Les Squatters/02

La bibliothèque libre.

LES SQUATTERS


SOUVENIRS D’UN ÉMIGRANT.




DERNIÈRE PARTIE.[1]




I

Quand on a dépassé Santa-Fé, capitale du Nouveau-Mexique, il reste aux voyageurs environ trente lieues à faire vers l’ouest et la Sierra-Madre à franchir, pour atteindre Haute-Californie. Une plaine immense, au milieu de laquelle coule en diagonale la Rivière Rouge, s’étend au pied de la Sierra-Madre ; elle sépare la partie orientale de la Californie des territoires aurifères, des Dorados ou districts d’or. Cette plaine va en s’élevant insensiblement dans la direction du nord-ouest, et finit par former un plateau carré, nommé le Grand-Bassin, d’un diamètre d’environ cinq cents milles, à un niveau de cinq mille pieds au-dessus de celui de la mer. Un sol inégal, ici renflé en collines, là creusé en vallées, des sables arides entrecoupés par des terres fertiles, des lacs encadrés dans une végétation sauvage, donnent au plateau l’aspect sévère et accidenté des pays de montagnes. Les lacs du Grand-Bassin, et entre autres celui de la Pyramide à l’ouest, le Grand-Lac Salé à l’est, forment les réservoirs de plusieurs fleuves dont, par une singularité remarquable, aucun ne franchit l’enceinte des montagnes pour se déverser dans l’océan. À la limite occidentale du plateau, du côté de la Mer Pacifique, la chaîne des Monts-Neigeux, la Sierra-Nevada, dresse vers le ciel ses blanches arêtes. À la base de la sierra s’ouvre un défilé qui mène les voyageurs, à travers mille détours, au pied des pics chenus dont le sommet atteint la région des neiges éternelles. Ce défilé est le Pas des Emigrans ; c’est la voie de communication naturelle entre le Grand-Bassin et les riches plaines baignées par le San-Joaquin et le Sacramento. Traversez ce défilé, franchissez les âpres versans de la Sierra-Nevada, et vous foulez enfin cette vallée dont les trésors sont aujourd’hui célèbres dans le monde entier, vous êtes au centre de la contrée aurifère vers laquelle tant de regards inquiets, tant d’espérances avides se tournent depuis quelques mois comme vers une terre promise.

Nous avions suivi la route que je viens de décrire, nous avions laissé derrière nous les plaines de Santa-Fé, les défilés sauvages de la Sierra-Madre, les solitudes arides ou fertiles du Grand-Bassin ; mais, arrivés sur les plateaux élevés de la Sierra-Nevada, nous avions fait halte. Nous étions les premiers à prendre la Californie à revers ; tandis que les émigrans venus par mer exploitaient les vallées du San-Joaquin et du Sacramento, et s’avançaient peu à peu du littoral vers la base occidentale de la sierra, nous jugeâmes préférable d’en exploiter les plateaux et les versans encore inexplorés.

Ce fut d’abord une halte tumultueuse. Près de trois cents aventuriers prenaient tout d’un coup possession d’une terre où il leur semblait déjà fouler l’or qu’ils étaient venus chercher de si loin et à travers tant de périls. On fit les apprêts du dernier campement avec une joie fiévreuse. En quelques minutes, les tentes furent dressées et les feux du bivouac brillèrent, comme des signaux de fête, sur les cimes désertes qu’enveloppaient les premières ombres de la nuit. Le romancier, le chasseur canadien et moi nous tînmes conseil autour de l’un de ces brasiers, comme les guerriers indiens à la veille d’entrer en campagne. Je commençai par décider Tranquille à rester avec nous en qualité de guide et de chasseur. C’était facile ; quels besoins avait-il à satisfaire ? N’avait-il pas, sur les sommets de la sierra comme sur les bords des grands fleuves ou au milieu des prairies de l’ouest, l’air pur, le ciel bleu et des terrains de chasse illimités ? Il fut ensuite décidé que nous chercherions, dès le lendemain, les traces du squatter et de sa famille, et que nous essaierions de former tous ensemble une association à la fois imposante et fructueuse. Le squatter avait dû suivre infailliblement le même chemin que la caravane ; restait à savoir s’il avait gagné la plaine, ou s’il avait, comme nous, préféré se fixer sur les hauteurs. C’était un point à éclaircir dès le lendemain. Pendant que nous délibérions tous trois, le camp entier délibérait aussi par groupes séparés. Les sympathies qui s’étaient formées pendant un long voyage donnaient naissance à de nombreuses associations, à de petites communautés, qui se distribuaient déjà, comme un pays conquis, les endroits à exploiter, et sur lesquels elles projetaient d’élever leurs habitations respectives. Puis le camp ne tarda pas à être plongé, à la suite de ces délibérations et de ces préparatifs tumultueux, dans le calme d’un sommeil que les émotions de la journée rendaient nécessaire.

Ce sommeil fut bientôt troublé. Vers deux heures de la nuit, une des sentinelles mises de faction à quelque distance du camp donna l’alarme en déchargeant sa carabine. Les échos nombreux qui répétaient l’explosion nous firent croire à une fusillade, et en un clin d’œil tout le monde fut sur pied. Tranquille, l’un des premiers, s’élança du côté où l’explosion avait retenti. Un quart d’heure après, il était de retour, et nous comprîmes par son récit que les dangers que nous avions courus jusqu’alors n’étaient rien en comparaison de ceux qu’il nous restait à braver. Un dogue, qui veillait avec la sentinelle sur l’un des rochers voisins du camp, avait éventé avec l’instinct de sa race l’odeur des Indiens, et poussé des hurlemens qui avaient alarmé le factionnaire. Celui-ci avait regardé autour de lui avec inquiétude et fini par découvrir, dans la campagne éclairée par la lune, des cavaliers qui semblaient se diriger vers le camp, et qu’à leurs manteaux de peaux de bête il avait reconnus pour des Indiens. Il avait suivi avec attention tous leurs mouvemens. Les Indiens avaient fait halte à quelque distance du camp. À peine s’étaient-ils arrêtés, qu’un homme portant le costume mexicain avait passé près de la sentinelle, sans répondre à son qui vive, et s’était mis à courir vers les Indiens. La sentinelle avait fait feu ; elle avait vu les Indiens se disperser aussitôt, mais n’avait pu s’assurer si le Mexicain suspect avait été atteint. — Tranquille s’était décidé, avec son audace ordinaire, à pousser seul une reconnaissance dans la plaine ; il avait remarqué les traces des cavaliers indiens ; quant à l’homme signalé par la sentinelle, il ne l’avait pas rencontré. À l’entrée du camp seulement, il avait été rejoint par ce vaquero mexicain que nous avions sauvé sur les bords de l’Arkansas. Tranquille avait questionné le vaquero sur les motifs qui le faisaient veiller à pareille heure, et n’avait obtenu de cet homme que d’assez vagues explications. — Tout cela, dit le chasseur en secouant la tête, est d’un triste augure au commencement d’une campagne. — Ces paroles du chasseur ne laissèrent pas de nous causer quelque inquiétude, car nous savions par expérience que Tranquille se trompait rarement.

Tels furent les incidens qui signalèrent notre première nuit dans la Sierra-Nevada. Le jour brillait à peine, que, laissant le romancier et notre domestique commun à la garde de nos bagages, je sortis, accompagné de Tranquille, pour commencer mes recherches. Nous nous dirigeâmes du côté du lac que nous avions aperçu la veille de l’une des hauteurs près desquelles la caravane avait fait halte.

— Tenez, me dit le Canadien, voici des traces de roues qui divergent de deux côtés ; suivez l’une de ces deux empreintes, je suivrai l’autre, et probablement l’un de nous deux arrivera à l’endroit où les chariots se sont arrêtés.

Nous nous séparâmes : la ligne d’exploration du Canadien devait le conduire aux bords du lac par une pente unie ; celle que je suivais serpentait au milieu de rochers à pic, aboutissant à la rive opposée. Je marchais les yeux baissés sur le sol pierreux où les chariots n’avaient laissé leurs traces que de distance en distance. Je fus détourné de ma rêverie par le bruit d’une pierre qui rebondit à mes pieds ; je levai la tête, et j’aperçus le vaquero mexicain, qui, depuis l’alerte de la dernière nuit, m’était singulièrement suspect. Les jambes pendantes, une carabine, que je voyais pour la première fois entre ses mains, posée en travers sur ses genoux, il était assis sur le bord d’un rocher qui surplombait à une cinquantaine de pieds au-dessus de moi. Le vaquero me fit signe de venir le rejoindre, et je me rendis à son appel avec l’espoir que peut-être du haut de cette éminence j’embrasserais d’un coup d’œil le lac et ses alentours. Ce ne fut pas sans peine que j’arrivai jusqu’à lui.

— La solitude a bien ses dangers, me dit-il quand je fus à ses côtés. Supposez qu’au lieu d’être arrivé d’hier dans ce pays, votre ceinture fût gonflée de poudre d’or après un long séjour. N’auriez-vous pas tort de vous exposer ainsi dans ces gorges désertes ?

— Je l’avoue, répondis-je ; mais je marchais sans défiance comme un homme que sa pauvreté protége, et puis j’avais tout à l’heure un compagnon qui n’est pas encore bien loin.

