Les Souvenirs de M. de Freycinet/02

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Les Souvenirs de M. de Freycinet
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 313-341).
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LES SOUVENIRS
DE
M. DE FREYCINET

Il y a deux ans, ici même, j’ai étudié le premier volume des Souvenirs de M. de Freycinet[1] en concentrant mes observations sur trois périodes historiques : la Révolution de 1848, le coup d’Etat de 1851 et la guerre de 1870.

Voici que paraît le second et dernier volume de ces Souvenirs et que m’incombe encore la tâche fort agréable d’en parler aux lecteurs de la Revue. Il s’agit cette fois de la période qui s’étend de l’année 1878 à l’année 1893 et comprend comme principaux événemens l’Exposition universelle de 1879, le grand programme des travaux publics, les actes du ministère Gambetta, l’expansion coloniale de la France, les intrigues et menées boulangistes, le centenaire de la Révolution française, les préliminaires de l’alliance russe et sa formation, ainsi que la convention militaire qui en est le complément. S’il fallait examiner en détail ces faits considérables et leurs diverses conséquences, plusieurs articles seraient nécessaires. J’aime mieux prendre dans ces importans Souvenirs un point spécial propre à servir de matière à quelques développemens historiques. Après une étude attentive du nouveau livre de M. de Freycinet, j’ai choisi tout ce qui concernait l’alliance russe, sujet qui, l’on en conviendra, est toujours d’actualité. Je me permettrai d’ajouter, à ce que nous révèle l’auteur, plusieurs détails particuliers qui ont un haut intérêt et qui proviennent de sources authentiques.


On sait que depuis fort longtemps, — car cela résultait de la nature même des choses, — la France et la Russie avaient une tendance à s’unir. Sans remonter jusqu’à Pierre le Grand, — et cependant cette origine n’est pas discutable, puisque Saint-Simon nous apprend que le Tsar avait une passion extrême de s’allier avec la France ; — sans insister sur la politique de Louis XV, auquel Elisabeth offrit son alliance, ni sur celle du Directoire, avec lequel Paul Ier avait entamé des pourparlers, ni sur celle de Napoléon Ier qui, par un mariage avec la grande-duchesse Anne, aurait pu constituer une alliance plus sûre que l’alliance autrichienne, ni sur la politique de Louis XVIII, qui accueillit avec froideur les propositions d’Alexandre pour l’union du Duc de Berry avec une princesse russe et de sérieuses insinuations relatives à un accord et à un traité entre les deux nations, — il est certain que le gouvernement de Charles X avait sérieusement préparé cette alliance et que le duc de Richelieu et M. de Chateaubriand s’y étaient fort appliqués.

Cette politique, qui eût pu donner les meilleurs résultats, ne fut pas suivie avec méthode par le second Empire. Il convient toutefois de reconnaître qu’il l’essaya, mais il ne le fit pas adroitement, ni avec l’esprit de suite qu’elle méritait. Au début de son règne, Napoléon III avait cherché à se rapprocher de la Russie par l’entremise de M. de Beust, puis du comte Walewski. La guerre de Crimée vint arrêter les pourparlers. Mais, après la chute de Sébastopol et le traité de Paris, le prince Orlof, confident des pensées de Nicolas, s’était déclaré partisan enthousiaste de l’empereur des Français qui lui paraissait maintenant avoir l’intention de modérer les prétentions de l’Angleterre et de contenir les revendications de l’Autriche. Morny avait ensuite entretenu une correspondance secrète avec Gortchakof et prêché l’alliance franco-russe à laquelle Persigny était opposé. Le nouveau tsar, Alexandre II, y était favorable et affirmait la sincérité de ses intentions. Morny, confiant, déclarait que la Russie seule pouvait ratifier tout agrandissement de la France et disait ironiquement a ceux qui paraissaient en douter : « Demandez-en donc autant à l’Angleterre ? » Mais Napoléon III tenait plus encore à l’alliance anglaise, quoique la reine Victoria ne se prêtât guère à ses desseins. Cependant, l’entrevue de Stuttgart en 1856 fit grand bruit. Napoléon et Alexandre se promirent de ne faire partie d’aucune coalition l’un contre l’autre, de marcher d’accord dans les affaires d’Orient et d’étudier aussi les modifications que les circonstances permettraient de faire aux traités de 1815. En 1857, le prince Napoléon alla à Varsovie offrir à Gortchakof de modifier certaines clauses du traité de Paris, ce qui irrita Walewski au point de l’amener un instant à présenter sa démission.

Au lendemain de la campagne d’Italie, Napoléon, dénoncé par la Prusse comme l’ennemi héréditaire, s’étonna de voir l’entente s’établir entre Pétersbourg et Berlin. La révolte de la Pologne en 1863, que soutenait la presse française et que l’Empire considérait comme une question européenne, enfin la proposition d’un congrès pour la régler exaspérèrent la Russie que la diplomatie prussienne avait séduite par l’adroite convention Alvensleben. En 1860, la politique de Bismarck s’accorda avec la politique russe. Cependant, Gortchakof essaya de saisir le prétexte d’un conflit entre les Crétois et les Turcs pour se rapprocher de la France, mais ni l’Empereur ni le marquis de Moustier ne profitèrent de cette occasion. Le voyage d’Alexandre à Paris, les maigres résultats qui en sortirent, le cri de : « Vive la Pologne, monsieur ! « lancé devant le Tsar par Floquet, le coup de pistolet de Bérezowski amenèrent le chancelier russe à dire que le Tsar aurait mieux fait de rester à Saint-Pétersbourg. L’entrevue de Salzbourg gâta plus encore l’affaire, car la Russie croyait à une alliance austro-française prédite d’ailleurs par le comte de Beust. Toutefois, Gortchakof fit encore quelques avances, mais elles furent assez froidement accueillies. L’ambassade du général Fleury n’améliora point les relations, car le général avait reçu pour mission de se borner à créer une entente par des conversations cordiales plutôt que par des desseins concertés. Aussi, le 1er juin 1870, Alexandre et Guillaume, Bismarck et Gortchakof se rencontrèrent à Ems, et là, sans bruit, échangèrent des vues et des promesses. Le général Fleury fit entendre à M. de (ira-mont que la France n’avait rien à craindre d’une entrevue qui n’avait rien de politique, alors qu’Alexandre, ayant obtenu la promesse d’une révision du traité de Paris, s’était engagé à rester absolument neutre en cas de conflit entre la France et la Prusse. Cette révision, Gortchakof en avait exprimé le désir au général Fleury avant de s’engager avec la Prusse, mais Fleury ne put rien promettre, n’ayant pas reçu d’instructions à cet égard.

Le 13 juillet, la dépêche d’Ems, falsifiée comme on le sait par Bismarck, met le feu aux poudres. La France croit naïvement que l’Autriche et l’Italie soutiendront la cause impériale. Notre diplomatie a beau faire pressentir à Gortchakof que l’intérêt de la Russie, comme celui de l’Europe, doit pousser les Neutres à sortir de leur inertie sous peine d’être victimes à leur tour des ambitions prussiennes, on ne nous comprend pas. On nous témoigne une froide sympathie, voisine de l’indifférence. Le 25 octobre, Gortchakof dénonce le traité de Paris, ne considérant plus la Russie liée par un arrangement qui restreignait la souveraineté du Tsar dans la Mer-Noire. Bismarck lui-même est étonné de cette revendication subite, car il sent que le procédé russe est une marque de défiance à son égard. « Qui sait, avait dit Gortchakof qui connaissait son rusé collègue ; qui sait si, une fois arrivé au terme de ses ambitions personnelles, la Prusse songerait encore à nous ? » L’affaire du Luxembourg était là pour rappeler la duplicité de Bismarck. Aussi, la Russie était-elle pressée d’obtenir le gage promis à sa neutralité et de ne point être le jouet de la diplomatie prussienne. L’Empire aurait dû s’attendre à cela, mais il ne sut rien prévoir. A Fleury qui écrivait : « Il faut que je puisse offrir quelque chose en échange de ce que vous voulez que je demande, » Napoléon avait répondu par des banalités. Il hésitait toujours entre l’alliance anglaise et l’alliance russe, ne sachant se décider nettement ni pour l’une, ni pour l’autre. Jamais politique ne fut plus décevante que la sienne. « Pour rompre bruyamment les traités de 1815, a écrit M. Pierre Rain dans une étude excellente sur les Relations de la France et de la Russie sous le second Empire, Napoléon III a fait la guerre de Crimée ; puis s’est rapproché de l’adversaire de la veille pour combattre plus facilement son allié. Vainqueur de l’Autriche, il a achevé d’anéantir la Sainte-Alliance en ressuscitant l’Italie, mais aussitôt il se retournait contre elle et s’efforçait d’arrêter sa marche vers l’unité. Il intervenait ensuite en faveur des Polonais, sans se soucier de mécontenter les Russes, persuadé qu’il entraînerait l’Europe à décréter la reconstitution de la Pologne. Se montrant par ailleurs favorable au développement et à l’unité de l’Allemagne, il s’émouvait des premiers pas faits vers la réalisation de cette unité. Toujours fidèle à son grand principe des nationalités, il se trouvait, après dix-huit ans de règne, avoir favorisé et combattu par sa diplomatie chacun des grands Etats de l’Europe. L’alliance franco-russe qu’il n’avait pas su, ou pas voulu faire, faute de laquelle il dut subir une défaite écrasante, apparut plus que jamais nécessaire au lendemain de cette crise[2]. »

