Les Syndicats professionnels et agricoles - Le crédit agricole

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Les Syndicats professionnels et agricoles - Le crédit agricole
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 104-139).
LES SYNDICATS
PROFESSIONNELS ET AGRICOLES

LE CREDIT AGRICOLE

I. Hubert-Valleroux, les Corporations d’arts et de métiers en France et à l’étranger. — II. L. Smith, les Coalitions et les Grèves. — III. Alphonse Ledru et Fernand Worms, Commentaire de la loi sur les syndicats professionnels. — IV. Bulletin de la Société des agriculteurs de France. — V. Josseau, Traité du Crédit foncier. — VI. Léon Say, Dix jours dans la Haute-Italie. — VII. Ettore Levi, Manuale per le Banche popolari italiane, 1883. — VIII. Gerdolle, la Crise agricole. — IX. A. Sénart, les Syndicats agricoles et la loi du 21 mars 1884. — X. Emile de Laveleye, De l’organisation du crédit agricole.


I

La liberté des syndicats, qui n’est qu’une des formes de la liberté d’association, a rencontré, elle rencontre aujourd’hui encore, des défenseurs et des adversaires décidés, appartenant les uns et les autres aux opinions les plus diverses. Par le journal, par le livre, à la tribune, ceux-ci ont, en termes éloquens, dénoncé le danger de fournir une organisation, des cadres, un levier, à l’armée de la révolution, qui, dans les congrès et réunions socialistes, proclame si bruyamment son projet de fonder un nouvel ordre de choses, en s’appropriant le mot de Siéyès : « Qu’est-ce que le quatrième état ? Rien ! Que doit-il être ? Tout ! » avec la dynamite comme moyen, l’égalité de fait pour but, et cette double devise inscrite sur son drapeau : la propriété, c’est le vol ; Dieu, c’est le mal ! La liberté, observent ces pessimistes, est un mot glissant comme une anguille, vague comme un rêve, traître comme l’espérance ; elle côtoie sans cesse ces deux écueils : l’anarchie, le despotisme, et c’est folie d’en parler avant de savoir à quelles forces, dans quelles limites il s’agit de l’accorder. Comment ne voit-on pas que seuls les syndicats révolutionnaires en profiteront, les meneurs entraînant les timides volontés de la masse, et, comme toujours, les modérés écrivant sous la dictée des violens. Les ouvriers des grandes villes ressemblent à la garde nationale d’autrefois : les mauvais attaquent l’ordre, les bons ne le défendent guère. Adam Smith avait-il vraiment ton d’affirmer que lorsque les artisans se rassemblent, trop souvent ils conspirent contre les poches du public ? Rappelez-vous l’exemple de la tour de Babel, la première fédération de syndicats dont l’histoire fasse mention ! La liberté, soit ! mais donnez-la comme un bouclier, non comme une épée : qu’elle permette à chacun de construire sa maison, non de démolir celle du voisin !

La loi de 1884, répondaient ses défenseurs, inaugure une ère de justice, de concorde, d’apaisement ; elle est en quelque sorte l’aboutissement de l’œuvre trente fois séculaire qui se poursuit avec des destinées diverses, l’émancipation du travail manuel ; elle remet aux travailleurs le soin, les moyens de pourvoir à leurs intérêts, et devient l’instrument de leur progrès matériel, intellectuel et moral ; désormais ils n’auront plus à se défendre que d’eux-mêmes. Les corporations ouvrières sont aussi anciennes que l’industrie elle-même, puisque leur existence se trouve déjà consacrée par la loi des Douze Tables : la Grèce avait ses hétairies, Rome ses collèges d’artisans ; au moyen âge, elles ne revêtent pas non plus le caractère d’associations libres et volontaires, mais celui d’institutions privilégiées, comme celles qui, sous le nom d’esnafs, fonctionnent aujourd’hui dans les principales villes de la Turquie. Leurs défauts paient largement la rançon de leurs qualités, et leurs monopoles ne vont pas sans d’étranges servitudes envers le pouvoir royal, qui bat monnaie avec elles et ne se gêne nullement pour réglementer, vendre fort cher le droit de travailler. La révolution veut reprendre l’œuvre de Turgot ; mais l’assemblée constituante ne comprend point qu’il n’y a pas de liberté sans garantie, que la liberté est action, et, croyant couper le mal dans sa racine, elle anéantit les corporations, défend de les rétablir sous quelque forme que ce soit, sacrifie l’intérêt collectif comme l’ancien régime avait sacrifié l’intérêt individuel, édicté cette loi de 1791 qu’on a justement appelée la loi martiale de l’industrie. Ni la législation de 1852 sur les sociétés de secours mutuels, ni celle de 1864 accordant la faculté de se coaliser, mais sans concert préalable, ni celle de 1867 et 1868 autorisant la création de sociétés coopératives et proclamant le droit de réunion, ne satisfirent les légitimes aspirations des classes laborieuses. Cependant, comme la destruction des corporations laissait le travail sans règle, le besoin d’une organisation quelconque se faisait sentir ; puisque les sociétés de compagnonnage subsistaient parmi les ouvriers de la même profession, les patrons voulurent s’unir à leur tour, et, dès 1808, les entrepreneurs de bâtiment se groupaient, avec l’agrément du pouvoir, pour traiter des affaires de leur métier et établir de concert des tarifs ; d’autres industries adhérèrent, et, en 1848, le groupe, composé de patrons parisiens de onze professions, s’appela Chambre syndicale du bâtiment ou de la Sainte-Chapelle. C’est ainsi qu’en France les mots nouveaux servent de passeport aux choses anciennes. Le gouvernement prêtait les mains à cet escamotage de la loi de 1791 : de toutes parts se fondèrent des chambres syndicales de patrons d’abord, ensuite d’ouvriers, si bien qu’en 1883 on n’en comptait guère moins de 425 vivant sous le régime de la tolérance.

Divisées en trois groupes principaux, les chambres patronales de Paris ont rendu de précieux services : on les voit avec plaisir concilier les différends entre industriels ou commerçans, convenir de certaines règles propres à assurer la bonne exécution des produits et leur réputation au dehors, faire valoir leurs droits contre les contrefacteurs étrangers, combattre les exigences du fisc, organiser des cours professionnels du soir, des sociétés de patronage pour les apprentis, des sociétés de secours mutuels. Les groupes de la Sainte-Chapelle et de l’Union nationale ont un local pour leurs séances, un contentieux bien monté, un bureau de renseignemens qui les édifie sur la solvabilité des acheteurs français et étrangers ; en outre, l’Union nationale possède un laboratoire où ses membres peuvent réclamer des analyses à prix réduits, des bureaux pour tout ce qui concerne la protection de la propriété individuelle ; elle a entrepris une enquête sur les débouchés qu’offrent aux articles français les autres pays, discute les projets de loi qui touchent l’industrie et le commerce ; sur la demande du ministère, elle a organisé des envois à l’exposition de Melbourne. Par la force des choses, la nécessité de l’ordre, les chambres syndicales, écrivait un grand industriel, M. Gauthier, sont appelées à devenir les organisatrices du travail. Il n’est pas possible d’aller plus longtemps sans principe et sans discipline, en présence du développement des marchés étrangers. Un autre, M. Mazaroz, apôtre fervent des syndicats et bien connu pour ses opinions démocratiques, voudrait que les élus des corporations, groupant d’après leur profession, tous les électeurs formassent seuls les assemblées délibérantes de l’avenir ; quant aux gens riches et instruits, il leur assigne les diverses fonctions publiques qu’ils rempliraient à titre presque honorifique. Plus largement encore se manifestaient la tolérance, la faveur même du gouvernement pour les chambres ouvrières : c’est elles qu’il chargea, en 1878, d’instituer une exposition ouvrière à côté de la grande Exposition universelle, de désigner les ouvriers qu’il enverrait à ses frais visiter les expositions étrangères. A plusieurs reprises, il mande leurs délégués, leur offre des travaux, des subsides, il institue au ministère de l’intérieur un bureau des associations professionnelles destiné à servir de lien entre elles et l’administration, à leur fournir des conseils sur les moyens de s’établir c’est-à-dire de violer la loi de 1791, traitée en véritable Géronte de la comédie politique.

Il ne restait donc qu’à, mettre d’accord le droit et la pratique à enregistrer les faits accomplis ; désormais les syndicats vivront au grand jour, sans privilèges, sans monopoles, plaçant le patron et l’ouvrier, l’employeur et l’employé, sur un pied de parfaite égalité réalisant l’union de deux principes trop longtemps opposés l’un à l’autre : la liberté individuelle, la liberté d’association. Personne n’est forcé d’y adhérer, chacun en sort quand il veut ; grâce à la personnalité civile, ils peuvent acquérir, posséder des biens propres prêter, emprunter, ester en justice, multiplier ces utiles institutions auxquelles d’autres pays doivent leur prospérité : caisses de retraites, de secours, de crédit mutuel, sociétés coopératives bureaux de renseignemens, de placement, de statistique, des salaires Mais ces résultats ne seront obtenus que petit à petit, car il faut « ne pas être envieux des succès du temps et lui laisser quelque chose à faire. »

Les champions des syndicats n’admettent pas que l’association des ouvriers puisse porter atteinte à la liberté des isolés, des dissidens. Certes, beaucoup ont été des sociétés de résistance mais il en est de fort modérés, dont l’accord avec les patrons a eu les plus heureux effets. Ignore-t-on que les bons ouvriers souffrent bien plutôt que les mauvais du défaut de liberté, parce qu’ils sont timides, craignent les lois, agissent au grand jour, tandis que les autres se complaisent dans l’intrigue secrète, pénètrent dans la place et font brèche ? Comme toute chambre, tout parti, le monde ouvrier a sa droite, son centre, son extrême gauche ; celle-ci à peu près seule a agi jusqu’à présent ; la droite, le centre, ont désormais le point d’appui qui leur manquait pour résister aux meneurs ; Il y aura encore des frottemens, des complications, dus à l’impatience à l’ignorance des uns, à l’égoïsme des autres ; mais convient-il de faire payer à tous les fautes de quelques-uns ? Irez-vous interdire le vin à cause des ivrognes, la chasse sons prétexte crue des maladroits blessent quelquefois leur voisin, la tribune parce que les bavards en abusent ? La liberté d’association est une liberté cardinale, une liberté nécessaire ; qu’elle soit réglée, définie, contrôlée, nous le voulons, mais faites quelque crédit aux travailleurs tenus tant de siècles dans une sorte de servage, et ne vous étonnez point si l’émancipation ne leur confère pas brusquement l’aptitude, si, après avoir enlevé les liens qui les garrottaient, ils font quelques faux pas !


II

A notre sens, la loi nouvelle ne mérite ni ces bruyantes apothéoses ni ces acerbes critiques. Il parait assez difficile d’admettre avec les pessimistes que les syndicats fédérés puissent devenir l’armée de la révolution sociale ou antisociale ; en tout cas, les coups d’état du peuple depuis cent ans prouvent avec évidence que le refus de la liberté d’association ne préserve guère les gouvernemens, bons, médiocres ou mauvais, de ces chutes auxquelles une sorte de fatalité semble les condamner en France. Mais qu’on ne vienne pas non plus vanter les perfections de cette loi, jurer qu’elle réconciliera comme par enchantement les deux frères ennemis, le capital et le travail, résoudra la grande énigme économique qui pèse si douloureusement sur les âmes, et qui, pareille au sphinx antique, a déjà couvert le sol de tant de milliers de victimes. Elle est si peu parfaite que plusieurs projets sont en instance devant les chambres afin de la modifier, de la compléter, de faire davantage respecter la liberté de la minorité, et que le sénat a pris en considération celui de M. Marcel Barthe ; elle n’empêche pas, hélas ! les grèves de se produire avec leur cortège ordinaire de ruines, parfois de crimes sanglans. Ajoutons qu’elle porte au plus haut degré l’empreinte du privilège. M. Dufaure, il y a treize ans, avait préparé un projet qui conférait aux associations de divers ordres la liberté avec un état civil ; mais, toujours hantée par le fantôme clérical et férue de haine irréligieuse, la chambre l’ajourna indéfiniment, se contenta d’en détacher le chapitre des associations professionnelles, repoussa les propositions de MM. Goblet, Ribot et Trarieux, qui voulaient introduire le principe admis en Angleterre : la liberté de droit commun, l’obligation de remplir certaines formalités imposées aux seules associations qui prétendent à la personnalité civile. L’Autriche, l’Allemagne, reconnaissent aux corporations de métier le droit illimité de posséder ; les trades-unions anglaises peuvent acquérir des valeurs mobilières en quantité indéfinie, des immeubles jusqu’à concurrence d’un acre d’étendue. La crainte historique des biens de mainmorte arrêta encore la chambre : on entendit M. Allain Targé soutenir que cette facilité de posséder ne profiterait qu’aux congrégations religieuses déguisées en syndicats, et qu’il en pourrait citer une à Rome ayant une fortune mobilière de 20 milliards. Par exemple, il se garda bien de la nommer. Il affirma (non sans s’attirer un démenti très formel) que l’Union nationale des patrons avait des immeubles, jouissait de 300,000 livres de rente, qu’elle usait de fidéi-commis, passait des actes par personnes interposées. Mais le siège de la majorité était fait, et cette misérable jonglerie déchiffres avait de quoi la séduire. Au grand dam et mécontentement des intéressés, elle décréta que les syndicats ne pourraient recevoir ni dons ni legs, avoir d’autres immeubles que ceux nécessaires à leurs réunions, bibliothèques et cours d’instruction professionnelle, d’autre revenu que la cotisation de leurs adhérens. La loi anglaise permet aux trades-unions de recevoir des membres honoraires ; et, en France même, beaucoup de sociétés de secours mutuels ne se soutiennent que par eux : la majorité refusa de les accepter, afin de soustraire les syndicats ouvriers à l’influence des catholiques et des hommes de la classe libérale. Le parlement anglais a prévu avec le plus grand soin, punit sévèrement toutes les atteintes à la liberté du travail isolé : notre chambre des députés a, sous ce rapport, montré une timidité fâcheuse ; il fallait plaire aux meneurs des syndicats, on faisait la loi pour eux, on les citait sans cesse pendant la discussion, et tout bas on paraphrasait le vers de Prusias :


Ah ! ne me brouillez pas avec… ces électeurs !


