Les Tendances nouvelles de l'économie politique en Angleterre - Cliffe Leslie

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Les Tendances nouvelles de l'économie politique en Angleterre - Cliffe Leslie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 44 (p. 623-646).
LES TENDANCES NOUVELLES
DE
L’ÉCONOMIE POLITIQUE
EN ANGLETERRE

CLIFFE LESLIE

Il s’est produit récemment, dans le monde des économistes de tous les pays, un mouvement d’idées très intéressant, tendant à réviser les principes fondamentaux de la science. Ce mouvement, qui a ses principaux représentans en Allemagne, comme nous avons essayé de le faire voir ici même[1], a trouvé également des partisans décidés en Italie, en Danemark, en Espagne, en France, et il a même envahi la patrie de l’orthodoxie économique et du Manchesterthum, l’Angleterre. Un discours, prononcé récemment au congrès des Sciences sociales, à Dublin, par un éminent mathématicien, M. Ingram, résumait très bien quelques-uns des aperçus de. l’école dissidente. Nous tâcherons, à notre tour, de faire connaître ces idées nouvelles, telles qu’elles sont exposées dans les écrits d’un économiste très connu, non-seulement dans son pays, mais sur le continent, M. Cliffe Leslie.

Quoique la mort de Stuart Mill, de Cairnes, de Bagehot et de Thornton ait laissé en Angleterre un vide qui n’est pas encore comblé, la science où ils se sont illustrés continue à y être l’objet de travaux nombreux et remarquables à des titres divers. M. Fawcett, l’un des membres les plus aimés et les plus influens de la chambre des communes, aujourd’hui Postmaster general dans le ministère de M. Gladstone, n’a pas été empêché par sa cécité de publier un Manuel d’économie politique très estimé, dont sa femme a fait un excellent résumé pour l’enseignement primaire ; Robert Lowe, ancien chancelier de l’échiquier, créé récemment lord Sherbrooke, est le représentant inflexible des formules mathématiques de Ricardo ; Thorold Rogers se prépare à publier un nouveau volume de son Histoire de V agriculture et des prix, qui est un modèle dans son genre ; M. D. Macleod, dans ses importans écrits : Dictionary of political Economy, Theory and Practice of banking, et Principles of Economie Philosophy, met au service d’une idée dominante complètement fausse une vaste érudition et de grandes connaissances pratiques ; Leone Levi, l’auteur d’une Histoire du commerce de L’Angleterre, jouit d’une grande autorité en fait de statistique ; Robert Giffen et Bonamy Price s’occupent spécialement des questions de finances ; plusieurs des ouvrages de Jevons sont traduits en français, notamment son livre, très bien fait, sur la monnaie ; le banquier Newmarch a terminé la fameuse Histoire des prix de Tooke ; George Goschen, membre très distingué du parlement, en ce moment ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, a écrit différens Essays qui ont eu un grand retentissement, et une Théorie du change, publiée en français par la librairie Guillaumin, qui est sans contredit le meilleur livre sur la matière ; enfin tout un groupe de jeunes économistes, A. Marshall, J.-S. Nicholson, John-L. Shadwell, J. Macdonell, A,-J. Wilson, U.-N. Hancock, commencent à se faire un nom.


I.

M. Cliffe Leslie n’appartient pas à la nuance des « socialistes de la chaire, » des Kathedersocialisten allemands, car il ne réclame pas une extension des attributions de l’état. Il se rattache plutôt aux économistes historiens, comme Roscher et Knies, et on peut même dire qu’il est le principal représentant de cette tendance en Angleterre, car, quoique Tooke et Rogers aient publié des recherches historiques du plus grand intérêt, ils n’ont pas songé à faire de l’emploi de l’histoire en économie politique une méthode spéciale d’investigation. Le but principal des livres de M. Leslie[2] est de combattre avec la plus vive insistance ces formules abstraites dont on a tant abusé, à l’exemple de Ricardo. Il soutient que l’économiste ne peut arriver à approfondir une question qu’en tenant compte de deux séries historiques de faits : premièrement de la succession des états économiques des sociétés humaines et de leurs causes, d’où ressortent les lois qui ont présidé à la constitution actuelle de l’ordre social; secondement du développement et du progrès des théories philosophiques qui s’efforcent d’expliquer les phénomènes économiques. Il pense que ces deux genres d’investigations sont indispensables et qu’ils ont les rapports les plus intimes, car, d’après lui, ce qui a principalement déterminé l’objet et la direction de la pensée économique à chaque période, c’est l’état de la société en ce moment, de même que la théorie économique, à son tour, a exercé une grande influence sur la marche des faits économiques. C’est ainsi que, dans une étude récente sur les économistes américains (Fortnightly Review, octobre 1880), il prouve que les caractères tout spéciaux du développement de la richesse aux États-Unis y ont fait naître des doctrines très différentes de celles qui sont généralement admises en Angleterre. Si le système protecteur y trouve tant d’adhérens, c’est parce que les ressources immenses d’un pays vierge, mises en valeur par une race entreprenante, énergique et utilisant aussitôt toutes les découvertes scientifiques, produisent d’incalculables richesses de toute nature. Si Carey a nié la théorie de la rente de Ricardo, d’après laquelle on commencerait toujours par cultiver les terres les plus productives, c’est parce qu’il avait sous les yeux la marche du développement agricole aux États-Unis, qui, en effet, a passé des terres légères et sablonneuses aux terres les plus fortes et les plus fertiles.

M. Leslie n’a jamais été la dupe des flatteuses illusions de l’optimisme. La méthode historique l’en a préservé. Elle lui a dicté des prévisions vraiment prophétiques. Il y a vingt ans, alors que la facilité croissante des communications, les échanges internationaux augmentant sans cesse, et les relations des états devenant chaque jour plus intimes, faisaient espérer qu’on ne verrait plus les peuples se ruer les uns sur les autres comme des bêtes fauves, il se demanda : Quel est l’avenir de l’Europe, est-ce la paix? et, l’histoire à la main, il répondit : Non, et il prédit les grandes luttes auxquelles nous avons assisté depuis. Les économistes se laissent volontiers aller à refaire le rêve du bon abbé de Saint-Pierre, et ils sont très disposés à croire à la paix perpétuelle. Quoi de plus naturel ? n’ont-ils pas démontré que la guerre est aujourd’hui une chose insensée, attendu que les plus éclatantes victoires et les conquêtes les plus brillantes n’apportent, en réalité, aucun avantage aux vainqueurs? M. Eugène Pelletan a écrit autrefois quelques pages intitulées : Qui perd gagne. Il y prouve que, dans les guerres modernes, c’est le vaincu, en somme, qui est le plus favorisé. Ne sont-ce pas, en effet, ses revers de 1854 qui ont valu à la Russie l’émancipation des serfs, la création d’un réseau complet de voies ferrées, l’organisation des autonomies locales et toutes ces réformes dont Mme de Novikoff traçait récemment le tableau avec toute l’éloquence que donne un patriotique orgueil[3] ? Sadowa n’a-t-il pas apporté à la Hongrie la liberté et à l’Autriche le régime constitutionnel? N’est-ce pas en traversant une série de dures épreuves que l’Italie a conquis son unité et son indépendance? Et enfin, si l’on voulait une confirmation plus frappante encore de ce que ce paradoxe contient de vérité, ne pourrait-on pas la trouver dans la situation comparée de la France et de l’Allemagne depuis 1870? Quel profit peut-il y avoir pour un état à s’annexer les provinces d’un voisin? Quel avantage l’Angleterre recueillerait-elle de la conquête du Transvaal? La gloire militaire coûte cher aux contribuables et ne leur apporte aucun profit. De combien de milliards la France a-t-elle payé les lauriers dont Napoléon III a voulu couronner son effigie à partir de 1859?