Cependant, à ce moment, des obstacles semblaient rendre l’alliance très difficile, sinon impossible. La Russie, qui avait obtenu, de la Prusse et de la Conférence de Londres, l’abolition du principe de la neutralité dans la Mer-Noire, avait cru devoir entrer dans l’alliance dite des Trois Empereurs et accepter de maintenir le statut territorial au profit de la Prusse et de combattre avec elle la Révolution et ses adeptes en tout pays. Mais la question d’Orient restait encore l’objet d’un différend entre la Russie et l’Autriche, et l’hégémonie allemande, qui s’affirmait partout, lourde et menaçante, commençait à déplaire aux Russes aussi bien qu’à d’autres peuples. On s’apercevait que l’ambition germanique n’était pas encore satisfaite et qu’elle préparait d’autres aventures. L’alerte de 1875, à propos de laquelle Alexandre II donna la main à la reine Victoria pour empêcher la Prusse de se jeter sur nous, puis les incidens du Congrès de Berlin où Bismarck commit la faute de blesser la Russie en lui faisant enlever une forte partie du bénéfice des victoires remportées dans la guerre contre la Turquie, firent oublier les fautes commises par le gouvernement impérial. Dès lors, le rapprochement entre la Russie et nous, pour devenir une alliance définitive, ne fut plus qu’une question de temps et d’habileté.

La formation de la Duplice, qui allait devenir la Triplice en 1881 par l’adhésion de l’Italie, eut un effet très heureux pour l’avenir de l’alliance franco-russe. Gortchakof, qui avait mille raisons de se défier des intrigues allemandes, ne cessait de nous répéter : « Soyez forts, soyez très forts ! » et laissait entendre que l’accord serait à ce prix. Mais, malgré la venue du grand-duc Nicolas à Paris en 1880, une certaine défiance contre la République subsistait encore à Saint-Pétersbourg. L’ambassade française envoyée au couronnement d’Alexandre III fut cependant accueillie avec une grande cordialité. Le remplacement de Gortchakof par M. de Giers, qui avait plutôt des sympathies pour l’Allemagne, n’augmenta pas les chances de l’alliance désirée, quoique la présence de Jules Ferry aux Affaires étrangères fût de nature à soutenir les efforts de la diplomatie pour créer entre la Russie et la France des liens positifs. En 1884, le prince de Bismarck, dont cette alliance était le cauchemar, eut l’habileté de nouer, le 21 mars, avec la Russie, un traité de contre-assurance qui, valable pour trois ou six années, semblait être de nature à empêcher tout accord entre les Russes et nous. Mais les événemens furent plus forts que les hommes. L’empereur allemand et sa chancellerie avaient beau se proclamer les amis de la Russie et du Tsar, ces déclarations solennelles n’avaient pas la sincérité et la solidité d’une véritable alliance.

D’autre part, la Russie, préoccupée de son développement économique, trouvait en France les capitaux nécessaires à son commerce et à son industrie. Les emprunts de 1888 et 1889, et ceux qui suivirent, amenèrent la France à prêter aux Russes de nombreux milliards, ce qui rendit naturellement plus étroites les relations entre les deux Etats. MM. de Freycinet, Ribot, Constans et Laboulaye, — pour ne nommer que les principaux auteurs ou collaborateurs de l’alliance, — comprirent alors tout l’intérêt qu’il y avait à bénéficier de ce fait et s’employèrent à en tirer le parti le plus utile et le plus patriotique.


M. de Freycinet avait su gagner la confiance de la Russie par ses conseils amicaux et désintéressés. Il guida habilement l’ambassadeur russe, le baron de Mohrenheim, dans la crise bulgare et dans la crise rouméliote, et acquit ainsi une amitié loyale qui servit fort utilement à la formation de liens solides entre les deux pays. La presse russe comprenait fort bien et appuyait de son mieux cet accord. La revue de Longchamp en 1886, l’inauguration du monument à la mémoire du général Chanzy, amenèrent des manifestations non équivoques. M. Flourens, succédant à M. de Freycinet, agit habilement comme lui, dans l’intérêt de la paix et du maintien de l’équilibre européen. Le prince de Bismarck, en froideur accentuée avec Alexandre III, surveillait attentivement la Russie ; elle gênait ses plans, et il s’en inquiétait. Tenant à démontrer qu’il était toujours de taille à dominer ses adversaires, il publia le 3 juin 1888 le traité d’alliance défensive conclu en 1875 entre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie. Inséré le même jour dans le Reichsanzeiger de Berlin et dans l’Abendpost de Vienne, le traité disait, dans son article premier, que si l’un des deux Empires venait à être attaqué par la Russie, les deux hautes parties contractantes étaient tenues de se prêter réciproquement secours avec la totalité de leur puissance militaire et de ne conclure la paix que d’un commun accord. L’article 2 stipulait que si l’une des deux parties contractantes venait à être attaquée par une autre Puissance, l’autre partie s’engageait à ne pas soutenir l’agresseur contre son allié, mais tout au moins d’observer à son égard une neutralité bienveillante. Toutefois, si la puissance agressive était soutenue par la Russie, l’obligation de l’assistance réciproque avec toutes les forces militaires entrerait aussitôt en vigueur, et les opérations de guerre des deux parties contractantes devraient être également conduites d’un commun accord jusqu’à conclusion de la paix. Ces deux articles étaient suivis d’une note où il était dit que si les préparatifs de la Russie paraissaient devenir menaçans, les deux parties informeraient l’empereur Alexandre que toute attaque, dirigée contre l’une d’elles, serait considérée comme l’étant contre toutes les deux.

La divulgation de ce pacte avait causé une vive émotion en Europe, mais elle n’avait point nui au resserrement de l’union franco-russe. Sans se laisser inquiéter en effet par un document officiel d’allures menaçantes, la France et la Russie poursuivaient leurs pourparlers en vue d’un accord nécessaire à leurs intérêts réciproques.

La France donnait d’ailleurs chaque jour des preuves de son bon vouloir. Elle offrait à la Russie tout son crédit et affranchissait ses finances de la tutelle allemande. Elle lui ouvrait aussi ses manufactures d’armes pour la fabrication d’un nouveau fusil. Elle répondait aux avances de la presse russe par des affirmations réitérées de sympathie et d’amitié. M. de Freycinet, qui avait ressaisi le pouvoir, se donnait tout entier à cette tâche qu’il savait être d’un si grand intérêt pour les deux pays. « En revenant au quai d’Orsay, lors de la formation du Cabinet Brisson, dit M. Pierre Albin, M. de Freycinet avait minutieusement reconnu le terrain sur lequel le rapprochement de la France et de la Russie pouvait se produire. Il l’avait souhaité, préparé tout autant qu’il était en son pouvoir. Puis avec discrétion, avec une attention prudente, il avait guetté les premiers symptômes qui lui permettraient de risquer le geste précis et efficace qui faisait de lui autour de la table diplomatique le plus redoutable des joueurs. Son attente ne devait pas être déçue. Elle ne devait pas même être de longue durée. La question orientale allait ébranler l’édifice, dont M. de Bismarck avait posé les dernières pierres de mai 1884 à février 1885[3]. »

M. de Freycinet nous raconte qu’en 1889, le comte de Munster, ambassadeur d’Allemagne à Paris, avec lequel il entretenait depuis quatre ans d’aimables relations, vint le voir et lui dit à brûle-pourpoint devant sa fille, la comtesse Marie : « Quel intérêt vous pousse donc à vous rapprocher de la Russie ? Croyez-moi, rien de bon ne vient de l’Est. » Cette boutade me rappelle un mot à peu près semblable, mais dans un autre sens, que j’entendis, il y a quelques années, à Luxembourg. Comme je consultais un habitant sur le temps qui me semblait douteux, il me répondit en montrant la direction de la frontière prussienne : « Cela va se gâter, monsieur, car le mauvais vent vient de Prusse… »

