’Unyoro qu’on se vit entouré d’une multitude de canots montés par des hommes armés et dont l’attitude était menaçante. Speke aurait voulu passer au milieu d’eux sans répondre à leurs menaces, quand il s’aperçut à leurs manœuvres qu’ils avaient l’intention de lui barrer le passage et de l’attaquer. Pour ne pas tomber sous leurs coups, il fut obligé, bien à contrecœur, de faire usage de ses armes, et par une décharge il tua un homme, en blessa un autre et dispersa les canots. Cette facile victoire équivalait à une défaite. Le capitaine comprit que la route du Nil lui était fermée, il ordonna à ses gens de virer de bord et de remonter le fleuve jusqu’à ce qu’ils fussent rentrés dans les eaux de l’Uganda. Il débarqua et résolut de pénétrer dans l’Unyoro par la voie de terre. Il venait de repasser le Luajarri, lorsqu’il rencontra, à son extrême surprise, son ami Grant, qu’il croyait arrivé depuis quinze jours au lieu du rendez-vous. Celui-ci lui apprit que sa marche rétrograde était le résultat d’une injonction qu’il avait reçue de Kararasi. Le roi, ayant été informé que les étrangers qu’il attendait arrivaient dans deux directions différentes, en avait conçu de la crainte, et par mesure de précaution avait envoyé à Grant l’ordre de sortir de ses états. Il avait aussi entendu dire de plusieurs côtés que ces étrangers étaient des anthropophages.

Cette nouvelle déconcerta les voyageurs. Que faire ? De quel côté se diriger ? Aller en avant, c’est la guerre avec tous ses périls ; rétrograder, c’est se dépouiller de tout prestige et s’exposer au mépris des naturels. Après mûres réflexions, ils se décidèrent à demander un corps de mille hommes à Mtesa pour regagner la côte du Zanguebar à travers les tribus guerrières du Masaï. Ils venaient de lui expédier un messager pour l’instruire de leur décision lorsqu’ils reçurent une députation de Kamrasi chargée de leur faire savoir que le roi désirait vivement les voir, qu’il avait eu en effet quelque crainte en apprenant qu’ils arrivaient en deux bandes et par des voies différentes, mais que ses craintes s’étaient dissipées. Ce message, qui s’accordait si bien avec leur désir, fut reçu avec joie. Le 23 août, ils entrèrent dans l’Unyoro, dont le territoire, beaucoup plus considérable que les autres contrées qu’ils avaient parcourues ; entoure l’Uganda à l’ouest et au nord. Le Nil en dessine les frontières à l’est, mais le Kidi, qui est au-delà, fait aussi partie des domaines de Kamrasi. La configuration à l’ouest en est indécise. Le capitaine Speke y place le lac Luta-Nzige, qui s’étend du nord-est au sud-ouest ; il donne à ce lac plus de 300 kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de 80. Il touche par son extrémité sud à l’équateur et sans doute aux premières assises des montagnes de la Lune, tandis que le Nil en suivrait les bords septentrionaux. Le capitaine croit que ce vaste bassin sert de régulateur au fleuve, il en recevrait le trop-plein dans la saison des pluies pour le lui rendre dans la saison contraire. Du côté du Karagué, l’Unyoro atteint le premier degré de latitude sud pour se prolonger par une courbe à l’est jusqu’au 3° 30’ de latitude nord ; mais les frontières que les explorateurs anglais traversèrent étaient à 80 kilomètres en-deçà de l’équateur.

Ce pays offre un aspect bien différent de celui de l’Uganda. Les forêts, qui en couvrent une partie, ne présentent rien d’imposant ni de mystérieux, les arbres y sont petits, rabougris, malingres. Les villages sont clair-semés, les huttes basses, les habitans mal vêtus et malpropres. Les produits agricoles sont peu nombreux. À côté de la banane, que l’on cultive encore dans la partie méridionale du pays, on ne trouve que la patate douce, le sésame et le millet. Le gros bétail y est rare. L’Unyoro est peu accidenté. Le capitaine Grant n’y a rencontré aucun point de vue digne de son crayon. Le Nil et quelques rares monticules y rompent seuls la monotonie du paysage. Près de l’équateur, le. fleuve est encore à près de 3,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, mais sa déclivité vers le nord est assez rapide, A Paira, dans le Madi, la plus éloignée des dépendances de la couronne de Kamrasi, l’élévation du terrain n’est plus que des deux tiers. Le thermomètre a donné une moyenne de 23 degrés, cependant la température s’élevait au fur et à mesure qu’ils descendaient le plateau subéquatorial.

