Les Transformations du Maroc - La Makuzen

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Les Transformations du Maroc - La Makuzen
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 52-94).
LES
TRANSFORMATIONS DU MAROC

LE MAKHZEN

Il n’est point d’expression, dont on use plus souvent que le terme de « makhzen, » en traitant des choses marocaines ; il n’en est aucune dont on ignore davantage le sens exact. On sait que le makhzen est le gouvernement du Maroc : en quoi consiste ce gouvernement, quel est son véritable caractère, autant de points restés obscurs, car jusqu’ici très peu d’Européens ont été mis en mesure d’observer le fonctionnement de l’Etat chérifien. Le hasard d’un long séjour à Fez m’a permis d’étudier de très près l’institution makhzénienne ; et je crois qu’il importe d’en bien préciser le caractère, au moment où le Maroc va sortir de son isolement antérieur, pour se rattacher plus étroitement à l’empire français du Nord-Ouest africain. Je voudrais donc faire l’étude de la collectivité bizarre qui domine l’anarchie marocaine, afin de montrer la façon dont le pouvoir central est exercé par le makhzen en face de l’éparpillement des tribus. Les renseignemens historiques ont été puisés dans les ouvrages des annalistes marocains, notamment dans le Nozhet-Elhadi, l’Ettordjeman, et l’Istiqsa ; les indications relatives à l’organisation et à l’activité du makhzen, m’ont été fournies avec beaucoup de complaisance par des personnages autorisés.


I

Dans son fonctionnement actuel, le makhzen est une création moderne. Toutefois, dès que le Maroc parvint à dégager son individualité au milieu du monde musulman, apparurent les caractères fondamentaux du gouvernement marocain. Après la dynastie chérifienne primitive, ce fut la force qui donna le pouvoir et en assura la durée. Une tribu puissante, ou une secte fanatisée, émergeait brusquement, s’imposait à l’émiettement des tribus, installait sa puissance militaire au centre de l’Empire et se maintenait aussi longtemps qu’elle réussissait à contenir ses dissensions intestines ou les prétentions rivales... Le groupement, ainsi favorisé, gouvernait par droit de conquête, frappait d’impôts la plaine soumise, et se bornait à envisager l’impénétrable montagne comme pays de capitulation. Ainsi se précisaient la distinction entre le bled-el-makhzen et le bled-es-siba et, dans le pays makhzen lui-même, la superposition de la fraction privilégiée, fournissant un concours militaire, à la masse dominée, payant l’impôt, en signe d’allégeance. Un semblable gouvernement n’exigeait pas de ressorts compliqués : au sommet, le caïd de la tribu ou le chef de la secte, qui devenait l’émir ; les contribules ou les affiliés composaient l’armée ; les principaux cheikhs ou mokaddems formaient le conseil du souverain.

Avec l’avènement des nouvelles dynasties chérifiennes, les conditions changèrent, et le système primitif ne se trouva plus applicable au régime nouveau. Pour les élever au pouvoir, les Chorfa n’avaient eu derrière eux ni tribu, ni secte, donc point d’armée déjà constituée en vue de les soutenir. Au début du XVIe siècle, c’était la naissante autorité des zaouïas qui avait provoqué le mouvement de renaissance islamique, dont les Saadiens furent l’émanation. Ils n’avaient donc auprès d’eux que quelques bandes, venues du Sous, avec lesquelles ils passèrent l’Atlas. Pour se créer des ressources, se constituer une cour et une armée, les Saadiens furent naturellement amenés à prendre modèle sur les Turcs, qui étaient en train d’organiser leur récent établissement en Algérie, en appuyant la faible milice ottomane par des colonies militaires indigènes, des tribus makhzen, exemptées d’impôts en échange du service. Ce fut l’influence turque qui présida à l’organisation saadiennc. Le sultan militaire Ahmed-el-Mansour appela des instructeurs turcs et forma le gros de son armée avec des corps de renégats, de Maures andalous, de nègres et de Turcs. Cependant, pour donner satisfaction à l’élément arabe, il y incorpora également les troupes venues du Sous et un groupe de Chéraga. Les tribus bédouines de la région d’Oudjda-Tlemcen sont englobées par les Marocains sous le nom de Chéraga (Orientaux) ; les Saadiens réunirent ainsi les gens de l’Est, refoulés au Maroc par la conquête turque. De là prirent naissance les deux premières tribus makhzen.