M. de Munster, qui avait séjourné à Saint-Pétersbourg comme chargé d’affaires, avait remporté de ce séjour des souvenirs peu agréables. Il critiquait amèrement les Russes, blâmait leur incurie, relevait tous leurs défauts. Il paraissait plus favorable aux Anglais et surtout aux Français, dont l’esprit et la culture lui agréaient fort. « Mon cher comte, lui répondit M. de Freycinet, il existe entre les Russes et nous une vieille sympathie qui s’est manifestée durant le premier Empire et plus tard sous les murs de Sébastopol. Il est du reste bien naturel que nous cherchions un contrepoids à votre Triple Alliance. » Naturellement, M. de Munster se récria, comme tous ceux qui, appartenant à ce groupement politique, ne cessent de le faire, surtout à l’heure où ils renforcent leurs liens. « Où en est la nécessité ? dit-il. Cette Triple Alliance ne vous menace pas, tandis que vous qui êtes des batailleurs, si vous parvenez à vous souder à la Russie, vous nous attaquerez. » Lors de la formation de la Duplice, M. de Bismarck avait tenu le même langage à notre ambassadeur à Vienne, M. Teisserene de Bort, qui avait transmis ces assurances pacifiques au quai d’Orsay. M. de Freycinet, qui était moins confiant, protesta doucement. Il déclara que la France entendait uniquement se préserver contre toutes les aventures possibles. Et comme M. de Munster persistait à nier la nécessité de l’alliance franco-russe, il ajouta : « Que vous ne veuillez pas nous attaquer, je vous crois. Mais avec votre nouvel Empereur, qui sait ce qui peut arriver ? » C’était le moment où Guillaume II venait de congédier le prince de Bismarck et où bien des personnes lui prêtaient des vues ambitieuses et guerrières. » Détrompez-vous, s’écria alors la comtesse Marie qui suivait attentivement la conversation, je connais Guillaume. J’ai souvent joué avec lui, quand j’étais enfant. Il a des sentimens hautement religieux. Jamais il ne prendra l’initiative de la guerre. » Et l’ambassadeur s’empressa de confirmer le jugement et les dires de sa fille.

Cette conversation fit impression sur M. de Freycinet, mais il conserva des doutes sur les affirmations qu’il venait d’entendre. « La sécurité d’un grand peuple, se disait-il, ne doit pas reposer sur la bonne volonté d’autrui. Elle doit résider dans les précautions qu’il sait prendre par ses armemens et ses alliances. » Et mettant en pratique le vieil adage : « Gouverner, c’est prévoir, » il travailla à rendre plus étroit encore le rapprochement avec la Russie. Il communiqua ses vues à M. Ribot qui, avec sa haute compréhension des affaires et sa prudence innée, les apprécia justement et se montra non moins désireux que lui de faire cesser l’isolement de la France, isolement dont tous les bons esprits se plaignaient. M. Valfrey, publiciste estimé, avait affirmé, peu de temps auparavant, que notre politique extérieure n’existait plus. L’idée se répandait en effet à l’étranger que tout était incertain et instable chez nous et que nul n’y voyait clair. Il fallait en finir avec cette diplomatie obscure ou aveugle. M. de Mohrenheim contribua fortement à cette transformation, car il ne cachait pas qu’il était venu en France pour travailler à un rapprochement sérieux.

Le 11 mars 1891, le grand-duc Nicolas, feld-maréchal des armées russes, tint à voir lui-même M. de Freycinet. Ses capacités militaires, sa franchise, sa connaissance parfaite de la langue française rendaient sa conversation et son commerce attrayans. Il déclara qu’il s’intéressait de tout cœur à l’armée française et il ajouta même : « Si j’ai voix au chapitre, les deux armées n’en feront qu’une en temps de guerre. Et ceci étant bien connu empêchera la guerre, car personne ne se souciera d’affronter la France et la Russie réunies. C’est ce que je répète dans ma famille. » Son dernier mot fut celui-ci : « La France a en moi un ami. » Et cela était vrai.

Un incident assez grave contribua à resserrer encore nos rapports avec la Russie. Ce fut la découverte en France d’un complot nihiliste contre le Tsar et l’arrestation des conjurés, ce qui fit dire à Alexandre III, très satisfait de cet acte énergique : « Il y a un gouvernement en France. » En outre, sur l’initiative éclairée de M. Barbey, ministre de la Marine, la France envoya, le 25 juillet 1891, dans les eaux de Cronstadt une escadre commandée par l’amiral Gervais. Le Tsar, la Tsarine et la famille impériale vinrent rendre visite à cette escadre, et il se produisit là un événement dont le retentissement fut très grand en Europe. Des milliers de Pétersbourgeois étaient venus à la rencontre de nos navires et les avaient acclamés avec un enthousiasme délirant, tandis que leur souverain et sa famille écoutaient tête nue l’exécution de la Marseillaise après celle de l’Hymne Russe. On comprenait maintenant qu’il ne s’agissait plus que de traduire un tel accord en langage diplomatique.

Dès le 24 juillet, M. Ribot avait adressé à notre ambassadeur en Russie, le comte de Laboulaye, des instructions précises au sujet de l’alliance projetée. Après plusieurs entretiens avec M. de Giers, ministre des Allaires étrangères, celui-ci saisit, le 6 août, le gouvernement français d’une proposition conforme aux désirs exprimés. Mohrenheim fut rappelé à Pétersbourg et mis au courant des pourparlers, tandis que M. de Freycinet, ministre de la Guerre, permettait à des officiers russes d’entrer en rapport avec l’état-major français pour s’initier au transport rapide des troupes, des vivres et des munitions. Le Tsar confirma les intentions de son ministre. L’ambassadeur, revenu à Paris, s’empressa de revoir MM. Ribot et de Freycinet, et le résultat de leur entretien fut la signature d’une convention définitive le 27 août. Pour en bien comprendre la portée, quoiqu’elle n’ait pas encore été publiée, il faut reproduire ce qu’en a dit M. de Freycinet lui-même.

« Elle répondait à des aspirations qui se manifestaient depuis de longues années et auxquelles l’occasion seule avait manqué pour s’inscrire dans un document officiel. Les peuples, par un instinct profond, avaient devancé les chancelleries. Cette convention, strictement défensive, ne cachait aucune pensée inamicale à l’égard d’une puissance quelconque. Elle avait pour résultat, en ce qui nous concerne, de rompre l’isolement dans lequel nous nous trouvions depuis 1870 et qui, plus d’une fois, avait enlevé à notre diplomatie la liberté d’esprit dont a besoin le gouvernement d’un grand pays. Si certains regrettent qu’on ne soit pas allé plus loin, qu’on n’ait pas ouvert des horizons à la justice immanente, qu’ils se consolent en pensant que, si nous l’avions proposé, la Russie ne serait pas entrée dans cette voie. Alexandre III était un souverain éminemment pacifique. Il l’avait prouvé en 1886, lors du conflit avec l’Angleterre en Afghanistan, et il n’aurait pas démenti son passé. » L’Autriche-Hongrie, qui redoutait le ressentiment russe, motivé par le traité de Berlin, s’était rattachée à l’Allemagne, malgré les souvenirs de Sadowa, et le souci de sa défense passa avant celui d’une revanche qui persistait cependant au fond de bien des cœurs. Le comte Andrassy n’avait-il pas dit, le 27 avril 1879, à M. de Bismarck : « Contre une alliance franco-russe, le coup à jouer est une alliance austro-allemande ? » Et le chancelier allemand avait répondu que le ministre hongrois avait donné une formule heureuse à la nécessité qui s’imposait. Les deux pays, qui s’étaient fait une guerre acharnée en 1866, se réunissaient maintenant pour se prémunir contre des complications extérieures qui pouvaient, croyaient-ils, les surprendre un jour ou l’autre. Sans savoir les raisons qui auraient pu empêcher l’Autriche de s’unir à l’Allemagne, si elle eût été assez impolitique pour agir ainsi, nous pouvions et nous devions accepter l’alliance russe qui, tout en restant défensive, nous mettait à l’abri des alertes qui, depuis 1871, nous étaient venues du côté allemand. La politique digne d’un grand pays est d’aller immédiatement au plus pressé. Ce n’est pas oublier que de savoir se préparer et de savoir attendre.