Ils mirent quinze jours à faire une centaine de kilomètres, ayant été arrêtés, tantôt par Budja, le chef de leur escorte, qui les suppliait de revenir auprès de Mtesa, tantôt par Kamrasi, qui ne tenait pas à ce qu’ils arrivassent avec cette même escorte, et qui espérait, à force d’ordres et de contre-ordres, la fatiguer et l’obliger à sortir de son royaume. Il réussit. Budja laissa les deux voyageurs et emmena vingt-huit wanguanas armés qui abandonnèrent lâchement leur maître, parce qu’ils le croyaient en danger, après l’avoir suivi pendant deux ans. Le 8 septembre, ils arrivèrent à la résidence de Kamrasi, située sous le 1° 38’ de latitude nord et le 29° 54’ de longitude est. Elle s’élève à la jonction du Mwarango, que les Wanyoros (habitans de l’Unyoro) appellent Kafu, et du Nil, et se compose d’un groupe de huttes d’une construction lourde, larges à la base, aplaties au sommet et dépourvues de toute proportion. Après un moment d’attente, un officier arriva qui les conduisit à leur logement, C’étaient de misérables cases construites au beau milieu du Kafu et d’une révoltante malpropreté. En s’apercevant de la pénible impression que la vue de ces tristes réduits faisait sur les voyageurs, l’officier voulut bien leur promettre qu’on leur en fournirait de meilleures. Ils restèrent dix jours sans pouvoir, obtenir une audience du roi, malgré des demandes réitérées. Ainsi le voulait sans doute l’étiquette ; mais, pour les engager à prendre patience, le roi chargeait chaque matin un de ses pages de leur dire « qu’il entendait leur cri, » c’est-à-dire qu’il prenait un sérieux intérêt à leur bien-être. Comme il faisait appeler chaque jour Bombay et s’entretenait volontiers avec lui, le capitaine lui fit dire que, s’il avait quelque répugnance à les recevoir parce qu’ils étaient blancs, ils.se noirciraient le visage et se couperaient les cheveux, ou bien, s’il l’aimait mieux, ils lui enverraient leurs présens et partiraient pour Gani.

Un prompt départ n’aurait pas fait le compte de Kamrasi : s’il n’était pas cruel comme Mtesa, il était en revanche la rapacité incarnée. Il espérait faire payer un peu cher à ces deux étrangers une hospitalité dont ceux-ci se seraient fort bien passés. Le lendemain, il les reçut en audience solennelle, majestueusement assis sur un trône, qui n’était autre qu’un escabeau placé sur un tas de foin, recouvert d’une peau de vache. Son costume était simple. Il avait la tête des Wahuma ; son nez saillant se détachait sur une figure ovale. Sa taille était élevée et l’ensemble de sa personne imposant. Le capitaine Speke prit la parole, et, après quelques complimens, lui dit qu’il était venu reconnaître les sources du Nil et en étudier le cours, parce qu’il avait conçu le dessein d’ouvrir une voie de communication par laquelle ses compatriotes viendraient faire des échanges avec ses sujets, au grand avantage des deux pays. Le roi lui répondit qu’il était charmé de le voir, lui et son compagnon, car il n’avait pas cru ce qu’on lui avait assuré, qu’ils buvaient les sources des rivières, puisqu’il ne s’était pas aperçu que celles qui viennent de l’Uganda eussent diminué le moins du monde. On avait ajouté, il est vrai, qu’il fallait leur servir trois fois par jour les parties les plus délicates du corps humain ; mais il avait pensé que, dans l’Uganda, ils auraient tout le temps de se rassasier de ces alimens, et dans tous les cas il ne permettrait jamais que l’on mît à mort aucun de ses sujets pour fournir leur table. Du reste, il était heureux de voir que, bien qu’ils eussent des figures blanches et des cheveux lisses, ils avaient des pieds et des mains comme les autres hommes. Il examina ensuite les présens que le capitaine avait fait déposer à ses pieds sur une peau de léopard. Le roi lui demanda qui gouvernait l’Angleterre. — Une femme, répondit-il. — A-t-elle des enfans ? — Oui, et en voici deux, repartit Bombay en montrant les voyageurs. Malgré cet accueil amical, ils restèrent deux mois dans leur prison sombre, humide, malsaine, placée au milieu d’un marais peuplé de crocodiles. Il paraîtrait que Kamrasi leur avait assigné cette cachette pour les soustraire aux recherches d’un détachement de guerriers de l’Uganda, qui avait ordre de les enlever pour les ramener à Mtesa. Ils ne purent ni chasser ni faire d’excursions sur le Nil ou dans les environs. Ils avaient à cœur de se rendre au lac Luta-Nzigé, dont ils n’étaient éloignés que d’une trentaine de lieues, pour en déterminer la position géographique et s’assurer si les renseignemens qu’on leur avait donnés sur ce réservoir régulateur des eaux du Nil étaient fondés ; mais Kamrasi leur refusa l’escorte dont ils ne pouvaient se passer pour faire ce voyage. Il ne les présenta jamais à aucun membre de sa famille, bien que le capitaine lui en eût souvent manifesté le désir. Kamrasi ne s’occupait de ses hôtes que pour les dépouiller. Il était parvenu, à force de ruse et de mensonge, à s’emparer du beau chronomètre du capitaine, et dans une visite officielle il lui demanda la presque totalité des objets qui lui restaient comme un juste retour de l’insigne honneur qu’il lui faisait de venir dans sa tente. Il lui fut répondu qu’on ne pourrait se séparer de ces objets que le jour du départ, lequel serait fixé par l’arrivée de Bombay, car les voyageurs avaient jugé prudent d’envoyer ce fidèle serviteur reconnaître le chemin jusqu’à Gani et s’informer si Petherick était arrivé au lieu du rendez-vous, ou s’il avait chargé quelques-uns de ses agens de venir à leur rencontre. Avec quelle impatience ils attendaient son retour ! Les minutes étaient des heures et les heures des journées. Il leur semblait qu’ils ne sortiraient jamais du milieu de ce marais, où ils étaient comme ensevelis. Ils n’avaient d’autres ressources pour rompre la monotonie de leur existence que de se rendre dans le soi-disant palais du roi, dont l’entrée leur était toujours permise. Ce palais ressemblait plus à un village mal entretenu qu’à une résidence royale.