Les économistes ont bien raison : si les peuples avaient seulement l’instinct de la brute qui poursuit son intérêt, il n’y aurait plus de guerres. Malheureusement les préjugés, les rancunes, les rivalités, l’ambition des gouvernans et la stupidité des gouvernés cachent encore cette vérité incontestable, que la paix est non-seulement pour les états le plus sacré des devoirs, mais le premier des intérêts. Faut-il donc désespérer de l’avenir? Non, répond M. Leslie; l’histoire nous montre que les groupes soumis à la même loi vont toujours s’agrandissant. A l’origine, les populations sont divisées en tribus, sans cesse en guerre les unes contre les autres. Au moyen âge encore, les seigneurs des cantons voisins sont souvent en lutte. Plus tard se forment les nations, puis les grandes nationalités qui se constituent sous nos yeux. Mais déjà, au-dessus de ces puissantes agglomérations, apparaît l’idée d’une unité supérieure, qu’on appelle tantôt « l’Europe, » tantôt « le monde civilisé, « et qui impose ses jugemens, non encore par un tribunal et par la force, mais fréquemment déjà par la puissance de l’opinion. Le droit international n’est certes pas un vain mot, quoiqu’il n’y ait pas de pouvoir suprême qui puisse en imposer le respect. Comme le dit très bien M. Leslie, la loi n’est pas née spontanément parmi les hommes du sentiment de ce qui est juste. Elle est la justice imposée, compulsory justice. Ce sont les querelles, les violences et le besoin d’y mettre un terme qui lui ont donné naissance. Il en sera de même pour les relations de peuple à peuple. Plus les guerres deviennent terribles et dans leurs proportions et dans leurs conséquences, plus les nations comprendront qu’elles ont intérêt à les éviter en se soumettant à certaines règles de droit et d’équité. Autrefois, chez les Germains, les procès se vidaient, non par des plaidoyers et devant un juge, comme chez les Romains, mais les armes à la main et par le duel judiciaire. Peu à peu cette coutume barbare est tombée en désuétude : la justice imposée par un arbitre tranche le différend. Pourquoi ce progrès qui s’est accompli entre individus ne serait-il pas appliqué un jour entre les peuples? Cet idéal cessera d’être une utopie le jour où les peuples revendiqueront le droit de décider eux-mêmes la paix ou la guerre et où ils se pénétreront bien de cette vérité qu’aucune guerre, même la plus heureuse, ne peut apporter de compensation aux maux incalculables qu’elle occasionne.

Le plus grand service que M. Leslie ait rendu à la science qu’il cultive, c’est celui d’avoir soumis à une critique impitoyable la méthode a priori, généralement employée naguère en Angleterre et qui est encore très en faveur en France. Cette méthode a été longtemps celle même de Stuart Mill, et s’il y a renoncé vers la fin de sa vie, c’est sans doute en partie par suite de l’influence des écrits et des conversations de son ami Leslie. Voici en quoi elle consiste. « L’économie politique, disait l’ancien chancelier de l’échiquier, lord Sherbrooke, n’appartient en particulier à aucun peuple ni à aucune époque. Elle est fondée sur les attributs de l’esprit humain, et rien ne peut la modifier. » Quelles sont ces bases universelles et immuables de la science? C’est le fait évident que tout homme désire augmenter son bien-être et s’épargner de la peine. « Que chacun aspire à accroître sa richesse avec le moins de sacrifices possible, dit M. Senior, c’est en économie politique, comme la gravitation en physique, le principe fondamental au-delà duquel on ne peut pas remonter et dont toutes les autres propositions ne sont que des conséquences ou des illustrations. » Ce qui constitue une science, d’après lord Sherbrooke, c’est de posséder des prémisses assez évidentes et assez bien établies pour qu’il soit possible d’en déduire la suite nécessaire, et ainsi de prédire ce qui doit arriver. Dans la guerre, en morale, en amour, en religion, en politique, ajoute-t-il, il est impossible de prévoir comment les hommes agiront et, par conséquent, de raisonner « déductivement; » mais dans les questions qui se rapportent à la richesse, les déviations, résultant d’autres causes que le désir de la posséder, peuvent être négligées, sans crainte d’erreur appréciable. Il ne faut pas plus tenir compte de ces autres causes, qu’il appelle disturbing causes, que le physicien ne le fait du frottement. Pour résoudre tous les problèmes économiques, il suffit de savoir que la passion générale qui gouverne les actions des hommes, c’est l’amour de la richesse et de la jouissance. Faites entendre à l’oreille d’un individu le bruit séducteur des pièces d’or, et vous pouvez prévoir de quel côté il se dirigera. »

Stuart-Mill, dans son Essai sur la définition et la méthode de l’économie politique, s’exprime ainsi : « L’économie politique ne considère l’homme que comme un être qui poursuit la possession de la richesse. Elle fait abstraction de tous les autres mobiles ou passions, excepté de ceux qui constituent des principes opposés au désir de la richesse, à savoir l’aversion du travail et la soif des jouissances immédiates. Elle tient compte de ces mobiles dans ses calculs, parce qu’ils ne sont pas, ainsi que d’autres désirs, occasionnellement en conflit avec la poursuite de la richesse, mais parce qu’ils y sont toujours intimement liés, soit comme un stimulant, soit comme un empêchement. » Quand certains économistes français, à l’exemple d’Hippolyte Passy ou de M. Maurice Block, invoquent sans cesse « les lois naturelles qui partout et toujours gouvernent les sociétés humaines, » ils se font de leur science la même idée que celle exprimée ici par Mill. Ils croient qu’on ne peut donner le nom de science qu’à un ensemble de propositions rigoureusement déduites d’axiomes fondamentaux, comme dans un traité de géométrie, et ils veulent absolument construire l’économie politique sur le modèle des sciences exactes. C’est une grave erreur qui confond tout. Les sciences morales et politiques, la philosophie, le droit, la politique, la morale et l’économie politique ont pour objet l’homme, ou plutôt encore, les hommes : êtres variables, perfectibles, libres, qui échappent à vos formules et dont les actes viendront toujours donner un démenti à vos calculs. Certains essais de sociologie éliminent, il est vrai, la liberté, en prétendant que les faits actuels sont toujours la conséquence nécessaire des forces antérieurement existantes et que supposer un acte entièrement libre, c’est-à-dire arbitraire, c’est admettre un effet sans cause. Mais même en acceptant cette théorie, il faudrait encore tenir compte des innombrables influences qui déterminent les actes humains et en mesurer la puissance relative. Si le propre de la science est de prédire ce qui doit arriver, on peut affirmer que les sciences sociales, entendues de cette façon, sont au-dessus de notre portée. L’astronome annonce les mouvemens des corps célestes, et la chimie, les réactions des substances mises en contact, parce que les forces en œuvre sont bien connues et agissent toujours de la même manière, fatalement, nécessairement; mais qui nous dira ce que fera l’homme et surtout la femme dans telle circonstance donnée? Comment comparer exactement la force relative des mobiles divers qui dictent les actes humains? Tout est déterminé, dites-vous. Soit; mais qui énumérera toutes les causes déterminantes. Voilà ce que M. Leslie a montré de la façon la plus ingénieuse et la plus spirituelle.

« Aucune branche du savoir humain, dit-il, n’est plus imprégnée de ce réalisme de l’école scolastique du moyen âge qui attribuait une existence réelle à des notions générales et abstraites, c’est-à-dire à des mots. Un même nom est donné à une quantité de choses en fait très différentes, mais ayant en commun un certain caractère sur lequel l’attention est appelée. Ce nom n’indique que ce seul « prédicat, » et il fait oublier les différences des objets qu’il doit représenter.» Ce désir de la richesse dont on prétend faire l’unique ressort du monde économique est un nom général embrassant un très grand nombre d’appétits, de besoins et de poursuites qui changent suivant l’époque, la race, la latitude, et dont les effets ne se ressemblent nullement. Au début de la civilisation, le désir de la richesse ne signifie rien de plus que la faim et la soif, qui conduisent à l’anthropophagie. Plus tard, il fait rechercher la possession d’un nombreux bétail. Quand arrive la période agricole, il se traduit par l’amour de la terre; mais cet amour même a des formes et des conséquences très diverses dans deux pays aussi voisins que l’Angleterre et la France. En Angleterre, il aboutit à la concentration du sol en quelques mains et à la création des latifundia. En France, au contraire, il produit le morcellement et la petite propriété. En Orient, il poussera les gens riches à couvrir leurs vêtemens et même leurs chevaux ou leurs éléphans de pierreries ; en Occident, il fera que des crésus qui comptent leur fortune par centaines de millions se privent de tout pour accumuler dans leur coffre-fort des chiffons de papier représentant des chemins de fer, des usines, des canaux et des banques qu’ils ne verront jamais.