Il faut, pour comprendre l’importance de l’alliance franco-russe, rappeler toujours les inquiétudes que sa formation causait au prince de Bismarck. Il avait tout essayé, tout fait pour l’empêcher. Sans le calme et sans la sagesse de l’empereur Guillaume Ier, la paix entre l’Allemagne et nous eût été certainement troublée. Bismarck détestait la Russie, peut-être plus que la France, mais il s’ingéniait à dissimuler cette haine et affectait d’avoir, en apparence au moins, de bonnes relations avec elle. Pourquoi ? Parce qu’il n’avait confiance en personne, même en ses alliés. « Il n’existe pas, disait-il avec une certaine amertume, pour l’Allemagne d’assurance absolument certaine contre le naufrage de la combinaison choisie ; mais il nous sera possible de tenir en échec les tendances anti-allemandes en Autriche, tant que la politique de l’Allemagne n’aura pas coupé derrière elle le pont qui conduit à Pétersbourg, tant qu’elle n’aura pas créé entre la Russie et nous un abîme sur lequel on ne pourra plus jeter de pont. Aussi longtemps que cet abîme n’existera pas, Vienne pourra tenir en bride les élémens hostiles ou étrangers à l’alliance allemande. »

Le chancelier allemand prévoyait, en cas de rupture diplomatique avec la Russie, que l’Autriche serait plus exigeante vis-à-vis de l’Allemagne et lui demanderait, pour prix de son alliance, la défense des intérêts autrichiens en Orient et dans les Balkans. Il avouait être assez embarrassé à cet égard, et ses aveux jettent une lumière curieuse sur la situation qu’il a léguée à ses successeurs. Je ne sais s’ils sont plus généreux que lui, ou si, par de nouveaux engagemens, ils ont l’intention de l’être, mais il est bon de méditer les lignes suivantes : « Ce n’est pas la mission de l’Empire allemand de prêter ses sujets à autrui et de contribuer par le sacrifice de leurs biens et de leur sang à réaliser les vœux des voisins. Le maintien de la monarchie austro-hongroise est pour l’Allemagne une question d’équilibre européen, question sur laquelle on peut, en toute tranquillité de conscience, engager la paix du pays ; mais qu’on s’abstienne à Vienne de déduire de cette alliance des droits autres que ceux pour lesquels elle a été conclue ! »

Puis, abordant le sujet qui lui tenait le plus à cœur, c’est-à-dire la possibilité d’une rupture entre la Russie et l’Allemagne, il disait avec une franchise plus brutale encore : « Il fallait qu’en Russie l’opinion publique et la presse eussent une dose peu commune de bêtise et de mauvaise foi pour croire et soutenir que la politique allemande eût obéi à des intentions agressives, lorsqu’elle a conclu une alliance défensive avec l’Autriche et l’Italie. La mauvaise foi était plutôt d’origine franco-polonaise ; la bêtise était d’origine russe. L’habileté franco-polonaise a remporté la victoire sur la maladresse, la crédulité et l’ignorance russes. » Voilà comment Bismarck traitait ceux qu’il n’aimait point et avec lesquels cependant il prétendait entretenir des relations de bon voisinage. Et comment, après un langage aussi amer, expliquer cette autre déclaration : « Il est infâme, insensé, inique de couper par dépit personnel le pont qui nous permet de nous rapprocher de la Russie ! » Il est vrai que le chancelier allemand a émis plus d’une déclaration contradictoire et s’est peu soucié, en plus d’une occasion, de respecter la vérité et la logique.

Bismarck préconisait bien l’alliance austro-allemande, mais, avec sa défiance habituelle et sa connaissance des hommes, il ne perdait jamais de vue la possibilité d’être abandonné un jour ou l’autre par la politique viennoise. Il faisait l’éloge de la Triple Alliance et il ajoutait presque aussitôt, en diplomate désabusé : « La politique internationale est un élément fluide qui, par intervalles et suivant les circonstances, se solidifie, mais que les changements atmosphériques ramènent à son état primitif… La Triple Alliance est une position stratégique. A l’époque où elle fut conclue, elle devait nous prémunir contre les dangers iinminens… Elle a été prolongée à diverses reprises et peut-être réussira-t-on à la prolonger davantage. Mais, — et ici reparaît le scepticisme de ce grand manieur d’affaires, — une durée éternelle n’est assurée à aucune convention entre les grandes Puissances, et il serait peu sage de vouloir toujours regarder cette alliance comme la seule base solide de toutes les combinaisons possibles qui, dans l’avenir, pourront modifier les situations, les besoins et les dispositions des esprits… Elle ne saurait former une base inébranlable et éternelle et ne nous dispense pas d’être toujours en vedette. » Ces derniers mots doivent être retenus par tous ceux qui ont l’ambition de diriger leur pays et de se dire des hommes d’Etat.


C’est bien ce que pensait alors la France, et, devant les manœuvres de M. de Bismarck qui ne cessait de la surveiller, elle cherchait, elle aussi, à être vigilante et à prendre toutes ses précautions. Les stipulations de l’accord franco-russe, si importantes qu’elles fussent, n’atteignaient pas encore, de l’avis de M. de Freycinet, le but voulu. « Elles prescrivaient, dit-il, l’action en commun, mais elles n’en réglaient pas le mode et les conditions. Elles appelaient un complément logique, c’est-à-dire une convention militaire dont M. Ribot avait eu soin de faire accepter le principe. » A la fin d’août 1891, M. de Freycinet chargea le publiciste danois, Jules Hansen, esprit très habile et très averti, qui nous avait déjà rendu de réels services, de se rendre à Fredensborg en Danemark où se trouvaient le Tsar et sa famille, Hansen eut soin d’emporter avec lui un aide-mémoire qui résumait sa conversation avec le ministre français, et qui avait pour but de prévenir une intervention brusque et hostile de nos voisins pour sortir d’une situation embarrassée. La Triple Alliance avait, pour l’instant, un grand avantage sur nous, c’est qu’elle était munie d’une convention militaire bien déterminée. « Tout est réglé d’avance, écrivait Hansen. Au moment où l’empereur allemand, chef de la Triple Alliance, donnera l’ordre de mobilisation, on mobilisera aussitôt à Vienne et à Rome. Ce fait seul donnera déjà à nos adversaires une avance de 24 heures sur la France et la Russie, et les trois alliés, qui savent ce qu’ils veulent et où il faut placer leurs armées, pourront frapper un coup décisif, avant que nous soyons en mesure de résister… Pour remédier à cet état de choses, il serait de toute nécessité de conclure au plus vite entre les deux pays une convention militaire dont la stipulation essentielle sera qu’à la première nouvelle de la mobilisation de la Triple Alliance, la France et la Russie mobiliseront immédiatement leurs forces. A côté de cela, une entente doit s’établir entre les états-majors russe et français sur les concentrations et les mouvemens simultanés des corps d’armée selon les éventualités qui peuvent se produire… Notre victoire est probablement à ce prix. » Le 4 septembre, Jules Hansen vit, au chalet de Fredensborg, le prince Obolensky auquel il remit une note de M. de Freycinet. Le prince la porta au Tsar et le lendemain répondit au nom de son souverain : « M. Hansen pourra dire à M. de Freycinet que S. A. l’Empereur a pris sa demande en sérieuse considération et qu’il s’occupera d’y donner suite dès sa rentrée à Saint-Pétersbourg. »

M. Ribot et M. de Mohrenheim étaient d’accord avec M. de Freycinet sur cette question si grave. Ils s’étaient demandé comme lui quel serait le devoir de l’une des deux Puissances contractantes si l’autre était attaquée. Les alliés auraient-ils le temps de se concerter avant d’agir ? N’était-il pas d’une extrême urgence que chacun sût à l’avance ce qu’il aurait à faire, sans qu’il fût nécessaire de recommencer de nouveaux pourparlers ? Il fut donc convenu entre eux que cette question importante donnerait lieu à une discussion toute spéciale, lorsque M. de Giers viendrait à Paris.