Après cinq semaines d’absence, Bombay arriva porteur de bonnes nouvelles : il avait rencontré les facteurs de Petherick au nombre de deux cents, bien armés, et commandés par un chef turc, qui avait reçu la mission d’attendre le capitaine Speke pour l’escorter jusqu’à Gondokoro. Les deux amis firent savoir au roi qu’ils allaient immédiatement se mettre en route et lui demandèrent une audience de congé. Ils accompagnèrent leur demande d’une multitude d’objets qu’ils le prièrent d’accepter comme présens de départ. Kamrasi reçut avec plaisir les présens, mais chercha de nouveaux subterfuges pour les faire revenir sur leur détermination. Ils lui dirent qu’ils lui avaient donné leur dernière tente, leur dernière marmite, leur dernière scie, et le seul moustiquaire qui leur restait, ayant la ferme assurance qu’ils allaient partir, et qu’ils ne pouvaient, sans ces objets et d’autres encore, rester plus longtemps auprès de lui. Il consentit enfin à leur donner l’audience de congé qu’ils sollicitaient. Il le fit avec toute la solennité dont il était capable, et essaya de se justifier de la manière dont il les avait reçus et gardés.

Le 6 novembre 1862, ils s’embarquèrent sur deux canots pour descendre le Kafu, dont l’étroit courant est protégé de chaque côté par, une épaisse muraille de roseaux ; C’est pour les soustraire aux regards de son peuple que le roi leur avait assigné cette route. Ces précautions furent inutiles ; des milliers de spectateurs s’étaient placés sur les hauteurs qui dominent la rivière, pour les voir et les saluer. Le lendemain, ils entrèrent dans le Nil, qui, à l’endroit de sa jonction, présente une largeur d’un kilomètre, mais dont le lit se resserre graduellement jusqu’à 250 mètres. Au milieu des joncs qui en garnissaient les bords, ils aperçurent le papyrus à haute tige. Des îles flottantes tapissées de fougères et de différentes variétés de graminées suivaient lentement le courant. Après avoir traversé sans accident le district de Chopi, ils entrèrent dans le Kidi, dont les habitans portent pour tout costume une perruque bouclée comme leurs cheveux. Ils y rencontrèrent l’arbre à papier de verre, dont les feuilles sont rêches comme la langue du chat, et avec lesquelles les naturels polissent la hampe de leurs lances. Le dixième jour, ils atteignirent les chutes de Karuma, situées sous le 2° 15’ de latitude nord et le 30° de longitude est. C’est une succession de rapides, dont le principal à 3 mètres de hauteur. Ils apprirent qu’il y en avait encore deux autres plus bas, qui partageaient en trois distances égales la section du fleuve qui se trouve entre la chute du Karuma et le lac Luta-Nzigé. Ils durent se contenter de ces renseignemens, obligés qu’ils étaient de quitter les bords du Nil pour suivre la route qui devait les conduire à la station des agens de leur compatriote. Ils marchèrent pendant six jours dans un pays inculte, couvert de marais, où ils ne virent ni un seul homme, ni une seule hutte, et traversèrent une pointe du territoire de Gani pour entrer dans celui de Madi, où les villages étaient entourés d’une forte clôture. Ils y furent reçus, à peu d’exceptions près, avec beaucoup d’égard et de respect. Les naturels étendaient devant les étrangers une peau de vache, y plaçaient un escabeau et deux pots de leur boisson, et les invitaient à se reposer et à se rafraîchir. Ils y ajoutaient quelquefois de l’eau chaude pour qu’ils se lavassent les mains ; c’est l’expression de la plus exquise politesse dans ces contrées.

