Les Tendresses premières/L’Étrangère

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L’Étrangère


Ses yeux disaient « Adore-moi,
Comme on aime les eaux, le vent, les bois,
Le jus des fruits et les rosées.
Voici les sèves épuisées
Des mois qui sont la kermesse des fleurs ;
Allons-nous en. Rentrons. Aimons ailleurs :
Les feuilles tombent
Et par les champs s’épand l’humidité des tombes.
Pourtant, bien que le sol soit mort,
Mon corps,
Ainsi qu’une fête d’été
Vers ton désir s’incline encor.



Ma lèvre, elle est vivante et purpurine,
Mon cri sonne plus franc que les clarines,
Et les pommes de la bonne santé
Bombent l’espalier lourd de ma poitrine.
Voici ma sève à moi, voici ma chair,
Rugueuse un peu comme les feuilles,
Mais sentant frais, comme du linge à l’air.
Voici mes bras qui largement t’accueillent,
Ma salive, mes dents, mes yeux,
Autant que mes deux seins clairs et joyeux
Et le vallon encor sans rides,
Et les crins fous de mon ventre torride ».


Et longuement,
Pendant des mois, au jour le jour,
Nos corps se sont aimés, dans la ferme lointaine,
Où rien, sinon les bruits monotones des plaines,
Venaient mourir, au soir tombant.


Son corps me fut toujours docile.
Les étables et, plus encor, les vieux greniers,
Où l’on versait le grain, par sacs et par paniers,
Nous invitaient et nous servaient d’asile.



Elle épiait, derrière un blanc rideau,
Mon pas qui s’en venait, au long de l’eau,
Vers elle. Elle avait peur de mes paroles ;
Elle évitait le bruit et la gêne des mots,
Mais l’accueil était clair : des azerolles
Et des sureaux ornaient les pots
De cuivre et de grès blanc dont s’éclairait la chambre ;
Quelques roses qu’elle y soignait jusqu’en décembre
Et, qu’à travers le froid, le gel, la mort,
Heureuse, elle vouait à son amour fidèle,
Parlaient pour elle.


Rapidement, je l’attirais alors,
Je la serrais entre mes bras agiles,
Je l’emportais là-haut, et l’échelle fragile
Ployait — et parmi l’orge, le seigle et le blé,
Miettes d’argent et d’or sous les chaumes mêlées,
Nos multiples désirs étincelaient ensemble.


C’était du vrai pain que sa chair !
Quand j’y resonge, il semble
Que c’est encore sa peau et ses yeux clairs

Qui font claquer ma langue.
Métal riche, si fruste était la gangue !
Nos cœurs s’éjouissaient de ne se cacher rien.
Ce n’était pas le mal, c’était le bien,
La vie et le bonheur que célébraient nos joies ;
Elle n’était ni victime, ni proie,
Mais ce repas juteux luisant et solennel
Qu’on sert en Flandre, à Pâques ou à Noël.


Nos corps noués s’incendiaient l’un l’autre,
Sous les angles et sous les croix
Que dessinaient l’arête et les poutres du toit.
D’un bloc, ils s’abattaient — et l’orge et les épeautres
Les entourant, ils s’y creusaient un lit ;
Ils se pâmaient, dans la fraîcheur fondante
Du seigle clair et des orges ardentes ;
Ils se perdaient : roulés, cernés, ensevelis,
Dans le ruissellement des pépites dorées.
Elle ! — sa chair s’en échappait transfigurée,
Joyeuse et nue, et de nouveau s’y enfonçait ;
Des brins de paille entre ses doigts luisaient ;
Ses bras rouges sortaient de la mêlée ;
Elle riait, lasse, défaite, échevelée ;

Et, sous le flux du soir vermeil,
Qui survenait, par la lucarne étroite,
Une dernière fois, son corps avide et moite
Brûlait et se fondait, dans le soleil.


Je m’enfuyais, sitôt la nuit venue.
Les gars s’en revenaient des champs ;
Les attelages rentraient, par les chemins penchants ;
Les étables meuglaient, appelant la venue
Des servantes qui remuaient leurs seaux de lait ;
Les yeux soudains des chats étincelaient,
Dans les greniers baignés d’amour encore ;
L’heure de l’ombre, avec lourdeur,
Tombait ; et jusqu’à la prochaine aurore,
Elle apaisait l’élan et la splendeur des flores
Toujours droites, de notre ardeur.