Quand, avec la seconde moitié du XVIIe siècle, les chorfa Alaouites, ont définitivement réussi à implanter la dynastie actuelle, il se trouve que Moulay er-Rechid, marchant vers la capitale du Nord, rattache à sa cause plusieurs fractions orientales ; celles-ci viennent fournir aux Chéraga un nouvel appoint et le groupe entier est installé dans la boucle du Sebou, jusqu’au confluent de l’oued Ouargha. C’est là que les Chéraga ont prospéré ; ils y demeurent encore, la tribu makhzen la plus rapprochée de Fez. Le grand Moulay-Ismaïl, qui régna de 1672 à 1727, développa ces premiers germes du makhzen. Pour créer une institution purement marocaine, il posa, avec les Bouakhar et les Oudaïa, les fondemens solides qui ont maintenu jusqu’à ce jour l’autorité des Chorfa du Tafilelt.

Dès le début de son règne, un personnage de sa suite lui avait signalé le registre contenant les effectifs des troupes noires, formées par les Saadiens. Ainsi fut suggérée à Moulay-Ismaïl l’idée d’instituer le corps des Abid (esclaves). Par ses ordres, 14 000 nègres furent promptement réunis, et il en sortit la tribu des Bouakhar. Leur descendance servit au recrutement de la puissante armée, grâce à laquelle Moulay-Ismail parvint à tenir tout le Maroc. A sa mort, le registre des Abid comptait 150 000 hommes. Or, un marabout du Djebel ayant envoyé à Moulay-Ismaïl un précieux exemplaire du livre d’Abou Abdallah-el-Bokhari, qui fut l’auteur du recueil le plus célèbre de Hadith, le sultan fit cadeau du livre saint à ses Abid. Depuis lors, ils furent nommés Abid-el-Bokhari, ou plus simplement Bouakhar, c’est-à-dire les serviteurs du livre de Bokhari, car l’exemplaire envoyé du Djebel est devenu leur talisman ; il est encore confié à leur garde et les accompagne dans toutes leurs expéditions.

Le corps des Oudaïa dut aux femmes sa constitution et sa fortune : la mère de Moulay-Ismaïl appartenait à cette tribu et lui-même, lors de son expédition au Sous, épousa la fille d’un cheikh M’gharfi, Khénatsa-bent-Bekkar, qui devint la mère de Moulay-Abdallah. Les membres de cette tribu favorisée arrivèrent du Sahara, par groupes successifs. Il en vint de tous les points de la montagne et jusque du Tafilelt. Les gens d’Ehl-Souss premiers compagnons des Saadiens, se joignirent à leurs frères nouveaux venus ; si bien que l’ensemble des Oudaïa, avec ses trois fractions, le Ehl-Souss, les M’ghrafa et les Oudaïa proprement dits, fut établi dans la plaine du Sais, dans les murs de Fez-el-Djedid et dans le massif montagneux détaché du Zerhoun, entre le Sais et les Béni-Hasen.