Le 3 décembre, ils arrivèrent à Faloro, où Bombay avait trouvé les avant-postes du commerce européen. Ce village est situé sous le 3° 10’ de latitude nord et le 29° 22’ de longitude est. Pour avertir de leur arrivée ceux qu’il croyait être les agens d’un négociant anglais, le capitaine fit faire à ses wanguanas une décharge de leurs fusils. Quelle ne fut pas leur joie d’entendre quelques minutes après une détonation d’armes à feu qui répondaient évidemment à leur décharge ! Ils se dirigèrent de ce côté et virent venir à eux une compagnie de deux cents hommes, tambours et fifre en tête, et portant trois drapeaux. Ils firent halte à une courte distance, et un noir, portant un uniforme égyptien avec un sabre turc, s’avança et se jeta dans les bras du capitaine Speke. Celui-ci répondit à ces marques un peu vives d’affection par une bonne poignée de main et lui demanda de qui il était l’agent. « De Petherick, répondit-il. — Pourquoi ne portez-vous pas le pavillon anglais ? reprit le capitaine. — C’est celui de Debono. — Et qui est Debono ? — C’est le même que Petherick. » Bien que cette réponse ne parût pas fort claire au voyageur, il s’achemina néanmoins avec ce chef, suivi de sa compagnie, qui était composée de Nubiens, d’Égyptiens et d’esclaves de divers pays ; ils arrivèrent à leur campement, qui Savait toute l’apparence d’un village du Madi. Chacun de ces soldats avait sa hutte et vivait en famille.

Mohamed (c’était le nom de ce chef) pourvut aux besoins des deux voyageurs et de leur troupe avec une généreuse libéralité. Le lendemain, ces derniers voulurent se remettre en route ; mais Mohamed s’y opposa, alléguant qu’il n’avait pas encore fait sa provision d’ivoire et que dans cette saison aucun vaisseau n’était à l’ancre à Gondokoro. Il fallut se résigner. Les voyageurs ne restèrent pas longtemps dans la société de ces singuliers représentans de la civilisation et du commerce européen sans s’apercevoir qu’ils étaient au milieu d’une bande de pillards. La manière dont ils se procuraient l’ivoire n’était rien moins qu’honnête. Profitant des divisions qui régnaient entre les chefs des différentes tribus du pays, Mohamed prêtait main-forte tantôt à l’un, tantôt à l’autre, et se faisait payer ses services en recevant les dépouilles des vaincus et des dents d’éléphant des vainqueurs. Ses voyages d’affaires n’étaient pas autre chose que des razzias. Aussi les villages qui désiraient le tenir à distance lui payaient-ils annuellement un tribut d’ivoire. L’on comprend qu’une telle compagnie ne fût pas du goût des voyageurs européens. Au bout de cinq semaines, ils se décidèrent à prendre les devans et à attendre leur escorte sur les frontières du Bari. Partis le 11 janvier 1863, deux jours après ils retrouvèrent le Nil, qui coulait lentement de l’ouest à l’est. Il avait fait depuis la chute de Karuma, où il s’était tourné vers l’ouest, jusqu’à ce point, un demi-cercle dont le diamètre mesurait 1° 23’. À une certaine distance de la rive opposée s’élevaient les montagnes de Kuku, qui pouvaient avoir deux mille pieds d’altitude. Se trouvant au milieu d’immenses prairies où paissaient de nombreux troupeaux.de buffles, d’élans, d’antilopes et même de girafes, ils y restèrent quinze jours, pendant lesquels la chasse pourvut largement à leurs besoins. Le 31, Mohamed les rejoignit avec sa caravane, où l’on comptait six cents porteurs. Pour trouver tout ce monde, il convoquait de distance en distance les chefs des villages environnans, et il exigeait impérieusement et avec menace que chacun d’eux lui fournît un nombre déterminé d’hommes pour porter « les propriétés du gouvernement, » comme il ne craignait pas d’appeler sa marchandise. Rien de plus pittoresque d’apparence que cette troupe qui s’élevait après de mille hommes : le chef et quelques-uns de ses officiers étaient montés sur des ânes, d’autres sur des vaches, et dans leurs costumes variés on reconnaissait tous les degrés de la civilisation africaine.

