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Les Stromates/Livre quatrième/Chapitre VII

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Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 291-298).
Livre quatrième
CHAPITRE VII.
Bienheureux ceux qui versent leur sang pour la cause de Dieu !

Et maintenant quelle est l’énormité du crime de l’apostat qui, transfuge de Dieu, a passé sous les drapeaux de Satan ? Il ment au Seigneur, ou pour mieux dire il ment à sa propre espérance, l’infidèle qui ne croit pas à Dieu. Et celui-là ne croit pas, qui n’accomplit pas les commandements imposés par lui. Mais quoi ? n’est-ce pas se renier soi-même, que de renier le Seigneur ? Oui, soi-même ; car on n’enlève pas au maître sa souveraineté sur son domaine pour avoir rompu tous les liens qui unissaient au maître. En reniant le Sauveur, on renie la vie, parce que la lumière était la vie. À ces lâches déserteurs, le Seigneur ne réserve pas l’expression d’hommes de peu de foi. « Infidèles, hypocrites, dit-il, vous arborez l’étendard de mon nom ; puis vous trahissez vos serments. » Par contre, il donne au fidèle le nom de serviteur et d’ami. C’est pourquoi qui s’aime véritablement lui-même, aime le Seigneur et confesse le salut pour sauver son âme. Or, si vous êtes décidé à livrer même votre vie par charité pour votre prochain, vous vous rappellerez que notre Sauveur est notre proche, puisque le Dieu qui sauve a été appelé, en considération de celui qui est sauvé, le Dieu de près, le Dieu qui s’approche. N’a-t-il pas choisi volontairement la mort pour vous rendre la vie ? N’a-t-il pas souffert plutôt par amour pour vous, que pour satisfaire à la justice de Dieu ? De là lui vient le non de frère. Celui qui souffre par amour pour Dieu a souffert pour son propre salut, et réciproquement, celui qui meurt pour son propre salut souffre par amour pour le Seigneur. En effet, étant la vie lui-même, il a voulu souffrir à cause de nous, afin que sa passion fût notre vie. « Pourquoi m’appelez-vous, Seigneur ! Seigneur ! s’écrie-t-il, et ne faites-vous pas ce que je dis ? car le peuple qui chérit des lèvres seulement le Seigneur est un autre peuple, » et obéit à un autre docteur auquel il s’est volontairement vendu. Il n’en va pas de même de ceux qui gardent les préceptes du Sauveur. Ils lui rendent témoignage dans chacune de leurs actions ; dociles à sa volonté, autorisés par là même à l’appeler Seigneur, et attestant solennellement par leurs actions que celui auquel ils croient est bien le Dieu pour lequel ils ont crucifié leur chair, avec ses convoitises et ses mouvements déréglés. « Si nous vivons par l’esprit, dit l’apôtre, conduisons-nous aussi par l’esprit. Celui qui sème dans la chair ne recueillera de la chair que corruption, mais celui qui sème dans l’esprit recueillera de l’esprit la vie éternelle. » Confesser le nom du Christ au prix de son propre sang parait être une mort bien cruelle à quelques hommes dont il faut plaindre les pensées toutes terrestres. Ils ne savent pas que cette porte de la mort est l’entrée de la vie éternelle. Quelles seront après la mort les récompenses de ceux qui auront saintement vécu, quels seront les supplices de ceux qui auront vécu dans l’injustice et le désordre ? Ils se refusent à le comprendre, je ne dis pas seulement dans nos livres sacrés, où tous les préceptes parlent de ces châtiments et de ces récompenses, mais ils ferment même l’oreille aux instructions de leurs philosophes. Que dit la pythagoricienne Théano ? « La vie serait réellement un joyeux banquet pour les méchants qui meurent, chargés de crimes, si leur âme n’était pas immortelle ; la mort leur serait un gain. » Platon a écrit dans le Phédon : « Si la mort était la dissolution de tout l’homme, etc… » Il ne faut donc pas s’imaginer avec le Telèphe d’Eschyle « qu’il n’y a qu’une seule route pour descendre aux enfers ; » car de nombreux chemins nous y conduisent, de nombreux péchés nous y entraînent.