Le 18 novembre 1891, le ministre des Affaires étrangères de Russie descendit à l’ambassade russe et le 23 s’établit une conférence entre lui, M. Ribot, M. de Freycinet et M. de Mohrenheim. La situation ayant été exposée très clairement par le ministre de la Guerre, la discussion prit le caractère qu’elle devait avoir. Tout en reconnaissant que la situation exigeait des précautions particulières, M. de Freycinet insista sur le caractère pacifique du rapprochement entre la France et la Russie qui avait pour but avoué le rétablissement de l’équilibre européen. Ce que demandait le ministre, c’est que les stipulations de l’alliance eussent leur complément naturel : une convention militaire. Il fit cette demande avec le tact et la mesure qui forment la caractéristique de son caractère. Déjà, à Vandeuvre, lorsqu’il avait eu à parler de notre armée et de ses chefs, il s’était exprimé en termes faits pour rassurer l’allié le plus scrupuleux. « Ces progrès, disait-il, attestent que le gouvernement de la République, malgré les changemens de surface, est capable de longs desseins et que, dans l’accomplissement des œuvres nationales, il apporte un esprit de suite qui ne le cède à celui d’aucune monarchie. Personne aujourd’hui ne doute que nous ne soyons prêts. Nous prouverons aussi que nous sommes sages. Nous saurons garder dans une situation nouvelle le calme, la dignité, la mesure qui, aux mauvais jours, ont préparé notre relèvement. » Quelque temps après, M. Ribot accentuait ces sages paroles, en disant à Bapaume, avec son autorité personnelle et l’autorité de ministre des Affaires étrangères, que la nation russe s’était associée à son Empereur pour nous témoigner une amitié cordiale. « Il en est résulté, déclarait-il, une situation nouvelle, ce qui ne signifie pas qu’il faille y adapter une nouvelle politique. Ce n’est pas au moment où nous pouvons pratiquer la paix avec plus de dignité que nous nous exposerons à la compromettre. » Et l’auditoire convaincu acclamait cette affirmation aussi sage qu’élevée : « La France, ayant conscience de sa force et confiante en son avenir, continuera de montrer les qualités de prudence et de sang-froid qui lui ont attiré l’estime des peuples et qui ont contribué à lui rendre le rang qu’elle doit occuper dans le monde. » A Marseille, M. de Freycinet renouvela les mêmes affirmations et recueillit les mêmes approbations enthousiastes : « La France, avait-il dit, la France isolée et presque obligée de se désintéresser de ce qui se passait autour d’elle, est redevenue, grâce à la réorganisation de son armée et à la sagesse de sa diplomatie, un facteur important de l’équilibre européen. La paix n’est plus seulement dans les mains des autres ; elle est aussi dans les nôtres et n’en est, par suite, que mieux assurée. »

De telles déclarations avaient leur prix. Il était important de donner à la Russie, non pas méfiante mais très prudente, les gages indispensables d’un accord calme et réfléchi. Le ministre russe était de ces hommes d’Etat qui n’acceptent les solutions que sagement préparées et faites de sang-froid. « M. de Giers, dit M. de Freycinet, me frappa par sa physionomie très fine et très franche. Il s’exprimait avec modération, en homme que l’effort fatigue et qui paraît d’ailleurs plus enclin à écouter qu’à parler. Il avait l’air réfléchi d’un diplomate de carrière et des manières aussi affables que distinguées. Se sachant en possession de la confiance de son souverain, il évitait de dire un mot qui put l’engager prématurément. » Lorsqu’il fut question « de la convention militaire, il déclara en toute sincérité que ce sujet appartenait personnellement au Tsar, qu’il n’avait pas le droit de la discuter, mais qu’il transmettrait fidèlement à Sa Majesté toutes les observations utiles qui pouvaient être faites. « M. de Giers, ajoute M. de Freycinet, parlait remarquablement le français ; avec lui aucune nuance n’était perdue. En outre, M. de Mohrenheim m’avait vanté sa mémoire. Je me sentis assuré que ma démonstration arriverait intacte auprès de l’Empereur. Je m’appliquai donc à développer, avec toute la conviction dont j’étais animé, les raisons décisives qui rendaient la rédaction d’un tel document indispensable. M. Ribot appuya dans le même sens. »

Le lendemain, M. de Mohrenheim dit à M. de Freycinet : « M. de Giers est acquis à notre cause. Vous l’avez convaincu. Naturellement, il ne peut rien vous dire et doit demander les ordres de Sa Majesté. De mon côté, j’ai sténographié vos argumens au passage et j’en fais l’objet d’un rapport à l’Empereur. Je serais bien surpris que l’esprit si juste, si clair de Sa Majesté ne fût pas touché par ces considérations. Seulement, il ne faut rien brusquer. L’empereur Alexandre procède lentement. Il aime à mûrir ses résolutions. Ne présentez donc pas de proposition officielle pour le moment. Laissez agir le temps, j’imagine que ce ne sera pas très long. »

Quelques jours après, le Cabinet français fut renversé à propos du manifeste de quelques évêques contre les entraves mises à l’exercice de leurs droits concordataires. Sur les instances de M. Carnot, M. de Freycinet conserva le portefeuille de la Guerre, non par ambition, mais dans l’intérêt de l’Etat. Ses scrupules cédèrent devant la nécessité de conduire à bonne fin la convention militaire. L’ambassadeur de Russie lui avait fait cette confidence : « L’Empereur n’aime pas les nouveaux visages. Si vous partez, il mettra un temps assez long avant de se décider. »

Depuis l’entretien de M. de Giers, les choses étaient restées en l’état. « La mauvaise santé du ministre russe expliquait cet arrêt, dit M. de Freycinet, mais n’en conjurait pas les inconvéniens. Tant qu’un accord bien précis ne serait pas conclu, j’estimais qu’au point de vue pratique, on courrait le risque de graves déceptions. J’avais hâte de sortir de cette expectative énervante. » Une note de M. Ribot, adressée le 16 février 1892 à M. de Montebello, successeur de M. de Laboulaye à l’ambassade de Saint-Pétersbourg, avait précisé les bases de la convention désirée, et avait été remise par le Tsar au général Vanowski, ministre de la Guerre, pour être l’objet d’un rapport approfondi. Alexandre III aimait en effet à travailler sur des écrits motivés et à se former une opinion sérieuse avant de traiter un sujet, de manière à n’avoir pas à se rétracter sur tel ou tel point. Le général de Boisdeffre, ayant été invité aux manœuvres impériales d’été, arriva le 1er août à Saint-Pétersbourg, porteur d’un projet de convention délibéré en conseil des ministres. Les pourparlers s’engagèrent aussitôt avec le général Vanowski et son chef d’état-major, le général Obroutchev. La rédaction définitive, signée par les deux chefs d’état-major, fut remise au Tsar et, le 17 août, Vanowski écrivit à Boisdeffre que Sa Majesté, ayant approuvé l’ensemble du projet, avait ordonné de le transmettre au ministre des Affaires étrangères.

M. de Giers était alors malade en Finlande. Obroutchev vint lui lire le texte agréé par Alexandre III et le ministre n’y trouva rien à redire. Le 18 août, le général de Boisdeffre fut reçu par le Tsar, qui lui fit savoir que le projet avait reçu son entière approbation, et que tout au plus pourrait-il y avoir quelques changemens de mots insignifians à la suite de l’étude faite par M. de Giers. Celui-ci était parti pour Aix-les-Bains où il avait à suivre un traitement. M. de Freycinet l’y alla voir et le trouva très fatigué, à tel point qu’il n’osa insister sur la nécessité d’en finir une bonne fois avec la convention. Le ministre promit formellement, dès sa rentrée à Saint-Pétersbourg, de provoquer la ratification officielle par son souverain. Mais un nouveau retard fut occasionné en janvier 1893, lors de la sortie de M. de Freycinet, puis de M. Ribot, du ministère. Alexandre III, que le changement de personnes déconcertait, se donna un nouveau temps d’observation. Au mois d’octobre, l’arrivée à Toulon de l’escadre russe, commandée par l’amiral Avellan, prouva que le Tsar était toujours dans des dispositions favorables. L’amiral répéta à M. de Freycinet que l’alliance était extrêmement populaire en Russie et que l’on considérait, quoique la convention militaire fût encore en suspens, qu’il ne s’agissait plus, pour s’entendre définitivement, que de simples formalités.

Le comte de Munster suivait avec une curiosité anxieuse les progrès des négociations franco-russes. Il était bien renseigné sur tout ce qui se passait. Un dimanche, il vint voir M. de Freycinet dans son hôtel et lui dit avec une bonhomie malicieuse : « Maintenant que vous êtes deux, vous aurez bien de la peine à rester tranquilles. Chez vous, on aime la guerre et vous entraînerez la Russie. » M. de Freycinet répondit très nettement que la politique du gouvernement était pacifique. — Celle du gouvernement, répliqua Munster, je le crois, mais la nation est batailleuse. Du moment qu’elle se sentira assez forte, elle donnera cours à ses instincts belliqueux. En France, vous êtes très susceptibles et la moindre étincelle mettra le feu aux poudres. — Eh bien ! déclara M. de Freycinet, vous vous trompez. Ce qui nous rend susceptibles et chatouilleux, c’est surtout la pensée qu’on nous croit faibles et qu’on ne compte pas suffisamment avec nous. Plus nous serons forts et moins nous serons ombrageux. Soyez sûr que nos rapports avec vous deviendront plus faciles, quand nous nous sentirons sur le pied d’égalité. Tant que nous étions seuls en face de la Triple Alliance, notre fierté était constamment en éveil. A présent, nous serons beaucoup moins impressionnables. Notre entente avec la Russie, vous le verrez, sera un gage de paix. » M. de Munster, qui ne cherchait pas à froisser les sentimens français, transmit fidèlement à son gouvernement ces assurances données en toute franchise. Au temps de M. de Bismarck, les choses eussent pris une autre tournure, car l’erreur tenace du chancelier était de penser que nous cherchions la revanche à tout prix. « Il ne se rendait pas compte, remarque M. de Freycinet, que si la blessure de l’Alsace-Lorraine saigne toujours, nous ne sommes cependant pas assez imprudens pour en demander la guérison à une conflagration générale dont nul ne peut prévoir l’issue. Il ne se trompait pas moins au sujet de la Russie et la supposait impatiente d’affronter l’Allemagne, tandis qu’elle ne visait qu’à garantir sa propre sécurité… Il est donc possible que, lui gouvernant, notre entreprise de 1891-1892 eût déchaîné la guerre. L’empereur Guillaume II a montré plus de sang-froid. Il s’est dit sans doute que la France et la Russie avaient le droit de faire ce que l’Allemagne et l’Autriche avaient fait de leur côté, et qu’une alliance purement défensive, comme l’était la nôtre, servirait plutôt qu’elle ne compromettrait la cause de la paix générale. »