— Oui, le chasseur canadien, un homme rompu à la vie du désert. Celui-là du moins ne cherche ici que du gibier ; il ne ressemble pas à ces Américains avides qui s’abattent sur notre beau pays de Californie comme une nuée de vautours.

Le Mexicain, tout en parlant, me montrait du doigt le camp, où régnait une agitation inusitée.

— Que de déceptions parmi tout ce monde, continua-t-il, et combien peut-être de ces gens-là regretteront ce qu’ils ont quitté !

— Comment l’entendez-vous ? demandai-je ; l’or n’est-il pas si abondant qu’on le prétend, ou bien est-il si difficile à trouver ?

— Le métier de chercheur d’or a des périls qu’on ignore, reprit le Mexicain avec un sourire équivoque. Et puis, l’excitation de l’esprit, la fatigue du corps, les exhalaisons de ces cours d’eau qu’on va détourner, les vapeurs de cette terre qu’on va fouiller, la faim et la soif, comptez-vous tout cela pour rien ? Laissez, croyez-moi, ces insensés se précipiter sur cette terre comme si chaque caillou, chaque grain de sable dût cacher un morceau d’or. Avant quelques jours, la curée sera belle ici pour les vautours.

— Mais au moins, m’écriai-je, ce qu’on a dit des richesses cachées dans ces sables n’est pas un mensonge ?

— Écoutez, répondit le vaquaro ; je vous dois, ainsi qu’au chasseur et à votre ami, quelque reconnaissance. Pour vous prouver que je ne suis pas un ingrat, je vais vous révéler ce qu’un vrai gambusino ne saurait ignorer sans honte. Il y a mille manières de chercher de l’or, sans parler de celle qui est la mienne ; mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit en ce moment. Ce que je vais vous dire, c’est ce que tout Californien connaissait à merveille bien avant l’arrivée de ces chercheurs d’or étrangers. Ma jeunesse s’est passée à chercher de l’or dans ce pays, et je puis parler de ce qu’il produit en connaissance de cause. Évitez les cours d’eau, car, depuis des siècles qu’ils coulent dans le même sens, ils ont déjà charrié tout l’or qu’ils ont pu arracher aux filons ; les grenailles qu’ils roulent ne valent pas les fièvres, les rhumatismes que leurs eaux engendreront. Suivez de préférence le lit desséché des torrens. Là, c’est autre chose. Les torrens n’ont pas de sources ; quoiqu’aboutissant presque toujours au lit qu’ils se sont une fois creusé, ils ont pris naissance à des endroits différens sur la crête des montagnes. Dans l’impétuosité de leurs cours capricieux, ils arrachent plus d’or en une saison aux filons saillans des rochers qu’un ruisseau pendant tout un siècle. L’inclinaison des terrains vous mettra sur la trace de la route qu’ils suivent d’ordinaire. Exploitez-en le lit, mais en le remontant, car les plus gros morceaux d’or ont dû moins s’éloigner du filon qui les a engendrés. Examinez soigneusement les pepitas que vous rencontrerez. À mesure que les arêtes de ces pepitas seront plus aiguës, ce sera signe qu’elles auront roulé moins long-temps, qu’elles seront plus près du rocher qui les a fournies. Puis, si vous arrivez à trouver les grains d’or adhérens encore à leur enveloppe de pierre, alors creusez, fouillez partout, brisez le roc que vous rencontrerez, détournez les cours d’eau qui vous feront obstacle, car vous serez près du filon générateur ; alors au moins vous pourrez braver le froid des rivières et les exhalaisons fiévreuses d’un sol bouleversé.

Ces raisonnemens me semblaient d’une justesse incontestable. — Pourquoi donc, dis-je au Mexicain, renoncez-vous à un métier dont vous possédez si bien les secrets ?

— Je vous ai dit qu’il y avait plusieurs manières de chercher l’or. En voilà assez sur ce sujet. Adieu, seigneur cavalier. Si vous m’en croyez, vous éviterez de vous hasarder ainsi loin du camp, seul et sans armes. Maintenant que je vous ai donné de bons conseils et de sages avis, je suis quitte envers vous, et je vais à mes affaires. C’est à vous de profiter de mon expérience, à moins que vous n’aimiez mieux faire comme la plupart de vos compatriotes et braver les dangers au lieu de les éviter : vous en êtes le maître.

Le vaquero s’était levé tout en me parlant ; il me lança un regard moqueur, puis il descendit à grands pas la colline où nous étions assis, et je l’eus bientôt perdu de vue. Je me levai à mon tour, et je repris mon chemin, guidé par les traces de chariots qui se montraient de loin en loin. Enfin, je sortis du défilé où je m’étais engagé, et j’arrivai dans la plaine, au milieu de laquelle le lac Bompland étend ses eaux limpides. Ce lac, situé au centre des plus hauts sommets de la Sierra-Nevada, forme un parallélogramme de cinq lieues de long sur deux de large. Ses rives, qui n’allaient pas tarder à se couvrir d’émigrans, étaient encore désertes. Deux chariots arrêtés près du lac annonçaient cependant que quelques colons s’étaient déjà fixés sur ses bords. La forme de ces wagons, la toile blanche qui les recouvrait, attirèrent tout d’abord mon attention. Il me sembla reconnaître les chariots de Township. Je pressai le pas, et j’acquis bientôt la certitude que je ne m’étais pas trompé. Trois des fils de Township étaient occupés à trier des sables aurifères à quelque distance des wagons, et leur préoccupation était telle qu’ils ne m’avaient pas aperçu. J’avais devant moi un curieux exemple de cette âpreté d’exploitation qui révoltait si étrangement le vaquero mexicain. L’un des jeunes émigrans tamisait, à l’aide d’une large pelle et d’une claie d’osier inclinée au-dessus du sol, les parties les plus grossières du sable ; deux de ses frères les blutaient ensuite dans une peau de buffle criblée de petits trous comme les vans de nos campagnes. Des amas de sable tamisé s’élevaient en assez grand nombre auprès des jeunes gens, attendant la dernière et décisive opération du lavage. C’était l’art du chercheur d’or dans sa première enfance. J’interrompis leurs occupations en me faisant reconnaître de l’aîné de ces jeunes travailleurs nommé Térence ou Terry (diminutif familier de Térence). Je n’avais pas oublié la cordiale sollicitude qu’il m’avait témoignée au moment de ma rencontre avec son père. Le premier moment de surprise une fois passé, Terry me conduisit au campement du squatter.

Township avait choisi, pour y installer sa famille, un petit vallon creusé parmi les hauteurs qui encadrent le lac. Sa tente et ses chariots, abrités derrière un monticule, fermaient, avec des troncs d’arbres, une sorte de retranchement qui mettait son habitation à l’abri d’un coup de main. Terry m’introduisit dans la tente commune. Le squatter et sa femme m’accueillirent comme une vieille connaissance. Quant à la jeune fille de Township, elle répondit à mon salut par un de ces gracieux sourires auxquels pendant mon long pèlerinage je n’avais jamais pensé sans émotion.

— Il est donc dit, s’écria Township, que nous nous rencontrerons toujours dans l’exploitation du même terrain ; mais celui-ci produit assez pour qu’on ne craigne pas de partager. Ce n’est pas ici comme à Red-Maple. Soyez donc le bien-venu.

La brusque cordialité de cet accueil me prouvait que le squatter ne gardait contre moi aucune arrière-pensée hostile, aucun souvenir désagréable de nos premières relations. Je fis connaître alors à Township une partie des motifs qui m’avaient fait entreprendre ce long voyage ; je lui racontai mes tentatives inutiles pour le rejoindre depuis Guyandot, et notre excursion à sa recherche sur les bords de l’Arkansas. Je parlai à ce propos de l’homme que nous avions sauvé au milieu de circonstances si singulières, et que nous avions amené avec nous. Je fus frappé de l’air d’inquiétude avec lequel le squatter écouta cette dernière partie de mon récit. Toute la famille semblait partager ce sentiment pénible, et l’embarras de Township était visible. Toutefois le squatter ne tarda pas à se remettre, et il affecta même quelque gaieté en me racontant qu’après avoir failli être victime d’un guet-apens tendu par des maraudeurs, il avait fort à propos été secouru par un détachement de riflemen, et que cette rencontre avait été le seul incident de son voyage. Je dus me contenter de cette explication, après quoi j’arrivai à la proposition d’association que je m’étais chargé de lui transmettre. L’offre de trois associés armés, parmi lesquels se trouvait un chasseur du mérite de Tranquille, fut acceptée avec empressement, comme je m’y étais attendu. Satisfait du résultat de ce premier entretien, je me retirai pour rejoindre mes compagnons, que j’espérais rencontrer au camp.