Les médecins ont essayé de se constituer en syndicat ; ils ont fondé un journal, le Concours médical, une caisse de retraites pour les victimes de la profession, un bureau central de renseignemens à Paris. Un jugement du tribunal de Domfront, confirmé par la cour de Caen et la cour de cassation, a refusé aux professions dites libérales les avantages de la loi. Il est vrai que le tribunal de la Seine déclare légal un syndicat de pharmaciens parisiens. Que devient en tout ceci la liberté plénière ou même la liberté sans épithète ?

C’est qu’en effet les bourgeois, les patrons, les acheteurs de travail, se montrent bien plus empressés que les ouvriers, les vendeurs de travail, à s’organiser en syndicats : inertie, défaut de ténacité, impatience du frein le plus léger, prétentions excessives, absence de principes solides, facilité à jouer le rôle de moutons de Panurge entre les mains de hardis meneurs étrangers à la profession, tout conspire contre l’efficacité de ces chambres syndicales des travailleurs autour desquelles on a mené si grand bruit, qu’on représentait comme la classe ouvrière elle-même, et qui, sauf Lyon, Saint-Étienne et quelques autres, cachent sous des mots pompeux de réalités fort mesquines[1]. A peine sait-on leur nombre ; aucune statistique officielle n’a révélé le chiffre des adhérens, presque toujours minime si on le compare à celui des membres de la profession ; ainsi, le syndicat des charpentiers parisiens groupe 200 ouvriers sur 4 ou 5,000 ; celui des tapissiers, 500 sur 2,000 ; les scieurs de long, 50 sur 5,000 ; les ouvriers en voitures, 300 sur 20,000 ; les terrassiers, 158 sur 15,000 ; les couvreurs, 90 sur 14,500 ; les maçons, 750 sur 60,000 ; les comptables, 100 sur 50,000. Voilà les chiffres qui résultent de leurs dépositions dans l’enquête de 1884 : comme on pense, ils cherchent plutôt à exagérer qu’à diminuer la force de leurs sociétés. On syndicat, dit « l’Académie des cuisiniers, » prétend avoir 500 membres dispersés par toute la terre, mais on entend un autre syndicat de cuisiniers qui affirme que ces 500 membres se réduisent à 5 ; lui-même confesse que sur les 14,000 cuisiniers de Paris, il n’a pu en grouper que 50. Le nombre des membres, déjà si faible, décroit, les cotisations rentrent mal ; on se retire, disent les graveurs, tombés de 1,500 à 250, parce qu’on ne voit aucun avantage immédiat dans le groupement. Le citoyen Lyonnais, qui se vantait d’avoir organisé une quinzaine de syndicats, ajoute : « Ce qu’il a fallu d’efforts pour cela est inouï ; vous ne vous faites pas une idée de la patience et du temps qu’il faut dépenser pour amener les ouvriers français à s’unir. » Quand on réfléchit qu’ils ont laissé tomber en désuétude l’antique institution du compagnonnage, on s’étonne un peu moins de cet insuccès. Un humoriste a écrit que l’Anglais aime et défend la liberté comme sa femme légitime, l’Allemand comme une vieille grand’mère, le Français comme une maîtresse adorée pour laquelle il se bat, jure un amour éternel et qu’il oublie bien vite. Ainsi de notre travailleur des grandes villes ; l’attrait de la nouveauté, la camaraderie l’engagent dans une association, mais ce beau feu de paille a bientôt brûlé et il se retire : tout ou rien, voilà la devise. Le Moniteur des syndicats ouvriers avoue qu’à Paris la majorité échappe à une organisation d’ensemble ; chez nous, dit-il, le groupe comme l’individu a le désir de rester lui-même et d’agir par sa propre inspiration. M. Floquet évaluait à 60,000 le nombre des ouvriers syndiqués pour Paris seulement : estimation de pure fantaisie, digne peut-être de celle de M. Allain Targé sur la fortune des congrégations romaines, d’autant plus suspecte que le préfet ; de-police lui-même et M. Alphand renversent en quelques mots cette fantasmagorie de chiffres : « L’ouvrier est de plusieurs groupes, passe de l’un à l’autre, figure sur la liste d’un groupe depuis longtemps abandonné. Les chambres syndicales n’ont pas l’importance qu’on veut leur donner ; .. il ne faudrait pas prendre leur opinion pour celle de l’ensemble des ouvriers. » Il y a loin du nombre nominal au nombre de ceux qui cotisent, et ces effectifs sur le papier font penser à ceux de certains mandarins chinois qui touchaient la solde de soldats imaginaires. Comment ne pas se rendre à l’évidence lorsque l’on considère de quels maigres capitaux disposent les chambres ouvrières ? La plus riche, celle des ouvriers chapeliers, a 3 ou 400,000 francs en caisse. Quelle différence avec les trades-unions, savamment organisées, soumises à une hiérarchie sérieuse, façonnées à l’obéissance envers les chefs, et dont quelques-unes, avec plus de 30,000 adhérens, ont 1 à 2 millions de revenus ! Les statisticiens évaluent à 3,000 le nombre de ces unions, leurs membres à 1,250,000, leur capital à 50 millions de francs.

Que ne poursuivent-ils pas, nos syndicats ouvriers, si on en juge par leurs statuts ! Arbitrages, registres d’offres et demandes du travail, cours professionnels, secours en cas d’accident et de chômage, retraites aux membres âgés, taux des salaires, sociétés coopératives de production et de consommation, de crédit mutuel, érection de logemens à bon marché, rien ne semble devoir dépasser la mesure de leur activité. Mais, hélas ! l’enfer économique, lui aussi, est pavé de bonnes intentions. En fait, ce qu’on recherche avant tout, c’est l’avantage immédiat, la fixation du mode de travail, du salaire, et beaucoup ne s’imaginent guère que le véritable libéralisme consiste à aimer la liberté des autres. On a dit de certaine démocratie qu’elle était l’hypocrisie du progrès ou l’horreur du despotisme poussée jusqu’à la tyrannie. Nous voulons la liberté la plus large pour l’ouvrier, nous nous félicitons qu’il l’ait à peu près conquise, mais nous estimons qu’il y a quelque chose de pire que les courtisans des rois, ce sont les courtisans du peuple, et qu’il faut que celui-ci entende aussi la vérité. Et comment ne pas concevoir quelques appréhensions lorsqu’on voit les délégués des syndicats aux expositions étrangères se signaler par la violence de leurs paroles et de leurs actes, la chambre des typographes défendre à ses adhérens de travailler dans un atelier admettant des femmes ou des non-syndiqués, celle des chapeliers imposer aux patrons leurs contremaîtres, établir le salaire égal pour tous, prohiber l’emploi des machines, pour n’aboutir qu’à faire perdre à la chapellerie parisienne une partie de ses débouchés, des ouvriers honnêtes, tranquilles, émigrer à l’étranger pour avoir la paix ? N’aurait-on renoncé aux avantages des vieilles corporations que pour retenir leurs inconvéniens ? Il faut reconnaître, d’ailleurs, qu’à Paris, la classe ouvrière continue à regretter vaguement l’institution corporative, et se souvenir que les membres du congrès international de 1877 qui se tint à Gand, tous socialistes exaltés, allèrent solennellement déposer une couronne aux pieds de la statue d’Arteveld, l’ancien régent de Flandre, parce qu’il fut un chef de corporation, parce que ses régimens furent des corps de métiers ? Combien de petits débitans aspirent à la résurrection de ces compagnies ayant monopole de certains articles, afin de supprimer la terrible concurrence des grands magasins, celle des colporteurs et des déballeurs ! Combien d’hommes du monde s’imaginent qu’elles ramèneraient la bonne foi de nos pères, les produits loyaux et solides ! Combien, sans le savoir, répètent les assertions de Marat s’élevant, dans l’Ami du peuple, contre une liberté qui ne peut être « que celle de mal faire et de tromper les acheteurs ! » Comme si nous pouvions fermera l’étranger notre frontière, sans nous exposer à des représailles qui tariraient une importante source des revenus de l’industrie et de l’état !

« En Autriche, disait M. Saint-Marc Girardin, beaucoup de parties de l’homme sont satisfaites et tranquilles : les bras ont du travail, l’estomac y est bien repu ; si ce n’était la tête, qui est mal à l’aise quand elle s’avise de penser, tout serait à merveille. » Et Mme de Staël écrivait dans le même sens : « Pauvre pays où il n’y a que du bonheur ! » Or ce pauvre pays, qui avait aboli les corporations fermées, les a rétablies en 1883. On sait qu’en Autriche l’ouvrier ne jouit d’aucun droit politique, ne peut être juré, se mettre en grève ou quitter son patron avant le terme de son engagement et sans motif légal ; que les amendes pécuniaires sont de préférence infligées aux patrons, la prison aux compagnons et apprentis. Inspirée par le socialisme d’état, phylloxéra politique qui envahit les cerveaux bourgeois et ouvriers, radicaux et conservateurs, la loi de 1883 distingue trois classes d’industries : concédées, libres, de métier, et statue qu’entre ceux qui exercent le même métier ou des métiers similaires, dans une même commune ou des communes limitrophes, le lien corporatif doit être maintenu là où il existe, établi là où il n’existe pas, autant que les circonstances le permettent, par l’autorité provinciale. Voilà donc des artisans de divers métiers, ne se connaissant pas, groupés, incorporés, dirigés par l’administration, toujours paternelle mais absolue, des patrons investis du droit de faire des règlemens qui fixent leurs rapports avec les ouvriers, obligés, il est vrai, de former des caisses de retraites en faveur de ces derniers, de s’occuper de leur apprentissage, de leur accorder de sérieuses garanties de travail ; voilà les compagnons réduits dans leurs assemblées générales à un rôle presque théorique. D’après le prince de Lichtenstein et ses amis, le travail est un office public ; la loi doit garantir aussi bien à l’ouvrier qu’au fonctionnaire l’avancement hiérarchique, la retraite. Tout ceci ne laisse pas de provoquer d’assez vives résistances de la part des ouvriers ; certaines provinces ont accepté le nouveau régime et en ont tiré parti ; dans d’autres, les petits artisans réclament plus encore, afin d’entraver l’essor de la grande industrie et l’importation étrangère, empêcher le public de préférer le bon marché aux produits solides et durables. Des conservateurs éclairés ont observé qu’avec ces corporations si différentes des anciens corps de métiers, les hommes religieux se trouvent noyés dans la masse des libres penseurs ; ils se demandent si, pour les grandes villes au moins, le système de la corporation libre et privilégiée ne vaut pas mieux que celui de la corporation obligatoire. A la vue d’un tel spectacle, l’Autriche semble de plus en plus à certains économistes l’empire de l’invraisemblance, toujours en retard d’une idée, d’un progrès, d’une année.

