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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 53-59).

Chapitre VIII

L’HOMME (III)
L’HOMME ET LE TRANSCENDANT

Un des traits saillants de notre époque, c’est assurément le refus d’un idéalisme qui, aussi bien en pays anglo-saxon et germanique que chez les peuples latins, paraissait être au début du xxe siècle la philosophie favorite. D’après cet idéalisme, la réalité unique et la seule valeur véritable, c’est l’esprit humain pris dans son activité de fait, dans la science, dans l’art, dans la morale. Cette suffisance de l’esprit humain, cette croyance qu’il trouve en lui-même la force et le principe de son invention, c’est ce qu’on peut appeler la doctrine de l’immanence. Dans cette doctrine, le mot transcendant s’appliquera, comme on le voit dans le criticisme de Kant, à des concepts dont l’objet ne peut être connu ou dépasse la capacité de l’esprit humain ; de là à déclarer que ces objets, l’âme, Dieu, la totalité du monde, sont de pures illusions de l’esprit, ou qu’ils ne prennent de sens que s’ils sont intérieurs à la conscience (par exemple Brunschvicg déclare que « dans la conscience seulement se découvre le Dieu des êtres raisonnables comme la racine des valeurs que toutes les consciences reconnaissent également »), il n’y a pas loin.

Les raisons qui font rejeter l’immanentisme ne sont pas seulement intellectuelles. Songeons seulement que le positivisme de Comte, pour faire admettre l’agnosticisme, pour débarrasser l’esprit de cette recherche sur le transcendant, ne voyait d’autre moyen que de créer une religion de l’humanité. Il s’agit donc, dans des questions de ce genre, de la destinée humaine et d’un besoin qui ne se croit satisfait que par un appel au transcendant.

Ce qui est en question, c’est le puissant mouvement rationaliste et critique qui s’est développé surtout depuis le xviie siècle, qui a mis en opposition les conditions d’une connaissance pure et légitime avec les besoins d’une âme croyante ; cette opposition a pu être longtemps masquée par une simple juxtaposition, indifférente à la contradiction ; mais cette situation n’est plus possible dès que l’immanentisme prétend tenir toute la place et résoudre par lui-même le problème religieux.

C’est proprement contre cette prétention de l’idéalisme que proteste la philosophie religieuse en affirmant une transcendance. Mais encore cette affirmation se présente-t-elle sous deux formes assez différentes, d’une part sous l’aspect du thomisme, d’autre part sous l’aspect de l’augustinisme.

Le néothomisme, très brillamment représenté en France par M. Maritain et par M. Gilson, qui est désigné dans un volume récent comme « le philosophe de la chrétienté », reprend en effet dans l’essentiel la tâche que saint Thomas avait essayé de résoudre au xiiie siècle ; découvrant dans l’aristotélisme, qui était jusqu’alors inconnu en Occident, une philosophie qui était le produit autonome d’une raison non éclairée par la foi, saint Thomas eut la très grande audace de l’introduire dans la chrétienté. Le thomisme est avant tout une doctrine de hiérarchie qui a pour but de mettre à la place due toutes les activités humaines en les ordonnant par rapport à la fin dernière, révélée par le Christ, qui est le salut et la béatitude éternelle. On voit donc le sens que prend la transcendance dans cette doctrine. L’ordre ne peut venir que d’en haut. Pourtant ce qui fait que cet ordre n’est pas arbitraire, c’est, semble-t-il, un trait qui a été souligné par M. Gilson dans sa dernière édition du thomisme : c’est le rôle primordial donné à l’existence. Contrairement à l’idéalisme, le thomisme part de l’existence et non de l’essence ; considérant la perception extérieure non comme une construction de la conscience mais comme l’appréhension d’une réalité, atteignant Dieu non par son idée, mais à titre de cause de cette réalité, le thomisme reste foncièrement réaliste ; et de plus il trouve dans la méthode d’analogie le moyen d’éviter l’agnosticisme et, en partant de la révélation, de formuler des propositions viables dans le domaine du transcendant. Le livre de M. Maritain, intitulé Les degrés du savoir, qui montre l’esprit humain s’élevant de la connaissance jusqu’au savoir supra-rationnel et à la contemplation mystique, témoigne de l’effort de cette doctrine pour englober toutes les formes de la vie humaine.