II

À mon arrivée au bivouac général, ni Tranquille ni le romancier n’étaient de retour. Quant à notre domestique, il avait jugé à propos de s’éloigner aussi de son côté, laissant notre tente à la merci du premier occupant. Fort heureusement personne ne s’était soucié de profiter de notre absence, et je retrouvai nos bagages intacts. Le domestique s’était contenté d’emporter son modeste équipement, monté sur le cheval que nous avions acheté pour son usage. Il n’était que trop probable que le drôle avait trouvé commode, après avoir fait le voyage à nos dépens, d’essayer le métier de gambusino pour son propre compte. Je reconnus là un premier symptôme de la maladie régnante, et je pensai avec effroi au bouleversement que les progrès de cette fièvre d’exploitation allaient apporter dans les relations sociales de la colonie naissante. Je parcourus le camp, et je retrouvai partout le même désarroi que sous notre tente. Les bœufs, encore accouplés aux jougs, ruminaient tristement près des chariots abandonnés par leurs maîtres, les tentes étaient désertes ; en un mot, il semblait que la passion de l’or eût dispersé tous les aventuriers comme un fléau contagieux. Personne n’avait pu modérer l’impatience que trois mois de route avaient excitée, et tous s’étaient élancés de différens côtés à la recherche des placeres, sans s’inquiéter de ce qu’ils laissaient derrière eux de précieux ou d’utile. Le romancier avait fait comme tout le monde. Les terrains aurifères de la Californie allaient le dédommager des déceptions qu’il avait éprouvées dans les marécages de la Virginie. Il fut un des derniers à revenir au camp.

— À la bonne heure, me dit-il en m’abordant ; on ferait ici bien des milles sans trouver un seul marécage, même quand on les chercherait. Le pays abonde en plaines sablonneuses, voilà qui est bien constaté.

— Est-ce là tout ce que vous avez découvert ? lui demandai-je en riant.

— C’est déjà quelque chose, car j’ai les marais en horreur. Et puis le sable indique la présence de l’or, et j’ai acquis la conviction que cet indice n’est pas trompeur : acquis est le mot, car, ajouta-t-il tout bas, je viens d’acheter un placer à beaux écus comptant.

— Acheter un placer ici, en Californie ! m’écriai-je, vous voulez rire.

— Pourquoi pas ? reprit le romancier ; quand on peut se procurer pour quelques écus des milliers de dollars, c’est toujours une excellente affaire. Nous allons quitter le camp, et ce soir nous bivouaquons sur l’or, voilà qui est arrêté.

Tranquille revenait au moment où le romancier allait entrer dans quelques détails sur son acquisition. Le chasseur rapportait un daim magnifique, et de plus il avait découvert la piste d’un ours brun, ce qui lui avait fait oublier la recherche du squatter. J’appris alors à mes compagnons la fuite du domestique, je leur fis part aussi de l’acquiescement de Township, et la seconde de ces nouvelles eut bien vite effacé l’impression désagréable causée par la première. Cependant il devenait impossible de réaliser notre plan, si l’on voulait avant tout exploiter le terrain acheté par le romancier.

— Bah ! s’écria-t-il, nous aurons toujours le temps d’aller rejoindre Township. D’ailleurs, l’or que nous allons trouver sera notre mise de fonds.

Tranquille attela le chariot commun, et nous nous dirigeâmes vers le terrain dont le romancier avait acheté la libre disposition. Chemin faisant, ce dernier me mit au courant des circonstances qui l’avaient déterminé à ce marché. Comme il errait en quête de quelque gîte d’or dans les plaines voisines du camp, il avait aperçu, assis au milieu des sables, deux hommes dont le costume bizarre ne pouvait appartenir qu’à des Californiens : L’un de ces hommes avait la tenue sévère et l’air respectable d’un alcade ; l’autre, vêtu d’un manteau déchiré, sur lequel pendait une chevelure en désordre, avait la mine d’un mendiant ou plutôt d’un bandit. Tous deux étaient munis de larges sébiles en bois qu’ils remplissaient de sable et qu’ils plongeaient avec mille précautions dans l’eau d’un ruisseau voisin, tamisant ensuite à travers leurs doigts le sable imbibé d’eau. Selon toute apparence, le plus éclatant succès couronnait les recherches du travailleur au manteau déchiré, car à chaque instant des exclamations joyeuses entremêlées d’actions de graces ferventes à tous les saints du paradis s’échappaient de ses lèvres. Le romancier le contemplait avec admiration ; mais le chercheur d’or, sans paraître le remarquer, continuait ses travaux, et de temps en temps adressait la parole à son compagnon en mauvais anglais. Il lui exprimait son chagrin d’être forcé de quitter le soir même un terrain si riche sans trouver un homme qui voulût l’acheter, et, tout en parlant, il faisait chatoyer entre ses doigts un grain d’or de la grosseur d’une amande. L’alcade paraissait ébahi ; quant au romancier, son enthousiasme ne connaissait plus de bornes, car le morceau d’or venait d’être extrait du sable sous ses yeux mêmes. « Et si je vous achetais ce terrain ! » s’était-il écrié en s’approchant des deux gambusinos ; puis à tout hasard il avait offert dix dollars : c’était tout ce qui lui restait. Le chercheur d’or avait long-temps hésité à conclure le marché ; mais, appelé, disait-il, par des affaires pressantes et le soin de son honneur à San-Francisco et contraint d’abandonner son placer, il avait enfin fini par consentir, en soupirant et en maugréant, à ce qu’il appelait le troc d’un million contre quelques piastres. Le romancier ne s’était pas senti d’aise à ce résultat inattendu, et il avait voulu nous installer sans retard dans l’Eldorado qu’il venait d’acquérir à si peu de frais.

Nous étions arrivés au placer en question. Nous déballâmes aussitôt la cargaison de pelles, de pioches et de tamis, qu’apportait notre chariot, et nous nous mîmes au travail avec ardeur, pendant que le Canadien dépouillait et dépeçait son gibier pour le repas du soir. À notre grande surprise, une heure, deux heures se passèrent sans que le moindre grain d’or eût brillé parmi les amas de sables soulevés par nos pioches, puis blutés et lavés avec un soin minutieux. La nuit était venue, et nous n’avions pas découvert encore la moindre parcelle précieuse. « Nous n’avons pas su nous y prendre, dit le romancier, dont rien ne déconcertait la bonne humeur ; demain, tout ira mieux. » Cependant la journée du lendemain s’écoula sans amener de meilleurs résultats ; le sol, fouillé en tous sens, ne nous offrit, comme la veille, que du sable et des cailloux. Quand l’heure du repas arriva, nous étions brisés de fatigue. De vagues soupçons que j’avais conçus sur la probité du vendeur de ce terrain se changèrent alors pour moi en certitude. Évidemment le romancier avait été dupe de quelque effronté fripon qui avait habilement exploité sa crédulité. Je fis part de mon opinion au romancier, qui lui-même ne pouvait plus douter de sa déconvenue. Nous décidâmes que le lendemain, sans plus perdre de temps à remuer un sol ingrat, nous irions nous fixer sur les bords du lac, près de Township, et commencer nos travaux sur quelque placer véritable en mettant à profit les instructions que m’avait données le vaquero mexicain.

Nous nous mîmes en route avec notre chariot dès le lever du soleil, et en peu d’instans, nous fûmes sur les bords du lac. Tout y avait changé d’aspect. Les associations partielles qui s’étaient formées parmi la caravane semblaient s’être donné rendez-vous sur ses rives. Déjà des cabanes étaient construites au milieu des bruyères, sur les rochers, à l’ombre des pins et des cèdres. Les diverses communautés occupaient un emplacement et des habitations distincts. Une foule de travailleurs circulant sans cesse au milieu des cabanes animait cette ville improvisée. Les cris de joie des chercheurs d’or, leur activité bruyante, contrastaient avec la morne tranquillité qui régnait sur les âpres sommets de la Sierra-Nevada, et il me semblait, en comparant le calme de ces hautes cimes au mouvement de la vallée, voir la nature même opposer sa grandeur sereine à l’inquiète activité de l’homme.

Je retrouvai là, pour la plupart, les visages connus de nos compagnons de route, mais, parmi eux, je cherchai vainement le Mexicain de l’Arkansas ; depuis l’alerte de la nuit, personne ne l’avait revu au camp. Notre association fut bien vite conclue avec le squatter ; nous étendîmes un peu le cercle de ses retranchemens pour donner place à notre tente et à notre chariot ; Tranquille couchait sous la toile du chariot ; le romancier et moi, nous dormions sous la tente. Cependant notre mise de fonds, comme disait le romancier, n’était encore qu’en espoir, et il fut résolu que, pour la former, nous travaillerions séparément, après nous être initiés, en observant les chercheurs d’or répandus sur les bords du lac, aux divers procédés de l’art du gambusino.

Les mines d’or doivent abonder en Californie comme dans plusieurs états du Mexique ; mais il faudrait, pour les découvrir, une expérience pratique qui nous manquait à tous. Il était urgent dès-lors de s’en tenir au lavage des sables aurifères, souvent fort éloignés des filons à fleur de terre. Les grains d’or, mêlés à ces sables après avoir été arrachés aux filons par l’eau des pluies, sont couverts, comme les galets au milieu desquels ils se trouvent, d’une couche d’argile qui les rend méconnaissables ; ils ne reprennent leur brillant et leur poli qu’au contact d’une eau pure. Les machines qui peuvent laver en moins de temps les cailloux et les sables sont donc les plus parfaites et les plus lucratives. Le génie américain a pu se donner amplement carrière dans la construction de ces machines, et il a obtenu, dans des terrains aurifères souvent assez pauvres, des résultats fort supérieurs à ceux qui émerveillaient autrefois, dans des terrains plus favorisés, le gambusino mexicain muni de sa sébile. Sur les bords du lac Bompland, nous vîmes fonctionner quelques-unes de ces puissantes machines, admirables créations de l’industrie américaine. Là, des auges gigantesques, sans cesse remplies, arrosées et vidées, balançaient, à l’aide d’une bascule manoeuvrée par un seul bras, une charge de sable que plusieurs hommes eussent eu peine à soulever. De larges corbeilles aux mailles serrées étaient, au moyen de longues perches dont deux travailleurs tenaient l’extrémité, continuellement plongées dans le lac et tirées hors de l’eau. D’autres chercheurs d’or travaillaient à la confection de chapelets hydrauliques dont les seaux cerclés de fer devaient à la fois draguer le sable et le laver. En un mot, cette merveilleuse activité américaine, qui a déjà changé la face d’un monde, s’exerçait là dans toute sa fougueuse ardeur. Les visages étaient radieux, car ce travail infatigable commençait à porter ses fruits. Partout c’étaient de bruyans éclats de joie, des actions de graces frénétiques. On se montrait en triomphe des grains d’or, souvent presque impalpables, extraits d’une montagne de sable. D’autres, plus heureux, trouvaient parfois de petites pepitas qui, grossies par la renommée, ont dû prendre en Europe des proportions gigantesques. Puis, le soir venu, aux lueurs du foyer où rôtissaient les viandes apportées par les chasseurs de chaque communauté, on comptait ses gains, on s’en promettait de plus beaux pour le jour suivant, et chacun s’endormait dans des rêves dorés.