La législation allemande ne témoigne pas moins de l’intervention constante de l’état dans les Innungen : elle établit la corporation obligatoire pour un but déterminé, l’assurance garantie par des mutualités de patrons, personnes morales qui peuvent acquérir, s’obliger, ester en justice. Ainsi les lois de 1883 et 1884 ont eu surtout pour objet de rendre forcée l’assistance mutuelle ; chaque gilde fournit à ses membres le traitement médical et les remèdes, une indemnité pécuniaire en cas de maladie, une indemnité des frais de funérailles, une pension viagère en cas d’incapacité de travail survenue sans faute grave de l’ouvrier, des secours aux veuves, des subventions pour élever les orphelins. Chefs d’industrie et compagnons contribuent aux caisses, la cotisation des patrons s’élevant à la moitié au moins des versemens des ouvriers ; d’accord avec ceux-ci, ils déterminent le taux des subsides et des secours, qui, en cas de désaccord prolongé, est fixé par le conseil local élu pour moitié par les concessionnaires, pour l’autre par les plus anciens ouvriers. A peine entrée en vigueur, la nouvelle organisation des assurances a donné des résultats remarquables ; au 1er janvier 1886, on comptait 57 sociétés corporatives, représentant 186,697 ateliers et 2,844,219 ouvriers assurés. Inutile d’ajouter que ces mesures ne satisfont personne, ni les patrons, qui se plaignent d’une centralisation excessive, de l’invasion de la bureaucratie dans leurs affaires ; ni les ouvriers, qui remarquent que la loi de 1884 les isole, supprime entre leurs patrons tout lien de solidarité, abolit pour eux le droit commun, et fait d’eux en quelque sorte des instrumens qu’on répare, s’ils sont avariés, (qu’on paie s’ils sont brisés. D’ailleurs, bien que la loi allemande se ressente encore de l’esprit féodal et ne connaisse que le patron comme représentant de l’industrie, la situation de l’ouvrier diffère beaucoup de celle de l’ouvrier autrichien : il peut quitter son patron en l’avertissant quelques jours à l’avance, il n’est point tenu d’avoir un livret, il peut se mettre en grève, il est électeur, et, dans les sociétés telles que l’Union des métiers, la Ligue des ouvriers berlinois, ne mêle que trop la politique à l’action professionnelle. « Les corps de métiers, écrivait le Volkstaat, sont les places d’armes, les champs de manœuvres où s’instruisent les soldats du socialisme. » Le goût de l’association, le sentiment de la hiérarchie demeurent très puissans en Allemagne, mais on commence à craindre que le socialisme d’état bismarckien n’ouvre la porte au socialisme purement révolutionnaire, en préparant des cadres, des moyens d’action aux ennemis de la paix publique, et qu’Henri Heine n’ait été prophète en prédisant à ses compatriotes une révolution auprès de laquelle notre Terreur de 1793 semblerait une idylle.


III

Si la loi de 1884 n’a que des effets peu sensibles parmi les ouvriers, elle a au contraire profondément remué le monde agricole, qui en tire les conséquences les plus heureuses et les plus inattendues. Elle n’était nullement faite pour lui. Deux délibérations à la chambre, une délibération au sénat avaient en lieu, sans qu’on eût soufflé mot des agriculteurs ; on allait les oublier encore, lorsqu’un sénateur républicain, M. Oudet, s’avisa de demander qu’on ajoutât le mot agricole à l’article 6, qui est ainsi conçu : « Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. » La grande dédaignée était admise, mais d’une manière incidente, en quelque sorte à la dérobée, comme un pauvre honteux qu’on laisse entrer par la porte de service : plus d’un sans doute qui vota l’amendement de M. Oudet avait ses pensées de derrière la tête et ne s’imaginait guère que ce simple mot recouvrit tant de choses nouvelles ; mais, comme on sait, les bonnes actions ressemblent aux sirènes, il ne faut regarder ni les motifs des unes ni la queue des autres. Quelques hommes d’action, MM. Deuzy, Sénart, Milcent, Welche, de Ladoucette, Léon Marquiset, Galmiche Bouvier, comprirent aussitôt quel parti on pouvait tirer de la situation, se mirent à l’œuvre et prêchèrent avec ardeur la croisade des syndicats agricoles ; à leur tête, M. Deuzy, véritable Pierre l’Ermite de l’idée, parcourut la France, annonçant la bonne nouvelle, stimulant les indécis, réveillant de sa torpeur le monde agricole, sonnant en même temps la charge et la victoire. Agir, agir sans cesse, donner l’exemple du dévoûment, prendre partout l’initiative, marcher sagement, progressivement, ne pas mêler l’ivraie de la politique, fût-elle conservatrice, au pur froment de l’agriculture, se cantonner sur le terrain purement agricole, et économique, voilà le programme. Rien de plus simple que les formalités à remplir : réunir les agriculteurs d’un canton dans un local quelconque, faire approuver et signer les statuts, nommer un bureau, et voilà le syndicat formé ; pour qu’il ait la personnalité civile, il suffira de déposer à la mairie les statuts avec les noms des directeurs. Les groupes cantonaux peuvent se concerter pour constituer le syndicat d’arrondissement, les syndicats d’arrondissement formeront le syndicat départemental. Aucune obligation de débuter par le canton plutôt que par la commune ou le département. Les uns estiment qu’il vaut mieux aller du petit au grand, que le syndicat doit se mouvoir dans un cercle restreint, entre gens du même terroir, ayant un intérêt identique ; les autres veulent une sphère plus étendue : les deux modes, ont leur raison d’être. Il y a en agriculture ; observe M. Sénart, des intérêts généraux et des intérêts particuliers qui exigent des instrumens appropriés. Pour les premiers, la puissance sera en raison du nombre ; les seconds réclament une solidarité plus étroite, une plus grande intimité. A chacun son genre, à chacun sa tâche. Il faut s’accommoder aux circonstances, aux tendances individuelles, aux besoins de chaque région, faire ce que font les époux qui se marient : réviser le contrat de mariage en y introduisant ou retranchant certaines clauses, au gré de leurs sentimens, de leurs inclinations. L’instrument est trouvé ; il se prête aux modifications avec une souplesse toute protéenne.

M. Deuzy et ses adeptes sont possédés de leur idée ; ils ont la foi, une foi sincère et agissante : « Nous sommes le nombre[2], s’écrie M. Deuzy, nous serons la force. Quand Lacordaire, en 1848, parut, à la chambre, enveloppé de sa robe blanche de dominicain, à ceux qui s’étonnaient de sa présence en un tel lieu, il répondit : « Je suis une liberté. » La loi du 21 mars 1884 n’est pas seulement une liberté ; si vous savez en user, c’est le relèvement et la prospérité de l’agriculture. Nous voulons, avec l’aide d’une puissante association, fournir aux cultivateurs les moyens de soutenir la lutte contre la concurrence étrangère ; nous voulons que nos fabriques, nos usines, nos ateliers, rallument leurs feux ; que les fermes abandonnées retrouvent, avec leurs habitans, le mouvement et la vie ; que l’ouvrier agricole et industriel puisse mettre la poule au pot le dimanche. » — « Jusqu’ici, continue le marquis de Palaminy, la statue de la Liberté avait seulement traversé le monde, mais elle était toujours en partie voilée. Aujourd’hui, nous voyons poindre l’aurore d’une véritable liberté, et c’est la loi de 1884 qui nous l’apporte. C’est là une grande loi, puisque c’est une loi de liberté plénière. » Nous sommes émiettés sur la surface du sol, et, tandis que l’industrie, le commerce, ont l’oreille du pouvoir, l’agriculture remplit le rôle de la femme arabe : elle est la bête de somme du fisc ; et, quand elle se plaint, on la traite de malade imaginaire. Le laboureur n’étant pas représenté dans l’état se voit sacrifié par l’état ; heureusement il commence à s’apercevoir que, pour que ses affaires se fassent, il doit les faire lui-même. Ainsi isolés, disséminés, éparpillés, comment pourrions-nous lutter avec succès contre la formidable armée des fonctionnaires qui dénaturent nos enquêtes, majorent la valeur de nos propriétés pour augmenter l’impôt, disposent sans façon de nos fortunes ? Grâce à eux, toute l’année devient carême pour le travailleur de la campagne. Pour défendre nos bourses, pour chasser l’ennemi qui est dans nos entrailles, il faut noua réunir, nous syndiquer. L’Allemagne, l’Angleterre doivent leur prospérité aux chambres syndicales ; et ne sont-ce pas des sortes de syndicats libres que ces associations fromagères, vieilles de deux cents ans, grâce auxquelles les habitans du Doubs conservent leur richesse, maintiennent les hauts prix de la terre, qui fléchissent presque partout ?

Autre avantage du syndicat agricole : rapprocher le producteur du consommateur, diminuer les frais de production, les frais de vente, réaliser autant que possible le problème de la vie à bon marché. Voyons, en effet, ce qui se passe aujourd’hui. On mouton vendu par l’éleveur à La Villette au prix de 0 fr. 65 la livre est livré au consommateur parisien au prix de 1 fr. 30. Un veau acheté 35 francs les 100 livres est aussitôt revendu 90 francs, soit 0 fr. 90 la livre. Certains commerçans de grains ont un procédé ingénieux qui consiste à changer l’unité de mesure qui a servi de base à l’achat : ont-ils acheté au litre, ils revendent au poids, et réciproquement. Ainsi, un hectolitre de haricots dits chevrier, acheté 70 francs, est revendu, quai de la Mégisserie, 1 fr. 80 le kilogramme ; or le kilogramme représentant 1 litre 25, celui qui le débite a majoré le cours du gros de 94 pour 100. Quel bénéfice pour le producteur et le consommateur, le jour où le syndicat agricole, association désintéressée, leur aura procuré la facilité de traiter directement entre eux en supprimant quelques-uns des intermédiaires I Pour cela, il choisit tout simplement un représentant, un homme de confiance auquel il alloue 0 fr. 15 par livre ; le producteur vend son mouton 18 sous au lieu de 13, le consommateur le paie 21 sous au lieu de 26 : l’un vend mieux, l’autre achète meilleur marché.

M. Deuzy propose aux agriculteurs un autre idéal, « une dernière citadelle à emporter d’assaut : » les fournitures de l’état, des ministères, des administrations publiques. Aujourd’hui, dit-il, on met en adjudication d’immenses quantités à la fois : 20,000 bœufs, 500,000 hectolitres de blé, d’avoine, et on exige des types, des poids difficiles à réunir en France. Quel est le cultivateur qui, réduit à ses seules forces, soumissionnera de pareilles fournitures ? Mais ce qui lui est impossible devient facile à un syndicat, à une union de syndicats, qui, groupant tous les échantillons d’une même espèce, centralisant les offres de plusieurs départemens, livreraient, sous leur garantie, après vérification ou analyse, les commandes de l’état, et, par une pression morale, forceraient celui-ci à abandonner des prétentions déraisonnables, à prendre pour règle de conduite cette belle maxime :


Et d’être enfin Français n’est-il pas bientôt temps ?


Le cultivateur ignore naturellement les crises économiques, les perturbations soudaines qui agitent les pays étrangers. Voici un exemple frappant des inconvéniens de cet isolement. En 1885, la récolte du lin venant à manquer en Russie, des commissionnaires se répandent dans le nord, achètent à vil prix les lins disponibles aux cultivateurs, étonnés et joyeux de se défaire d’une marchandise qui ne trouvait pas preneur quinze jours auparavant. A quelque temps de là, ils apprennent la vérité et se lamentent d’avoir perdu une si bonne occasion. Supposons une union de syndicats, avec un bureau central à Paris correspondant avec nos consuls à l’étranger : un télégramme suffisait pour avertir les agriculteurs du Nord, qui réalisaient un gros bénéfice.