Le 1er février, ils touchèrent encore au Nil, qui avait perdu sa paresseuse indolence et courait noblement au travers des roches gnessiques des montagnes du Kuku. Le volume de ses eaux avait considérablement diminué depuis qu’ils l’avaient traversé à la chute de Karuma. Ils le suivirent jusqu’à son confluent avec l’Asua, sous le 3° 42’ de latitude nord, où il fait un nouveau, cercle à l’ouest, mais moins arqué que le précédent. Ils traversèrent cette dernière rivière à gué, n’ayant de l’eau dans sa partie la plus profonde que jusqu’à la poitrine. Le 9, ils entrèrent sur le territoire de la redoutable tribu des Bari, qui se contentèrent de les menacer à distance ; le 11, il ressentirent une secousse de tremblement de terre, le 14 rejoignirent le Nil, et le 15 arrivèrent sains et saufs à Gondokoro, entrepôt général du commerce de l’ivoire de ces contrées, et où se trouvent plusieurs comptoirs de négocians européens. Ce noyau de ville, appelé à recevoir un développement considérable et qui deviendra, il faut l’espérer, un foyer de lumière civilisatrice pour l’Afrique équatoriale, est situé sous le 4° 54’ de latitude nord et le 29° 20’ de longitude est. Le Nil y est navigable pour des vaisseaux marchands. Le capitaine Speke se rendit immédiatement sur le port pour y chercher ce Petherick qui avait été pour lui un sujet d’inquiétude depuis l’Uganda, et dont il craignait de lasser la patience en le faisant trop attendre à Gani ou plus haut encore. Il apprit que Petherick était resté, avec ses vaisseaux, parfaitement tranquille à Gondokoro, et qu’il se trouvait alors pour ses affaires à vingt lieues de là. Ce n’était donc pas à lui qu’il devait l’escorte de Mohamed, mais à un autre marchand du nom de Debono. Il se promenait sur la berge, lorsqu’à son indicible surprise il rencontra une de ses connaissances des Indes, M. Baker, avec lequel il avait fait des parties de chasse dans l’île de Ceylan. Celui-ci lui apprit que ses amis d’Angleterre étaient fort inquiets à son sujet, qu’ayant eu connaissance, par la voie de Zanzibar, de la défection d’une partie de sa caravane dans l’Ugogo, ils en avaient conclu qu’il ne pourrait jamais venir à bout de son entreprise, et que, s’il vivait encore, il se trouvait arrêté quelque part sur les bords du Nyanza-Victoria. Dans cette incertitude et avec l’espoir qu’il était encore temps de venir à son secours, il avait accepté la mission d’aller le chercher jusque sous l’équateur. Le capitaine Speke apprit aussi que trois dames hollandaises, la baronne A. van Capellan, Mme Tinne et sa fille, étaient venues le chercher sur un paquebot qu’elles avaient frété tout exprès, et qu’elles seraient encore à Gondokoro, si la fièvre ne les avait forcées de redescendre à Khartoum. Le profond intérêt qu’il avait inspiré non-seulement à ses compatriotes, mais à des étrangères, fut pour lui une bien douce récompense, et lui fit oublier dans ce moment les fatigues et les périls de son long voyage. Ce fut aussi à Gondokoro qu’il apprit la guerre d’Amérique, la mort du prince Albert, et qu’il reçut pour la première fois depuis son départ de Zanzibar des lettres d’Angleterre. Après un repos de huit jours, les voyageurs descendirent à Khartoum, et de là au Caire et à Alexandrie. Ils arrivèrent enfin sains et saufs dans leur patrie après une absence de trois ans et deux mois.

C’est au Caire que le capitaine Speke se sépara des dix-huit wanguana qui lui étaient restés fidèles. Munis de leurs photographies en guise de passeports, ils sont rentrés par Aden et l’île Maurice à Zanzibar, où ils ont été reçus en triomphe et ont obtenu les récompenses qu’ils avaient bien méritées. Ils étaient tout disposés, ont-ils fait dire à leur chef, à se remettre en route, s’il lui prenait fantaisie de traverser l’Afrique de l’est à l’ouest.


VII

Le voyage que nous venons de raconter est un des grands événemens scientifiques de notre époque. Le capitaine Speke n’aurait pas atteint le but qu’il s’était proposé, qu’il aurait encore droit à la reconnaissance de tous ceux qui ont à cœur les progrès des sciences géographiques. Partir de Zanzibar avec la résolution bien arrêtée d’arriver au Caire en descendant le Nil dès son origine, c’était une entreprise colossale, et il fallait pour l’accomplir un homme doué de toutes les qualités qui font le voyageur intrépide et l’explorateur intelligent.