A peine Moulay-Ismaïl fut-il mort, qu’Abid et Oudaïa, devenus les deux groupemens les plus puissans de l’Empire, s’arrogèrent l’autorité, et troublèrent le pays. Les Oudaïa se contentèrent de piller leurs voisins et de terroriser la ville de Fez ; les Abid prirent l’attitude de prétoriens, distributeurs du pouvoir, commencèrent à faire et à défaire les sultans. La prudence de Moulay-Ismaïl avait relégué au Tafilelt le plus grand nombre de ses cinquante-quatre fils ; dans cette inépuisable réserve, les Bouakhar choisirent, à tour de rôle, des princes à leur convenance, pour les élever au trône et les renvoyer ensuite aux oasis sacrées, après une éphémère souveraineté. L’un d’eux, Moulay-Abdallah, fut plus tenace que les autres ; détrôné six fois de suite, il sut toujours reconquérir le pouvoir et, quand il mourut, il était sultan. Rattaché par sa mère aux Oudaïa, il finit, en 1745, par les intéresser à sa cause en les jetant, avec les Chéraga, contre les Abid. Sidi Mohammed-ben-Abdallah, qui monta sur le trône en 1757, se sentit les coudées plus franches. Ce prince avait passé, comme khalifa à Marrakech, la dernière année de la vie de son père, et les circonstances lui permirent de se rattacher étroitement certaines tribus du Sud. Chassé de Marrakech par les Rahamna, il trouva appui chez les Abda et les Ahmar ; avec la mobilité d’esprit coutumière aux tribus marocaines, les Rahamna eux-mêmes se hâtèrent de revenir à Sidi Mohammed et contribuèrent à assurer son retour ; deux petites tribus, originaires du Souss, les Menahba et les Harbil, installées sur les versans des Djébilet, à quelques heures de Marrakech, complétèrent les forces dévouées au nouveau sultan. Dans ces conditions, Sidi Mohammed se trouvait plus fort vis-à-vis des Oudaïa et des Abid. Il put sévèrement réprimer leur insubordination d’habitude, et chaque acte répréhensible de leur part entraîna la déportation de la fraction coupable. En 1775, les Bouakhar exaspérés se révoltèrent une dernière fois. Vaincus par les Oudaïa, les Abid se virent disséminés par tout le pays. Leur puissance d’antan fut définitivement brisée. Mais on s’aperçut bien vite qu’avec eux disparaissait l’armée marocaine, telle qu’elle était constituée à l’époque, et Sidi Mohammed reconstitua lui-même un corps d’Abid, qui se maintient encore à Mékinez.

Débarrassés de leurs rivaux, les Oudaïa devinrent, à leur tour, prépondérans, par conséquent, insupportables. En 1824, Moulay Abderrahman ayant ordonné l’arrestation de leurs caïds, Fez-el-Djedid se souleva ; le souverain s’enfuit à Mékinez, auprès des Abid, et il fallut un siège de quarante jours pour reprendre la capitale. Chacune des trois fractions reçut une destination spéciale : les gens d’Ehl-Sous furent transportés à Rabat, les M’ghafra dans les environs de Marrakech ; quant aux Oudaïa proprement dits, expédiés tout d’abord à Larache, ils furent ramenés près de Fez, sur les bords de l’oued Mekkes, où ils demeurent encore. La fraction des Oudaïa, déportée dans le Haouz, fut installée, à peu de distance de Marrakech, sur le territoire des Chérarda. Ceux-ci sont un groupe arabe, originaire du Sahara, à peu près composé des mêmes élémens, qui avaient suivi la fortune des Saadiens et contribué plus tard à former le guich des Oudaïa. Au milieu du XVIIIe siècle, le cheikh Abou-el-Abbès-ech-Chéradi devint un marabout distingué. Son fils exploita la baraka paternelle, réunit des affiliés et bâtit une zaouïa, qui groupa autour d’elle toute la tribu des Chérarda. Le petit-fils, Sidi el-Mehdi, se développa à tel point que Zaouiet-ech-Chéradi, devenue la plus importante du Haouz, commença à inquiéter le makhzen. Une première expédition envoyée contre elle fut repoussée ; mais une nouvelle tentative donna la victoire au makhzen, et la zaouïa finit par être détruite, Sidi El-Mehdi s’enfuit au Sahara, sa famille fut reléguée à Mékinez, et les Chérarda se virent transporter en masse dans le pays montagneux, situé entre le Zerhoun et le Sebou, à la place des Oudaïa, qui occupèrent dorénavant leurs territoires du Haouz.

Le déclassement des Oudaïa dura plusieurs années ; puis survint la fâcheuse expérience d’Isly, et surtout l’on s’aperçut que la réduction exagérée du nombre des tribus makhzen préparait les voies à la résurrection des Bouakhar. Aussi les Oudaïa furent-ils rétablis dans leurs anciens privilèges par Moulay-Abd-er-Rahman et les Chérarda eux-mêmes constitués en tribu de guich. Enfin Moulay-el-Hassan jugea opportun de reconstituer, à Fez-el-Djedid, le guich d’Ehl-Sous, qu’il composa de gens du Sous et de Filala émigrés, avec un faible appoint de Djébala.