Les grandes manœuvres de 1892 où la France montra ses forces abondantes de réserves, bien préparées par le général de Miribrl et par le général de Cools, dans la plaine de Montmorillon, exercèrent une profonde impression sur l’esprit des officiers russes témoins de ces vastes et fortes évolutions, et par-là même sur l’esprit d’Alexandre III, au moment où l’on attendait la ratification de la convention militaire. L’aspect martial des hommes, leur entrain et leur endurance produisirent un puissant effet sur tous ceux qui assistaient aux manœuvres, et le baron de Frederichs déclara, au nom de tous ses collègues étrangers, qu’il emportait un souvenir ineffaçable de ces belles journées et de tous les soldats qui y avaient pris part.


L’honneur de signer l’alliance de la France et de la Russie était réservé à Casimir Perier, qui avait formé le Cabinet du 3 décembre 1893 et pris le portefeuille des Affaires étrangères. Par ordre du Tsar, M. de Giers apposa enfin sa signature sur le document qui attestait cette alliance. « Ainsi, écrit Jules Hansen, qui avait servi d’intermédiaire en ces longues et difficiles négociations et dont M. de Freycinet reconnaît le caractère actif et discret ; ainsi s’accomplit un des actes les plus importans du XIXe siècle. Sur le désir de l’empereur Alexandre III, qui ne voulait pas provoquer la méfiance des autres Puissances, les termes du traité furent tenus secrets. On savait seulement que son but était le maintien de la paix en Europe, objet de la constante sollicitude du grand empereur pacificateur. »

Il a été dit, le 23 janvier 1903, à la Chambre des députés par M. Jaurès que cette alliance avait consacré le statu quo en Europe et qu’elle était une sorte de sceau mis sur les malheurs de la France. « Eh bien ! non, répliquait M. Ribot dans une inspiration vibrante, je ne puis pas laisser dire cela. Non, cette alliance n’a pas été conçue dans une pensée d’agression, mais elle n’est pas inspirée de l’esprit que vous voudriez voir se développer dans la Chambre. Nous n’y avons écrit à aucune page que nous avions confiance dans ces idées lointaines de l’établissement de la paix par le respect du droit, sans l’intervention de la force. J’ai dit, comme ministre des Affaires étrangères à cette tribune, qu’on ne pouvait pas nous demander de rien oublier. »Et, aux applaudissemens de la grande majorité de la Chambre, l’orateur ajoutait : « Je le répète aujourd’hui comme député, parce que si un pays, qui a été vaincu comme le nôtre, se prêche à lui-même des résignations trop faciles, il perd quelques-unes de ces chances de réparation auxquelles on faisait appel dans un magnifique langage. Il ne suffit pas de dire que le droit appartient à l’Alsace-Lorraine : il faut en même temps réserver, en restant forts, en ne les effaçant par aucune parole imprudente, toutes les chances que l’avenir peut nous réserver. » Et dans une revue saisissante du passé, M. Ribot se demandait si l’on n’avait pas à compter avec des surprises, avec des problèmes redoutables. On prêchait le pacifisme, mais, si pacifiques que nous désirions l’être, pouvions-nous attendre la revanche du droit, ou même la sécurité du pays, des théories éloquentes et nuageuses qui contenaient dans leurs flancs les plus cruelles déceptions ? L’Empire était pacifique avant 1870. Il ne voulait pas la guerre et, tout en ne la voulant pas, il commettait la faute énorme de ne pas tenir ses forces militaires en état, et subissait l’effet dissolvant de théories qu’on ne voyait pas, en 1903, reparaître à la tribune sans un certain émoi. Ce n’est que lorsque la France eut saigné sous le pied de l’étranger qu’on comprit le danger mortel de ces rêveries et de cette idéologie pernicieuse. Aussi, ceux qui, comme M. Ribot, avaient entendu ces déclamations et en avaient vu les douloureuses conséquences, s’étaient juré de ne pas oublier de telles leçons et de contribuer de leur mieux à mettre la France en situation de se défendre. L’alliance russe que l’on critiquait était un des meilleurs moyens de renforcer cette défense et M. Ribot pouvait dire que, lui et M. de Freycinet, avaient fait leur devoir en la préparant et en la complétant par des mesures utiles et sages.

Ces affirmations sincères et énergiques, M. Ribot eut l’occasion de les renouveler le 6 avril 1911, à une époque où une sorte de pessimisme soufflait sur la France et où l’on mettait presque en doute que la Russie pût nous donner efficacement son appui en des circonstances graves. L’orateur connaissait bien les dangers de l’optimisme et de la présomption. Il ne les dissimulait pas. Il avait remarqué, au lendemain de l’alliance russe, une confiance un peu excessive. Mais ce n’était ni à lui ni à M. de Freycinet qu’on pouvait faire ce reproche. L’un et l’autre n’en demeuraient pas moins certains que l’alliance, dont ils étaient les auteurs, était un honneur pour eux et une sécurité pour le pays. « Nous l’avons faite, disait-il simplement, dans l’intérêt de la France et non dans l’intérêt d’un parti politique. Notre esprit visait beaucoup plus haut. Nous l’avons faite modestement, sans bruit, ne l’ayant jamais considérée comme un instrument de popularité. C’est notre honneur devant, le pays et ce sera aussi notre honneur devant l’histoire. » Et le Sénat tout entier ratifiait ces paroles par des applaudissemens plusieurs fois répétés.

Il est évident que cette alliance, dont on ne connaît pas le texte officiel, n’a pas été faite uniquement en vue des garanties de la paix, mais de toutes les éventualités qu’il est permis de prévoir. Les Alliés se sont réservé le droit de suivre de près les événemens, de combiner leur politique et d’en tirer à l’occasion tous les avantages. Ils avaient la volonté, par une nouvelle organisation de l’armée russe et par un renforcement de l’armée française, de rétablir l’équilibre militaire comme l’équilibre politique. La situation puissante de l’Allemagne obligeait la France à des efforts dont la Russie devait prendre sa part. La convention militaire qui prévoyait tout cela fut suivie d’une convention navale qui reposait sur les mêmes données et accentuait la politique de deux nations tendant, par une même action diplomatique appuyée sur des forces respectables, à maintenir la paix et l’équilibre européen. Sans doute il y avait des risques à courir, comme il y en a dans toute alliance. Ces risques ont été envisagés comme les avantages et acceptés, à la condition que les deux Puissances contractantes se concerteraient toujours sur toutes les questions qui pouvaient intéresser la paix générale. En certaines circonstances, cette nécessité d’un concert perpétuel a pu être un peu négligée, et c’est ce qui a permis aux adversaires de l’alliance d’en critiquer la portée et les bienfaits. Il est inutile à ce sujet de donner des détails que tout le monde connaît, mais de ces faits il résulte que la France et la Russie doivent plus que jamais avoir une action perpétuellement vigilante. « Nous devons toujours être en vedette, » avait dit le prince de Bismarck, au lendemain même du triomphe de l’Allemagne. Encore une fois, cette observation si sage, si profonde, ne doit pas sortir de notre mémoire. Le succès de l’alliance franco-russe est à ce prix.


