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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre X

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 67-74).

Chapitre X

LES VALEURS

L’étude des valeurs qui, dès l’avant-dernière décade du siècle dernier, occupa toute la pensée de Nietzsche, se répandit rapidement en Allemagne, surtout avec Max Scheler, puis dans les pays de langue anglaise et plus tard (pour des raisons qu’il serait trop long de dire) dans les pays de langue française. Les travaux récents d’Eugène Dupréel[1], de René Le Senne[2], de Raymond Polin[3] montrent l’importance de ce mouvement.

Tout le monde comprend ce qu’est la valeur morale d’une action, la valeur nutritive d’un aliment, la valeur artistique d’un tableau ; c’est ce qui, possédé ou participé par l’action, l’aliment ou le tableau, confère à chacun d’eux sa dignité ou son prix et le rend désirable en droit. Les valeurs sont des attributs tels que beau ou laid, bon ou mauvais, honorable et vil, juste et injuste, pur et impur, savoureux et répugnant, etc. Toute valeur positive est, on le voit, doublée d’une valeur négative. Considérer un être sous l’aspect de sa valeur, c’est non pas le considérer en lui-même, mais (au moins en première approximation), dans la propriété qu’il a de nous accorder (ou de nous refuser) une satisfaction, c’est chercher son rapport à la nature humaine. Les mêmes choses peuvent donc prendre ou perdre leur valeur selon les modifications de cette nature. Nous lisons non sans stupéfaction dans tel roman de Balzac (La fausse maîtresse par exemple) la description d’un mobilier de salon qui paraissait vers 1840 un prodige de bon goût et qui dénote pour nous le goût le plus mauvais ; et nous considérons en revanche comme un acte de vandalisme les destructions que les chanoines du chapitre de Notre-Dame de Paris, hostiles à la « barbarie gothique », ont ordonnées au xviie siècle dans leur cathédrale.

Cette liaison intime de la valeur à la nature humaine et à ses variations est bien certainement une des raisons qui a appelé l’attention sur la théorie des valeurs dans une philosophie où l’étude de l’homme est le centre de la spéculation.

Il y a, je le dis en passant, une autre raison plus visible, mais à mon avis accessoire ; c’est celle qui ressort d’une déclaration de M. Dupréel dont j’ai déjà parlé : « Seules les valeurs menacées, écrit-il, sont expressément traitées comme valeurs et non comme des forces ou des choses. » Il veut dire par là qu’une valeur incontestée finit par s’assimiler tellement à son sujet qu’elle fait corps avec lui. Or l’ensemble des valeurs qui constitue le fond de notre civilisation occidentale est certainement en danger ; et c’est pourquoi ces valeurs, par exemple le respect de la dignité humaine, nous paraissent d’autant plus précieuses. Mais c’est là, dis-je, une raison accessoire ; il ne faut pas confondre en effet la philosophie des valeurs avec une apologétique de notre civilisation ; cette apologétique qui défend notre civilisation contre les critiques de Nietzsche ou de Spengler et aussi contre des attaques infiniment plus brutales est un des thèmes préférés de l’actualité, mais en philosophie il ne s’agit ni de se défendre ni d’attaquer, mais de rechercher ce qu’est la valeur.

La philosophie des valeurs, à laquelle je reviens maintenant, va nous donner un nouveau témoignage de la manière dont s’est transformée la philosophie en général dans ces vingt dernières années. Au début du siècle on étudiait moins les valeurs elles-mêmes que les jugements de valeur ou les appréciations, que l’on opposait aux jugements d’existence ; s’il en était ainsi, c’est que les théories cherchaient à réduire la valeur elle-même à ce phénomène subjectif qui est l’appréciation. Ces théories étaient de deux sortes : 1o La théorie critique, d’origine kantienne, selon laquelle la valeur naît d’une exigence imposée aux objets par la nature du sujet (ainsi, selon les Kantiens, la valeur objective de la connaissance vient non pas de sa correspondance avec l’objet, mais des conditions subjectives auxquelles un objet peut être pour nous un objet de connaissance) ; 2o La théorie psychologique qui part des tendances et des besoins qui constituent la sensibilité humaine ; la valeur d’un objet, la valeur nutritive d’un aliment par exemple, est ce qui, dans l’objet, se trouve correspondre à nos besoins ; notre sensibilité est comme la plaque sensible qui nous révèle des valeurs qui n’ont aucune existence en dehors d’elle.