Voilà probablement les esprits inquiets et flottants que le comique Aristophane livre en ces termes à la risée publique : « Allez, hommes dont la vie est une pâle clarté, hommes qui passez comme la génération des feuilles, race débile, figures de cire, ombres vaines ; qui vous évanouissez comme un souffle, oiseaux dépourvus d’ailes, êtres d’un jour. » On lit aussi dans Épicharme : « Qu’est-ce que la vie de l’homme ? Une outre pleine de vent. »

Mais nous, le Seigneur, nous a dit : « L’esprit est prompt, la chair est faible, » parce que « l’amour des choses de la chair est ennemi de Dieu, » comme l’explique apôtre, « car il n’est point soumis à la loi de Dieu et ne peut l’être. Ceux qui vivent selon la chair ne peuvent plaire à Dieu. » Et développant davantage sa pensée, de peur que l’on ne s’autorise de ses paroles pour répéter avec l’ingratitude d’un Marcion, que la créature est mauvaise, il ajoute : « Mais si Jésus-Christ est en vous, quoique le corps soit mort à cause du péché, l’esprit est vivant à cause de la justice. » Il poursuit : « Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez. Les souffrances de la vie présente n’ont aucune proportion avec cette gloire qui doit un jour éclater en nous, pourvu toutefois que nous souffrions avec Jésus-Christ, afin d’être glorifiés avec lui, comme ses héritiers. Or, nous savons que tout contribue au bien de ceux qui aiment Dieu, de ceux qu’il a appelés selon son décret. Et ceux qu’il a connus dans sa prescience, il les a aussi prédestinés pour être conformes à l’image de son Fils, afin qu’il soit lui-même le premier-né entre plusieurs frères. Et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés. »

Vous voyez, par cet enseignement, que la charité est le principe du martyre. Voulez-vous maintenant être le témoin de Jésus-Christ, à cause des récompenses attachées aux bonnes œuvres ? Écoutez de nouveau : « Nous ne sommes sauvés que par l’espérance. Quand on voit ce qu’on a espéré, ce n’est plus de l’espérance ; car, comment espérerait-on ce qu’on voit déjà ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l’attendons par la patience. Et si nous souffrons pour la justice, dit Pierre, nous serons heureux. Ne craignez donc point les maux qu’ils veulent vous faire craindre, et n’en soyez pas troublés ; mais rendez gloire, dans vos cœurs, à la sainteté de Jésus-Christ votre Seigneur, et soyez toujours prêts à répondre, pour votre défense, à tous ceux qui vous demanderont raison de l’espérance que vous avez. Mais que ce soit avec douceur et avec retenue, et conservant une conscience pure, afin que les détracteurs de la vie sainte que vous menez en Jésus-Christ, rougissent du mal qu’ils disent de vous. Si Dieu veut que vous souffriez, il vaut mieux que ce soit en faisant le bien qu’en faisant le mal. »

Si quelque railleur nous arrêtait ici par cette objection : « Comment peut-il advenir que la chair, faible comme elle est, résiste aux puissances et aux esprits des dominations ? » Qu’il sache que, forts de l’assistance du Tout-Puissant et du Seigneur, et armés d’une généreuse confiance, nous luttons contre les puissances des ténèbres et contre la mort. « Élevez la voix, dit le prophète. À votre premier cri, le Seigneur répondra : Me voici. » Tel est l’auxiliaire invincible qui étend sur nous son bouclier. « Lorsque Dieu vous éprouve par le feu des afflictions, dit Pierre, n’en soyez point surpris, comme s’il vous arrivait quelque chose d’extraordinaire ; mais réjouissez-vous de ce que vous avez part aux souffrances de Jésus-Christ, afin que vous soyez aussi comblés de joie dans la manifestation de la gloire. Vous êtes bienheureux, si vous êtes outragés pour le nom de Jésus-Christ, parce que la gloire et l’esprit de Dieu reposent sur vous. Selon qu’il est écrit : On nous livre tous les jours à la mort à cause de vous ; on nous regarde comme des brebis destinées aux sacrifices. Mais parmi tous ces maux, nous demeurons victorieux par la vertu de celui qui nous a aimés. »