Ainsi, par une évolution lente, se trouva peu à peu constitué le système actuel du makhzen, pour se substituer, sous les dynasties chérifiennes, à l’ancienne domination d’une secte ou d’une tribu. Longtemps, il resta douteux si quelqu’une des nouvelles tribus makhzen ne parviendrait pas à la prépondérance en s’imposant aux autres et au sultan lui-même. Il fallut un siècle et demi de luttes, pour dissocier ces tribus trop favorisées, les opposer entre elles, réduire leurs prétentions réciproques et les amener à leur état présent, qui les équilibre, en les groupant docilement autour du pouvoir central....

Les quatre tribus makhzen fondamentales sont donc les Chéraga, les Bouakhar, les Oudaïa et les Chérarda. Les Chéraga, les Chérarda et les Oudaïa de l’oued Mekkes sont réunis autour de Fez ; le guich d’Ehl-Sous occupe Fez-el-Djedid, les Bouakhar garnissent Mékinez ; une fraction des Oudaïa couvre Rabat. Enfin, outre la fraction des Oudaïa installée dans le Haouz, cinq tribus quasi-makhzen, les Rahamna, Ahmar, Abda, Menahba et Harbil protègent Marrakech ; Fez-el-Djedid, Mékinez, les kasbahs de Marrakech et de Rabat sont makhzen ; il en est de même de Larache et de Tanger, avec sa banlieue, le Falis. Ces deux villes avaient été reconquises, à la fin du XVIIe siècle, sur les Anglais et les Espagnols, grâce au concours de moudjahidin, volontaires pour la guerre sainte, recrutés dans toute la région. Quand ces places eurent été évacuées par les infidèles, elles furent repeuplées de Riffains et de Djébala, et la population fut constituée en guich.

Il va sans dire que les tribus makhzen possèdent une organisation différente de celle des autres tribus. Ce sont, en fait, des colonies militaires, dont tous les membres sont gens makhzen et restent, leur vie entière, à la disposition du souverain ; en échange de cette servitude, ils vivent de la terre que la munificence de la dynastie a attribuée à leurs ancêtres, sont exemptés d’impôts, et ont une chance, beaucoup plus rare dans les autres tribus, de parvenir aux premiers rangs de l’Etat.

Le gouverneur des villes makhzen est un pacha de guich, c’est-à-dire un gouverneur militaire. Celui de Mékinez est le pacha des Bouakhar ; celui de Fez-el-Djedid commande, en même temps, le guich d’Ehl-Sous. Tandis que Chérarda et Oudaïa sont répartis entre plusieurs caïds, les Chéraga possèdent un pacha unique. Pour ces tribus spéciales, la division administrative est une division militaire : la fraction devient le raha, qui devrait fournir un contingent permanent de 500 hommes, dont le caïd-er-raha est, en même temps, le chef. Le caïd-er-raha dispose de cinq caïds-el-mia, chefs de cent hommes, qui, à leur tour, ont chacun sous leurs ordres quatre mokaddems ; le simple soldat, faisant partie du contingent, porte le nom de mokhazni. En principe, tout le contingent doit être présent dans la ville dont il relève, y reçoit la mouna avec une solde mensuelle, rateb.

Chéraga, Oudaïa et Chérarda ont naturellement à remplir le premier devoir de toute tribu makhzen, qui consiste à fournir le guich. Ce contingent est proportionnel au nombre de rahas que renferme chaque tribu ; il est recruté parmi les familles plus spécialement makhzen, qui servent héréditairement, et devrait toujours être au complet. En fait, les obligations militaires des tribus makhzen se sont de plus en plus relâchées, et il est rare que chaque tribu entretienne à la fois plus de 4 ou 500 mokhaznis. Les Oudaïa sont répartis entre trois fractions : sur l’oued Mekkes, à Rabat et dans le Haouz ; les Chéraga en comprennent cinq, portant les noms des tribus orientales, dont ils ont été formés : Ouled-Djamaâ, Hamyan, Béni-Amer, Béni-Senouss, et Sejjaâ ; les Chérarda sept, désignées d’après leur origine saharienne : Ouled-Delim, Teqena, Chebanat, Zerara, etc. Mais la population entière de ces tribus ne fait point partie du guich ; chaque raha se borne à fournir l’effectif voulu ; le reste demeure libre, sans recevoir aucune solde ; il constitue la réserve du guich, destinée à fournir des hommes, en cas de besoin, si une famille militaire venait à disparaître, s’il plaisait au sultan de former quelque corps nouveau, — enfin s’il importait d’envoyer un petit groupe de gens sûrs pour garder un point de l’Empire. Dans ce cas, les autorités tirent au sort les familles qui seront dorénavant appelées au service immédiat du makhzen.