Depuis l’année 1893, les preuves de l’amitié qui unissait par ce traité formel la France et la Russie se sont multipliées. De nombreuses manifestations, dont le souvenir n’a pu être oublié, ont souligné cette alliance. Quelques esprits chagrins ont paru croire qu’il y avait là plus de bruit et d’éclat que d’utilité pratique. Ils se sont trompés, car il y avait quelque avantage à montrer, en des occasions favorables, combien l’alliance franco-russe nous est chère et comment, malgré nos divisions et nos vicissitudes politiques, elle demeure, de l’avis de tous les bons Français, nécessaire et intangible. Si, je le répète, dans quelques circonstances regrettables, l’action des deux pays n’a pas été empreinte d’une méthode impeccable, si elle a amené parfois quelques mécomptes ou désillusions, il n’en est pas moins vrai que cette action a eu très souvent la possibilité de s’affirmer et a démontré par elle-même son efficacité. Quelques nuages se sont rapidement dissipés, au regret de ceux-là seulement qui la raillaient ou la menaçaient. Le relèvement de l’armée russe, aussi bien que le renforcement de l’armée française, ont singulièrement contribué à raffermir l’alliance et à donner entière raison à leurs auteurs. M. de Freycinet qui, avec M. Ribot, a le droit de revendiquer un tel accord et les conventions qui en forment les bases, a fait, pendant la durée de son pouvoir ministériel et depuis comme Président de la Commission de l’Armée, tout ce qui était nécessaire pour constituer, augmenter et discipliner nos forces. Ce n’était pas tout que d’avoir un immense réservoir où nous pourrions puiser en cas d’hostilités, il fallait que nos troupes prouvassent à l’Europe qu’elles étaient en état de bien remplir tous leurs devoirs. Et chacun a pu voir aux grandes manœuvres que notre armée manifestait une ardeur, un entrain, une intelligence et une endurance admirables.

La Russie, qui a été si éprouvée par la guerre japonaise, n’a pas hésité à imiter la France dans son relèvement militaire et à reconstituer ses forces en y employant le temps et en y mettant le prix nécessaire. « On connaît à l’étranger, écrivait récemment la Gazette de la Bourse dans un article qu’on a attribué au général Soukhomlinov, ministre de la Guerre de Russie, les énormes sacrifices que nous avons faits pour donner à l’alliance franco-russe une force réellement imposante. Les réformes militaires réalisées en Russie dépassent tout ce qui a été fait jusqu’à présent dans aucun autre pays. Le contingent annuel des recrues a passé de 450 000 à 580 000 hommes. Nous avons ainsi une augmentation annuelle de 130 000 hommes. Même la durée du service a été augmentée de six mois. Nous avons donc en hiver quatre contingens sous les armes. Aucune nation du monde ne peut se flatter de réunir une armée aussi considérable.

« Le chiffre de 580 000 multiplié par 4 donne 2 320 000. A titre de comparaison, il faut se rappeler que l’armée allemande, d’après la nouvelle loi militaire, compte 880 000 hommes, celle de l’Autriche-Hongrie, environ 500 000, et celle de l’Italie, environ 410 000.

« Il est tout à fait naturel que nous soyons en droit d’attendre que la France fournisse 770 000 hommes, ce qui lui est possible, grâce à la loi de trois ans.

« Il est nécessaire de faire observer que toutes ces augmentations d’effectifs en temps de paix ont été décidées exclusivement dans le but d’accélérer la mobilisation. À ce point de vue-là, nous avons réalisé une autre réforme considérable : nous avons projeté tout un réseau de chemins de fer stratégiques, dont on a déjà commencé la construction. De cette manière, nous avons tout fait pour prévenir toute anicroche en matière de mobilisation et pour pouvoir, dès les premiers jours de la guerre, accélérer le mouvement de l’armée vers les points de concentration.

« Nous désirons la même chose de la part de la France. Plus on aura de soldats, et plus rapide sera l’action.

« Nous pouvons répéter ce que nous disions au printemps dernier :

« La Russie est prête, et elle espère que la France le sera aussi… Nous avons rempli toutes nos obligations envers l’alliance avec la France, et naturellement nous devons nous attendre à ce que notre alliée remplisse aussi tous ses devoirs. »

À cette observation si juste, le gouvernement français, par l’organe de M. Viviani, ministre des Affaires étrangères, a répondu : « Voilà précisément vingt ans que la politique extérieure de la France est fondée sur son alliance avec la Russie, vingt années pendant lesquelles la collaboration pleinement confiante des deux gouvernemens, appuyée sur le souvenir de journées d’inoubliable enthousiasme, a mis en lumière combien ce pacte répond à la fois aux intérêts permanens des deux pays et à leurs sentimens sincères.

« Au moment où je prends la direction des Affaires étrangères, il m’est particulièrement agréable d’affirmer mon absolue conviction en l’efficacité d’un accord qu’avec mes prédécesseurs j’ai toujours considéré comme immuable. Jamais, d’ailleurs, cette efficacité n’est apparue plus manifestement que pendant les événemens qui, au cours des deux dernières années, ont profondément troublé l’Europe. Durant toute cette crise, les deux gouvernemens ont montré une constante unité de vues et d’action pour limiter les conflits, après avoir tout mis en œuvre pour les prévenir. Ils ont ainsi vraiment pratiqué l’alliance, et, ce faisant, ils ont tout à la fois servi les intérêts des deux Etats et la cause de la paix générale.

« Cette défense de la paix ne me préoccupe pas moins que mes devanciers et je serai heureux, pour ma part, d’y collaborer avec M. Goremykine et M. Sazonow. La Russie et la France n’auraient pu réaliser aussi pleinement leur œuvre, sans l’entente commune qui les associe l’une et l’autre à l’Angleterre. C’est ce rapprochement de Londres et de Pétersbourg qui a permis à notre alliance et à notre amitié de se combiner en un faisceau et de produire tous leurs effets utiles. Entre des gouvernemens unis par de tels liens et par une telle bonne volonté réciproque, l’examen des affaires, fut-ce des plus délicates, ne peut que transformer d’anciennes divergences d’intérêts en de nouvelles raisons d’accord… »

Cette déclaration ne faisait que corroborer la déclaration précédente de sir Edward Grey et de M. Gaston Doumergue, communiquée à la presse russe et à la presse anglaise à l’occasion de la visite du Roi et de la Reine d’Angleterre, et ainsi libellée :

« En constatant les résultats de la politique poursuivie par les deux gouvernemens avec le gouvernement impérial russe, sir Edward Grey et M. Gaston Doumergue sont tombés d’accord sur la nécessité pour les trois Puissances de continuer leurs constans efforts en vue du maintien de l’équilibre et de la paix. »

Et hier encore un diplomate très avisé faisait paraître, dans le Berliner Lokal Anzeiger, les considérations suivantes :

« Le seul moyen d’empêcher la guerre est de la rendre complètement impossible. On n’attaque que des Etats faibles. Assurément nous ne doutons pas des dispositions pacifiques du gouvernement allemand, mais nous redoutons les circonstances qui pourraient l’obliger à abandonner ces dispositions pacifiques. Ajoutez à cela que les gouvernemens de la Triple Entente ne sauraient avoir dans le peuple allemand la même confiance que dans le gouvernement. Le chauvinisme a fait des progrès incontestables dans la population allemande. De nombreux journaux propagent la fatale doctrine de l’abaissement du prestige allemand et réclament des actes. Je suis convaincu qu’il existe dans le peuple allemand un chauvinisme latent qui est beaucoup plus dangereux que le chauvinisme de l’Angleterre, de la Russie ou de la France. Le chauvinisme allemand recrute ses partisans dans les classes les plus élevées de la nation : la noblesse, le clergé, l’armée, la marine, les professeurs d’université, les professeurs de lycée, les étudians et toute la jeunesse des écoles. Enfin, nous assistons en Allemagne à une évolution que les Etats de l’Europe occidentale ont déjà traversée, mais qui n’est pas encore achevée dans ceux de l’Europe orientale. On y prend d’assaut les institutions anciennes et les croyances de l’Etat et de la société. Les classes et les : milieux qui se sentent menacés résistent avec une énergie indomptable. Cette lutte n’est point faite pour atténuer les sentimens du nationalisme allemand qui pourrait chercher une diversion à son activité. »

Et l’auteur de l’article ajoutait : « Nul ne prévoyait en Allemagne le relèvement de la France tel qu’il s’est produit. Nul ne supposait qu’après des siècles d’antagonisme, l’Angleterre enterrerait la hache de discorde et se réconcilierait avec son adversaire traditionnel. Il y a dix ans, la Triple Entente aurait paru aux politiciens les plus éminens comme une fantaisie impossible et grotesque. Donc, si l’Europe est en paix depuis quarante-trois ans, ceci n’est pas dû seulement à l’Allemagne.

« Mais la situation politique dans les Balkans est toujours malsaine ; l’avenir de la monarchie austro-hongroise est l’objet d’un souci croissant et cruel ; enfin l’Allemagne est préoccupée d’assurer à son industrie des marchés, car il existe une disproportion de plus en plus inquiétante entre les besoins d’expansion d’une population qui augmente sans cesse, et les domaines de plus en plus limités réservés à cette expansion.