Les actes ont suivi de près les paroles : en moins de trois ans, plus de quatre cents syndicats ont vu le jour ; ils marchent, se développent, gagnent de proche en proche. C’est une traînée de poudre ; bientôt aucun département n’échappera à cette contagion du bien, aussi puissante parfois que celle du mal. D’ailleurs, l’institution est toute nouvelle : chacun cherche et tâtonne, car la loi est faite dans le vide ; mais le temps est une bonne mère de famille qui arrange bien des choses : il aidera à dissiper les voiles qui obscurcissent encore la question. Le gouvernement a promis de présenter un projet sur les syndicats et le crédit agricole. Plusieurs syndicats ont pris pour modèles les statuts formulés à la suite du rapport de M. Sénart à la Société des agriculteurs de France ; parmi les meilleurs, nous citerons ceux du syndicat de l’Indre, qui siège à Châteauroux et fonctionne sous la direction de MM. Léonce Marchain, Masquelin et Sainte-Claire Deville. Peuvent en faire partie toutes les personnes ayant dans le département qualité de propriétaires de fonds ruraux, fermiers, métayers, régisseurs, domestiques et ouvriers agricoles, vignerons, maraîchers, pépiniéristes, horticulteurs, industriels et commerçans qui vendent on achètent des produits agricoles, et en général toutes les personnes qui exercent une profession annexe à l’agriculture. Le syndicat une fois constitué, il faut être présenté par un membre de la chambre syndicale et un sociétaire, affiché pendant dix jours dans le local des séances, accepté par le bureau à la majorité des deux tiers des membres présens. Examiner, présenter toutes réformes législatives en les défendant auprès des pouvoirs publics ; propager l’enseignement agricole, provoquer des essais de culture, engrais, machines et instrumens perfectionnés ; encourager, créer les institutions économiques, sociétés de crédit agricole, de production et de vente, caisses de secours mutuels, de retraites, d’assurances, offices de renseignemens ; servir d’intermédiaire pour la vente et l’achat, surveiller les livraisons, fournir des consultations, des arbitres, des experts, tel est l’objet du syndicat. Il est administré par la chambre syndicale, composée elle-même d’un bureau et d’un conseil d’administration. Le bureau est formé du président, deux vice-présidens-syndics, quatre présidens-syndics d’arrondissement, un secrétaire-général, deux secrétaires, un trésorier élus pour trois ans par la chambre syndicale. Le vote peut avoir lieu par correspondance. Le conseil d’administration renferme des membres élus, des membres de droit : ceux-ci, au nombre de trente-cinq, pris dans la Société d’agriculture de l’Indre et la station agronomique de Châteauroux ; les autres sont des conseillers cantonaux, présidens-syndics de leurs cantons. L’assemblée générale se réunit au moins une fois l’art ; la cotisation annuelle est de 2 francs ; les groupes cantonaux, véritables syndicats particuliers en miniature, forment avec le syndicat départemental une union, s’organisent au chef-lieu de canton, nomment eux-mêmes leurs chambres. Un règlement intérieur s’occupe des traités pour la fourniture des engrais, semences, machines, de leur réception et du paiement ; chaque syndiqué reçoit une excellente instruction pratique de M. Sainte-Claire Deville sur l’emploi des engrais, de nombreux catalogues avec des dessins de machines qui font pénétrer le goût de celles-ci au fond des campagnes, des circulaires où le bureau indique les conditions qu’il a obtenues des maisons auxquelles il accorde sa confiance, avec des modèles, imprimés pour les soumissions.

Les organisateurs des syndicats ne sont pas des abstracteurs de quintessence sociale, ni des assembleurs de nuages ; ils n’ignorent pas qu’en agriculture comme en industrie le temps vaut de l’argent, mais ils ont compris la nécessité de ne rien brusquer, de courir au plus pressé, en commençant par le commencement, en procédant du simple au composé, du facile au difficile. C’est pourquoi ils ont pris pour premier champ d’action l’achat des engrais chimiques ; c’est là une des industries les plus sujettes à la fraude, et les cahiers d’analyses des stations agronomiques ne permettent pas le moindre doute sur l’insuffisance de la loi de 1867, que vient de compléter et réformer une loi récemment volée au sénat. Phosphates garantis, contenant 80 pour 100 de sable et d’argile ; un prétendu noir animal qui n’est qu’un mélange de tourbe pure ou de poudre de schiste ; phospho-guano mirifique vendu 18 francs les 100 kilogrammes et valant 2 fr. 50 au maximum ; pavillons trompeurs abritant des marchandises plus trompeuses : on n’en finirait pas d’énumérer les gentillesses de certains fabricans plus dignes du titre de chevaliers d’industrie que de celui d’industriels. Même danger pour les semences : substitution de variétés nuisibles ou de qualités secondaires aux variétés de première qualité ; addition de véritables graines artificielles fabriquées avec du sable et du quartz coloré au moyen de sels de chrome et de cobalt. L’agriculteur ne pense guère à faire analyser, et le marchand l’en empêche souvent en stipulant que la prise d’échantillon aura lieu à la gare de départ. En face d’un syndicat, la scène change complètement : celui-ci traite de puissance à puissance avec le fabricant, le contraint à accepter des conditions de vente, de livraison qui permettent le contrôle, opère l’analyse, exerce au besoin des poursuites.

La question des engrais a donc une importance capitale pour nos cultivateurs, obligés de produire sur une terre épuisée, vieille de deux mille ans, de subir la concurrence des terres vierges de l’Inde et de l’Amérique. Choisir des maisons irréprochables, supprimer des intermédiaires parasites, augmenter les rendemens pour une même somme de frais généraux, apprendre aux agriculteurs à employer les engrais, voilà, d’après M. Sénart, le premier résultat conquis. Le syndicat de Loir-et-Cher, qui a escompté la loi de 1884, achetait, en 1883, 80,000 kilogrammes d’engrais, 300,000 en 1884, 863,000 en 1885 ; pour les matières premières fertilisantes, azote, potasse, phosphore, il a obtenu un rabais de 20 pour 100 ; pour les engrais fabriqués, le rabais dépasse d’ordinaire 10 francs par 100 kilogrammes, même en comparant les prix du syndicat avec ceux des maisons les plus réputées. On évalue l’ensemble du bénéfice réalisé à 75,000 francs, et les charges correspondantes ne s’élèvent qu’à 1,713 francs. Maintenant, il va porter son attention sur les semences ; car, observe son président, l’influence seule des graines fait varier du simple au double le rendement des récoltes, et leur analyse n’a pas moins d’importance que celle des engrais pour apprécier leurs facultés. Le syndicat des Ardennes, qui déjà compte plus de 1,650 adhérens, a marché d’un pas encore plus rapide : en 1885, il achetait 1,607,000 kilogrammes d’engrais ou autres matières premières. Celui de la Loire-Inférieure, qui a 600 membres, a acheté 818,000 kilogrammes d’engrais chimiques et 120,000 kilogrammes de semences ; il évalue à 25 ou 30 pour 100 les réductions obtenues[3]. Le syndicat de Valençay livre à ses membres, avec toute garantie, des phospho-guanos dosant 3 pour 100 d’azote et 11 pour 100 d’acide phosphorique, au prix de 13 fr. 35 les 100 kilogrammes, soit une réduction de moitié sur les prix du commerce honnête.

Par le seul fait de leur intervention, les syndicats suppriment pour leurs adhérens les commis-voyageurs en engrais, cette plaie de l’agriculture. Par le syndicat isolé, le cultivateur achète au prix du demi-gros, par l’union des syndicats, il obtient le prix du gros.

La variété dans les besoins entraîne la variété dans les règles. Le syndicat de la Marne a organisé des caisses de secours contre la grêle et la mortalité du bétail ; et, malgré les embarras qu’on lui a suscités, il a, en 1885, recueilli 45,000 francs de cotisations. Certaines associations ont prévu diverses classes de sociétaires : membres fondateurs, membres ordinaires, dont la cotisation varie avec le titre. Le syndicat du Rhône s’est organisé pour lutter contre le phylloxéra, qui, petit à petit, ronge ses riches vignobles. On préconise comme remède le sulfure de carbone, mais sa cherté le rend peu abordable ; l’association obtiendra une réduction qui le mettra à la portée des bourses modestes. Afin de restaurer la réputation commerciale des vins et huiles de leur région, de rapprocher le producteur du consommateur, vingt propriétaires, réunissant 689 hectares de vignes et 3,406 hectares d’oliviers, ont fondé le Syndicat vauclusien des vins et huiles des côtes du Rhône, qui a remporté des récompenses à l’exposition d’Anvers et noué de fructueuses relations. Quant au syndicat viticole de Vertus (Marne), il cherche à se défendre contre la coalition des grandes maisons de commerce de Champagne, qui, profitant de ce que les producteurs vignerons n’ont en général ni celliers ni pressoirs, les obligent à subir leur tarif d’achat au moment des vendanges.

Dans l’arrondissement de Poligny (Jura), un homme distingué autant que modeste, M. Milcent, secondé par de nombreux amis, a institué un syndicat familial qui, malgré la rigueur des statuts, compte déjà plus de 600 adhérens, reçoit continuellement de nouvelles recrues et se divise en cinq groupes cantonaux ; chacun de ceux-ci a son bureau qui se réunit tous les mois, un jour de foire, dans un local loué et aménagé tout exprès, où les membres peuvent s’assembler, traiter leurs affaires et même prendre leurs repas à des prix très modérés. Ils apprécient singulièrement ce repas en commun, et l’un des nouveaux admis disait récemment à M. Milcent : « Ce qui fait surtout plaisir, c’est d’être entre braves gens ; dans l’auberge, on en entend de toutes les couleurs, sans pouvoir rien dire, afin d’éviter les disputes. » Ils y trouvent encore une bibliothèque, des entretiens familiers faits par les membres fondateurs, qui acceptent toutes les charges, tandis que les autres sont surtout appelés à bénéficier des avantages. Les séances se passent avec simplicité et cordialité ; on peut y fumer librement. Un des bénéfices les plus goûtés est l’organisation gratuite de consultations que donnent quatre des meilleurs avocats d’Arbois ; on espère installer bientôt le service médical dans les mêmes conditions et organiser des boucheries coopératives, afin de faire profiter les adhérens de la baisse énorme du bétail. Ici l’horizon s’agrandit : le syndicat de Poligny perce en quelque sorte l’avenir, devance ses confrères et leur trace la route du progrès, car il a une caisse de crédit mutuel qui avance aux cultivateurs honnêtes et laborieux les sommes nécessaires pour compléter leur outillage, acheter une vache laitière, une paire de bœufs de travail, et cette caisse réussit fort bien, puisque tous les billets souscrits ont été scrupuleusement payés. Une fédération vient d’être constituée sous le nom d’Union départementale des syndicats agricoles du Jura.

Le président du syndicat de Die (Drôme) a fait aussi un pas en avant : il n’a pas craint de proclamer le principe de la solidarité que d’autres lui ont depuis emprunté. Tous les membres demeurent solidairement responsables du paiement des marchandises achetées proportionnellement au montant de leurs commandes dans l’année. Un tel système implique nécessairement des relations de confiance entre les syndiqués, une sélection sévère de la part du bureau, il augmente singulièrement le travail de celui-ci et engage la responsabilité du président ; mais la solidarité avec la vente au comptant n’offre guère de danger, puisque chaque souscripteur doit prendre son engrais, et elle offre de puissans avantages. Grâce à elle, le président groupe toutes les commandes de même nature, s’adresse personnellement aux fournisseurs, qui, n’ayant désormais qu’un seul client très solide, n’hésitent pas à faire de grandes concessions, puisqu’ils n’ont plus besoin d’ouvrir un compte avec cinq cents ou six cents acheteurs, de prendre des informations sur leur solvabilité, de correspondre à l’infini. Le bureau du syndicat dresse, pour chaque saison, un cahier des charges qu’il envoie aux maisons de vente jugées dignes de sa confiance ; sur leurs soumissions reçues cachetées et ouvertes en réunion du comité, il adjuge aux moins offrantes, passe avec elles des contrats rigoureusement stipulés. Les marchandises, étiquetées chacune selon sa nature et son dosage, sont expédiées dans les magasins, où le président, assisté de deux délégués, reçoit les échantillons, qu’il soumet à l’analyse du laboratoire de la Société des agriculteurs de France ; les traites en paiement sont faites en son nom, à trente jours, et, sur son acceptation, payables chez le banquier du syndicat. Les adhérens reçoivent les formules des produits chimiques mis en adjudication, le tableau des engrais propres à chaque culture, avec la dose à l’hectare suivant la nature du terrain, une note détaillée sur leur valeur, le temps et le mode d’emploi. Le succès a couronné l’effort énergique de M. de Fontgalland : le nombre des membres s’élève aujourd’hui à 625 ; on a livré 348,000 kilogrammes de marchandises en six mois, obtenu un rabais de 30 pour 100 ; au lieu de les payer 56,625 fr. 45, les souscripteurs n’ont versé au trésorier que 13,575 fr. 45 ; bénéfice net, 13,050 francs conservés dans le pays. Le gain est plus que doublé, si on ajoute la valeur des récoltes.