A-t-il résolu le problème ? Est-ce bien la première origine du Nil qu’il a découverte au grand déversoir du canal Napoléon ? Ne serait-il pas tombé dans l’erreur que commettrait un voyageur qui placerait les sources du Rhône à Genève, parce que ce fleuve sort du lac dans cette ville, sans se demander si cette sortie ne serait pas le prolongement de son entrée à l’extrémité du lac ? Il a prévu cette objection et y a répondu d’avance en rappelant les recherches qu’il a faites, les renseignemens qu’il a pris pour arriver à une connaissance exacte des cours d’eau qui se jettent dans le Nyanza. Il a acquis, dit-il, la certitude qu’il n’y avait que le Kilangulé qui versât dans ce lac un volume d’eau à peu près égal à celui qui en sort à la cataracte de Ripon ; or il a fait remarquer que la science ne pourrait jamais prendre cette rivière comme la branche-mère du Nil. Cette observation est juste, seulement il reste des doutes sur la valeur de ses renseignemens et l’étendue de ses recherches. Nous pensons qu’il peut s’être trompé sur le nombre et l’importance des tributaires du lac. La partie qu’il a laissée inexplorée, et où il ne place aucune rivière, est considérable : c’est d’abord l’est tout entier à partir de la pointe méridionale du triangle, trois degrés en étendue, puis le nord-est. Il sait cependant qu’entre le Nyanza-Victoria et l’Océan-Indien se trouve une chaîne de montagnes qui suit une ligne parallèle à la mer, et à laquelle appartiennent les monts Kilimandjaro et Kénia. Le versant oriental de ces montagnes donne naissance à plusieurs fleuves qui se jettent dans la mer : pourquoi n’en serait-il pas de même du versant opposé ? Comme cette chaîne suit à peu près le même méridien, il en résulte que les deux versans sont dans des conditions climatériques à peu près identiques. Pourquoi donc le côté occidental ne donnerait-il pas naissance à des cours d’eau qui ne pourraient avoir d’autre issue qu’un grand lac ? Or dans l’espace qui sépare cette chaîne du Nyanza-Victoria il serait difficile de placer une nappe d’eau assez étendue pour recevoir les produits de plusieurs rivières sans les déverser ailleurs. Le capitaine Speke a consulté les Arabes, qui traversent ces pays dans tous les sens ; mais ces marchands méritent-ils la confiance qu’il leur donne ? N’ont-ils pas intérêt à soustraire à la connaissance des Européens ces contrées qu’ils exploitent avec tant d’injustice et de cruauté ?

Une autre objection bien plus sérieuse se présente tout naturellement à l’esprit quand on lit le récit du voyageur et que l’on consulte sa carte. On se demande si le beau fleuve qu’il a vu à Urodongani est bien le même que celui qui coulé à Gondokoro, et sur lequel il s’est embarqué pour descendre à Khartoum. Il s’en est écarté trois fois ; est-il bien sûr que dans ces intervalles le fleuve n’ait pas reçu un affluent considérable qui ait le droit de réclamer le nom de Nil-Blanc, et dont le cours d’eau d’Urondogani ne serait qu’une branche ? Dans un des circuits qu’il lui fait faire, on voit qu’il s’en est éloigné de 80 kilomètres. Une distance aussi considérable devait enlever aux renseignemens des naturels toute valeur et jeter de l’incertitude sur ses propres déductions. Il ne le croit pas, car il trace le cours tortueux du Nil comme s’il l’avait suivi, sans y indiquer un seul tributaire. Cependant il a pu se convaincre lui-même combien est erronée la topographie d’un pays basée sur les rapports des indigènes africains. Quand il était dans le camp des facteurs de Debono, Mohamed, désireux de le seconder dans ses recherches géographiques, convoqua les chefs de tous les villages des environs pour qu’ils vinssent répondre aux questions que le capitaine leur poserait. Ils montèrent tous sur un rocher élevé d’où la vue embrassait une grande étendue de pays. Ils découvrirent à l’est une chaîne de montagnes qui suivait la direction du sud-est au nord-ouest en faisant une courbe. Ils comprirent que cette chaîne, au pied de laquelle coule l’Asua, dessinait le cours de cette rivière ; mais à l’ouest ils n’aperçurent aucun signe indicateur de la présence du Nil. Le capitaine croyait néanmoins que le fleuve ne devait pas être fort éloigné, tandis que les notabilités du district affirmaient qu’il se trouvait à quinze jours ; de marche, et que pour faire ce voyage il lui faudrait plus d’un mois. Eh bien ! ce fleuve n’était qu’à deux petites journées. Quand le capitaine le rencontra, il fut humilié à la pensée qu’il eût pu rester cinq semaines si près du fleuve sans l’avoir découvert. « It is truly ridiculous, » dit-il dans son journal ; son discernement de voyageur lui avait fait défaut.

Nous serions heureux d’admettre sans réserve que le Nil qui coule à Gondokoro est bien celui que l’explorateur anglais a vu sortir du canal Napoléon ; mais nous sommes arrêté par de sérieuses difficultés qu’il soulève lui-même sans les résoudre d’une manière satisfaisante. Il reconnaît que, dans le circuit que le fleuve fait à l’ouest à partir des rapides de Karuma jusqu’à Paira, où il le retrouve sans le chercher, il a perdu une partie de ses eaux. Ce n’est plus ce fleuve magnifique qui, à Urondogani ou au confluent du Kafu, coulait majestueusement. Le volume comme la couleur de ses eaux sont changés. Pour rendre raison de ce phénomène, le capitaine Speke met le Nil en contact avec le lac Luta-Nzigé, dont il fait, comme nous l’avons dit, un réservoir où il déchargerait, à de certaines saisons, le trop-plein de ses eaux. Sur la carte qui accompagne son journal, il le fait passer le long du lac, ou plutôt il en forme la rive septentrionale dans une longueur de 30 à 40 kilomètres. Il veut que, sur ce long espace, les eaux du Nil ne se confondent avec celles du lac que dans une proportion qui lui permette de conserver son existence propre et son nom. Cette explication est-elle admissible ? Un fleuve peut-il couler le long d’une côte et à l’intérieur d’un lac sans confondre ses eaux avec celles de ce lac ? Mais ce fleuve en sort à l’opposite de son entrée. Oui, il en sort un fleuve, mais ce n’est pas le même. Pour qu’un fleuve ne perde pas son nom quand il entre dans un lac, il faut qu’il le traverse dans sa longueur. Le bassin de ce lac n’est alors qu’une vallée que le fleuve emplit pour continuer ensuite son cours. Tel n’est pas ici le cas, et si le tracé que donne le capitaine Speke était correct, le Nil de Gondokoro ne serait pas celui qui sort du Nyanza-Victoria, mais il serait le prolongement d’un fleuve qui descendrait des montagnes de la Lune, entrerait dans le lac à son extrémité méridionale, le traverserait dans toute sa longueur, et en sortirait au nord pour continuer sa course jusqu’à la Méditerranée.