Cependant de vagues rumeurs ne tardèrent pas à circuler. Quelques travailleurs en s’écartant pour couper les bois nécessaires à la construction des machines, les chasseurs au retour de leurs chasses, avaient signalé des traces suspectes ; des figures inconnues avaient été vues rôdant parmi les rochers voisins du lac. La masse des terres déplacées, le soleil ardent, avaient d’ailleurs disséminé dans l’atmosphère des germes de maladies qu’allaient développer le travail excessif et une nourriture souvent insuffisante. On pressentait le danger sans le voir. L’inquiétude était dans l’air et planait pour ainsi dire au-dessus du camp, comme ces nuées des tropiques imperceptibles d’abord, et qui, grossissant tout à coup, laissent éclater de terribles orages. Au milieu de cette inquiétude générale, l’intérieur de la famille du squatter m’offrait des distractions précieuses que je recherchais avidement. Là aussi pourtant régnait une vague tristesse, et l’anxiété qu’on lisait sur les traits du chef de famille semblait s’être communiquée à tous ses enfans. C’est à force d’activité seulement qu’on parvenait à écarter de tristes préoccupations. Aussi la petite communauté travaillait-elle avec ardeur, les hommes au-dehors, les femmes au-dedans. Le spectacle de ces communs efforts avait pour moi un charme sévère. Il me semblait vivre au milieu d’une de ces familles primitives qui, même dans le désert, sont partout dans leur patrie. Cette sainte énergie du lien de famille, que rien encore n’est venu affaiblir chez les Américains, explique peut-être la facilité avec laquelle ils émigrent et s’acclimatent en tous lieux. Quelle patrie peut-il regretter, celui qui voit tous ceux qu’il aime assis avec lui au même foyer ? Pendant que les femmes filaient, que les enfans fourbissaient leurs carabines ou se livraient à quelque mâle travail, Township jetait un regard d’orgueil sur ses robustes fils, sur sa fille douce et grave, et il se plaisait à raconter l’histoire de cette famille dont il avait conduit les destinées à travers tant de hasards. Cette histoire n’avait rien de bizarre aux États-Unis, où la ville tend incessamment à s’épancher dans le désert, contrairement à cette tendance qui pousse en France la population des campagnes vers les villes. J’écoutais cependant Township avec intérêt, car ses souvenirs domestiques m’offraient plus d’une révélation curieuse sur la vie de ces squatters, qui forment une des classes les plus nombreuses de la population américaine.

Trente ans environ avant le jour où le squatter me faisait ce récit, le père de Township était établi sur les côtes de l’Atlantique dans un assez chétif domaine ; comme, à mesure que sa famille s’accroissait, ses terres s’appauvrissaient, il avait résolu de se mettre en quête d’un terrain plus fertile. Il avait réalisé de sa propriété tout ce qui était réalisable, à l’exception de quelques instrumens de labour qui devaient lui servir plus tard, d’une paire de chevaux pour traîner le chariot destiné à transporter les meubles et la famille, et d’une partie de bétail. Un matin, il s’était mis en route : des jours, des semaines, des mois, s’étaient écoulés jusqu’au moment où toute la famille, après avoir traversé les états de New-York, de Pensylvanie et la chaîne des Alleghanys, était arrivée sur les bords de l’Ohio. À cette époque, des bois épais, impénétrables aux chariots, couvraient encore l’espace où s’élèvent des villes aujourd’hui, et il avait fallu toute l’énergie de l’émigrant, aidé de ses robustes enfans, pour atteindre les rives du fleuve. Par un prodige d’audace et de ténacité, le fleuve avait été à son tour franchi, et la famille s’était installée sur le bord opposé de l’Ohio. L’endroit où le père de Township s’arrêta était alors désert, le feu et la cognée déblayèrent un espace de terrain suffisant pour y construire une cabane temporaire, et, tandis que les femmes filaient pour remplacer les vêtemens usés par le voyage, les hommes et les jeunes garçons empilaient du bois sur la rive de l’Ohio. Un feu, allumé la nuit à cet endroit, indiquait aux bateaux qui descendaient ou remontaient le fleuve qu’il y avait du bois à vendre. Ces ventes répétées furent le premier bénéfice des colons. Bientôt les squatters avaient organisé de vastes trains de bois de construction sur lesquels ils se laissaient dériver jusqu’à la Nouvelle-Orléans. Une année s’était écoulée pendant laquelle, de spéculation en spéculation, la famille avait successivement augmenté son bien-être jusqu’à posséder une réserve de quelques centaines de dollars. Grace à l’esprit commercial de l’Américain, les piastres se changèrent bientôt en quadruples, et, au bout de deux ans, le chef de la famille se trouvait presque riche. C’est sous la garde de cet homme à la fois hardi et patient que Township avait grandi ; il s’était promis de prendre exemple sur son père, et il avait tenu parole. Lui aussi avait eu hâte d’échanger les loisirs d’une vie sédentaire contre les périls d’une vie d’aventures. Il avait formé une nouvelle famille, une nouvelle colonie errante, et, au moment même où il me retraçait ainsi les événemens de sa vie laborieuse, il ne se croyait pas encore au bout de ses pèlerinages. C’était là parler en vrai squatter, et je me surprenais presque à admirer dans Township l’idéal de ces défricheurs infatigables qu’un instinct providentiel semble pousser à promener partout la hache et la charrue.

Ces entretiens avec Township, ces soirées passées au milieu de sa famille, étaient ma meilleure ressource contre le découragement. Je ne travaillais jamais avec plus d’ardeur qu’après m’être retrempé dans ces causeries familières. Notre travail, il est vrai, commençait enfin à porter ses fruits ; le romancier et moi nous exploitions le lit d’un torrent où chaque jour se révélaient à nous de nombreux dépôts de sables aurifères. Nous avions remonté pas à pas le cours du torrent, et, avec des instrumens bien inférieurs à ceux de la plupart des gambusinos, nous n’avions pas été moins heureux que les chercheurs d’or les plus expérimentés. Déjà cependant les travailleurs désertaient les bords du lac, fouillés et exploités en tous sens ; des détachemens partiels s’avançaient vers des terrains moins fatigués par la pioche. Le campement, désert le jour, finit par n’être plus habité que vers le soir, où tous les associés regagnaient, après de rudes journées de labeur, leurs cabanes ou leurs tentes.

Tranquille nous accompagnait toujours dans nos excursions lointaines, car les symptômes alarmans qui depuis quelques jours inquiétaient la colonie se prononçaient de plus en plus. La désunion s’était introduite parmi les associés, les maladies commençaient à décimer cette population épuisée par un travail incessant. À mesure qu’on récoltait plus d’or, on se montrait plus avide. En même temps, les guet-apens, les crimes se multipliaient. En sondant les rivières, en fouillant les ravins, on avait retrouvé bien des cadavres. Les solitudes ne rendaient pas toujours les malheureux qui s’aventuraient seuls à quelque distance du camp. Chaque nuit avait son alerte, et des bandits insaisissables réussissaient souvent à piller une tente, un chariot isolé, en dépit de la surveillance de nos sentinelles. Un fait remarquable, c’est que parmi les victimes de ces attaques, de ces assassinats, on ne comptait jusqu’à ce jour que des Américains. Des hommes de race espagnole qui se trouvaient avec nous, aucun n’avait été frappé. Était-ce donc une guerre à mort déclarée dans l’ombre par la race conquise à la race conquérante ? Voilà ce que nous nous demandions, le romancier et moi, un jour qu’accablés de fatigue nous nous reposions dans le lit d’un torrent où nous venions de faire une brillante récolte.

— Quel sombre roman ! disait mon compagnon ; au train dont vont les choses, qui de nous peut se vanter de voir le soleil se lever demain ?

— Personne, en vérité, dit une voix grave qui me fit tressaillir et retint la parole sur mes lèvres au moment où j’allais répondre au romancier. Le vaquero mexicain de l’Arkansas était devant nous. Il montait un cheval de prix et venait de tourner brusquement une colline qui dominait le torrent. Nous fûmes bientôt remis de la surprise que nous avait causée cette apparition imprévue, et nous contemplâmes quelques instans en silence l’homme qui venait de se mêler par de si tristes paroles à notre conversation. Le vaquero n’avait plus cet air à la fois humble et moqueur qui nous avait choqués en lui. Ses traits amaigris trahissaient la fatigue et les soucis ; son costume était plus soigné que d’habitude, et tout dans sa contenance révélait un subit changement de fortune.