Quelques-uns de ces syndicats se rattachent à l’œuvre des cercles catholiques ; en tête de leurs statuts, sur leurs bannières, ils inscrivent l’idée chrétienne, le sentiment religieux, qui jadis tempéraient l’orgueil et la dureté des vieilles corporations, et qui, étant alors le tout de l’homme, faisaient vraiment le fonds des institutions comme celui des personnes. Leurs fondateurs, ceux qu’on nomme un peu dédaigneusement les socialistes mystiques, auxquels on reproche d’être un parti de contemplation historique, prennent cette double devise : religion et liberté. Libres à l’entrée, libres à la sortie sont les nouvelles unions de métiers, mais leurs membres auront un idéal, un lien autre que la philanthropie ou l’espoir du gain, le lien si intense d’une même foi. Rien de plus intéressant assurément qu’une pareille entreprise conduite par des hommes tels que MM. de Mun, Ancel, Latour du Pin, G. Levasnier, Harmel ; mais elle ne peut avoir qu’une sphère d’action limitée, et il semble plus prudent de ne mettre dans l’agriculture ni la politique ni la religion, qui écarteront la masse des indifférens et des dissidens, et qu’on accusera toujours de tendre à la domination, de chercher à se faire la part du lion.

A peine formés, les syndicats locaux ont voulu profiter de l’article qui leur confère le droit d’avoir une union syndicale ; ils ont compris en effet que plus ils seront forts, plus la baisse s’accentuera, plus ils obtiendront la diminution des primes énormes qu’on paie aux intermédiaires, plus on rapprochera le producteur d’engrais de l’acheteur. Donnez au producteur la facilité d’écouler rapidement ses marchandises, la certitude d’un prompt remboursement, vous lui procurerez un bénéfice énorme dont il trouvera tout naturel d’abandonner une partie à celui qui lui permet de le réaliser. Créée de toutes pièces, il y a quelques mois, l’organisation nouvelle comprend deux rouages : l’Union des syndicats des agriculteurs de France, présidée par M. le Trésor de La Rocque, le Syndicat central des agriculteurs de France, présidé par M. Welche, tous deux patronnés par la Société des agriculteurs de France. Ces deux associations, qui se complètent mutuellement, puiseront leur force dans leur impartialité, resteront étrangères à toute coterie, à toute société financière. Le marquis de Dampierre, président de la Société des agriculteurs de France, l’a déclaré formellement : « Loin de considérer comme des adversaires ceux qui ne s’uniront pas à nous, nous les regarderons comme des émules. Ceux-là seuls seront pour nous des adversaires qui voudront mêler à des questions d’affaires les passions de la politique dont la Société des agriculteurs de France a toujours voulu se tenir éloignée. » En dépit des programmes les plus alléchans, une société financière mettrait toujours les intérêts des actionnaires et des administrateurs au-dessus de l’intérêt réel des agriculteurs.

Le régime que nous proposons, disait M. Drouyn de Lhuys, est celui d’une confédération respectant l’économie de chacun des états qui la composent ; les bras réunis dans un même effort auront une puissance irrésistible, les lumières convergeront de toutes parts en un rayonnement qui frappera tous les yeux. Mettre les syndicats en relation les uns avec les autres, permettre à tous de profiter des offres de l’un, faire connaître à tous les demandes des autres, et cela moyennant une cotisation annuelle de 0 fr. 20 à 0 fr. 10 par membre, ainsi se résume le programme de l’Union. Elle ne veut pas qu’ils s’absorbent et se confondent, mais simplement qu’ils se garantissent les conditions de prospérité qui leur sont communes ; elle respecte le commerce loyal, mais aspire à supprimer une foule d’intermédiaires, véritables parasites de la production et de la consommation, à faire profiter l’acheteur de la différence entre le prix du gros et le prix du détail. Quant au syndicat central, il est à Paris l’instrument de l’Union, l’agent exclusif de ses ventes, de ses achats, de ses commandes, dispose d’un office dirigé par M. Sainte-Claire Deville, siégeant, 19, rue du Faubourg-Saint-Honoré, comprenant trois divisions : la première effectue les achats de toutes les matières premières utiles à l’agriculture : engrais, produits chimiques, pharmacie, épicerie, tourteaux, charbons, semences et plants, matériel agricole, animaux ; la seconde, investie du service des ventes, centralise les échantillons, sert d’intermédiaire désintéressé pour les rentes à l’amiable, aux enchères ou par adjudication ; la troisième englobe tous les services qui ne constituent ni une vente ni un achat : cours des foires et marchés, agences de publicité, constructions rurales, installation d’industries agricoles, drainages, irrigations, travaux d’art, plantations, arpentages, expertises, locations de fermes, arbitrages, assurances, bureau de détaxe, offres et demandes de travail, etc. Ici la cotisation varie de 20 à 4 francs. Le syndicat central organise une mutualité véritable de renseignemens et de services ; il justifie dans une certaine mesure le mot de Proudhon : « Le XXe siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans ; le vrai problème politique n’est pas en réalité le problème politique, c’est le problème économique. » En s’unissant à lui, les syndicats multiplient leur puissance d’action, ils accroissent leurs forces sans abdiquer leur indépendance. Il aura un journal hebdomadaire, et il espère faciliter aux produits agricoles l’accès des adjudications de l’état. Déjà il a obtenu de certains fabricans de machines des rabais de 30 à 50 pour 100 ; des commissionnaires attitrés opèrent par ses ordres au marché de La Villette, et dispensent l’éleveur de surveiller lui-même la vente de ses bestiaux. On ne déclare la guerre à personne ; quand un consommateur s’aperçoit qu’il paie trop cher le vin à la bouteille, et quand il l’achète moins cher et meilleur à la pièce, il ne déclare nullement la guerre au détaillant. Et il n’y a pas un grain d’utopie en tout ceci. Les don Quichottes de la révolution sociale n’auront sans doute que mépris et moquerie pour ce programme terre à terre ; mais l’agriculture vit de bonne soupe et non de beau langage : comme Sancho Pança, elle est amoureuse du solide, se garde bien de rompre des lances contre les moulins à vent et fait fi des romans communistes ; elle ne se met pas en guerre contre la propriété, — elle sait qu’on ne trompe pas la terre, — et préfère la politique d’un tiens à la politique de deux tu auras.

Les circulaires ministérielles ressemblent à certains traités diplomatiques : il faut souvent lire ce qui n’est pas écrit pour les comprendre et leur appliquer une foule de sous-entendus. Le gouvernement prescrivait, en 1884, à ses préfets de témoigner le plus grand intérêt aux syndicats, de leur servir de conseillers, de collaborateurs dévoués. En parlant ainsi, il ne prévoyait guère quel parti l’agriculture tirerait de cette loi faite pour les ouvriers, et lorsqu’il a pu s’en rendre compte, il a paru éprouver un sentiment assez voisin de la mauvaise humeur, et cette mauvaise humeur se traduit par une conduite qui permet de se demander s’il n’a pas deux poids et deux mesures, s’il ne regrette point les concessions octroyées. Tandis que les syndicats ouvriers jouissent de la liberté la plus absolue, la formation de certains syndicats agricoles a rencontré des entraves regrettables ; contre toute évidence et pour les besoins de la cause, des journaux plus ou moins officieux, un ministre de l’intérieur, les ont accusés d’être des comités politiques déguisés. La loi, épiloguent certains casuistes, exige une profession ou un métier ; or, être propriétaire de terres qu’on loue à prix d’argent, ce n’est ni une profession ni un métier. Interprétation étroite et judaïque qui va contre l’équité, contre la nature même des choses ! Le gouvernement encourage les professeurs d’agriculture, qui n’ont pas un son vaillant dans nos départemens, à faire partie des syndicats pour les guider, sans doute aussi pour y contre-balancer l’influence de personnes moins dociles à ses désirs. Et voilà un propriétaire qui, soit par lui-même, soit par ses ancêtres, a rassemblé des terres, formé un corps d’exploitation ; il livre cet instrument de travail à un fermier, et vous refuseriez de le ranger dans la catégorie des producteurs agricoles ! Mais, comme l’observe M. Senart, ne fait-il pas presque constamment acte de cultivateur, quand il surveille l’exécution de son bail, contribue aux marnages, aux drainages, à la conversion des terres en prés ? Autant dire qu’un général n’est pas un soldat, parce qu’il n’use pas de son épée ! Et les grands propriétaires ne sont-ils pas, à proprement parler, les généraux de l’agriculture, les patrons-des ouvriers agricoles, qu’on ne saurait séparer de leurs troupes, si on ne veut tout désorganiser et replonger dans le chaos ? En fait d’ailleurs, il n’y a point de propriétaire non exploitant, parce qu’il n’en est point qui ne cultive un jardin attenant à son habitation, souvent une réserve. On raconte qu’un candidat, interrogé en 1848 sur sa profession dans une réunion publique, s’avisa de répondre : ouvrier notaire. Un autre se disait ouvrier de la pensée. Le mot avait un sens profond : ne sommes-nous pas, tous ou presque tous, les ouvriers de quelque œuvre, et après la trop longue déchéance du travail manuel, va-t-on, par un excès contraire, lui conférer des privilèges, une sorte d’aristocratie ? Le propriétaire d’aujourd’hui, c’est l’ouvrier d’hier, qui a peiné, qui a épargné ; l’ouvrier, c’est le propriétaire de demain, s’il fait de même.

Sans doute, la majorité des syndicats agricoles se recrute parmi ceux qu’on désigne du nom de conservateurs, mais ce phénomène se produit, selon la formule, quoique et non parce que les fondateurs ont fait appel à tous les hommes de bonne volonté, à tous les travailleurs, sans distinction de cocardes, pourvu qu’ils présentassent des garanties d’honneur et de solvabilité : faut-il s’étonner si les modérés accourent en foule vers eux[4] ? Est-ce que les habitans de la campagne, les paysans (mot si noble, si maladroitement dédaigné et que nous revendiquons hautement, car le paysan est le pays lui-même ) ne sont pas la force conservatrice par excellence, et leur fera-t-on un procès de tendance, parce qu’on les soupçonne de voter pour tel ou tel candidat ? « Les uns pensent comme leur usine, nous disait un cultivateur de la Haute-Saône, ceux-ci comme leur outil, ceux-là comme leurs bourses vides qui aspirent à se remplir, moi je pense comme ma terre. » En entrant dans les syndicats, le conservateur laisse à la porte ses opinions politiques, comme ces nobles d’autrefois qui, lorsqu’ils voulaient faire du commerce à l’étranger, laissaient leurs titres au greffe du parlement et ne les reprenaient qu’au retour. On serait fort mal venu sans doute à chercher noise aux membres des syndicats ouvriers au sujet de leurs doctrines avancées, et, sans aboutir à une espèce d’inquisition, comment soumettre à une sorte d’examen de conscience ceux qui invoquent la liberté d’association ? Il semble que des vérités aussi élémentaires ne devraient pas avoir besoin d’être affirmées, mais l’esprit de parti est un Procuste qui couche fort mal la justice ; et la politique d’exception, toujours habile à trouver des prétextes qui favorisent la licence pour ses amis, l’arbitraire contre ses ennemis, fait songer au mot d’un ministre, devenu autoritaire par la grâce subite de son portefeuille, auquel on demandait compte de ses anciennes opinions : « La liberté, je la défendrai toujours dans l’opposition. »

Après le gouvernement, mais d’une autre manière, certains comices agricoles se sont émus de cette rapide éclosion des syndicats ; il leur semblait que ceux-ci dussent empiéter sur leurs attributions et les rendre inutiles. Mieux armés par la loi, moins platoniques, plus agissans, ils pourraient, en effet, élever le conflit, ériger autel contre autel, attirer à eux les forces vives de l’agriculture, en réduisant les vieux comices au rôle de rois fainéans. Les défenseurs des intérêts ruraux n’auront garde de tomber dans cet écueil ; ils devront s’appliquer à souder le présent au passé, marier les jeunes syndicats aux antiques associations, regarder les deux institutions comme attelées au même char et tirant dans le même sens. Mille moyens, un seul but. On peut transformer les comices en syndicats, comme l’a fait M. Emile Gatellier à Meaux, ou bien encore décider que le bureau du comice sera en partie le bureau de syndicat. Il faut à tout prix empêcher le conflit des attributions, l’antagonisme de direction, le choc des jalousies et des ambitions humaines, toutes choses dont l’agriculture ferait les frais. La politique des concordats est la meilleure pour les sociétés comme pour les individus et les puissances laïques ou religieuses.