Espérons, pour la gloire du capitaine Speke, que son tracé de la courbe que fait le Nil sous le 3e degré de latitude nord n’est pas celui que le fleuve dessine, et que l’explication qu’il donne du changement considérable que subit ce même fleuve dans le trajet est incomplète et prématurée. Dans cette explication, aucune renseignement n’est fourni par l’observation personnelle. Le lac Luta-Nzigé, son étendue, sa configuration, sa position géographique, son contact avec le Nil, tout est le fruit d’informations sollicitées et obtenues près des naturels ; or nous avons vu quelle valeur on peut parfois attacher à cette source de connaissances topographiques. Malgré ces observations, nous persévérons à croire que c’est bien le fleuve égyptien que le capitaine Speke a contemplé avec admiration à Urondogani ainsi qu’à la chute du Ripon, et que cette diminution dans le volume de ses eaux qu’il a signalée doit être attribuée à d’autres causes que celles qu’il mentionne. Il ne pouvait pas d’ailleurs apprécier avec quelque exactitude ce phénomène, puisqu’il n’a jamais exécuté de sondages. Il est difficile de mesurer à première vue, et en restant sur les rives, la masse liquide qu’un fleuve charrie. La profondeur du lit, la perpendiculaire plus ou moins grande des bords, les cavités qu’ils peuvent avoir, sont des faits qui échappent au coup d’œil et qui appartiennent au domaine de l’expérience.

Nous venons de parler de la gloire du capitaine Speke comme si elle était sérieusement engagée dans la solution de ces difficultés. Cette gloire restera intacte quand bien même de récentes découvertes modifieraient sensiblement le tracé qu’il nous a donné du Nil. Dans les travaux de cette nature, c’est à celui qui a ouvert la voie qu’appartient le principal honneur, car c’est au péril de sa vie qu’il a signalé à ses successeurs la route qu’ils devront suivre pour arriver le plus promptement au but. Ce sont les premiers voyageurs dans les contrées inexplorées et inconnues qui ont la difficile tâche d’apaiser les craintes superstitieuses des sauvages, de faire taire leurs méfiances, de dompter leur cruauté. Aussi l’histoire, quand elle fait le tableau des progrès et des conquêtes de la science, n’oublie-t-elle jamais ces hommes courageux qui ont été lui ouvrir au milieu de tant de dangers de nouveaux horizons.

Des réflexions qui précèdent, on peut conclure que le problème posé depuis bientôt deux mille ans n’a pas reçu sa dernière solution. Quelques obscurités qui subsistent encore sollicitent de nouveaux efforts et appellent d’autres explorateurs à l’œuvre. La France ne devrait-elle pas intervenir pour mettre un terme à toute incertitude ? Ce ne sont pas les talens qui lui manquent, ni le courage qui lui fait défaut. Dans le grand combat que la civilisation livre à la barbarie, elle n’a pas l’habitude de se tenir à l’arrière-garde. Que la France prenne donc sa part des travaux d’exploration qui s’accomplissent sur les rives lointaines du Nil. Une fraction de l’Afrique septentrionale lui appartient ; pourquoi ne se préoccuperait-elle pas de toutes les recherches qui se rattachent à ce vaste continent, quand surtout elles ont pour but d’en relier le centre avec le littoral méditerranéen ? Le temps n’est pas éloigné où ce fleuve, délivré des obstacles qui embarrassent sa marche, sera la grande artère qui unira notre Europe avec ces régions des grands lacs et ces contrées subéquatoriales sur lesquelles la nature prodigue ses plus riches trésors.