— Depuis que je vous ai vu, me dit-il en prévenant mes questions, j’ai parcouru une partie de ce pays, et, depuis le Lac-Salé jusqu’à San-Francisco, je l’ai vu partout envahi par des nuées de corbeaux américains. Leurs bandes arrivent par terre et par mer, et dans un an la Californie mexicaine n’existera plus. Depuis le fort Suter jusqu’à la colonie des Mormons, le désert sera peuplé de ces émigrans que Dieu confonde !

— Est-ce au fort Suter ou à la colonie des Mormons que vous avez acheté cette veste brodée et ce magnifique cheval ? demanda le romancier avec quelque ironie.

— Si vous avez assez d’or pour payer un achat semblable, répondit le Mexicain, je vous dirai où j’ai fait celui-ci. Je vois, au reste, que le cavalier français, votre ami, a suivi mes conseils. Vous exploitez les torrens, et vous faites bien. Seulement il ne faudrait pas trop vous éloigner du camp. C’est ce que je disais, il n’y a qu’un instant, à Lewis de l’Illinois.

Ce Lewis de l’Illinois était un des plus robustes pionniers de la caravane. Dans une de nos haltes, à la suite d’une querelle avec le Mexicain, il l’avait renversé d’un coup de poing, et depuis ce temps le vaquero affectait de le traiter avec un respect hypocrite qui semblait cacher de sinistres desseins. Le romancier ne put entendre prononcer le nom de Lewis sans céder à sa verve railleuse et sans faire quelques allusions peu charitables au combat qui s’était si tristement terminé pour le vaquero. Celui-ci devint pâle de colère, mais réussit à se contenir, et répondit avec sang-froid

— Oh ! à présent, Lewis et moi, nous sommes bons amis, nous sommes quittes, et je n’ai plus rien à lui reprocher ; mais, croyez-moi, pendant qu’il en est temps encore, suivez mes conseils, et gagnez San-Francisco. Les gorges de la sierra ne sont pas sûres. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage. Adieu, seigneurs cavaliers. À la nuit, je dois être loin d’ici.

Le Mexicain éperonna son cheval et disparut. Tranquille nous rejoignit bientôt après cette rencontre, et, la nuit s’approchant, nous regagnâmes nos tentes. Le soir même, je confiai à Township les soupçons que j’avais conçus au sujet du mystérieux vaquero. Le squatter m’écouta avec cet embarras étrange qu’il avait déjà manifesté en apprenant l’aventure des bords de l’Arkansas. Il garda long-temps le silence, comme partagé entre le désir de parler et la crainte de révéler un pénible secret. Enfin il parut se décider, me fit signe de sortir, et en se dirigeant avec moi vers ma tente

— Vous vous rappelez la nuit de l’Arkansas ? me demanda-t-il brusquement. Vous m’avez parlé d’un homme que vous avez trouvé attaché au tronc d’un arbre flottant sur la rivière : savez-vous qui l’y avait attaché ?

— Non.

— C’était moi ; et si jusqu’à présent je vous l’ai caché, c’est qu’il y avait là un souvenir, un secret que mon honneur me faisait un devoir de taire. Je vous ai dit que, la nuit où nous avions été attaqués par des maraudeurs, j’avais fort à propos été secouru par un détachement de riflemen ; ce n’est qu’après avoir passé le gué de l’Arkansas que je les rencontrai, mais déjà leur secours nous était inutile : nous avions fait.., justice de nos ennemis. Une bande d’Indiens des prairies, commandée par un homme de notre couleur, attaquait nos retranchemens. Nous fîmes une vigoureuse défense, et le chef des rôdeurs, le cavalier au visage pâle, après avoir essuyé plusieurs fois notre feu, roula enfin sous son cheval qu’une de nos balles avait frappé. Les autres brigands se dispersèrent. Mon fils Terry courut au chef terrassé, qui n’avait aucune blessure, et qu’il ramena prisonnier. Je m’engageai sur l’honneur à laisser la vie sauve à cet homme, si les Indiens ne venaient pas nous attaquer. Les Indiens ne revinrent pas, et moi…

Ici le squatter s’arrêta ; c’est à voix basse qu’il acheva son récit. Je devinai le dénoûment de cette sombre histoire. Dans une de ces heures d’ivresse où la colère du squatter échauffé par le brandy était implacable, Township avait commis un crime. Après avoir juré de laisser le maraudeur sortir du camp la vie sauve, il avait, par une cruelle dérision, attaché son prisonnier vivant à un tronc d’arbre, puis lancé le malheureux sur les flots de l’Arkansas. Le serment n’était-il pas tenu ? Le prisonnier ne sortait-il pas du camp la vie sauve ? — Dieu me punira, dit Township, qui tremblait en évoquant ce terrible souvenir, oui, il me punira pour ce manque de foi. L’homme que vous avez rencontré sera l’instrument de sa vengeance. Pourvu que cette vengeance ne s’étende pas sur tous les miens ! En attendant que la haine de ce misérable se satisfasse sur moi, n’agite-t-elle pas déjà les Indiens, dont elle anime les passions aveugles contre les émigrans américains ? Ne voyez-vous pas que les Américains seuls sont frappés, et n’avez-vous point deviné ce que cela veut dire ?

Une troupe d’hommes, qui apportaient sur un brancard une nouvelle victime de ces attaques quotidiennes, passa devant nous en ce moment. Nous nous rangeâmes devant le funèbre cortège. À la lueur des torches, nous avions reconnu le malheureux qui venait d’être frappé : c’était Lewis de l’Illinois. Je ne pus m’empêcher de frémir en songeant à ces paroles du vaquero : « Lewis et moi, nous sommes quittes ; je n’ai plus rien à lui reprocher. » Je serrai silencieusement la main du squatter, qui, à la vue de ce cadavre, sentit se réveiller sa fureur contre le meurtrier présumé de Lewis, et poussa un de ces blasphèmes grossiers par lesquels l’Américain soulage trop souvent sa colère ; puis nous nous dîmes adieu, et je rentrai dans ma cabane en rêvant aux moyens de quitter le plus tôt possible cette terre maudite.


III

Un mois s’était écoulé depuis notre arrivée en Californie, et d’implacables passions s’étaient déchaînées parmi ces hommes placés tour à tour sous les influences contraires de la convoitise, du découragement et de la peur. Le caractère américain s’était, pour ainsi dire, transformé ; une population mixte avait pris naissance sous mes yeux ; l’austérité, la rudesse virile de la race anglo-saxonne, avaient fait place à une sorte de corruption brutale, où l’on retrouvait tous les vices des Mexicains dépouillés de leur native élégance. Sous le ciel de la Californie, au milieu de ces rochers sillonnés de veines d’or, les hommes venus des bords de l’Ohio et de l’Hudson oubliaient chaque jour les vertus modestes qui avaient fait la gloire de leurs ancêtres ; ils apprenaient l’orgueil, la dissimulation, la débauche, et, en s’initiant à l’art du chercheur d’or, ils adoptaient ses mœurs : en un mot, ce n’étaient plus des squatters que je voyais autour de moi, c’étaient déjà presque des gambusinos.

Les attaques des rôdeurs indiens, qui se renouvelaient presque chaque nuit, ne contribuaient que trop à entretenir cette démoralisation. On vivait au milieu d’inquiétudes et d’émotions continuelles qui, à la longue, auraient suffi pour abattre les plus fermes caractères. Chaque association d’émigrans devait se partager en deux groupes, l’un chargé de garder les tentes pendant que l’autre travaillait dans la campagne. Les fatigues, les périls de la vie militaire s’unissaient ainsi aux pénibles travaux de la vie du colon. Pour moi, je préférais le métier de soldat à celui de chercheur d’or, et pendant que le squatter, avec ses fils, passait des journées entières à explorer les ruisseaux, à creuser les sables, pendant que le romancier et Tranquille chassaient de compagnie dans les forêts voisines, je passais volontiers de longues heures à errer, en sentinelle dévouée, le fusil sur l’épaule, autour de nos tentes et de nos chariots. Je me surprenais souvent à désirer qu’une occasion s’offrît de défendre notre campement contre une de ces tentatives d’agression si fréquentes depuis quelques jours. J’aurais voulu décider mes compagnons au départ, et j’espérais qu’en présence d’un danger sérieux Township renoncerait à exposer plus long-temps l’existence de sa famille aux vengeances des Indiens. L’occasion que je désirais s’offrit enfin, non pas telle assurément que je l’avais souhaitée : je ne pouvais prévoir, en vérité, les tristes événemens qui, après un mois de pénible attente, allaient rompre notre association à peine formée.