« Le secret que tu veux arracher de mon cœur, tu ne le connaîtras pas ; non, quand même tu me livrerais aux flammes ; non, quand même tu promènerais la scie mordante depuis ma tête jusqu’à mes pieds ; non, quand même tu me chargerais de mille liens. »

Ainsi parle sur la scène tragique une femme d’un courage viril. Antigone aussi, méprisant l’arrêt de Créon, répond avec audace :

« Cet ordre, ce n’est pas Jupiter qui me le donne. »

Mais nous, c’est Dieu qui nous intime ses ordres ; il lui faut obéir. « Car, il faut croire de cœur, pour obtenir la justice ; et confesser de bouche, pour obtenir le salut. » C’est pourquoi l’Écriture dit : « Quiconque croit en lui ne sera point confondu. » C’est donc avec raison que Simonide a écrit :

« La vertu habitait, dit-on, sur des rochers d’un accès difficile ; aujourd’hui, elle visite, d’un pas rapide, une chaste demeure. Elle ne peut être aperçue par les yeux de tous les mortels. Quiconque n’aura pas ruisselé de ces sueurs de l’âme, qui dévorent le cœur, ne gravira jamais au faîte du courage. » J’ouvre Pindare : « C’est par le chemin des tribulations et des pénibles travaux que la jeunesse trouve la gloire. La lumière des hauts faits resplendit avec le temps et illumine les deux. »

Eschyle a écrit dans le même sens : « Le mortel qui s’impose de rudes travaux, voit la gloire couronner ses labeurs. » « Plus l’entreprise est haute, plus la récompense est belle, » selon Héraclite.

« Montrez-moi, au contraire, un esclave qui ne tremble pas devant la mort. »

« Car Dieu ne nous a pas donné un esprit de servitude pour nous conduire encore par la crainte, écrit Paul à Timothée, mais un esprit de force, d’amour et de sagesse. Ne rougissez donc point de notre Seigneur, que vous devez confesser, ni de moi qui suis dans les fers pour lui. » Tel sera, au jugement de l’apôtre, celui qui s’attache constamment au bien, celui qui a horreur du mal, et dont la charité est sincère et sans déguisement ; car celui qui aime son prochain accomplit la loi. Or, si le Dieu auquel nous rendons témoignage est le Dieu de notre espérance, comme il l’est véritablement, confessons notre espérance, tendant de tous nos efforts vers ce but, et ce qui est le point capital, suivant l’apôtre, possédant toutes les lumières nécessaires. Les philosophes indiens disaient à Alexandre, roi de Macédoine : « Tu pourras bien transporter nos corps d’un lieu dans un autre lieu ; mais nos âmes, tu ne les forceras jamais à faire ce que nous ne voulons pas. Le feu, qui paraît un supplice si terrible aux autres hommes, nous le méprisons. » C’est de là qu’Héraclite préférait la gloire à tous les biens du monde, et laissait au vulgaire, ajoutait-il, « le stupide plaisir de se gorger de nourriture à la manière des animaux.

Car presque tous nos travaux sont pour le corps. C’est pour le protéger contre l’injure des saisons que nous bâtissons des édifices, c’est pour lui que nous arrachons l’argent aux entrailles de la terre, pour lui que nous ensemençons les champs, pour lui enfin les mille soins auxquels nous avons imposé des noms divers. »

À la multitude insensée de se consumer dans ces travaux inutiles !

Pour nous, l’apôtre nous dit : « Sachons que le vieil homme a été crucifié en nous avec Jésus-Christ, afin que le corps de péché soit détruit et que désormais nous ne soyons plus esclaves du péché. » L’apôtre, afin de nous montrer quel est le mépris du peuple pour la foi, et quels outrages elle reçoit de ses dédains, n’ajoute-t-il pas formellement : « Il me semble que Dieu nous traite nous autres apôtres comme les derniers des hommes, comme des victimes destinées à la mort, nous livrant en spectacle au monde, aux anges et aux hommes. Jusqu’à cette heure nous avons faim et soif ; nous sommes nus et en butte aux outrages ; nous n’avons point de demeure stable. Nous travaillons avec beaucoup de peine de nos propres mains ; on nous maudit et nous bénissons, on nous persécute et nous le souffrons, on nous blasphème et nous répondons par des prières, nous sommes devenus comme les ordures du monde. » Platon a écrit quelque chose de semblable dans sa République : « Appliquez-le juste à la torture ; arrachez-lui les yeux, il sera toujours dans la félicité. » La fin que se propose le véritable Gnostique ne réside donc pas dans la vie de cette terre ; il aspire de toutes ses facultés à l’éternelle béatitude, à la royale amitié de Dieu. Qu’on le couvre d’opprobres comme d’un vêtement ; qu’on le frappe d’exil, de confiscation, et enfin de mort, jamais on ne le dépouillera de sa liberté, ni de son bien principal, la charité qui l’unit à Dieu. La charité ! « elle supporte tout ; elle souffre tout, » parce qu’elle est bien convaincue que la divine Providence administre toute chose avec sagesse. « Soyez donc mes imitateurs, je vous en conjure » dit l’apôtre.