La philosophie actuelle des valeurs, sous les formes très diverses qu’elle a prises, s’oppose à ce subjectivisme. Elle recherche la valeur moins du côté du sujet qui l’apprécie que du côté de l’objet qui l’incarne, et elle cherche comment cette valeur est présente à cet objet, comment il l’a acquise ; elle arrive ainsi à saisir dans la valeur une structure bien plus complexe que ne le laissaient croire les réductions subjectivistes. Prenons tout de suite un exemple éclatant : il est évident qu’une suite de Bach ou un portrait de Rembrandt tiennent leur beauté non de moi qui l’apprécie mais de l’auteur de la suite ou du portrait ; on n’a que trop tendance de nos jours à confondre l’amateur avec le créateur ; on n’est pourtant pas en tête-à-tête avec soi-même quand on écoute une sonate de Beethoven. Or il est clair que, de même que le beau n’est rien, abstraction faite de l’œuvre d’art et de son auteur, nulle valeur n’existe pour nous sans une technique qui la réalise dans une œuvre ou dans une opération ; comme il y a une technique du beau, il y a une technique de la santé, de la vérité, de la justice, de la charité ; et l’on pourrait dire que les valeurs religieuses ne s’incarnent que grâce à des religions positives qui sont aussi des espèces de techniques. La valeur ne nous parvient que par l’intermédiaire de l’œuvre d’un créateur. Cette structure à trois termes se trouve en toute valeur ; toute valeur se propage à partir d’un homme jusqu’à un autre homme par l’intermédiaire d’une œuvre ; et même les valeurs qui paraissent dépendre seulement des objets, la saveur d’un fruit ou la douceur du miel par exemple dérivent des soins de l’horticulteur ou de l’apiculteur. Et la beauté d’un paysage naturel n’est sans doute beauté que grâce à une mythologie masquée qui nous suggère l’idée plus ou moins vague d’un ordonnateur de la nature.

Ce sont ces techniques qui expliquent l’affirmation très répandue du pluralisme irréductible des valeurs. Selon une remarque de M. Jean Wahl, pour éprouver fortement une valeur (ce qui est le cas du technicien dont la valeur exige toute l’activité), il faut se fermer aux autres ; c’est de cette manière que, par l’œuvre, la valeur pénètre en quelque sorte dans le réel. Ce pluralisme va d’ailleurs très loin ; en l’affirmant, on veut dire en effet non seulement qu’il y a des espèces diverses de valeur, mais qu’une même espèce de valeur s’incarne sous des formes extrêmement diverses et exclusives les unes des autres : l’histoire des arts et celle des mœurs, mais tout aussi bien l’histoire des sciences nous montrent avec évidence quelles orientations différentes peut donner à l’homme la recherche de chacune de ces trois valeurs, le vrai, le beau, le bien : c’est même une loi des valeurs que chacune des formes qu’elle prend meure peu de temps après sa naissance ; une école d’art, si elle persiste, tombe vite dans le convenu et disparaît dans la satiété ou l’indifférence.

Ce changement continuel de forme, combiné avec la persistance de la valeur a amené une thèse qui est soulignée dans presque toutes les philosophies actuelles des valeurs, notamment chez M. Raymond Polin, celle de la transcendance de la valeur et de la contingence de ses formes. La transcendance de la valeur, cela veut dire qu’elle ne s’identifie à aucune de ses manifestations, mais qu’elle se présente à l’esprit humain comme une exigence infinie à satisfaire ; et la contingence signifie que cette valeur n’est pas comme une règle mécaniquement applicable, mais qu’elle exige au contraire la liberté, l’effort et l’invention. Cette transcendance et cette infinité, c’est ce qui fait que l’homme a une tâche à accomplir et ce qui le distingue d’une espèce animale ordinaire ; mais cette sorte d’ouverture de l’humanité sur le transcendant pose bien des problèmes. L’infinité de la valeur est-elle, comme le veut M. Polin, indétermination pure, ce qui laisse à chacun la liberté et la responsabilité de son engagement ? Est-elle au contraire, comme le dit M. Le Senne, une preuve en faveur de l’existence d’une Valeur suprême, d’un Dieu infini et parfait, qui est, plutôt qu’une valeur, la source commune de toutes les valeurs ? Dans les deux cas, la théorie des valeurs porte bien la marque caractéristique de la pensée contemporaine. La valeur n’est plus considérée comme une simple projection de notre désir sur les choses. Elle a une structure complexe, supposant, indissolublement unis, un appel du transcendant, un créateur, une œuvre et un appréciateur. Ici encore le primitif, c’est la structure complexe et non l’élément simple.


  1. Esquisse d’une philosophie des valeurs, 1939.
  2. Obstacle et valeur, 1934. Le Traité des Valeurs, de L. Lavelle, vient de paraître dans la collection « Logos ».
  3. La création des valeurs, 1944.