C. CAILLIATTE.

  1. Voici ce fameux passage de Ptolémée auquel tant d’écrivains ont fait allusion et dont la vérité dans ce qu’il a d’essentiel vient de recevoir une si remarquable sanction par la découverte du capitaine Speke : Τοῦτον μὲν οὖν τὸν βαρϐαριϰὸν ϰόλπον περιοιϰοῦσιν Αἰθίοπες ἀνθρωποφάγοι, ὧν ἀπὸ δυσμῶν διήϰει τὸ τῆς Σελήνης ὄρος, ἀφ’ οὖ ὐποδέχονται τὰς χιόνας αἴ τοῦ Νείκου λίμναι. — « C’est autour de ce golfe barbare que demeurent les Éthiopiens anthropophages, à l’ouest desquels se trouve la montagne de la Lune, de laquelle les lacs du Nil reçoivent les neiges. » — Claudii Ptolomœi Geographiœ lib. IV, cap. IX, § 3.
  2. Voyez, sur les explorations dans l’Afrique équatoriale, la Revue du 15 octobre 1856.
  3. On appelle de ce nom une vaste contrée inexplorée, et jusqu’à ce jour inaccessible aux voyageurs, qui s’étend de la chaîne des montagnes qui bornent à l’ouest le Zanguebar jusqu’aux régions des lacs parcourues par le capitaine Speke. C’est la raison qui l’a obligé de faire un circuit considérable vers le sud pour atteindre ces régions.
  4. Ce que devint cette troupe de cent huit hommes, il faut le dire tout de suite. Ils avaient juré une fidélité inviolable au capitaine Speke, s’engageant à le suivre partout où il irait, à lui être soumis en toutes choses. Eh bien ! cinquante-huit l’abandonnèrent dès le lendemain même du départ de l’expédition, et les autres dans le cours du voyage. Ces derniers lui emportèrent vingt-quatre fusils, ainsi que la presque totalité des objets qui leur avaient été confiés ; quinze furent renvoyés, huit furent relevés de leur engagement, quatre laissés en différens endroits pour cause de maladie, trois moururent en route, deux furent assassinés, et dix-huit seulement arrivèrent avec le capitaine Speke en Égypte.
  5. Voici le prix de ces provisions dans l’Usagara. Il fallait donner deux mètres de mericani pour avoir seize rations de blé, autant pour trois volailles, vingt mètres pour une chèvre, le double pour une vache.
  6. Les Wahuma seuls, représentans d’une race supérieure dont nous parlerons plus loin, font exception à ces caractères spécifiques.
  7. L’Uzaramo, c’est-à-dire le pays de Ramo. Dans les idiomes de l’Afrique orientale, les préfixes u, m, wa, ki, sont employées, l’u pour désigner un pays, l’m un individu, wa la collection des individus, le peuple, ki le langage. Ainsi ugogo veut dire le pays de Gogo, mgogo un homme de Gogo, wagogo le peuple de Gogo, et kigogo le langage de Gogo.
  8. C’est près des dernières limites de ce pays, dans un village appelé Dege-la-Mhora, qu’une première expédition scientifique dirigée par un Français eut un terme fatal. M. Maizan, officier de la marine française, après avoir été en station dans les eaux de l’Océan-Indien, qui baignent les côtes du Zanzibar, avait formé le projet, trop vaste il est vrai, de traverser l’Afrique de l’est à l’ouest. Il s’en ouvrit au consul anglais et au sultan de Zanguebar, qui l’encouragèrent à mettre ce plan à exécution, et lui prêtèrent un utile concours. Ce dernier avait même chargé un marchand indien de le conduire en sûreté jusque dans l’Unyamuesi. Après quelques journées de marche, un des individus de la suite de M. Maizan tomba malade. Ne voulant pas l’abandonner, il fit halte, espérant que quelques jours de repos suffiraient pour lui rendre la santé. Le marchand s’arrêta également, bien qu’un délai quelconque portât préjudice à ses intérêts. Après une halte de huit ou dix jours, les deux voyageurs se séparèrent d’un consentement mutuel. M. Maizan ne se doutait pas le moins du monde du sort qui l’attendait. Il ne comprit pas qu’en se séparant du marchand auquel il avait été confié, il perdait aux yeux des habitans du pays la protection du sultan et se trouvait exposé aux machinations d’adversaires inconnus qu’il avait laissés derrière lui. Ces adversaires étaient des marchands arabes qui, ne pouvant croire qu’un individu entreprit un voyage aussi long et s’exposât à tant de périls dans le seul intérêt de la science, s’étaient imaginé qu’il avait l’intention de découvrir les lieux qu’ils exploitaient et de connaître les secrets de leur trafic. Comme ils réalisaient des bénéfices énormes, il leur importait que ces secrets ne fussent pas dévoilés. Ils soudoyèrent en conséquence le chef de l’un des districts que M. Maizan devait traverser pour qu’il l’arrêtât au passage. Celui-ci donna des ordres à son fils Hembé, qui était le chef du village où le voyageur se trouvait. La case de M. Maizan est envahie, on s’empare de sa personne, on le garrotte, on l’attache au pieu d’une palissade et on l’y égorge pendant qu’un individu bat du tambour pour couvrir les cris de la victime.