C’était deux jours après l’entretien où Township m’avait raconté l’histoire du vaquero de l’Arkansas. Je gardais, comme d’habitude, les abords de nos tentes ; Township et ses fils étaient au travail, Tranquille et le romancier à la chasse. Le soleil déclinait, et les chasseurs, comme les chercheurs d’or, ne pouvaient tarder à revenir. Déjà les Monts-Neigeux projetaient de grandes ombres dans les vallées de la sierra, d’où s’élevaient des vapeurs bleuâtres. Le pic double des Deux-Soeurs, le Mont-Linne, et, au nord, le sommet neigeux du Pic de Shastl, qui domine la vallée du Sacramento, étincelaient encore sous les rayons du soleil. Je m’étais placé sur une petite éminence d’où je découvrais toute la vallée du lac. Au centre de cette vallée, j’apercevais les tentes bariolées, les wigwams coniques en peaux de buffles, habités par les diverses associations de chercheurs d’or. Des hommes de toutes les races et de toutes les couleurs veillaient l’arme au bras à la porte de ces abris sauvages. Pour moi, la carabine à la main, je me laissais aller à ces rêveries douces qui terminent souvent une journée de fatigues. La chute du jour dans le désert est un moment solennel. J’allais et venais de la colline qui me servait de poste d’observation à la hutte du squatter, où j’entrevoyais de temps en temps les blonds cheveux et le tranquille sourire de la jeune Virginienne. Des troupes d’émigrans, qui revenaient du travail, passaient devant moi. J’échangeais un salut amical, tantôt avec le chercheur d’or subitement enrichi, qui marchait vers le camp le front radieux et d’un pas léger, tantôt avec le malheureux qui ne rapportait d’une lointaine et pénible excursion que la tristesse du désappointement et les frissons de la fièvre. Je m’étonnais de ne voir revenir ni le squatter, ni mes deux autres associés. Enfin, je vis paraître le fils aîné du squatter, ce brave et loyal jeune homme avec qui je m’étais lié étroitement dès la première nuit passée à Red-Maple. Térence recherchait depuis quelque temps ma société d’autant plus volontiers qu’il avait à combattre, chez son père, une froideur et une sévérité poussées jusqu’à l’injustice. C’était sur lui que le squatter soulageait d’habitude son ame oppressée par le chagrin ou la colère. Térence n’opposait aux reproches de Township qu’un respectueux silence ; mais, au fond, il sentait que le lien de famille était près de se briser, et il appelait avec impatience le jour où il pourrait, lui aussi, quitter le toit paternel pour commencer la vie aventureuse et nomade du squatter. Je remarquai que, pour la première fois, Térence revenait du travail les mains vides ; je l’appelai, et le jeune homme vint s’asseoir près de moi, mais sans répondre à mes questions sur le résultat de sa journée autrement que par des exclamations et des monosyllabes qui trahissaient une impatience difficilement contenue. Térence n’avait rencontré ni le chasseur, ni le romancier. Enfin, son ame s’épancha en plaintes naïves sur les ennuis d’un travail monotone et sédentaire, tel que celui du chercheur d’or. Je m’efforçai de le consoler, bien que je partageasse intérieurement toutes les tristesses du jeune Yankee. — Vous avez beau dire, dit-il, c’est un affreux métier que nous faisons là ; il ne faut pas enlever le squatter à ses habitudes ; les longs voyages, les déserts à défricher, voilà ce qui lui convient. J’ai vingt-trois ans, et à dix-huit mon père avait déjà pris ; son essor loin de sa famille ; mais, patience, mon tour viendra. — Je reconnaissais là le caractère américain dans toute son audace, et je ne pus que répondre au jeune squatter par un signe d’approbation.

Térence, qui paraissait peu disposé à continuer la conversation, m’offrit de prendre ma place, et j’acceptai, heureux de pouvoir aller au-devant de mes compagnons, dont l’absence prolongée commençait à m’inquiéter. Je me dirigeai, en quittant le jeune fils de Township, vers une espèce de taverne où Tranquille et le romancier avaient coutume de s’arrêter au retour de la chasse. Pour y arriver, il me fallait traverser une partie du camp. La nuit était venue, et j’eus soin de me faire reconnaître des sentinelles, qui ne se seraient pas fait faute de tirer sur toute figure suspecte. La plupart des travailleurs étaient de retour, des feux s’allumaient partout, et devant chaque hutte des blutoirs de forme grotesque, des tamis, des machines sans nom dans la statique, sassaient et ressassaient les sables aurifères. Accroupis devant ces foyers, éclairés de feux rougeâtres et la figure crispée par les plus mauvaises passions, les chercheurs d’or ressemblaient plutôt à des démons qu’à des hommes. Cependant la fièvre de l’or ne régnait pas sans partage dans ce vaste pandoemonium ; de plus douces émotions n’y avaient pas perdu toute influence. J’ai dit que la caravane était composée d’émigrans de tous les pays. Parmi ces aventuriers, il en était qui n’avaient pas oublié les chants de la terre natale, et qui aimaient à les redire au milieu du silence de la nuit. C’était parfois un air des montagnes de la Suisse que le cor d’un chasseur révélait aux échos surpris de la Sierra-Nevada ; c’étaient parfois aussi les voix harmonieuses de quelques enfans de la blonde Allemagne qui répétaient avec une émotion pénétrante, sous le ciel brûlant du Mexique, les chants mélancoliques de la Souabe ou du Tyrol.

J’étais arrivé près de la taverne où j’espérais rencontrer mes deux compagnons. Cette taverne était une tente un peu plus spacieuse que les autres, où l’eau-de-vie du pays, le pisco, se vendait à un dollar chaque goutte, où le refino, eau-de-vie raffinée de Catalogne, se payait au poids de l’or. J’aimais à y surprendre pour ainsi dire le chercheur d’or en déshabillé, racontant ses souvenirs ou ses projets d’une langue déliée par l’alcool. Quand j’entrai sous la tente, les tables de bois étaient garnies, comme d’habitude, de buveurs dont les visages m’étaient vaguement connus ; je ne vis nulle part mes deux amis, et j’allais me retirer quand un groupe de trois convives arrêta mon attention. L’un de ces buveurs portait la veste ronde à broderies de soie, le large chapeau et les culottes flottantes des Mexicains de Californie ; mais les deux autres étaient revêtus d’un costume tout-à-fait excentrique : coiffés d’un chapeau à galons d’argent, ils drapaient dans une couverture en lambeaux leur corps nu, dont la peau rouge était couturée de cicatrices. De longs cheveux incultes tombaient en mèches emmêlées sur les plus sinistres figures qu’il fût possible de voir. L’un de ces vagabonds portait souvent ses mains ornées d’ongles aigus à une ceinture gonflée d’or, qui entourait ses reins. Il appela bruyamment le tavernier.

— Que faut-il servir à leurs seigneuries, demanda celui-ci, du pisco, du refino ?

— Du pisco ! allons donc ! reprit le vagabond d’un air de dignité comique ; nous prenez-vous pour des buveurs de pisco ? C’est de l’eau-de-vie de Barcelone qu’il nous faut, c’est le seigneur alcade qui régale. Allons, demonio ! compère l’alcade, en avant les pepitas.

Cette désignation d’alcade me rappela l’aventure du romancier, et j’observai dès-lors plus attentivement les trois buveurs. Celui qu’on appelait l’alcade tira humblement d’une ceinture pareille à celle du drôle aux longs cheveux une poignée de poudre d’or que le tavernier soupesa de la main, après quoi il apporta une bouteille de la liqueur qu’on lui payait au prix du baril. Le métis allongea hors des plis de sa couverture un de ses bras bronzés, et, remplissant à ras la calebasse de son compagnon et la sienne, il omit complètement d’en verser dans celle de l’alcade.

— C’est une économie que vous faites, grace à moi, dit-il ; si vous en buviez, vous seriez tenu d’en payer une autre bouteille.

Et tandis que l’alcade souriait d’assez mauvaise grace, les deux vagabonds s’inclinèrent courtoisement l’un devant l’autre, et vidèrent, à la barbe du magistrat, le contenu de leurs deux calebasses sans daigner même porter sa santé. J’avais sous les yeux un fait qui passerait pour étrange partout ailleurs qu’au Mexique, la dignité de la magistrature avilie devant l’impudence de deux malfaiteurs. Je suivais avec attention cette scène curieuse, quand j’entendis prononcer à côté de moi le nom du chasseur canadien Éverquiet. Je me retournai brusquement et j’aperçus le plus jeune des enfans de Township.-Éverquiet est-il là ? me demanda-t-il.

— Il n’est pas encore de retour, mais que lui veut-on ?

— Oh ! dit l’enfant, il va arriver malheur dans la tente. Mon frère, mon frère Terry… Venez, venez.

J’accompagnai l’enfant, que la terreur empêchait de s’expliquer ; chemin faisant, le bruit d’une détonation frappa mes oreilles.