Le premier degré pour s’élever au-dessus de l’homme charnel, est le précepte uni à la crainte, par laquelle nous nous abstenons de toute injustice ; le second, c’est l’espérance par laquelle nous désirons le souverain bien ; la charité achève, comme cela est juste, et nous consomme dans les voies de la Connaissance. La Grèce païenne, après avoir attribué à une aveugle fatalité tout ce qui arrive, avoue, je ne sais comment, qu’elle obéit malgré elle. Écoutez du moins Euripide : « Femme, retenez bien mes paroles. Point de créature ici-bas qui ne souffre. Ensevelir ses enfants, en engendrer d’autres, bientôt après mourir soi-même, tel est le douloureux partage de l’humanité. » Le poëte ajoute : « Les maux que la nature nous impose, il faut les supporter, avec résignation et en sortir courageusement. Rien de ce qui est nécessaire n’est intolérable aux mortels. » Mais ceux qui tendent vers la perfection ont pour but la vérité, (la Gnose) qui s’appuie sur cette trinité sainte, la Foi, l’Espérance, la Charité ; « la dernière est la plus excellente des trois. » Oui, certes, dit l’apôtre, tout est permis, mais tout n’est pas expédient. Tout est permis, mais tout n’édifie pas. » Et ailleurs : « Que personne ne cherche seulement sa propre satisfaction, mais encore le bien des autres, afin que l’on puisse en même temps faire et enseigner, édifiant et bâtissant sur ce qu’on édifie. » Que la terre et tout ce qu’elle contient soit au Seigneur, c’est un point indubitable et hors de toute controverse ; mais on ne doit point scandaliser la conscience de celui qui est faible. « Quand je dis la conscience, je ne parle point de la vôtre, mais de celle d’autrui ; car pourquoi m’exposerais-je à faire condamner par la conscience d’un autre, cette liberté que j’ai de manger de tout ! si je prends avec action de grâces ce que je mange, pourquoi ferais-je mal parler de moi pour une chose dont je rends grâce à Dieu ? Soit donc que vous mangiez ou que vous buviez, quelque chose que vous fassiez, faites-le toujours pour la gloire de Dieu. En effet, quoique nous marchions dans la chair, les armes avec lesquelles nous combattons ne sont point charnelles, mais puissantes en Dieu pour détruire les forteresses ennemies et renverser les raisonnements humains et tout ce qui s’élève avec orgueil contre la science du Seigneur. » Couvert de ces armes, le véritable Gnostique s’écrie : Seigneur, fournissez-moi l’occasion de combattre, et recevez cette manifestation que je vous dois. Qu’il vienne cet ennemi redoutable. Fort de mon amour pour vous, je méprise tous ses assauts.

« Car de toutes les choses humaines, la vertu est la seule qui ne reçoive pas du dehors son salaire : elle est à elle-même sa plus noble récompense.

« Revêtez-vous donc, comme élus de Dieu, saints et bien-aimés, d’entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité, de modestie, de patience ; mais surtout ayez la charité, qui est le lien de la perfection. Faites régner dans vos cœurs la paix de Jésus-Christ, à laquelle vous avez été appelés, pour ne faire qu’un corps, et soyez reconnaissants, » vous qui, retenus encore dans la chair, vous reposez déjà, comme les anciens justes, dans la tranquillité de l’âme et le calme des passions.