Ce désir de la richesse est loin d’être toujours, comme on le suppose, un stimulant à l’œuvre de la production. Quand les Arabes, dans l’Afrique centrale, incendient les villages pour voler les esclaves, quand le rack rent enlève au cultivateur tous les fruits de ses efforts, quand un marchand malhonnête vend des denrées falsifiées, le mobile est toujours le désir de s’enrichir, et cependant, loin de contribuer à l’accroissement de la richesse, ils découragent le travail qui la fait naître. Il est impossible de prévoir à quels actes conduira ce prétendu ressort universel, la recherche de la jouissance. Il mènera les uns à s’empoisonner avec du hachich ou de l’opium ou à s’enivrer de bière et de gin ; d’autres à se priver de tout pour acheter un lopin de terre ; celui-ci à travailler sans relâche, celui-là à chercher le moyen de dépouiller ses voisins. — Un os représente assez bien l’idéal du bien-être pour un chien, et les motifs d’action chez l’animal sont simples et peu nombreux. Cependant, même dans ce cas, vous me pouvez dire d’avance ce que l’amour des os fera faire à ce chien, sinon il ne resterait plus un seul os chez les bouchers. Si prédire ce qui doit arriver est le propre de toute science, on peut affirmer qu’il est impossible d’en établir une sur ces bases. Comme le remarque M. Leslie, Adam Smith s’est gardé d’appliquer en ces matières la méthode abstraite et déductive. Sans cesse il invoque l’histoire, et il a même montré sous quels aspects divers se présente la poursuite du bien-être aux différentes époques.

Bacon disait de certains philosophes : « Ils font des lois imaginaires pour d’imaginaires républiques, et leurs discours sont comme les étoiles : ils donnent peu de lumière, parce qu’ils sont trop éloignés de la terre. » Ceci s’applique parfaitement aux partisans de la méthode abstraite. Ils parlent des phénomènes économiques comme s’ils étaient tous le résultat de la volonté libre et du contrat. Ils ne voient pas, ou ils ne disent pas, que ces phénomènes sont déterminés principalement par les lois civiles, par les institutions politiques et même par les croyances religieuses ou philosophiques des différens peuples, des différentes époques et même des différens individus. Il s’ensuit que l’économie politique n’apporte réellement des enseignemens que quand, sortant de ce petit bréviaire de formules abstraites et de truisms dont on veut faire toute la science, elle se place sur le terrain de l’histoire et des faits actuels. Voilà, par exemple, la question sociale qui se présente à nous avec ses inextricables difficultés et ses effrayantes perspectives.. Sera-t-on bien avancé en invoquant la loi de l’offre et de la demande et le mot d’ordre sacramentel : Laissez faire, laissez passer ? Avec la liberté, tout se règle pour le mieux, dit-on ; le monde va dansé. Sans doute tout finit par s’arranger de quelque façon, mais c’est tantôt par l’égorgement des uns, tantôt par l’asservissement des autres. La situation économique en Europe, non plus que dans le reste du monde, n’est sortie du libre contrat, mais des fatalités historiques et des institutions civiles et politiques. Ces institutions sont-elles conformes à la justice et favorables au progrès des hommes qu’elles régissent, voilà la question réellement intéressante qu’il faudrait étudier et résoudre.

Le savant économiste allemand Roscher a dit : « Tout régime économique repose sur un système juridique qui lui correspond. » L’idée est juste. Nous voyons en effet se produire sous nos yeux une preuve frappante de la vérité de cette observation. Le développement de l’industrie a créé cette colossale fortune mobilière, plus importante déjà, en certain pays, que la fortune foncière, et qui, représentée par des titres au porteur, se fractionne pour ainsi dire par parcelles dans les plus petits portefeuilles, passe de main en main comme un billet de banque et permet à chacun d’avoir sa part, petite ou grande, de la richesse nationale : révolution silencieuse, invisible, mais qui prépare toute une transformation sociale. M. Leslie généralise l’idée de Roscher et il nous dit ceci : « Chaque époque successive du progrès social présente des phénomènes que l’économiste, le moraliste, le juriste, le philosophe ont à considérer chacun à leur point de vue. Les mêmes institutions : la famille, la propriété, l’hérédité, le salariat, dans leurs formes diverses, doivent être examinées et jugées, sous le rapport de l’utile, du juste, du bien final et général. On n’aura que des vues superficielles et même erronées si on ne les considère que d’un seul côté.

On discerne une évolution à la fois morale et intellectuelle dans la façon dont les hommes sont arrivés à produire de quoi satisfaire à leurs besoins, d’abord par la chasse et le cannibalisme, puis par la domestication des animaux et le régime pastoral, plus tard par l’agriculture combinée avec l’esclavage ou le servage, enfin par l’industrie libre et le commerce pratiqués au moyen du salariat. Dans cette évolution, tous les usages, toutes les lois relatives à la propriété, aux fonctions, au travail, présentent un aspect à la fois juridique et économique qui se modifie successivement. A l’origine, l’homme est absorbé dans la vie collective de la tribu, qui est assez semblable à la cellule d’une masse active, mais amorphe : communisme du sol, communisme des femmes, responsabilité « tribale, » uniformité, identité de tous les actes. On dirait une association de castors ou de fourmis. Aujourd’hui, l’individu apparaît dans son indépendance, avec la propriété individuelle, la responsabilité individuelle, la liberté individuelle, le mariage monogame, le testament, le droit de voter et de juger, et aussi avec l’amour du changement et la soif du progrès, source de transformations beaucoup plus nombreuses et surtout bien plus rapides qu’autrefois. Est-ce que les lois économiques ne doivent pas tenir compte de ces modifications radicales de l’organisation sociale? Si l’économie politique veut conserver l’influence qui lui revient, elle ne peut pas s’enfermer dans ses formules abstraites, que l’on considère à tort comme l’alpha et l’oméga de la science. S’appuyant sur l’histoire, la statistique, la morale et le droit, elle doit chercher quelles sont les lois qu’il faut adopter pour que les hommes puissent arriver, par le travail et en proportion du travail, à la satisfaction de leurs besoins rationnels. Je crois pouvoir le dire sans manquer au respect qui lui est dû, l’économie orthodoxe, répétant les axiomes de son catéchisme, a perdu tout crédit, même quand elle trouve pour organe un esprit aussi distingué que lord Sherbrooke. On cesse de l’écouter, parce qu’elle n’apporte aucune solution pratique aux problèmes si graves qui forcément s’imposent aux hommes d’état et aux nations modernes.

La réforme que M. Leslie préconise en économie politique est semblable à celle que sir Henry Maine poursuit dans l’étude du droit[4]. Au fond, c’est une réaction contre la méthode déductive et purement « rationnelle » du XVIIIe siècle, comme celle qui a été inaugurée en Allemagne par Savigny et par toute l’école historique. Je cite de rencontre deux passages qui indiquent clairement la façon de penser du XVIIIe siècle. Turgot, dans son fameux Mémoire au roi, dit fièrement : « Il ne s’agit pas de savoir ce qui est ou ce qui a été, mais ce qui doit être. Ce n’est pas à la science à décider, mais à la conscience. Les droits des hommes réunis en sociétés ne sont pas fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. » Galiani dit, dans ses Dialogues sur le commerce des blés, qui démentent si bien le mot de M. Thiers prétendant que l’économie politique n’est que de la littérature ennuyeuse : « Quel sera notre guide? Notre raison. Le bon sens est la seule cour souveraine qui ne vaque jamais : il siège toujours. Établissons des principes tirés de la nature même des choses. » Sans doute la raison et le bon sens doivent nous guider : comment autrement raisonner juste? Mais ce n’est pas des abstractions de la pensée humaine qu’ils peuvent tirer les règles à suivre en politique ou en économie politique. Sans la statistique et l’histoire, on n’arrivera à rien de vraiment instructif dans les livres et à rien de pratique dans les lois. C’est un des grands services rendus à la science par le beau livre de Maine : Ancient Law, d’avoir montré ce que la notion confuse d’un état de nature et d’un droit de nature avait produit d’erreurs, de contradictions et de divagations creuses. Les travaux de M. Leslie contribueront à purger l’économie politique du même genre d’entités en ce qui concerne « les lois économiques naturelles. » — « La nature, quelle est cette femme? » disait Joseph de Maistre. Laissons l’étude de la nature aux sciences naturelles. Dans les sciences sociales, étudions les conditions qui nous sont faites et par le passé et par les lois actuelles, et cherchons comment on peut les améliorer, pour le plus grand bien de l’humanité, en tenant compte de ce qu’est l’homme, de ses besoins réels et de sa destinée.