On propose, on vote des lois nouvelles, afin d’améliorer le sort de l’ouvrier industriel ; les initiateurs du mouvement syndical réclament très justement des institutions de prévoyance en faveur de l’ouvrier agricole, trop souvent réduit à la misère, à la mendicité sur ses vieux jours. Les machines à battre se multiplient dans les campagnes, où elles font des mutilés comme dans l’industrie. Que devient l’ouvrier infirme, abandonné à la charité publique ? Pourquoi n’aurait-il pas droit, lui aussi, à une retraite ? Pourquoi ne pas l’encourager à se l’assurer au moyen d’un faible prélèvement sur son salaire ? On a calculé qu’il faut un versement de 1 franc par semaine, de vingt à cinquante-cinq ans, pour donner une rente viagère de 600 francs. Un franc d’économie par semaine, c’est beaucoup peut-être, mais le patron agricole n’hésiterait pas à venir en aide à un bon ouvrier pour le garder aux champs. Travail et économie s’animent réciproquement ; toutefois, le travail n’a pas toujours à sa suite l’économie, mais presque toujours l’économie le travail. Afin de lancer l’œuvre, d’en faire apprécier immédiatement les avantages en la popularisant, de diminuer la part contributive de l’ouvrier, la Société d’agriculture de la Nièvre émettait le vœu qu’une caisse de retraite fût créée en faveur des ouvriers agricoles qui ne quitteraient pas leur département, avec une dotation tirée du produit des nouveaux droits de douane et, dès à présent, consacrée à accorder des retraites aux hommes ou femmes pauvres, âgés de soixante ans, incapables de travail. Une telle institution ne pourrait que ramener le travailleur vers la terre, lui donner le goût de l’épargne et le détourner du cabaret ; en accroissant les produits du sol, elle faciliterait le bas prix des denrées par leur abondance, augmenterait le bien-être à l’intérieur et le courant de l’exportation. Il faut, disait la marquise de Lambert, traiter ses serviteurs comme des amis malheureux. L’ouvrier agricole, ce nourricier de la France, ce serviteur de la patrie, du propriétaire, ne doit-il pas obtenir cette égalité de traitement que réclame l’agriculture ? On ne peut, sans ingratitude, l’oublier plus longtemps ; en faisant, son devoir envers lui, l’état se rendra service à lui-même.

IV

Parmi les questions qui préoccupent les hommes politiques, les économistes, les agriculteurs, il convient de mettre au premier rang le crédit agricole. Le crédit, cette alchimie réalisée, cette algèbre de la richesse, cet idéal de l’argent, est-il utile, nécessaire, applicable à l’agriculture ? Utile, nécessaire : comment en douter en présence de cette concurrence étrangère qui, de plus en plus menaçante, prescrit impérieusement de perfectionner les méthodes, de transformer l’outillage, de nous mettre en mesure de lutter, toutes choses qui exigent de nouveaux capitaux ? Et, en descendant du général au particulier, le cultivateur n’a-t-il pas besoin de trouver de l’argent à bon marché en certains cas, afin de parer à des pertes imprévues, franchir une crise momentanée, échapper à l’usurier des campagnes, attendre l’instant favorable pour livrer au commerce sa récolte ? Applicable : ici commence la difficulté ; maint effort a déjà été tenté, maint projet mis en avant, discuté savamment, mainte conception a avorté ; tantôt on se heurtait à la loi, tantôt à des obstacles naturels : on échouait pour avoir méconnu les différences profondes qui séparent le crédit commercial et le crédit agricole. Tout distingue, en effet, le fabricant et l’agriculteur : procédés, but, moyens, nature des choses. Le fabricant achète de la matière première pour la transformer, l’agriculteur crée, lui-même la matière première ; pour les plantes et les animaux, il dispose de la vie, selon le mot de M. de Laveleye, de la puissance de multiplication ; le fonds de roulement du fabricant est essentiellement mobile, se renouvelle toujours ; celui de l’agriculteur est essentiellement fixe, immeuble par destination. Le premier achète et revend à terme, le second argent comptant. Les opérations de l’industrie et du commerce sont rapides, les bénéfices faciles à prévoir. Les opérations de l’agriculture sont à long terme ; elle fait à la terre et pendant longtemps des avances qui ne lui sont pas toujours remboursées, car parfois le soleil, la pluie, deviennent ses collaborateurs et parfois ses plus cruels ennemis, et une sécheresse, un orage violent, une épizootie, peuvent détruire en quelques jours ses plans les mieux combinés. Elle ne saurait donc, comme le commerce, se contenter du papier court ; il lui faut du papier long, il lui faut du temps. Or, ce qui fait le profit du banquier, c’est le mouvement de l’argent ; donc, toutes choses égales, l’escompte agricole sera moins rémunérateur que l’escompte commercial. D’autre part, il convient d’observer que la situation du cultivateur, moins exposé aux brusques reviremens de la fortune, ne se dissimule pas aisément ; à plusieurs lieues à la ronde on le connaît, on sait s’il est mal dans ses affaires ou s’il a de quoi ; il suffit, au contraire, d’une spéculation malheureuse pour qu’un industriel, bon aujourd’hui, devienne mauvais demain. Il y a donc moins de danger à consentir un an de crédit au premier que trois mois au second : crédit signifie confiance, et qui mérite mieux d’inspirer confiance que la terre et l’homme de la terre ?

Tandis que nous cherchons vainement cette formule du crédit agricole[5], d’autres pays ont mieux réussi, auxquels nous demanderons les résultats de leur expérience, afin de montrer aux sceptiques qu’il n’y a rien ici de chimérique, et qu’on ne s’acharne pas à la découverte de la pierre philosophale. En Allemagne, les premières sociétés de crédit mutuel datent du siècle dernier : les Landschaften provinciales (corporations de propriétaires) émettaient des obligations foncières au moyen desquelles elles consentaient des prêts hypothécaires entre associés. Voilà l’origine du crédit foncier. Aujourd’hui, elles consentent des prêts remboursables en cinquante-cinq ans, à 4 1/2 pour 100, intérêts et amortissement compris ; ne touchant aucun dividende, elles n’exigent des débiteurs que les frais d’administration, à peine 1/4 pour 100. Beaucoup prélèvent sur leur réserve la somme nécessaire pour créer, au profit de leurs membres, un crédit agricole mutuel mobilier ; ainsi fit, il y a treize ans, la Landschaft de Brandebourg, qui avança 500,000 marcs pour accorder à ses adhérens des prêts sans hypothèque. Ailleurs, ce sont les états provinciaux qui fournissent aux sociétés d’agriculteurs les fonds nécessaires ; la caisse agricole de Lausitz a pris naissance de la sorte, au moyen d’une avance de 4,500,000 marcs. On sait qu’en Allemagne la Société des agrariens considère l’hypothèque comme une monstruosité juridique et économique, et qu’afin de soustraire le paysan à ce qu’ils appellent l’esclavage du capital mobile, ils réclament le rachat des dettes hypothécaires par l’état, leur conversion en rentes foncières à capital inexigible et amortissement annuel, à l’exemple du rachat des droits féodaux. Ils font figurer aussi dans leur programme la réforme des impôts directs, un régime protectionniste plus sévère, une loi semblable à celle des Homesteads américains, par laquelle les terres, provisions, instrumens, bétail nécessaire à l’exploitation, soient déclarés insaisissables et exclus de l’exécution forcée. Pour procurer au paysan un crédit à bon marché, conforme à ses besoins, ils demandent la création d’établissemens de crédit foncier nationaux corporatifs sur le modèle des Landschaften et des caisses de crédit Raiffeisen.

Instituées par un éminent philanthrope, M. Raiffeisen, bourgmestre de Neuwied, qu’on a surnommé le Schulze-Delitsch des campagnes, ces banques rurales prospèrent dans la Prusse rhénane, en Westphalie, et reposent sur cette idée très simple que le cultivateur n’a pas toujours l’emploi immédiat du produit de ses ventes ; ces sommes, il les garde souvent chez lui, où elles sommeillent au lieu de gagner de l’argent, exposant leur possesseur au vol, au crime, à la tentation du gaspillage. Ne vaut-il pas mieux qu’il en touche les intérêts, avec la certitude d’être remboursé à l’échéance ? Dans ce dessein, quelques propriétaires riches se syndiquent, auxquels les cultivateurs confient leurs fonds disponibles, moyennant un intérêt de 3 pour 100 ; ces fonds sont prêtés à 3 1/2 pour 100 aux cultivateurs qui ont besoin d’argent pour acheter du bétail et même pour construire ou acquérir des terres, ce qui devient alors du crédit foncier. Seul, le caissier teneur de livres reçoit une rétribution. Il va de soi que le rayon d’action de la société doit être fort restreint, ne pas dépasser, autant que possible, les limites de la commune, et qu’on n’admet que des gens sûrs. La caisse de crédit devient à la fois une école de comptabilité, une école de morale, une école de solidarité : elle donne au papier escompté la garantie de la solvabilité solidaire : revêtu de son aval, le papier circule, reçu aux meilleures conditions. Un certain nombre de ces caisses forment un syndicat général qui siège à Neuwied, et versent une partie de leurs fonds de réserve à une caisse centrale qui permet de parer aux éventualités. D’ailleurs, les pertes sont insignifiantes : les caisses Raiffeisen ont traversé sans crise les guerres de 1866, 1870, et n’ont pas souffert de ce danger qui consiste à prêter à long terme des dépôts qu’on peut réclamer à bref délai. Partout elles mettent fin à l’usure. Souvent dans le local même de la banque se forme un casino, où l’on s’entretient des améliorations à réaliser, où on fit des livres, des journaux agricoles. Le congrès agricole autrichien de 1873 a adopté un ordre du jour ainsi conçu : « Afin de faire pénétrer le crédit agricole personnel et réel dans les campagnes, le congrès recommande la création d’institutions de crédit reposant sur la solidarité et le self-help, et spécialement il estime que des sociétés basées sur les principes mis en pratique par Raiffeisen seraient très utilement imitées par les populations rurales de l’Autriche[6]. » Il existe en Allemagne, en Bavière, en Hongrie, d’autres banques rurales, établies d’après le type Raiffeisen ou le système de Schulze-Delitsch, mais extrêmement indépendantes et constituées en syndicats spéciaux. Un certain nombre font l’achat de semences, d’engrais, de bestiaux ; leur but se confond alors avec les sociétés coopératives d’achat en commun, assez nombreuses en Allemagne.

Un spectacle non moins curieux nous attend en Italie, où, depuis vingt ans, un économiste distingué, M. Luzzati, a fondé des banques populaires de crédit mutuel qui rendent de signalés services aux petits agriculteurs. Instituée en 1865 avec un capital de 27,000 francs, la banque populaire de Milan avait, en 1883, 7,891,000 francs, un fonds de réserve de 3,314,000 francs, 17 millions de dépôts en comptes courans, 34 millions déposés à la caisse d’épargne ; elle réalisait 1,231,000 francs de bénéfices en 1882. Son administration est toute de dévoûment : députés, sénateurs, anciens ministres, les citoyens les plus éminens, sans distinction d’opinion, y prennent part avec un zèle admirable qui ne s’est jamais démenti. « Là comme partout, il ne suffit pas d’avoir une bonne machine, il faut un bon mécanicien[7]. » Pour cliens, des commerçans, des industriels, des cultivateurs ; elle correspond avec toutes les banques populaires de la Haute-Italie, et, comprenant que le travail et la probité sont le capital des pauvres gens, cherche à instituer le crédit personnel en leur faveur, au moyen de prêts sur parole ou prêts d’honneur. Ces prêts sont absolument gratuits, mais l’emprunteur doit en indiquer l’emploi et se présenter sous le patronage de deux personnes qui, sans répondre de lui pécuniairement, certifient qu’il saura satisfaire à ses engagemens. « Le crédit sur gage, écrit à ce propos M. Léon Say, n’a jamais été que l’enfance du crédit. Le crédit public n’existait pas, quand les rois empruntaient sur leurs reliques ou sur leurs bijoux ; il n’a été véritablement fondé que lorsqu’il est devenu en quelque sorte personnel, que lorsque l’état a pu trouver des capitaux sur la confiance qu’il inspirait, et lorsque les créanciers de la nation ont eu pour gage général les revenus publics sans affectation spéciale. Le crédit commercial a passé par les mêmes phases. Le crédit agricole est encore dans l’enfance, justement parce qu’il n’est pas personnel ; il n’existe que quand il est le crédit tout court et sans phrases. »