— Il l’a tué ! s’écria l’enfant, qui se mit à courir éperdu vers nos tentes. Je le suivis en toute hâte. En approchant de l’habitation du squatter, je vis Terry en sortir et s’éloigner précipitamment, se dirigeant, à ma grande surprise, vers les montagnes plutôt que vers les bords du lac. À cette heure avancée de la nuit, c’était courir à sa perte. J’appelai inutilement le jeune homme, qui ne m’entendit pas. Je soulevai d’une main tremblante le rideau qui fermait la tente du squatter. Pâle et les traits bouleversés par la terreur, les yeux humides de larmes, la fille de Township tenait et embrassait ses genoux ; la mère gisait affaissée dans un coin de la tente, et les frères de Terry, les traits contractés par une sourde colère, se tenaient à côté de leur père. Celui-ci, le visage allumé par le whiskey, sa carabine encore fumante en main, était plongé dans une morne stupeur. Township, dans un de ces momens où il déchargeait sur son fils le poids de sa mauvaise humeur, avait été exaspéré par un reproche respectueux du jeune homme : il avait sauté furieux sur sa carabine et fait feu sur Terry. C’était la fille du squatter qui avait détourné le coup. Terry avait, à la suite de cette horrible scène, dit à son père un adieu solennel. Je trouvais la malheureuse famille encore sous l’impression de cet orage domestique. Un silence de mort planait sur nous tous, et, à l’exception des sanglots convulsifs de la sueur de Terry, aucun bruit ne retentissait sous la tente. Un des jeunes fils du squatter m’avait raconté à voix basse et en quelques mots le débat terrible auquel il venait d’assister. Quant à Township, il ne paraissait pas me voir ; debout et immobile, les yeux fixes, il ne semblait prendre aucune part à l’émotion commune. Un incident imprévu vint le tirer de cette espèce de léthargie. Un des hommes chargés de veiller à la sûreté du camp entra brusquement ; il venait nous avertir qu’on avait de grandes inquiétudes pour la nuit ; plusieurs des chasseurs et des chercheurs d’or sortis le matin n’étaient pas rentrés, et les sentinelles avaient vu rôder aux alentours du camp des figures suspectes, qui, au premier coup de feu, s’étaient sauvées vers les montagnes. Il était évident que les Indiens préparaient une attaque et qu’il fallait se tenir sur ses gardes. L’homme qui nous donnait ces détails nous engagea à ne pas quitter nos chariots, Township ne lui répondit pas, et je me bornai à faire un signe de tête affirmatif ; mais, dès que cet homme fut parti, le squatter me prit la main avec une exaltation convulsive qui attestait que, chez lui, l’amour paternel avait tout à coup repris le dessus. Partons, me dit-il, partons : dans quelques minutes peut-être il ne sera plus temps. — Et sans se tourner vers sa famille, le rude défricheur se précipita hors de la tente. Je le suivis après m’être muni d’une carabine prise au hasard dans l’arsenal du squatter. Je n’étais pas seulement inquiet pour Terry, mais pour Tranquille et le romancier. Nous courûmes plutôt que nous ne marchâmes jusqu’à l’entrée des montagnes vers lesquelles j’avais vu se diriger le fils de l’émigrant. Là, nous nous arrêtâmes un moment. Avant de pénétrer au milieu de la nuit dans ces défilés sauvages, il était urgent de tenir conseil.

Les ténèbres qui nous environnaient ne nous permettaient pas de distinguer les traces de Terry ni de rien conjecturer sur la direction qu’il avait dû suivre une fois dans les montagnes. Avait-il tourné ses pas vers un de ces sentiers qui conduisent à la vallée du Sacramento, ou avait-il continué sa route vers les plaines opposées ? En tout cas, il ne pouvait être bien éloigné encore, et peut-être le hasard lui avait-il fait rencontrer le chasseur et le romancier. Nous résolûmes, à tout hasard, de pousser notre cri de ralliement. Les chasseurs des prairies ont, comme nos anciens chevaliers, leurs signaux de guerre, qui les aident à se reconnaître dans les heures de péril, La plupart de ces signaux imitent un des bruits qu’on entend le plus fréquemment dans le désert. Nous avions adopté le cri de notre ami le Canadien : c’était un hurlement de loup. Trois de ces hurlemens, à égale distance et assez rapprochés l’un de l’autre, indiquaient la présence de l’un de nous. Le romancier et moi nous laissions beaucoup à désirer, je dois l’avouer, dans ces essais de musique imitative ; quant au squatter et, à Tranquille, ils hurlaient à faire envie aux loups véritables. Le squatter fit donc entendre le signal convenu, mais une minute se passa, et aucune voix ne répondit à la sienne. Un second signal fut tout aussi infructueux, et les notes plaintives moururent répétées lentement par l’écho de la sierra. Une troisième tentative fut enfin plus heureuse ; trois hurlemens lugubres répondirent à ceux de Township. Nous nous dirigeâmes rapidement du côté d’où partait la réplique si désirée. Malheureusement les défilés de la montagne formaient une sorte de dédale où il était impossible de marcher en ligne droite, et nous perdîmes beaucoup de temps à tourner les obstacles de tout genre accumulés sur notre route. Tantôt c’était un bloc de rocher à franchir, tantôt une fondrière à éviter. Nous marchâmes ainsi, haletans et muets, jusqu’à l’entrée d’une gorge devant laquelle nous nous arrêtâmes, craignant de nous être écartés plutôt que rapprochés de notre but. En effet, un nouvel appel retentit tout à coup sur un point opposé à celui où le premier s’était fait entendre ; cette fois, les hurlemens étaient si plaintifs, que nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir. Nous avions donc fait fausse route ; il fallait revenir sur nos pas. Toutefois j’arrêtai auparavant le squatter, et je lui fis remarquer que ces hurlemens, partis de directions contraires, n’avaient pu être poussés par le même individu. Le premier signal avait dû être donné par le chasseur canadien, le second par Terry. Au moment où nous allions de nouveau nous engager au hasard dans un des mille défilés de la montagne, trois hurlemens retentirent à nos oreilles dans une direction qui n’était plus celle des premiers signaux. Le romancier était-il donc séparé du chasseur, et était-ce lui que nous entendions cette fois ?

— C’est singulier, dit Township en essuyant son front humide d’une sueur froide, votre compagnon le Français hurle d’habitude comme un mouton qui bêle, et voilà que, de trois côtés différens, j’entends des cris que je croirais ceux d’un loup hurlant à la lune si…

Une explosion soudaine interrompit le squatter, un nouvel appel suivit l’explosion, deux hurlemens de loup seulement se firent entendre. Dans une angoisse profonde, nous attendîmes le troisième, mais le silence ne fut plus troublé. Cette horrible solitude, ces pics aigus, ces gouffres béans de la sierra, présentaient un aspect si menaçant la nuit, que je sentis un instant mon courage m’abandonner, à l’idée que peut-être, derrière ces amas de rochers, des ennemis invisibles allaient nous frapper à notre tour, comme le malheureux compagnon dont la mort avait sans doute étouffé la voix. Qui, du chasseur, de Térence ou du romancier, venait de succomber ? Nous marchâmes sans nous communiquer nos pensées ; l’haleine du squatter, saccadée et sifflante, indiquait les angoisses de son ame. Nous errâmes au hasard ainsi une partie de la nuit, poursuivant sans trêve des voix qui semblaient fuir sans cesse devant nous, quand enfin, à un dernier signal du squatter, les hurlemens se rapprochèrent, et deux hommes sortirent d’un chemin creux. C’étaient le chasseur et son compagnon. Ils regagnaient le camp sans avoir vu le fils de Township, après avoir comme nous perdu beaucoup de temps en d’inutiles recherches. Nous les engageâmes à se joindre à nous, et nous continuâmes, aidés de ce renfort, notre périlleuse exploration, en nous dirigeant vers l’endroit où le coup de feu avait retenti. Le chasseur canadien, une torche de résine à la main, guidait notre petite troupe ; il s’arrêtait souvent pour examiner le sol. Enfin il poussa un cri. — Tenez, dit-il, ne voyez-vous pas ces empreintes ? Je reconnais les chevaux ferrés des maraudeurs blancs et les sabots sans fers des maraudeurs indiens. Tout cela est de mauvais augure, car c’est le meurtre qui s’associe au pillage.

Le chasseur s’interrompit tout à coup : un chant plaintif, qui ressemblait à celui du weep-poor-will, s’élevait dans le silence de la nuit.

— Les sons partent de cette vallée, tout près de nous, reprit le chasseur. C’est singulier, jamais cet oiseau n’a crié ainsi.

Je montrai alors au Canadien le squatter, qui, dès les premières notes de ce chant étrange, avait laissé tomber sa tête dans ses mains, et semblait s’affaisser sous la douleur. Cet état de prostration ne dura qu’un instant. Le squatter releva la tête et répondit au chant mélancolique de l’oiseau mystérieux par la même plainte bizarrement cadencée ; puis il écouta avec angoisse, comme si sa mort ou sa vie dépendait de ce qu’il allait entendre.

— C’est quelque signal de famille, me dit le chasseur. Le squatter aura reconnu la voix de son fils.

Une réplique, mais si faible qu’elle dominait à peine le murmure de la brise dans les bas-fonds, confirma l’opinion de Tranquille.

— C’est lui, c’est Terry ! s’écria le squatter, et il s’élança vers l’endroit signalé par le chant du weep-poor-will. Quelques minutes ne s’étaient pas écoulées, qu’en effet nous avions rejoint le pauvre jeune homme. La malédiction paternelle semblait avoir porté prématurément ses tristes fruits ; Térence était étendu, immobile, évanoui, sur le sol pierreux. La colère de Township s’était dissipée ; le rude Américain, redevenu père, se pencha sur le corps de son fils, dont la lune éclairait faiblement le pâle visage. Township, par suite de cette arrière-pensée de vengeance qui se mêle toujours à la douleur de l’homme à demi sauvage, épiait sur la physionomie de Térence une lueur de vie passagère ; il avait hâte d’interroger le mourant et de connaître les auteurs du meurtre. Au bout de quelques instans, le jeune homme put donner à son père à voix basse une courte explication dont je n’entendis que ces mots : « La nuit de l’Arkansas. » Ce dernier effort avait épuisé le jeune homme, et, quelques secondes après, Township ne serrait plus entre ses bras qu’un cadavre.