M. Leslie a donné un excellent exemple de l’application de sa méthode dans un volume consacré à l’examen du régime agraire en Irlande, en Angleterre et sur le continent[5]. Irlandais d’origine et préoccupé depuis longtemps de la gravité de ce problème pour son pays, il a visité chaque année l’une ou l’autre contrée, y étudiant sur place l’économie rurale et surtout les lois réglant la répartition de la propriété, dans l’espoir d’y trouver le germe de réformes qui auraient pu prévenir la crise actuelle. C’est ainsi qu’il a été, à diverses reprises, l’hôte de notre maître regretté Léonce de Lavergne, auquel il vient de consacrer une notice biographique à la fois instructive et touchante. Les chapitres où il expose les origines et les conséquences du régime agraire de l’Angleterre et de l’Irlande offrent en ce moment un intérêt presque tragique. Ils nous font saisir sur le vif les inextricables difficultés du problème. Au fond, ce qui est en jeu, c’est la question de la petite et de la grande propriété. Arthur Young, voyant la terre se morceler en France, prédisait que le pays, semblable à une garenne de lapins, serait dévoré par une population surabondante. La législation de la révolution avait eu en effet pour but de dépecer les grands domaines, afin d’en faire passer les parcelles entre un très grand nombre de mains. Les économistes et les hommes d’état anglais avaient presque unanimement adopté les idées d’Arthur Young. Constatant les merveilleux progrès accomplis chez eux par l’agriculture, ils l’attribuaient sans hésiter à la grande propriété; la majorité des publicistes l’admettaient à leur suite, et condamnaient le régime de succession en France.

Les majorats, les substitutions, le droit du fils aîné, en l’absence de testament, d’hériter de tous les immeubles, et surtout les difficultés sans nombre de la vente des terres, par suite du défaut de publicité, toutes ces causes réunies ont eu pour résultat de réduire sans cesse en Angleterre le nombre des propriétaires fonciers. On peut déjà apprécier aujourd’hui les conséquences des deux systèmes : le système français, répartissant le territoire entre cinq millions de familles et le système anglais, concentrant les trois quarts du sol aux mains de dix mille privilégiés. En France, la population s’accroît si lentement que les malthusiens même s’en alarment, le bien-être augmente rapidement, la misère disparaît, et même le suffrage universel ne songe pas à porter la plus légère atteinte aux principes les plus exclusifs de la propriété.

En Angleterre, malgré l’émigration, le nombre des habitans dépasse notablement les ressources du pays en denrées alimentaires; le paupérisme a son armée permanente d’un million d’individus légalement secourus ; l’exercice des droits les plus essentiels de la propriété donne lieu à une opposition si redoutable qu’elle aboutit à la supprimer et, à chaque instant, le parlement, qui semblerait devoir en être le gardien attitré, y porte atteinte, par des mesures que les gens timorés du continent ne manqueraient pas de stigmatiser des vilains noms de confiscation, de vol ou tout au moins de socialisme. Les propriétaires anglais ou même irlandais sont-ils donc plus durs, plus exigeans que ceux du continent? C’est tout le contraire : ils louent leurs terres beaucoup meilleur marché, et ils consacrent une bien plus grande partie de leurs revenus à des objets d’intérêt général. D’où vient alors que la propriété, qui ici est respectée par tous, se trouve là-bas minée, attaquée ou atteinte par ceux-là même qui ont mission de la défendre? C’est qu’en Angleterre elle est le privilège du petit nombre tandis, qu’en France elle est l’apanage de la très grande majorité.

Thornton et Stuart Mill[6] ont montré les avantages de la petite propriété considérée surtout sous le rapport social. Le mérite de M. Leslie est d’avoir, pour ainsi dire, renouvelé la question, en citant les faits empruntés à l’histoire et à des études spéciales, faites sur place. Aujourd’hui les innombrables écrits qui paraissent au sujet de l’agitation en Irlande proclament presque tous la nécessité d’y multiplier le nombre des petits propriétaires, à l’exemple de ce qui existe en France. Rarement on a vu un revirement d’opinion aussi complet que celui qui s’est produit en Angleterre sur cette question.

L’un des chapitres du livre déjà cité de M. Leslie, qu’on lira avec le plus grand intérêt en ce moment, est celui qui est consacré à l’examen d’un écrit de lord Dufferin, naguère encore gouverneur-général du Canada. Cet écrit est intitulé : l’Émigration et la Tenure de la terre en Irlande (Irish Emigration and the Tenure of land in Ireland.) Le comte Dufferin, propriétaire irlandais lui-même, vient encore de publier un rapport sur la situation actuelle en Irlande, qui est sans contredit un des documens les plus importans qui aient paru à ce sujet. Il admet pleinement cette fois les avantages de la petite propriété pour l’Irlande. Le seul point qui l’arrête, c’est de savoir comment on pourrait l’y établir. Styliste brillant, économiste judicieux et muni de l’expérience des faits observés par lui au Canada, lord Dufferin fait parfaitement ressortir toutes les difficultés que présentent les solutions les plus en faveur en ce moment. Mais c’est dans le livre de M. Leslie qu’on trouvera le meilleur exposé des antécédens historiques de ce débat, où les deux écrivains font assaut d’esprit et de savoir.

II.

Il est une autre question où M. Leslie a appliqué son système de critique avec un plein succès, c’est celle du Wages Fund, c’est-à-dire du fonds des salaires. C’est un point très vivement discuté. parmi les savans spéciaux, et qui est aussi de la plus grande importance pour la pratique. Voici comment se pose le problème; je reproduis les termes dont se sert Mac Culloch, dans le chapitre premier de son Traité sur les circonstances qui déterminent le taux des salaires. — « Le salaire dépend, à un moment donné, de la quantité du fonds ou du capital approprié au paiement des salaires, comparée au nombre total des ouvriers. Supposons que le capital approprié au paiement des salaires dans un pays s’élève à 30,000,000 de livres sterling. S’il se trouvait dans ce pays deux millions d’ouvriers, il est évident que le salaire de chacun d’eux, les supposant tous rétribués sur le même pied, serait de 15 livres sterling, et il est clair également que le taux de ce salaire ne pourrait être augmenté qu’en réduisant le nombre des ouvriers dans une proportion plus grande que la masse du capital ou en augmentant le capital plus que le nombre des ouvriers. Toute tentative faite pour amener une hausse des salaires, qui n’est pas fondée sur ce principe ou qui n’a pas pour but ultérieur d’accroître le capital relativement à la population, doit nécessairement aboutir à un échec. » Si la théorie exposée par Mac Culloch était exacte, il en résulterait que le taux moyen du salaire serait, à un moment donné, déterminé d’une façon absolue : ni coalitions, ni grèves, ni bon vouloir des maîtres ne pourraient l’augmenter.

Le second point de la doctrine orthodoxe, c’est la tendance à l’égalité des salaires. Supposez tous les emplois également faciles et sains : avec la liberté industrielle, une différence quelque peu notable dans les salaires ne pourrait se maintenir. Si un emploi est momentanément mieux rétribué, les travailleurs le rechercheront en plus grand nombre, et ainsi l’excès de l’offre fera baisser la rémunération. Les différences permanentes qui existent dans les salaires ne s’expliquent que par les circonstances qui rendent un métier plus ou moins difficile ou plus ou moins agréable.