Au-dessous de la banque populaire, reliée à elle par le même esprit, par des statuts à peu près semblables, voici la Banque agricole milanaise avec ses succursales qui rayonnent dans les cantons. Partout d’ailleurs, dans cette province comme dans les autres, ces institutions grandissent, se développent à vue d’œil ; le moins d’entraves possibles, peu de formalités, une décentralisation économique très avancée. Italia fara da se. Aucune distinction entre les effets commerciaux et les effets agricoles : qu’il soit souscrit par un cultivateur ou par un négociant, l’effet à ordre a la même valeur, entraîne la même responsabilité, la même procédure expéditive. La plupart des sociétés de crédit mutuel sont en quelque sorte adossées à une caisse d’épargne, se confondent avec elle ; l’argent des membres déposans sert à faire des prêts aux autres membres, si bien que la société joue vis-à-vis d’eux le rôle de maître Jacques, tantôt créancière et tantôt débitrice ou dépositaire. Vous avez le choix entre le livret nominatif ou le livret au porteur, et celui qui présente ce dernier est considéré comme mandataire régulier de la personne au nom de laquelle le livret est inscrit. Si vous agissez comme déposant au nom de plusieurs, on ne vous demandera ni acte de société, ni pouvoir pour retirer l’argent. À la succursale de Magenta, M. Léon Say vit une jeune fille apportant une somme de 9 francs au nom d’une société composée de quatre de ses amies et de cinq garçons qui se cotisent et donnent 1 franc par semaine pour faire une excursion. D’ordinaire la somme prêtée ou escomptée ne peut dépasser 80 à 200 fr. ; pour les prêts importans, on en réfère à la banque centrale. On ne prête qu’aux sociétaires, tous triés sur le volet, bien connus par conséquent et ayant un petit capital, puisqu’ils sont actionnaires. La Banque agricole milanaise a 906 membres, un capital de 238,200 fr. un portefeuille de 7,120,000 francs d’effets.

Un trait particulier de l’économie publique italienne, c’est l’autonomie de la caisse d’épargne. Qu’il s’agisse de la grande caisse d’épargne de Milan, qui a 280 millions de francs de dépôts, ou des petites sociétés agricoles, toutes restent entre les mains d’administrations privées. Au lieu d’alimenter la dette flottante, les grands travaux de l’état, leurs capitaux demeurent là où ils ont été produits, fécondant de nouveau le travail d’où ils sortent, remplissant en même temps l’office de canaux de drainage et d’irrigation. L’état n’a pas, comme en France, la gestion des fonds ni la responsabilité ; un ministère à bout de ressources n’y saurait puiser à pleines mains pour dissimuler ses gaspillages et retarder des emprunts inévitables. On a défini la caisse d’épargne de Milan : un grand banquier privé qui fait toutes les affaires de banque, prête sur marchandises et sur hypothèques, et qui est un crédit foncier en même temps qu’une banque d’escompte. Elle sert un intérêt de 3 1/2 pour 100 aux livrets au porteur, de 4 pour 100 aux livrets nominatifs, mais ne délivre ceux-ci qu’aux agriculteurs qui travaillent la terre de leurs mains, aux ouvriers, artisans et gens de métier ; tandis que la Banque de France ne sert pas d’intérêts à ses déposans pour pouvoir en donner aux actionnaires, ces banques italiennes donnent un intérêt aux déposans et aucun dividende aux actionnaires. Détail assez curieux : ce sont les caisses d’épargne qui là-bas dirigent les bureaux de perception, adjugés aux enchères à ceux qui soumissionnent au taux le plus bas ; elles entretiennent avec les banques populaires, avec les sociétés de secours mutuels, les rapports les plus intimes, conseillent celles-ci, les subventionnent, répandent partout les institutions de prévoyance.

Il y a quelques années, 95 banques populaires publiaient une statistique d’où il résulte qu’elles avaient 89,000 cliens ou associés, parmi lesquels les agriculteurs figuraient pour un tiers environ ; ainsi la clientèle n’est pas exclusivement agricole : condition presque indispensable, affirment M. Luzzati et ses disciples, pour le crédit agraire, qui a besoin d’un contrefort et exige de longues échéances. C’est pour avoir voulu s’y soustraire que la loi de 1869 a échoué ; c’est pour remédier à ce défaut que le gouvernement italien a présenté, en 1885, et vient de faire voter un projet conçu dans un esprit beaucoup plus large. Il faut, disait Luzzati au congrès des banques populaires italiennes, il faut que les opérations de commerce soient associées à celles du crédit agricole. Les banques populaires reversent dans les campagnes les dépôts recueillis dans les villes, de même qu’au moyen âge le crédit agraire est sorti des cités lombardes.

Le groupe des dix banques de la province de Trévise a formé une sorte de syndicat pour émettre des bons de trésor de l’agriculture et aider les cultivateurs dans les opérations à long terme. Ces bons portent la signature de la banque, du président du groupe ; le taux d’intérêt est fixé par le conseil des présidens ; des prud’hommes agricoles donnent leur avis sur les demandes de prêts.

Le défaut du crédit populaire italien, c’est qu’il est cher et inégal, puisqu’il varie de 5 à 8 pour 100 pour les prêts, de 4 1/2 à 9 pour 100 pour les escomptes. E pur si muove ! Et cependant il gagne du terrain, fait chaque jour des prosélytes, trop heureux d’échapper à l’usure, fléau économique qui dévore littéralement certaines provinces. A côté de taux d’usure qui s’élevaient à 100 pour 100, les cultivateurs ont dû bénir ceux qui leur apportaient de l’argent à 6 ou 7 pour 100, et le considérer comme une manne providentielle. « Je crois être en paradis, disait un nouveau client des banques rurales, lorsque je compare ce que je paie maintenant à ce que je donnais autrefois aux usuriers. »

A côté des banques populaires Luzzati, conçues sur le modèle des banques Schulze-Delitsch, un autre savant doublé d’un homme de bien, M. le professeur Léon Wollenborg[8], a fondé il y a trois ans les caisses rurales de prêt d’après le type Raiffeisen. Le succès n’a pas tardé à couronner son énergique effort ; grâce à un continuel travail de propagande, il a réussi à établir trentre-quatre de ces associations en divers villages de la Vénétie ; une petite revue mensuelle, la Cooperazione rurale, développe le mouvement, consigne les progrès et les avantages de l’institution. « Combattre l’usure, raviver l’industrie languissante des petits cultivateurs, leur assurer l’appui du capital, voilà mon but, » écrit M. Wollenborg. Les prêts oscillent entre un maximum de 600 et de 25 livres, et, comme pour les banques populaires, n’entraînent que des pertes insignifiantes ; ils ont en général pour objet l’achat d’une paire de bœufs, d’une vache, d’un cheval, de brebis, parfois de fourrages ou d’instrumens aratoires. Plus d’animaux, plus de lait ; plus de fumier, meilleure récolte. Tel associe qui a acheté une vache a pu, avec le gain du lait et du fromage, payer sa dette à la société et conserver le veau de la bête, résultat qu’il n’aurait jamais obtenu sans ce concours. L’économie et la morale trouvent également leur compte à cette œuvre, qui a réuni les suffrages du congrès international agricole de Budapest en 1885.

La loi belge de 1884 autorise la caisse d’épargne, instituée sous la garantie de l’état, à consentir des prêts aux agriculteurs, et le gouvernement déclarait à ce moment qu’en 1885 elle pourrait mettre à leur disposition 15 millions de francs. En établissant un privilège agricole, elle a voulu donner aux préteurs une sécurité entière, aux emprunteurs le moyen de se procurer des capitaux à un taux avantageux ; ce privilège agricole se trouve d’ailleurs primé par celui du bailleur et par les créanciers hypothécaires inscrits avant lui. L’organe essentiel des prêts agricoles, c’est le Comptoir, association de personnes intermédiaires entre la caisse d’épargne et les emprunteurs. Il garantit les remboursemens, ses membres demeurent solidairement responsables envers elle, et doivent fournir des sûretés, hypothèques ou nantissemens de valeurs. Jusqu’à ce jour, il n’a été constitué que deux comptoirs agricoles, l’un à Thuin, l’autre à Genappe ; au 30 novembre 1885, ils avaient négocié 41 prêts agricoles pour une somme de 409,050 francs ; 9 de ces prêts restaient au-dessous de 1,000 francs, 23 allaient de 1,000 à 10,000 francs, les autres variaient de 10,000 à 100,000 francs. Cette loi, en somme, n’a presque rien produit, parce que nul n’a intérêt à fonder les comptoirs agricoles qu’elle prévoyait, parce qu’aussi, dans une période de baisse des prix, personne, en général, n’a intérêt à emprunter ; quand l’amélioration produira ses fruits, les prix en baisse n’apporteront que des déceptions. En Angleterre et en Écosse, les agriculteurs s’adressent aux banques provinciales, qui jouissent du droit d’émission avec responsabilité illimitée, et peuvent prêter à meilleur marché que les autres, puisqu’elles touchent l’intérêt sur une circulation fiduciaire triple de l’encaisse. Elles escomptent non-seulement les effets de commerce, mais beaucoup de billets souscrits par des non-commerçans et qu’on appelle alors promissory-notes. Point de petite ville équivalente à un de nos chefs-lieux de canton qui ne soit dotée d’une succursale au moins où les cultivateurs déposent leurs fonds en compte courant et empruntent à court terme. D’ordinaire, elles ne reçoivent que le papier-court, n’ayant que quatre-vingt-dix jours à courir, mais elles accordent quelquefois un nouveau délai de trois mois ; le taux d’intérêt est habituellement de 5 pour 100. Le système des banques d’Ecosse repose sur la liberté absolue d’émission de billets payables à vue au porteur ; ce billet, instrument très commode, rend les plus grands services, mais il est fort dangereux pour ces banques, qui se trouvent à la merci des événemens ; quelques-unes ont éprouvé des vicissitudes, des faillites désastreuses. Cependant elles demeurent profondément enracinées dans les habitudes nationales, et se mettent si bien à la portée des cultivateurs que les jours de foires et de marchés, on voit leurs agens transporter leurs bureaux sur la place publique, et là recevoir les déclarations des cliens, dont les ventes et les achats se soldent à l’instant par de simples viremens de fonds.

La Russie a une caisse spéciale, nommée capital d’approvisionnement, fondée par l’état, destinée à venir en aide aux paysans nécessiteux ; le Danemark nous présente des sociétés de crédit agricole ; la Suisse des sociétés de crédit mutuel ; l’Irlande possède des sociétés de prêt qui font du crédit personnel, la Roumanie a depuis cinq ans une loi qui institue dans chaque district des caisses de crédit agricole avec un capital de 150,000 à 300,000 francs, avancé deux tiers par l’état, un tiers par le district. Ces caisses font des escomptes, des prêts sur gage agricole, des avances sur titres, et reçoivent des dépôts en compte courant ; elles prêtent à 7 pour 100, pour une durée de neuf mois au maximum, sur billets à ordre garantis solidairement par deux agriculteurs solvables ; elles ont à leur disposition le nantissement sans tradition, les moyens d’exécution commerciaux, la justice consulaire, et fonctionnent à merveille. Seuls à peu près, nous n’avons rien.


V

En sera-t-il toujours de même ? Continuerons-nous, spectateurs, à nous croiser les bras, tandis que les autres s’agitent autour de nous, contre nous, ou bien à discuter indéfiniment dans le vide, comme s’il s’agissait d’un problème de haute métaphysique, non d’une question vivante, saignante en quelque sorte ? L’idée est mûre, elle attend une solution. Depuis longtemps déjà, des jurisconsultes comme M. Josseau, des hommes pratiques proclament la nécessité de ne plus traiter le cultivateur en mineur, de l’émanciper, de l’aider à triompher de la crise en lui facilitant l’accès du crédit, en supprimant les entraves que lui oppose une législation surannée. Le projet soumis au sénat en 1884 a malheureusement subi un grave échec, parce que, sans prescrire l’intervention directe et le concours de l’état, il introduisait une profonde perturbation dans notre code civil. Que les engagemens pris par le cultivateur dans un intérêt agricole soient assimilés aux engagemens commerciaux, ses billets à ordre soumis à la juridiction des tribunaux de commerce, rien de plus raisonnable : on assure ainsi l’économie de frais, la rapidité de jugement et d’exécution, la sanction efficace à la parole donnée, on consolide le crédit des agriculteurs en provoquant la confiance du capital, qui a horreur de l’inconnu et se défie de ces nouveaux cliens. Que le privilège du bailleur contre son fermier ou locataire soit restreint aux années échues, à l’année courante et à l’année suivante, on le comprend encore, car un tel privilège affaiblit beaucoup trop le crédit du preneur. Mais une troisième réforme, celle-là même qui a entraîné le rejet de la loi, prête le flanc aux objections les plus sérieuses : c’est la constitution du gage sans déplacement.