Le squatter n’était pas homme à verser long-temps d’inutiles larmes sur la victime dont il connaissait maintenant le meurtrier. À la vue du corps inanimé de son fils, le désir de la vengeance se réveilla terrible chez lui. Avant tout, cependant, il fallait soustraire le cadavre aux profanations indiennes. Nous lui fîmes un brancard avec nos fusils, et nous reprîmes le chemin du lac. L’intrépide chasseur, préoccupé de quelques traces suspectes, se sépara de nous malgré nos instances, en promettant de ne pas tarder à nous rejoindre. Township, le romancier et moi, nous revînmes seuls au camp. Une demi-heure d’une marche rapide et pénible nous y ramena. La plus grande confusion régnait sur les bords du lac. Ce n’étaient partout qu’allées et venues tumultueuses. Des torches qui couraient en tout sens jetaient d’étranges lueurs sur les figures consternées des chercheurs d’or. Après avoir déposé non loin de la tente du squatter le corps de Térence, nous laissâmes Township rejoindre seul sa famille, dont nous crûmes devoir respecter la douleur. Un coup d’œil jeté à notre chariot nous prouva qu’aucune tentative de pillage n’avait été faite de ce côté. Une fois rassurés par cette courte inspection, nous allâmes nous mêler aux groupes qui stationnaient près du lac et les questionner sur l’alerte de la nuit. Les uns prétendaient que cette alerte avait été causée par le bruit d’une fusillade entendue dans les montagnes ; d’autres assuraient que plusieurs chercheurs d’or, absens depuis le matin, avaient été victimes d’un guet-apens tendu par les rôdeurs indiens. Pendant que nous cherchions à démêler la vérité au milieu de ces récits confus, un mouvement inusité se fit dans la foule. Deux hommes étaient ramenés par un groupe irrité et salués par les imprécations de tous les chercheurs d’or. Je reconnus l’alcade et son impudent acolyte. On les accusait de connivence avec les bandits qui venaient de tenter un coup de main sur le camp, et qu’on avait repoussés dans les montagnes.

— Eh ! messieurs, hurlait l’alcade, c’est déjà bien assez qu’un magistrat se soit mis à la solde d’un drôle qu’il a trois fois condamné à mort, sans qu’on l’accuse encore de vol à main armée. Je cherche de l’or pour le compte de celui qui me paie, et je suis innocent du reste.

— De quoi suis-je coupable ? criait à son tour le vagabond aux longs cheveux. J’ai la fantaisie de me faire servir par un alcade, c’est cher, mais c’est permis. Je cautionne ce magistrat, moi. Un homme trois fois condamné à mort n’est pas suspect, ce me semble.

Et le drôle jetait au magistrat un regard de protection. Malgré leur feinte assurance, les deux malheureux n’auraient pas échappé en ce moment à la justice sommaire des chercheurs d’or, si une troisième capture n’avait attiré l’attention générale. Tranquille revenait de son expédition, rapportant sur son cheval mexicain le vaquero lié en travers avec son propre lazo. Profitant de la distraction causée par cet incident, l’alcade et son patron gagnèrent le large avec une prestesse, une dextérité toutes mexicaines. Le chasseur, en m’apercevant, poussa son cheval vers moi. — J’amène à Township, me cria-t-il, un homme qu’il est bon de confronter avec lui. C’est une ancienne connaissance à nous, c’est l’homme de la nuit de l’Arkansas.

Le vaquero fit un soubresaut.

— Tenez, reprit Tranquille en écartant le mouchoir qui couvrait la figure du prisonnier, presque méconnaissable sous une couche épaisse de sang et de poussière.

Caramba ! s’écria le bandit d’une voix affaiblie ; depuis ma navigation sur l’Arkansas, jamais je ne fus si gêné.

— Vous ne seriez guère en état d’égarer maintenant de braves gens en imitant leurs signaux, répliqua le chasseur. Que voulez-vous ! le métier de chercheur d’or a mille inconvéniens ; mais patience ! vous touchez à la fin de vos maux.

— Chercheur d’or ! reprit fièrement le Mexicain, pour qui me prenez-vous ? Un vil gambusino, allons donc ! Je ne fouille pas le sable, moi : au lieu d’exploiter un placer, j’exploite le chercheur d’or lui-même. C’est un système comme un autre.

Le chasseur ne répondit à cette saillie qu’en piquant des deux son cheval. Je suivis le Canadien et son prisonnier vers la tente de Township. Le vaillant Canadien me raconta, chemin faisant, qu’il avait tenu tête non-seulement au vaquero, mais à trois autres bandits, et que son rifle avait mis hors de combat, en un moment, tous ces lâches ennemis. — Êtes-vous curieux, ajouta-t-il, de voir pratiquer, une fois dans votre vie, le code de Lynch[2] ?

— Que voulez-vous dire ? demandai je. Croyez-vous que le squatter

— Le squatter est dans son droit, répondit Tranquille. L’homme que je lui amène est le meurtrier de son fils. Township jugera et exécutera… Vous comprenez.

J’avais compris en effet, et je me promis de ne pas assister à la terrible scène qui allait se passer entre Township et le meurtrier de son fils. Au moment où nous arrivions devant l’habitation du squatter, je me séparai du chasseur et du romancier pour rentrer sous ma tente. Je succombais sous la fatigue causée par les émotions multipliées de la nuit. J’avais hâte d’échapper à ces sombres tableaux où la convoitise, la brutalité, l’effronterie, les vices de la civilisation et ceux de la barbarie se heurtaient dans je ne sais quel affreux contraste. Je ne pus m’endormir assez tôt cependant pour ne pas entendre un cri de détresse répété douloureusement par tous les échos de la vallée. J’appris par Tranquille et le romancier, qui rentrèrent quelques instans après, qu’on venait de précipiter le vaquero dans les eaux du lac sous les yeux du squatter inflexible. La justice de Lynch était satisfaite.

Le lendemain, je me sentis pris de ce dégoût, de cette inquiétude, auxquels l’émigrant n’échappe qu’en prenant le bâton du pèlerin et en pliant sa tente. Tranquille était seul à comprendre mon malaise et à le partager. Le romancier n’avait pas encore perdu toute confiance dans son étoile, et se serait reproché de quitter brusquement une terre qui pouvait le rendre millionnaire. Township, plongé dans une morne tristesse, ne pensait pas non plus encore à s’éloigner des lieux où reposait le malheureux Térence. Je dis adieu à cette famille au sein de laquelle j’avais cru un moment fixer mon existence ; je serrai la main au courageux Français qui, dans cette triste vallée de Californie, gardait la même sérénité que sur les bords verdoyans de l’Ohio. Peu d’heures après, je me dirigeai avec Tranquille vers la plaine du Sacramento, et, quelques jours plus tard, je m’embarquai, à San-Francisco, pour New-York.

J’arrivai aux bords de l’Hudson comme une providence pour une pauvre famille alsacienne, qui venait en Amérique mettre au service de quelque propriétaire défricheur sa docile et patiente activité. Revenu dans mon domaine avec cette petite colonie intelligente et laborieuse, je ne tardai pas à comparer sans regret la vie du défricheur à celle du chercheur d’or, et aujourd’hui je commence à aimer des travaux qui ont leur grandeur aussi bien que leur utilité. La lutte avec une nature vierge, la culture d’un sol conquis sur le désert par d’âpres et incessans efforts, tel est après tout le but qui long-temps encore doit rapprocher dans de communs labeurs les races diverses attirées vers les solitudes du Nouveau-Monde. Il y a, je le sais, en Amérique même, des natures indomptées auxquelles la vie du planteur ne saurait suffire. Le chasseur canadien Tranquille a résisté à toutes les instances que je lui ai faites pour l’engager à me suivre dans mon domaine ; il lui faut à lui les longues courses, les chasses périlleuses, la marche sans fin et sans but à travers les prairies. Le romancier français m’a écrit qu’enrichi par l’exploitation d’une veine heureuse, il songe à revenir dans sa patrie. Cette résolution m’étonne et m’afflige. Je perds en lui un ami que l’énergie de son caractère et l’enjouement de son humeur me rendaient précieux ; je crains aussi qu’au milieu des tristes et mesquines préoccupations de nos cités, il ne regrette souvent, mais trop tard, cette existence large et tranquille de seigneur campagnard que l’Amérique ne refuse jamais à l’émigrant assez heureux pour appuyer ses travaux sur un faible capital. Quant à Township, à en croire son ami le farmer, il se lasserait de remuer les sables de Californie, et serait tenté de venir défricher quelques-unes de ces bruyères de la Virginie qui ont à ses yeux l’incomparable prestige du pays natal. Le jour n’est pas loin peut-être, qui commencera pour lui cette seconde période de la destinée du squatter, où l’usurpateur enrichi voit succéder aux chances d’une vie d’aventures et d’illégales conquêtes les douceurs de la possession légitime, la stabilité du foyer, et parfois même les honneurs du congrès.


GABRIEL FERRY.

  1. Voyez la livraison du 1er avril.
  2. On sait que ce nom désigne, dans certaines parties de l’Amérique, l’usage qui donne au plaignant le droit, s’il est le plus fort, d’être le juge et l’exécuteur dans sa propre cause.