Ces propositions que nous venons d’exposer ne sont qu’une application de la loi de l’offre et de la demande ou de la concurrence qui, en supposant qu’elle agisse sans obstacles, doit finir par niveler les prix. On y trouve un exemple de ces déductions à allures mathématiques, dont les économistes orthodoxes ont beaucoup abusé. Cette théorie du Wages Fund était généralement admise, et on la trouve même dans les Principles de Stuart Mill. M. Leslie fut le premier, je crois, à la battre en brèche dans un article vigoureux publié en 1868. Le livre de Thornton, on Labour, à qui on attribue souvent le mérite de l’avoir d’abord réfutée, ne parut qu’en 1869. Depuis lors, M. François Longe, Cairnes et le professeur américain Walker l’ont aussi très vivement combattue.

Le premier point à examiner est celui-ci : Y a-t-il réellement, à un moment donné, un fonds spécialement destiné au paiement des salaires, qui ne puisse être augmenté d’aucune façon? Ce fonds général devrait être composé de la partie du revenu que toute personne qui emploie des ouvriers destine à les rétribuer. Or cette somme est-elle absolument déterminée? Sans doute, le revenu dont je dispose l’est; mais sur ce revenu, si le salaire est élevé, je devrai prélever plus que s’il est bon marché, et, dans ce cas, il me restera moins pour mes autres dépenses. Prenons un exemple. Un propriétaire, pour exploiter sa terre, doit employer dans l’année deux mille journées d’ouvrier. S’il les paie 2 francs au lieu de 1 franc, il en résultera que son bénéfice à lui sera diminué de 1,000 francs. La part du travail sera accrue et celle de la rente diminuée. Les autres industries auront la même quantité de commandes à satisfaire ; seulement la consommation des salariés prendra ce que réclamait auparavant la consommation du propriétaire. Examinons la question de plus près encore. Un seigneur tire de son domaine un produit brut équivalent à 20,000 francs. Le salaire de ses ouvriers agricoles prélève 10,000 francs : reste net 10,000 francs pour lui. Le seigneur consacre 5,000 francs et les ouvriers 3,000 francs, total: 8,000 francs, à entretenir les artisans qui font les vêtemens, les meubles, les objets manufacturés de toute sorte qu’ils consomment. Le salaire s’élève. Les ouvriers exigent 13,000 francs sur le produit brut; il ne reste alors comme produit net au propriétaire que 7,000 francs. Les artisans recevront encore leurs 8,000 francs pour les objets qu’ils fabriquent; mais comme maintenant les ouvriers leur en verseront 5,000 et le seigneur 3,000 seulement, ils travailleront davantage pour les premiers, moins pour le second. La répartition sera faite sur d’autres bases. Ceci n’est pas un exemple purement théorique. Après 1871, l’essor extraordinaire de l’industrie eut pour conséquence une hausse très forte des salaires industriels. A leur tour, les ouvriers agricoles en profitèrent pour augmenter leurs exigences. Il s’ensuivit une diminution dans les profits des fermiers, laquelle se traduisit bientôt par une baisse de fermages. La hausse des salaires avait été prélevée sur la rente de la terre. Le produit brut s’était réparti d’une façon plus avantageuse pour le travail, moins avantageuse pour le sol.

Ce qui est déterminé à un moment donné, c’est la masse de choses utiles produites par une nation, mais la façon dont elles seront réparties dépend des lois, des coutumes, des conventions et des exigences des trois parties prenantes qui sont les facteurs de la production, c’est-à-dire les agens naturels, le travail et le capital.

Mais les partisans du Wages Fund insistent et disent : La même somme sera toujours dépensée en salaires. Si le salaire hausse, on emploiera moins d’ouvriers, et s’il baisse, au contraire, on en emploiera davantage. Doublez la rétribution d’une certaine catégorie d’ouvriers, ils emporteront une portion plus grande du fonds total des salaires, d’où il résultera que d’autres ouvriers devront se contenter d’une rémunération moindre ou même cesseront entièrement d’être employés. — Ce qui est vrai, c’est qu’un salaire peu élevé poussera à faire certains travaux, qui autrement n’eussent pas été rémunérateurs. Ainsi, dans les Flandres, on cultive la terre à la bêche avec les soins minutieux du jardinage, parce que la journée de l’ouvrier agricole s’obtient pour 1 fr. 25. Dans le Far-West de l’Amérique, on laboure avec la machine, presque sans main-d’œuvre, parce que celle-ci se paie 10 francs par jour. Mais ce qui est une erreur, c’est de prétendre donner à ces faits la rigueur des formules mathématiques. La demande de bras n’augmentera pas ou ne diminuera pas en proportion exacte avec la hausse ou la baisse des salaires. Pour s’en convaincre, il suffit de voir ce qui se passe dans une exploitation rurale. Certains travaux doivent être faits coûte que coûte. S’il faut les payer cher, le cultivateur fera moins de profit. Si, au contraire, on obtient les ouvriers à bon compte, il n’augmentera pas ses mains-d’œuvre, de façon à dépenser encore la même somme. L’économie qu’il fera de ce chef, il la gardera en grande partie pour lui. Dans le premier cas, la somme qui reviendra aux ouvriers sera plus grande que dans le second cas : le surplus sera prélevé sur les profits et en définitive sur la part du propriétaire.

Comme le fait remarquer M. Leslie, on a pris le résultat pour la cause. Le prétendu fonds des salaires n’est autre chose que le total de ce qui est effectivement dépensé pour cet objet à un moment donné, sans que ce total soit nécessairement déterminé d’avance. Il est aussi peu rationnel de soutenir que le revenu de chacun de nous dépend de la proportion qui existe entre le revenu total de la nation et le nombre des habitans, que de dire que le salaire de chaque ouvrier est exactement fixé par le rapport entre la somme totale des salaires et le nombre des salariés. Ces moyennes calculées par la statistique ne sont pas sans intérêt ; mais c’est une singulière illusion de croire qu’elles apportent la solution du problème des salaires.

M. Leslie démontre aussi, en citant un grand nombre de faits très curieux, que cette égalité de rémunération dans les différens emplois du même genre, que les disciples de Ricardo avaient annoncée, ne se réalise pas du tout. À la fin du siècle dernier, alors qu’Adam Smith composait son livre, Arthur Young notait les salaires des ouvriers agricoles en Angleterre, et il trouvait que le taux le plus bas était de 6 shillings par semaine, et le taux le plus élevé de 8 1/2 shillings. Quatre-vingts ans plus tard, en 1850, M. Caird fait un relevé semblable, et il trouve le salaire agricole le plus bas encore à 6 shillings. Mais le maximum atteint 16 shillings. Dans le Lancashire, le taux s’est élevé de 6 1/2 à 15 shillings, mais dans le Suffolk, il est tombé d’environ 8 à 7 shillings, quoique le prix de la viande, du beurre et du fromage et le loyer des chaumières aient beaucoup augmenté[7]. L’inégalité des salaires s’est donc accrue, loin de disparaître. En Belgique, j’ai noté moi-même des différences vraiment extraordinaires dans les salaires agricoles et qui certainement n’existaient pas autrefois. Ainsi aujourd’hui, dans les Flandres, le manœuvre gagne 1 fr. 50, et dans la Campine parfois 1 fr., tandis que, dans le Hainaut et la province de Liège, il obtient de 2 fr. à 2 fr. 50, donc plus du double, quoique dans des localités très rapprochées. C’est le développement de l’industrie dans certaines régions qui a produit ces contrastes inconnus jadis.