Aujourd’hui, l’agriculteur ne saurait donner un gage, livrer son outillage, son bétail, ses récoltes avant leur rentrée ; s’il se dessaisit, il ne peut plus ni cultiver, ni améliorer, ni produire ; il coupe en quelque sorte sa main gauche avec sa main droite. Il y a là, comme on l’a dit, une impossibilité matérielle qui, au point de vue du crédit, stérilise entre les mains des cultivateurs des valeurs mobilières que, pour toute la France, on n’évalue pas à moins de 12 milliards. C’est pourquoi certains publicistes, MM. Josseau, Emile Labiche, Luzzati, proposent que l’agriculteur puisse donner toutes ces choses en gage, sans déplacement, moyennant certaines formalités de publicité, que quelques-uns même voudraient mettre de côté parce qu’elles leur répugnent. Tous les objets affectés au privilège du prêteur seraient désormais, en fait sinon en droit, séquestrés dans les mains du propriétaire, et le créancier, s’il n’a pas la possession réelle, aurait une possession fictive. Si le débiteur s’avise, au mépris de ses engagemens, de détourner les objets, il tombe sous le coup de l’article 408 du code pénal ; s’il ne peut payer à l’échéance, la réalisation du gage sera très rapidement obtenue. On rappelle, à l’appui de cette réforme, qu’une loi de 1851 autorise, au profit des banques coloniales de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Réunion, l’engagement des récoltes pendantes par racines, que cette loi a fondé le crédit agricole aux colonies, qu’en une seule année la banque de la Guadeloupe a prêté 9 millions aux planteurs. Le droit commun ne permet-il pas que le débiteur saisi soit constitué gardien des objets saisis ? Le vendeur d’objets mobiliers non payés ne conserve-t-il pas son privilège tant que ces effets demeurent en la possession de l’acheteur ? Le gage commercial peut être établi sans tradition par la simple remise du connaissement. La Belgique et l’Italie n’ont pas reculé devant le privilège agricole au profit du prêteur.

Malgré tout, l’innovation réclamée a paru excessive, dangereuse au plus grand nombre. La culture coloniale, a-t-on répondu, ne saurait se comparer à celle de la métropole, qui ne donne relativement que de faibles bénéfices. « Vous appelez cela une loi de crédit agricole, disait un sénateur à la tribune, moi je la baptise de son vrai nom, qui est le discrédit agricole. » Autant vaut écrire que le malheureux agriculteur, paralysé dans ses opérations, ne pourra plus rien vendre. La petite culture manque de fonds de roulement, de capital circulant, de crédit à bon marché, mais elle a encore plus besoin que le bailleur ne se montre pas trop rigoureux à l’échéance. Combien de fermiers ne pourraient vivre si les propriétaires ne leur donnaient du temps ? Vous offrez une garantie au prêteur, mais elle demeure incomplète, et le capital qui s’aventure fait toujours payer ses risques. Et, pendant ce temps, vous diminuez la garantie du propriétaire, qui redoutera toujours une exécution rapide, n’osera plus faire d’avances, accorder des délais à son fermier. Ainsi la loi compromettrait le seul crédit dont il pouvait user sans danger, et le livrerait peut-être à l’exploitation des usuriers de la campagne. Le voilà désormais suspect aux yeux de tous, aux yeux de son bailleur, de ses fournisseurs, car si, par un acte clandestin, il peut conférer un nouveau privilège qui va grever tout son actif, son crédit tombe ; au lieu d’acheter à terme, il devra traiter au comptant, puisqu’il n’inspirera plus aucune confiance.

Ces raisons ont provisoirement prévalu ; mais, de ce que certaines entraves demeurent debout, s’ensuit-il que l’agriculture française ait les mains liées, qu’on ne puisse, dès maintenant, installer des sociétés de crédit agricole ? Loin de là : beaucoup d’agronomes distingués se défient de l’intervention du législateur, de l’état, qui fait payer chèrement ses bienfaits, et trop souvent, dans ses rapports avec le contribuable, donne, comme on dit, une lande pour un pré, un œuf pour un bœuf ; beaucoup estiment que le crédit agricole sera mutuel ou ne sera pas. Seulement, pour qu’il fonctionne, il faut une certaine atmosphère morale, car il ne se produit pas par une sorte de génération spontanée, il sort d’un état social préexistant, comme le fruit survient après la fleur[9]. Le goût et l’habitude de l’association, le concours d’initiatives dévouées, la sélection de cultivateurs d’élite, un cercle d’opérations restreint, telles apparaissent les premières conditions du succès. Le syndicat agricole deviendra tout naturellement le point de départ et comme la pépinière de la société, parce qu’il aura réuni en un faisceau les diverses classes d’agriculteurs, parce que ceux-ci, dans cette école primaire de solidarité, auront appris à apprécier les avantages de l’entente du crédit. Les membres les plus honorables d’un comice ou d’un syndicat se réunissent au nombre de sept au moins, et adoptent la forme de société anonyme par actions à capital variable ; les actions nominatives sont de 500 fr., mais il peut y avoir des coupons d’actions de 50 francs, pour faciliter l’entrée aux associés les plus modestes, et la loi de 1867 n’exige que le versement du dixième, soit 5 francs. Comme l’esprit de spéculation ne gâte pas l’affaire, le crédit mutuel garde le caractère de société de personne. L’administration est gratuite, et les fondateurs se contentent d’un intérêt de 2 1/2 à 3 pour 100, à peu près celui que rapporte la terre elle-même. Afin de limiter ses risques, de ne pas compromettre l’institution, celle-ci doit ne faire d’affaires qu’avec les membres, exiger de l’emprunteur une caution solvable, les prêts ne dépasseront pas un certain chiffre, la somme nécessaire pour acheter quelques vaches, une paire de bœufs, une machine agricole. Le crédit mutuel devient ainsi une véritable caisse d’épargne, un placement pour les économies, puisque ce sont les capitaux des uns qui serviront à faire des avances aux autres. Quant à la comptabilité, elle sera fort peu compliquée : un notaire la tiendra aisément ; pour éviter les dangers du maniement des fonds, on les dépose à la succursale voisine de la Banque de France, ou chez les receveurs particuliers, qui ne s’en dessaisiront qu’au vu de chèques signés par deux administrateurs de la société. Ou bien celle-ci prête avec le capital de souscription, ou bien, grâce aux garanties qu’offrent les fondateurs, elle se fait ouvrir un compte à la Banque de France. Le conseil d’administration examine chaque demande ; s’il l’agrée, l’emprunteur signe un billet à ordre de trois mois (billet qu’il pourra renouveler trois fois), il le fait endosser par un autre membre, la société met la troisième signature, ‘et voilà un simple cultivateur qui va obtenir de l’argent au taux de 3 pour 100, auquel il faut ajouter la commission bien modique de 1/4 ou 1/2 pour 100 que prélève la société pour ses frais. Sans doute, ce système de responsabilité limitée aux actionnaires est inférieur au système allemand, qui rend les associés responsables solidairement et sur tous leurs biens, mais ce dernier répugne trop à nos habitudes d’individualisme pour qu’on puisse de longtemps l’acclimater en France.

Tout ceci n’a rien d’impraticable, si les autorités sociales, les grands propriétaires ne demeurent pas inertes, s’ils comprennent leurs devoirs, leurs véritables intérêts, renoncent à l’absentéisme et reviennent à la terre, s’ils ne s’imaginent pas que l’ordre social a pour objet de permettre aux uns de toucher des rentes, d’obliger les autres à les payer. Les socialistes révolutionnaires apportent à l’œuvre de destruction le denier du diable ; à nous de verser pour l’œuvre de régénération le denier de la Providence, à nous de comprendre que la seule inégalité que notre temps ne peut supporter est celle qui consiste à avoir les honneurs, les bénéfices, sans charges correspondantes. La question n’est pas seulement une question d’estomac, une question de gain matériel, de gros sous : en voyant les propriétaires se mettre à leur tête, payer de leur personne et de leur bourse, faire de la bonne démocratie, les cultivateurs, les ouvriers agricoles sentiront se dissiper certains préjugés, s’affermir leur affection. Les Français ne sont plus les seuls qui sachent convertir les rochers en or ; d’autres peuples ont surgi, aussi hardis, non moins persévérans, mieux gouvernés, qui leur font une rude concurrence : la guerre du bon marché a commencé sur tous les points du globe, et, grâce au télégraphe, aux transports rapides, aux chemins de fer, il n’y a plus de distances, les terres des deux mondes se touchent, se pénètrent, se confondent en quelque sorte. De si grands changemens commandent une tactique nouvelle, des hommes, des instrumens appropriés à la lutte. S’ils répondent à nos légitimes espérances, si les conclusions ne démentent point les prémisses, les syndicats agricoles permettront à l’agriculteur d’acheter dans de bonnes conditions ses engrais, ses semences, ses machines, de mieux vendre ses produits ; ils assureront une représentation efficace de cette grande industrie nationale, de ces millions d’hommes au nom desquels personne jusqu’à présent n’a su se faire entendre. Par le crédit mutuel, par les institutions de prévoyance, ils viendront au secours des petits et des faibles, des malheureux et des vieillards, rendront à l’agriculture sa confiance en elle-même, contribueront à détourner ses enfans d’aller se perdre dans les villes. Mais, pour en arriver là, il faut sortir de l’ornière, apprendre à se défendre, à se réunir dans une action commune, accepter l’esprit de progrès continu, raisonné, sans répudier la tradition. A ce prix seulement, l’agriculture française pourra conjurer la crise qu’elle traverse, échapper à une ruine menaçante, se relever et recouvrer son ancienne prospérité.


VICTOR DU BLED.

  1. Voir, pages 325 et suivantes, le très intéressant ouvrage de M. Hubert Valleroux, les Corporations d’arts et de métiers, et son étude sur les associations professionnelles (Bulletin de la Société de Législation, comparée, Janvier 1886). Le journal la Corporation cite deux syndicats qui viennent de se former dans des conditions assez originales : le syndicat des marchands de mouron parisiens et celui des ramasseurs de bouts de cigares.
  2. Discours de M. Deuzy au conseil général du Pas-de-Calais et à la Société des agriculteurs de France.
  3. Voir le rapport de M. Senart à la Société des agriculteurs de France (1886).
  4. Procès-verbaux des séances du conseil-général du Pas-de-Calais. (Session d’août 1886.) Il convient de remarquer que le mouvement n’est pas exclusivement conservateur. Nombre de républicains avérés, MM. Emile Gatellier, Henri Besnard, Coubet, de Lapeyrouse, président des syndicats agricoles, beaucoup de professeurs d’agriculture en font partie, des fonctionnaires, des amis du gouvernement, M. Gaston Bazile, M. Durand-Claye siègent dans le conseil de la Société des agriculteurs de France, et l’on ne saurait suspecter la véracité de M. Denzy lorsqu’il écrit : « Nous ne sommes les agens de personne ; nous ne faisons pas de politique, car nous savons que la politique serait la ruine de l’entreprise. Quand la maison brûle, on appelle les pompiers. Leur demande-t-on s’ils sont légitimistes, bonapartistes ou républicains ? On leur demande seulement d’éteindre l’incendie et de sauver la maison… Les syndicats n’ont qu’un drapeau : celui de l’agriculture. »
  5. On dit que le crédit est personnel lorsqu’il a pour seule base la confiance qu’inspire la personne de l’emprunteur ; il est réel lorsqu’il a pour garantie les biens du débiteur. Ce crédit réel est mobilier ou hypothécaire, suivant que les biens donnés en garantie sont meubles ou immeubles. En réalité, le crédit est l’échange d’une valeur présente avec une autre dans l’avenir.
  6. Une loi de 1884 a constitué en Autriche un fonds spécial de 10 millions par an destiné à subventionner les travaux d’amélioration agricole.
  7. Voir l’excellente brochure de M. Léon Say, Dix jours dans la Haute-Italie.
  8. Leone Wollenborg, l’Ordinamento delle Casse di prestiti, 1884. — La Cooperazione rurale.
  9. Lire les remarquables études de M. Louis Milcent dans le Bulletin de la Société des agriculteurs de France.