Tout autre est le transcendant dans ce que j’appelle l’augustinisme : il est le principe moins d’une hiérarchie entre les formes de l’être que d’une vie intérieure ; il se rattache au néoplatonisme et à la patristique grecque, celle d’Origène et de Grégoire de Nysse. Sa thèse essentielle, c’est que la vie intérieure, le recueillement en soi est un chemin vers Dieu, vers le transcendant. Il serait bien instructif, même pour un penseur moderne de comparer à ce point de vue Descartes et Plotin. Chez Descartes, le recueillement intérieur ne mène à d’autre certitude immédiate qu’à celle de moi-même : « Je pense, donc je suis. » Chez Plotin, l’intériorité, l’approfondissement du moi en lui-même, dépassent tout de suite le moi, et montent à une réalité qui le fait oublier, à l’Un transcendant, qui est au-dessus de toute détermination. La subjectivité est donc inséparable de la transcendance ; on ne peut se découvrir soi-même sans se dépasser. L’acte de transcender entre dans la structure même du sujet. Il semble que ce que l’on découvre ici dans la vie intérieure, c’est le contact avec une réalité d’un autre ordre, qui est par excellence un Autrui, cette sorte de vie sociale transcendante qui faisait dire à Guillaume de Saint-Thierry, au xiie siècle, que le moine n’était jamais moins seul que quand il méditait, solitaire, dans sa cellule : l’invocation, la grâce divine ont pour effet de polariser en quelque sorte le moi et cet Autrui divin transcendant, à tel point que la vie religieuse signifierait moins une acquisition qu’une structure essentielle à notre moi. J’ai montré, dans ma précédente causerie, comment selon les sociologues contemporains le rapport entre ces trois termes Moi-Autrui-Nous, n’était pas un rapport entre des termes d’abord extérieurs et réunis ensuite. Il semble que, dans une philosophie religieuse d’inspiration augustinienne, telle que celle de M. Gabriel Marcel, le rapport du Moi à la Transcendance soit comme l’idée même et le modèle indestructible et toujours virtuellement présent du fait social élémentaire constitutif de notre être.

La spéculation sur la transcendance ne s’arrête pas là dans la pensée contemporaine. Le livre célèbre de M. Heidegger, Sein und Zeit, donne une notion de la transcendance qui est pour ainsi dire l’inverse de celle que je viens de décrire, mais qui est tout aussi ferme dans l’affirmation de la polarité du moi et du transcendant. Ce livre est rempli de thèmes pascaliens et pessimistes : l’homme jeté comme au hasard dans un coin perdu de l’univers, le souci de l’avenir, l’angoisse devant la mort. Tous ces sentiments qui ont pour lui une valeur de connaissance supposent que l’existence humaine, le Dasein, l’être là, comme il dit en un allemand intraduisible, est liée au monde par sa structure : l’homme est être-dans-le-monde. L’homme l’oublie parfois, lorsque, dans la vie quotidienne et active, il ne voit dans les objets que des points d’application pour son action ou lorsque, uni à d’autres pour atteindre un but commun, il oublie sa personne elle-même. Mais, sitôt qu’il s’arrache à ce divertissement, l’angoisse de la mort l’étreint, la mort, c’est-à-dire la suppression de cette polarité entre le moi et le transcendant qui avait arraché l’être au chaos originel tandis que la mort l’y replonge.

Je conclus : le transcendant est devenu une catégorie habituelle de la pensée contemporaine. Le point de vue sous lequel je l’ai ici considéré est une confirmation de la thèse qui se dégageait des causeries précédentes : le réel est essentiellement polarité de termes qui se soutiennent les uns les autres ; il n’est jamais le résultat d’une sommation d’éléments doués d’abord d’une existence séparée. Il y a une véritable affinité entre la microsociologie et la métaphysique de la transcendance.