Les économistes à formules ont fait admettre que les bras, comme le capital, se dirigeaient vers les emplois les plus rémunérés, de façon à y réduire le salaire, en l’élevant au contraire dans les occupations moins bien payées. De même que la pesanteur fait que l’eau se met partout de niveau, ainsi, disaient-ils, sous l’action de l’intérêt personnel les rémunérations pour des tâches du même genre doivent arriver à l’égalité. Sans doute, cette tendance existe théoriquement, et elle doit avoir une certaine action. Mais celle-ci est contrariée par tant d’influences diverses que le résultat est souvent tout l’opposé de celui prédit par les économistes « abstracteurs. » Les ouvriers engagés dans un métier ignorent ce que gagnent les autres ouvriers, et, quand ils le sauraient, il leur serait presque impossible de changer d’occupation. Les cordonniers peuvent-ils faire concurrence aux tailleurs ou les forgerons aux tisserands ? Le salaire s’élevant dans l’une des branches de l’industrie ne suffit pas pour y appeler les travailleurs engagés dans une autre industrie, parce qu’ils n’y sont pas propres. Il n’y a donc pas, comme on se l’imagine, compétition entre tous les ouvriers, amenant le nivellement des salaires, mais seulement entre les ouvriers capables d’exécuter le même genre de travail. Et encore la différence des dialectes, les habitudes locales, l’amour du clocher, la difficulté des déplacemens, réduisent ordinairement cette concurrence à une même localité. En résumé, la tendance au nivellement des salaires ne peut être niée abstraitement, mais dans la réalité elle est contre-balancée par tant de circonstances diverses que, presque dans tous les pays la différence entre les salaires de métier à métier et de localité à localité s’est accrue. La théorie du Wages Fund ne paraît donc fondée ni en principe ni dans ses applications.


III.

M. Leslie a également appliqué sa méthode à une question d’un autre ordre, mais non moins importante, la distribution et les changemens de valeur des métaux précieux au XVIe et au XIXe siècle. Stuart Mill me disait peu de temps avant sa mort que ces études étaient les meilleures qu’il connût sur la matière. La plupart des économistes qui l’ont traitée parlent de l’augmentation des prix résultant de l’afflux en Europe de l’or et de l’argent, comme si c’était là un fait général observé dans tous les pays. Ainsi M. Jacob, qu’on cite toujours en cette matière, formule ses conclusions en ces termes : « En Angleterre et dans les autres états de l’Europe, durant le siècle qui suivit la découverte de l’Amérique, la quantité des métaux précieux a augmenté environ cinq fois, et le prix des « commodités » s’est élevé à peu près dans la même proportion. » Cette affirmation a été généralement admise ; et cependant M. Leslie montre par des faits indéniables que, prise dans sa généralité, elle est complètement inexacte et qu’elle ne s’applique tout au plus qu’aux capitales où les relevés statistiques ont été faits. L’influence de l’afflux des métaux précieux sur les prix ne s’est fait sentir que dans les parties de l’Europe facilement accessibles au commerce, c’est-à-dire en somme dans un cercle très restreint. Ailleurs les prix n’ont guère varié. Ainsi il est certain que, pendant deux ou trois siècles, l’argent de Potosi ou du Mexique n’a point pénétré dans la Moscovie, dans les Highlands de l’Écosse ou dans l’ouest de l’Irlande. Même à proximité de Londres, dans beaucoup de régions, les prix étaient restés stationnaires. Arthur Young a fait un tableau du prix des denrées alimentaires dans les divers comtés de l’Angleterre. Dans beaucoup de localités la viande se vendait 0 fr. 20 la livre. M. Porter a noté qu’à Horsham, en Sussex, tout près de la capitale, on l’achetait pour moins de 0 fr. 10 à la fin du siècle dernier, c’est-à-dire aussi bon marché qu’au moyen âge. Adam Smith rapporte qu’en Écosse, jusqu’à l’époque de l’union avec l’Angleterre, la viande coûtait moins que le pain d’avoine, et il parle de villages où, même de son temps, l’argent était si rare que, dans les cabarets, on payait l’ale au moyen de clous. Chaque famille produisant ce qu’elle consommait, les échanges étaient presque nuls, et on ne voyait pas de monnaie. En Irlande, jusqu’en 1846, il y avait nombre de districts où l’argent venu d’Amérique ne circulait pas, et où l’ouvrier agricole recevait gratuitement la jouissance d’une parcelle de terre comme rétribution. Il y a cent ans, un voyageur anglais trouve le prix de la viande à 0 fr. 15 la livre à Novgorod, dans cette ville célèbre par sa fameuse foire. Aujourd’hui encore, dans la plus grande partie de l’Europe orientale, les populations vivent de leurs propres produits, et le peu de métaux précieux qu’elles arrivent à posséder est converti en joyaux, ou caché et soustrait à la circulation. Il en est encore de même dans l’Inde, En résumé, conclut M. Leslie, quoiqu’il y ait eu au XVIe siècle une très forte baisse dans la puissance d’acquisition de la monnaie, cette dépréciation a été très inégale suivant les localités ou l’époque, et les chiffres exacts que l’on a donnés ne s’appliquent qu’aux centres de commerce où ils ont été notés. Il y a encore aujourd’hui des centaines de millions d’hommes qui ne vendent pas le produit de leur travail notablement plus cher qu’avant l’ouverture des mines nouvelles du Mexique, du Pérou, de la Californie ou de l’Australie.

Relativement aux calculs auxquels cette question donne lieu, M. Leslie fait deux remarques très ingénieuses et très justes. Quand on essaie de déterminer l’influence qu’exerce la production des métaux précieux sur les prix, tantôt on semble tenir compte de la somme totale et tantôt on se contente d’en déduire la valeur de ce que l’industrie convertit en articles d’usage, comme si cette valeur n’avait aucune action sur les prix. On commet ainsi une double erreur. Non-seulement l’or et l’argent employés à un autre usage que la monnaie ne peuvent déprécier l’instrument d’échange, puisqu’ils ne viennent pas s’y ajouter, mais, au contraire, ils en augmentent la valeur, car ils lui ouvrent un nouvel emploi, en ce sens qu’il sert à l’échange des nouveaux objets d’or et d’argent qu’on en fabrique. La monnaie ne peut pas faire deux choses à la fois : celle qui sert à acheter des montres, des bijoux, de l’argenterie, est enlevée, sur le marché monétaire, à la circulation des autres objets. Ainsi, non-seulement toute l’augmentation de la quantité des métaux précieux due aux nouvelles mines n’a pas contribué à augmenter les prix, mais une portion considérable de ce surplus a agi dans un sens entièrement opposé, car, transformée en objets précieux, elle a réclamé un supplément de monnaie pour en opérer l’échange.

L’autre remarque n’est pas moins importante : la voici. Une même quantité de monnaie ajoutée à la circulation amène une moindre hausse des prix là où ceux-ci sont déjà élevés, que là où ils sont bas. Supposons que les salaires soient par jour en Angleterre de 18 pence et aux Indes de 1 penny, et que l’abondance du numéraire produise dans les deux pays une hausse identique de 6 pence. Le salaire sera alors de 2 shillings en Angleterre et de 7 pence aux Indes, ce qui équivaut à une augmentation de 33 pour 100 ici et de 600 pour 100 là-bas. Le changement sera donc infiniment moins grand en Angleterre qu’aux Indes; car l’entrepreneur anglais aura encore trois ouvriers avec la somme qui lui permettait d’en rétribuer quatre, tandis que l’Hindou n’en aura plus qu’un avec les 7 pence qui lui en auraient assuré sept au prix ancien. Cette remarque explique en partie comment l’afflux de métaux précieux qui a suivi 1850 a eu un effet bien différent de celui qui a suivi la découverte de l’Amérique. De nos jours, l’augmentation des prix a été moins sensible dans les grands centres que dans des localités plus écartées. MM. Jevons et Soetbeer estiment que, de 1850 à 1870, la hausse à Londres et à Hambourg a pu être de 20 à 25 pour 100. M. Leslie extrait des rapports des consuls anglais la preuve que, dans beaucoup de villes, elle a été de plus de 100 à 300 pour 100. Voici pour Bilbao quelques chiffres comparés aux deux dates de 1854 et 1864. La livre de mouton s’est élevée de 2 pence 1/4 à 8 pence 1/2, le beurre de 5 à 15 pence, le pain de 1 à 2 pence. A Riga, le consul anglais, en 1855, dit que le prix des denrées a doublé depuis dix ans et que celui de la main-d’œuvre a augmenté dans la même proportion. Le même phénomène s’est produit dans l’Inde. Il prouve que l’afflux des métaux précieux, après 1850, s’est répandu et a agi dans le monde entier d’une façon beaucoup plus égale qu’au XVIe siècle, et on en voit aisément la raison : ce sont les voies de communication améliorées, — chemins de fer et bateaux à vapeur, — et le commerce tout autrement actif qui les ont distribués partout, et qui les ont fait pénétrer précisément là où le bon marché attirait l’acheteur.