« Tous ces problèmes, on ne pourra pas les résoudre rien qu’avec l’amour de la paix. »

Pour démontrer que les craintes exprimées par cet article n’étaient point vaines, le Berliner Lokal Anzeiger reconnaissait que le peuple allemand avait conscience de sa force et ne se contenterait pas de jouer un rôle secondaire dans la concurrence internationale ni dans les grandes affaires politiques. Et la Post, de son côté, disait à ce sujet :

« Le peuple allemand réclame sa place au soleil. C’est son droit. Il est exact que les classes cultivées ressentent un déplaisir croissant à voir le peu d’activité du gouvernement allemand. Si vraiment l’Allemagne désire la guerre, comme paraît le croire le diplomate étranger, il y a un moyen bien simple d’éloigner ce péril. Que la Triple Entente tienne compte de nos vœux mondiaux les plus pressans et qu’elle ne mette plus d’obstacles à l’expansion de nos colonies.

« Ce désir d’accroissement a grandi chez le peuple allemand avec une force si élémentaire que le barrage opposé à nous par la Triple Entente devient impossible à la longue.

« Si l’on refuse à notre poussée nécessaire la possibilité de se faire jour, on nous forcera infailliblement à tirer le glaive, et alors, malheur aux vaincus ! »

Donc, la Russie avait raison de nous rappeler nos devoirs, c’est-à-dire de renforcer notre armée et de la mettre toujours en état de faire grande figure, au moment où les nécessités pourraient l’exiger.

C’est sur cette armée que les Souvenirs de M. de Freycinet donnent le dernier mot. « J’emportais, dit-il, dans ma retraite, un vif sentiment de confiance. Je venais d’étudier cette armée dont je n’avais pris qu’une connaissance imparfaite pendant le cataclysme de 1870. Je venais de la voir dans sa force et avec ses qualités, non plus abattue par le malheur, mais au contraire pleine d’entrain, désireuse de progrès et impatiente de justifier les espoirs que la patrie met en elle. J’avais recueilli une moisson d’observations concluantes. Tout d’abord, j’avais constaté ce phénomène aussi heureux que singulier. Dans ce pays profondément divisé tel que le nôtre, l’armée est unie. Ces partis, entre lesquels nous sommes habitués à relever de profonds désaccords et qui parfois semblent irréconciliables, lui sont étrangers. Du haut en bas de la hiérarchie, le devoir professionnel fait taire les opinions et les croyances individuelles. L’obéissance et la discipline sont pareilles chez tous. Le loyalisme envers le régime établi ne souffre pas d’exceptions. »

M. de Freycinet dit encore, et qui ne serait de son avis : « On ne recommencera pas, j’en suis convaincu, cette dangereuse expérience qui consiste à classer les officiers d’après les opinions qu’on leur suppose et à s’éclairer sur leur compte par des renseignemens venus du dehors. C’est la plus détestable méthode. L’officier accepte que sa carrière soit retardée, que ses mérites même soient méconnus, pourvu qu’il le doive à ses chefs hiérarchiques. Ce qu’il ne supporte pas, c’est l’ingérence étrangère. En s’avisant d’y recourir, on ne tarderait pas à détruire ce grand élément de force : la cohésion. On émousserait aussi le point d’honneur. A voir le ministre employer des voies obliques, les subordonnés perdraient peu à peu ce sentiment scrupuleux, cette délicatesse, cette loyauté qui sont la parure de la vie militaire. »

Rappelant alors tout ce qui a été fait pour cette armée, pour son instruction et son bien-être, M. de Freycinet dit avec une satisfaction convaincue : « Le pays la contemple avec amour et orgueil comme l’instrument de son relèvement et le gage de son indépendance. Il lui confie tous ses enfans ; il lui demande d’en faire des hommes, d’élever leurs cœurs et de les pénétrer de l’esprit de sacrifice. Au jour des grandes épreuves, la France verra ce que vaut cette école de patriotisme où la jeunesse reçoit sa trempe, où chacun, du plus humble au plus fortuné, se prépare à remplir le suprême devoir. »

La loi de trois ans a rendu à l’armée les forces dont elle avait besoin et complété les régimens dont la faiblesse numérique, quelle que fût la bravoure de leurs élémens, était lamentable. À cette loi salutaire et qu’on ne saurait toucher sans porter une atteinte nouvelle à la défense nationale, est venu s’ajouter un autre motif de sécurité. La réconciliation du 8 avril 1904 entre la France et l’Angleterre, la crainte légitime de l’hégémonie allemande ont amené la formation de l’entente cordiale qui se manifestait comme, une nécessité. On sait comment la Triple Entente est arrivée à se dresser pacifiquement, résolue en face de la Triple Alliance, et de récens événemens ont montré qu’elle était plus solide que jamais. Si elle n’a pas, au regard de ses adversaires et de critiques impitoyables, toujours donné tout ce dont on la croyait capable, cela tient à ce que, de part et d’autre, les trois pays avaient laissé amoindrir leurs forces ou réduit leurs armemens. Mais ici encore les leçons n’ont pas été sans utilité. L’Angleterre, la Russie, la France ont compris qu’il fallait porter leur puissance d’action au maximum, non pas avec l’intention de faire œuvre agressive, mais en vue d’une défense commune et d’une paix générale. C’est ce que paraissait reconnaître un diplomate qui, sous le voile de l’anonyme, écrivait dernièrement, dans le Berliner Tageblatt, ces lignes très remarquées :

« La scission de l’Europe en deux groupemens ne veut pas dire le moins du monde qu’elle soit divisée en deux camps ennemis. Rien n’est plus contraire à la vérité. Le partage de l’Europe en Triple Entente et en Triple Alliance, qui laisse à chacune des Puissances intéressées une entière liberté d’action, est l’équilibre le plus heureux des forces européennes. Il est aussi, par conséquent, la garantie la plus sûre de la paix que l’Europe ait possédée depuis un temps immémorial.

« Toutes les grandes guerres du passé ont été causées par la prépondérance de l’une ou de l’autre des Puissances continentales. Louis XIV était un fléau pour son propre pays et ses voisins. Les ambitions excessives de Napoléon Ier devaient conduire à une coalition des Puissances. La force grandissante de la Russie a causé la guerre de Crimée.

« Mais, après 1870, l’Allemagne unie a formé un ensemble de forces dont la concentration, jointe au développement financier et économique, devait inspirer des inquiétudes à ses voisins.

« Je reconnais volontiers que l’Allemagne n’a pas abusé jusqu’à présent de sa force, mais qui peut savoir si demain, si dans un avenir prochain ou éloigné, les circonstances intérieures ou extérieures ne pourront pas provoquer des changemens dans son amour de la paix ? Personne n’aime habiter à côté d’un colosse qui peut, un jour ou l’autre, démolir la maison de son prochain. On bâtit donc des remparts, et l’on cherche à se protéger contre de pareilles possibilités. »

Le peuple français tout particulièrement obéit à un instinct secret qui, lui rappelant un passé néfaste, l’avertit de ne rien négliger pour être prêt à toutes les éventualités. Il ne recule devant aucun sacrifice, mais il demande en même temps à ceux qui ont l’honneur de présider à ses destinées, de veiller à sa sécurité en tout temps. En dépit de ses défauts, ce peuple est encore celui vers lequel se tournent avec empressement tous ceux qui aiment la lumière, la franchise, la spontanéité, la décision, le courage, l’idéal.

« Que penser, dit M. de Freycinet, en terminant ses Souvenirs, d’un pays qui, malgré tant de causes de faiblesse, a pu faire de si grandes choses ? Que ne devrait-on pas attendre de lui, le jour où, débarrassé d’irritantes querelles, il se consacrerait tout entier aux graves problèmes qui l’assiègent ? »

Si les représentans de la France, nouvellement élus, ne comprennent pas leurs devoirs, s’ils perdent leur temps, en de vaines discordes, à se laisser ballotter par les vagues de la politique entre de périlleux écueils, à ébranler nos principales institutions, à négliger les réformes salutaires, à compromettre les libertés, à tracasser les bons citoyens, à menacer le crédit public, à faire fi des vrais progrès économiques et sociaux, auxquels doit toujours penser un grand peuple, ils assumeront devant l’Histoire une responsabilité écrasante. L’heure décisive est venue où la France doit avoir, à l’intérieur comme à l’extérieur, une unité logique et absolue de vues et d’action utiles, car ses ennemis, toujours aux aguets et aux écoutes, sont prêts à profiter de ses fautes. Jamais la situation n’a été plus grave. Jamais notre pays n’a eu tant besoin de se recueillir et de se préparer. ; Mais avec les forces matérielles, il lui faut surtout les forces morales, que peuvent seuls donner le sentiment de la fierté et de l’honneur, la vaillance, le dévouement, la foi, et sans lesquelles une nation n’est qu’une vaine agglomération d’hommes.


HENRI WELSCHINGER.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1912.
  2. Revue des Études historiques, nov.-déc. 1913.
  3. L’Allemagne et la France en Europe. 1 vol. in-8. Alcan, 1913.