De nouveaux emplois se sont aussi ouverts de toutes parts et ont empêché que leur surabondance n’amenât une très grande dépréciation. Ainsi, en Russie, par suite de l’émancipation des serfs, les corvées ont été remplacées par le paiement de salaires. Dans beaucoup de pays, les prestations en argent succèdent aux prestations en nature. En 1865, le gouverneur de Bombay dit dans son rapport[8] : « Des quantités considérables d’argent sont absorbées dans l’Inde par une circulation monétaire qui n’existait pas auparavant. Dans des milliers de bazars, on voit apparaître des roupies qui font renoncer à l’usage du troc, général autrefois... En partie par suite de la substitution des formes européennes de gouvernement aux formes indigènes, en partie à cause de l’emploi plus général de la monnaie, mais principalement à cause de l’accroissement considérable des échanges et des prix, où peut dire que le besoin de numéraire commence seulement à se faire sentir et qu’il ira croissant rapidement. » L’abondance des métaux précieux a eu pour effet d’abaisser le taux de l’intérêt et, par suite, de stimuler toutes les entreprises et d’ouvrir ainsi de nouveaux canaux à la production accrue de l’or et de l’argent. Ce point de doctrine a été souvent contesté par les économistes, qui croient rendre service à leur pays et à l’humanité en raréfiant l’instrument d’échange, Voici ce que dit à ce sujet Stuart Mill dans la dernière édition de ses Principles, chapitre XXIII : « La masse des métaux précieux qui arrivent constamment des contrées aurifères est presque entièrement ajoutée au fonds qui se présente sur le marché des prêts ; une si grande augmentation du capital a pour effet de faire baisser le taux de l’intérêt. » N’est-il pas incontestable que cette activité industrielle et commerciale qui a suivi 1850 est due en très grande partie à l’abondance des moyens d’échange ? M. Leslie le reconnaît également en parlant de l’Inde : « Ce n’est pas, dit-il, un avantage insignifiant pour les Hindous que d’avoir leur industrie stimulée et leur commerce facilité par une abondance inaccoutumée de numéraire, qui leur permet, en outre, de se soustraire aux cruelles exactions des usuriers de village. « Aussi, loin d’être effrayé, comme l’étaient alors M. Michel Chevalier et ceux qui ont partagé ses vues, par l’or que livraient les placers de l’Australie et de la Californie, M Leslie affirme que l’abondance même de la monnaie en augmentera la demande, en lui créant de nouveaux emplois et en lui ouvrant de nouveaux pays. Il va même plus loin et, ici encore une fois, il prédit un phénomène qu’on était bien loin de soupçonner alors. « Considérant, dit-il, que l’extension de la circulation fiduciaire exigera toujours comme base une quantité plus grande de métaux précieux, on peut se demander si leur production future sera suffisante pour faire face aux besoins croissans de monnaie des pays reculés et arriérés, dont le développement économique est inévitable. » Ces lignes écrites en 1865 se réalisent sous nos yeux. Les placers de l’Australie et de la Californie s’appauvrissent rapidement : ils sont déjà presque épuisés. L’éminent géologue de Vienne, M. Süss, prédit la rareté de l’or. Ce métal, le seul instrument d’échange international, depuis la proscription de l’argent, au lieu de nous arriver d’Amérique, repasse l’Atlantique ; Les financiers suivent d’un œil inquiet les exportations d’or, que se disputent, à coups de hausse de l’escompte, les marchés monétaires européens. L’encaisse des banques est sans cesse menacée. Les prix, qui n’avaient cessé de monter de 1850 à 1870, commencent à fléchir et, par suite, le poids de toutes les dettes devient plus écrasant. Il est étrange que tout ce qui concerne la distribution et la circulation des métaux précieux n’occupe pas plus le public, car il n’est pas de question qui touche de plus près à tous les intérêts. Si on expulse partout de la circulation l’argent au moment où la production de l’or diminue, il s’ensuivra une grande baisse des prix et une aggravation de toutes les dettes à longue échéance, qui accablera les contribuables au profit des rentiers, et qui peut produire ainsi, après une série de crises sourdes et persistantes, comme celle que nous venons de traverser, un appauvrissement général de tous ceux qui sont engagés dans l’œuvre de la production. Je ne connais rien de plus affligeant que ce mouvement « anti-sémitique, » ce Judenhetze, dirigé contre la race la plus intelligente, la mieux douée et, en somme, la première de toutes. Mais si on en cherche bien la raison, on trouvera qu’elle est une protestation contre la prélibation qui s’opère sur l’agriculture et l’industrie au profit du rentier oisif qui spécule, accumule et règne sur le monde économique. Diminuez les prix, et la puissance de l’or s’accroîtra à proportion et au détriment de l’industrie et de l’agriculture, car pour payer l’intérêt, il faudra livrer beaucoup plus de denrées qu’auparavant.

J’ai indiqué quelques-unes des questions que M. Leslie a grandement contribué à élucider en ces dernières années. Il en est d’autres encore, comme celles de la population et de l’utilitarisme, qu’il a touchées avec non moins de finesse d’esprit et de justesse.

Je ne puis finir cependant sans marquer où ma manière de voir diffère de la sienne. M. Leslie n’est pas positiviste : il ne se soumet pas aux prétendues lois naturelles, mais la méthode historique, qu’il emploie avec tant de sûreté, le porte à trop négliger, — c’est du moins mon avis, — la recherche du but à atteindre et du bien à réaliser. Dans un intéressant travail sur les tendances de l’économie politique aux États-Unis, il reproche aux économistes américains d’admettre dans leur science un élément théologique. Buckle prétend que la philosophie politique s’est séparée de la théologie dès la fin du siècle dernier, et Roscher affirme que la séparation s’est faite bien plus tôt encore en Allemagne. M. Leslie fait remarquer que le divorce n’a pas été aussi complet que le disent ces deux auteurs, et il cite comme exemple les écrits économiques de l’archevêque Whately, où des considérations théologiques interviennent fréquemment, mais il montre que les économistes américains les emploient d’une tout autre manière, en invoquant à chaque instant les desseins de la Providence à l’appui de leurs thèses. J’avoue que c’est là faire un très mauvais usage de la théologie. Ainsi M. Perry, dans son livré Elements of the political Economy, qui est arrivé à sa quatorzième édition, fonde sa théorie de la valeur sur cette proposition que « Dieu donne et ne vend pas, » Un autre économiste américain défend le système protecteur sous prétexte que Dieu a fait de chaque nation « un peuple élu » dont il a fixé les limites et qui est appelé à se suffire. Il est puéril et outrecuidant de mettre ainsi ses idées personnelles sur le compte de la Divinité, et d’affirmer que telle chose doit être, parce qu’on s’imagine que Dieu l’a voulu ; mais nous croyons néanmoins que l’économie politique se rattache intimement à la philosophie et à la religion par la notion de l’objet même dont elle s’occupe. Son objet propre, en effet, est la richesse. Est richesse ce qui répond à un besoin rationnel. Mais quelle est l’essence et la limite des besoins rationnels? Évidemment la réponse que l’on fera à cette question dépendra de l’idée que l’on a de la destinée de l’homme, ce qui nous transporte dans le domaine de la philosophie et de la théologie. Il ne faut pas oublier que « le père de l’économie politique, » Adam Smith, ne voyait dans cette science qu’une partie de la philosophie morale, dont la théologie naturelle constituait la base. Ainsi que l’a fait très bien remarquer M. Leslie lui-même, Smith concluait au laissez-faire, parce que, dans sa Théorie des sentimens moraux comme dans sa Richesse des nations, il admet que l’action non contrariée de la Providence fait régner l’ordre général le plus favorable à l’état et aux particuliers. « Tout individu, dit-il, travaille nécessairement à rendre le revenu annuel de la société aussi grand que possible. En général, il est vrai, il n’a pas pour but l’intérêt public et il ignore qu’il y coopère. Il ne poursuit que son propre avantage, et en ceci comme en beaucoup d’autres cas, il est conduit, par une main invisible, à réaliser un bien qu’il ne soupçonnait pas. » Les prédécesseurs de Smith, dont on n’apprécie plus assez le mérite, les physiocrates, appuyaient également leur système sur une vue générale de l’ordre dans le monde, et par conséquent sur une conception philosophique, — théologique même, si l’on veut. La loi de la nature, de la physis, qu’ils invoquent sans cesse, n’était pas autre chose pour eux que la loi providentielle des théologiens. Je prends un exemple encore plus concluant, puisqu’il est emprunté à un philosophe matérialiste. Destutt de Tracy a écrit un petit traité d’économie politique, qui est un chef-d’œuvre d’exposition, de déduction et de clarté, et il en fait un des livres de son grand ouvrage l’Idéologie, et une application de son étude sur la volonté. Ceci indique une vue à la fois profonde et vraie. Elle prouve que Tracy considérait les phénomènes économiques comme le résultat des volontés humaines, déterminées par divers motifs, et non comme la conséquence des lois naturelles immuables. En tous cas, elle rattache intimement l’économie politique à la philosophie, ce qui est la vraie manière de la concevoir.

Je suis plus disposé que M. Leslie à admettre que les économistes doivent sans cesse fixer leurs regards sur un idéal à atteindre, qui peut se formuler ainsi : quelles sont les lois, ou l’organisation sociale, qu’il faut adopter, pour que les hommes arrivent, par le travail, à satisfaire le plus complètement leurs besoins rationnels? Sans doute, comme M. Leslie l’a parfaitement démontré, il faut tenir compte de l’histoire, des traditions, des instincts, des diversités de race et de civilisation. La même loi aura ici d’excellens et là de détestables effets. L’abstention de l’état stimulera aux États-Unis l’initiative individuelle et au Mexique produira l’inertie. Il en est de même en politique. Le même régime ne convient pas à tous les peuples. L’idéal est, d’une part, la liberté sans nulle entrave, et, d’autre part, l’intervention de chacun dans la gestion des affaires publiques. Mais, chez certaine nation, la liberté absolue peut conduire à l’anarchie, et le suffrage universel, au despotisme militaire ou théocratique. A chaque moment et dans chaque pays, étant donnés les hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils peuvent être, il est un ordre qui leur apporterait la plus grande somme possible d’indépendance, de bien-être, de culture et de vraie félicité. C’est cet ordre qu’il faut découvrir et proposer à ceux qui gouvernent, et telle est la vraie mission de l’économiste.

Cette mission, il faut bien le dire, devient chaque jour à la fois plus importante et plus difficile; plus importante, car les questions économiques ou plutôt sociales prennent un caractère de plus en plus grave, en mettant en cause les bases essentielles de l’ordre actuel, comme le font, par exemple, les revendications des tenanciers en Irlande ou celles des ouvriers sur le continent ; plus difficiles, car les principes de la science, que nous étions habitués à considérer comme des bases inattaquables d’argumentation, sont mis en doute ou niés par ceux-là même qui les ont étudiés de plus près. Ainsi, M. Paul Leroy-Beaulieu, dans cet excellent livre, si fort de doctrine et si plein de faits qu’il vient de consacrer à l’étude de la répartition de la richesse, s’exprime en termes bien plus sévères encore que ne le fait M. Leslie au sujet des axiomes fondamentaux de l’école orthodoxe. Voici ce qu’écrit cet économiste éminent, qui se défend cependant énergiquement d’être « un socialiste de la chaire : » — « Bref, presque tout ce que l’école économique classique a écrit sur la répartition des richesses, quand on le soumet à un contrôle attentif, s’évanouit[9]. » Ainsi donc, au plus fort de la mêlée, et au moment où la lutte devient chaque jour plus âpre, les armes dont on a coutume de se servir sont déclarées impuissantes, et il faut s’en forger d’autres plus solides et mieux trempées. Je pense, avec MM. Leslie et Paul Leroy-Beaulieu, que l’économie politique est une science à refaire, mais je l’admets pour des motifs différens. Je ne crois pas autant qu’eux que les auteurs révérés de l’école classique, Smith, Ricardo, Mill, se soient trompés dans leurs déductions théoriques. A mon avis, sauf quelques rectifications de détail, les vérités qu’ils ont établies restent acquises; mais, d’après moi, c’est la notion même de la science admise par eux et par leurs successeurs qui est incomplète et erronée. Sans doute l’économiste doit connaître les lois dites naturelles qui gouvernent la production, la répartition et la consommation de la richesse, c’est-à-dire l’enchaînement des causes et des effets qui se produisent dans ce domaine de l’activité humaine. Mais ce n’est là que le premier pas et pour ainsi dire le moyen d’étude, comme l’est la lecture en littérature et l’usage du microscope en physiologie. L’objet propre à examiner, ce sont les lois civiles et leurs conséquences. L’économie n’est « politique » qu’à la condition de s’occuper de la πόλις, c’est-à-dire de la cité, de l’état. Le rôle de l’état et les arrangemens sociaux, qu’on excluait ordinairement du cercle des études économiques, y sont, au contraire, la chose essentielle.

Un mot de sir Henry Maine a été souvent répété, c’est que le progrès de la société consiste à passer du status au contrat, c’est-à-dire du régime où les actes de la vie sont réglés par la coutume à celui où ils émanent de la volonté et de l’accord libres. Sans doute le domaine de la liberté s’est agrandi, mais elle ne s’exerce que sous l’empire du code civil et du code pénal. Considérons l’Irlande en ce moment : la liberté et le droit commun y règnent comme en Angleterre ou comme en France; les rapports économiques y sont le résultat du contrat. Cependant, quel est l’homme d’état, s’appelât-il même lord Sherbrooke, qui oserait prétendre qu’il suffit d’y appliquer la panacée traditionnelle des économistes : laissez faire, laissez passer ?

En résumé, le service rendu par M. Leslie est double. À la fois économiste, juriste, historien et homme d’esprit, ce qui ne gâte rien, il a montré d’abord que notre science était à reconstruire des fondemens jusqu’au faîte, et ensuite il a indiqué d’après quelle méthode il fallait le faire. Il n’a pas essayé de rebâtir l’édifice. Il prétend même qu’il serait prématuré de le tenter, parce que les matériaux ne sont pas encore prêts; mais du moins il en a dégrossi et taillé quelques-uns, et il a esquissé la marche à suivre pour mettre en œuvre ceux qu’un travail approfondi et persévérant préparera successivement.

Émile de Laveleye.
  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1875.
  2. Les deux principaux ouvrages de M. Leslie sont : Land Systems of Ireland, England and continental countries, et Essays in political and moral Philosophy ; London, Longmans et C°. Il a surtout agi sur l’opinion, en matière économique, par les nombreux articles qu’il publie dans les revues.
  3. Emperor Alexander’s Reforms, by O. K. ; London,1880.
  4. Les remarquables travaux de M. Fouillée publiés dans la Revue sont conçus dans le même ordre d’idées.
  5. Land Systems and industrial Economy of Ireland, England and continental countries.
  6. Je crois que Thornton a été le premier qui ait défendu en Angleterre, d’une façon vraiment scientifique, le système de la petite propriété dans son livre très connu : A Plea for peasant proprietors (Plaidoyer pour les paysans propriétaires). La première édition est de 1848 et la seconde, de 1874. Heureux de voir mon nom associé à celui de mon maître, me sera-t-il permis d’ajouter qu’elle est dédiée à M. de Lavergne et à celui qui écrit ces lignes? Stuart Mill, dans ses Principles of political Economy, n’a fait qu’adopter les idées de Thornton à ce sujet, ainsi qu’il le constate lui-même.
  7. English Agriculture in 1850 and 1851, sec. édit. p. 473, 500 à 515.
  8. Papers relating to a gold currency in India, p. 6, 9 et 89.
  9. Essai sur la répartition des richesses, par M. Paul Leroy-Beaulieu, membre de l’Institut; Paris,1581, Guillaumin, p. 7.