En revanche, nul n’échappe au service parmi les Bouakhar ni dans le guich d’Ehl-Sous ; pris, dès l’origine, en nombre déterminé, il en a été tenu un registre, qui est entre les mains de leurs gouverneurs. Tous, sans exception, sont à la disposition immédiate du makhzen, dont ils reçoivent la mouna et le rateb. Les Bouakhar sont aujourd’hui bien déchus de leur gloire passée ; mais ils restent affectés, par privilège, à certains emplois de cour ; ils envahissent les corporations du Palais et fournissent un petit corps de pages, les chouirdet, affectés au service intérieur du Dar-el-makhzen. Les cinq tribus quasi-makhzen du Haouz ne participent pas à tant de complications, ni, du reste, aux faveurs qu’elles impliquent. Elles paient la naïba comme les autres tribus soumises et leur administration n’a rien de particulier. Les Abda, Ahmar, Rahamna, Menahba et Hârbil se distinguent seulement en ce que chacune de ces tribus envoie à Marrakech un contingent de mokhaznis et fournit, en outre, à la cour un petit corps de msakhrin ; le tout est accompagné de deux caïds-er-raha, que le caïd de la tribu choisit généralement parmi ses proches. Ces mokhaznis et ces msakhrin deviennent du coup gens makhzen ; ils se distinguent de leurs contributes, en ce qu’ils sont exemptés d’impôts, et reçoivent la mouna et le rateb.


II

Les contingens fournis par le guich forment le fondement solide de l’autorité chérifienne. Bien que le mot de makhzen soit plus particulièrement appliqué au gouvernement impérial, il est exact de dire qu’il comprend toute la collectivité dominant ainsi l’Empire, depuis le simple mokhazni jusqu’au sultan lui-même. Cette collectivité ne cherche pas à dissimuler l’origine violente, ni l’allure impérieuse de son autorité. Son chef suprême, le sultan, est un chef de guerre en même temps qu’un chérif couronné ; s’il a été porté au pouvoir par le prestige religieux de sa famille et par la baraka dont il est titulaire, c’est la force qui doit le maintenir contre les chorfa rivaux, empressés à faire valoir une baraka concurrente, ou contre les imposteurs, toujours prêts à exploiter la crédulité populaire. C’est accompagné de toute l’armée que le makhzen se déplace périodiquement du nord au sud de l’Empire, entre Fez et Marrakech, suivant la ligne d’étapes traditionnelle de Mékinez et de Rabat ; c’est dans le même appareil guerrier qu’il se dirige, vers les régions excentriques, pour faire manifestation immédiate d’existence sur les points menacés d’agitation. Dans les capitales impériales, le gouvernement ne se mêle pas à la population ; il vit à part dans un Dar-el-makhzen, qui forme le centre de la kasbah.

Le personnel makhzénien se compose d’un double élément : l’un permanent, l’autre temporaire. L’élément permanent est, comme on l’a vu, formé par les tribus de guich. L’élément temporaire comprend des individus, venus des villes ou des tribus, dont le makhzen a recherché le concours et qui lui sont rattachés pour la durée des fonctions à eux confiées. Ce sont gens qui, n’étant pas nés makhzen, le deviennent pour une période déterminée de leur vie, due aux hasards de leur carrière. Tels sont les caïds et les cheikhs des tribus, les oumana chargés des services financiers et les secrétaires, appelés, pour l’élégance de leur plume, à tenir la correspondance administrative. C’est ainsi qu’aux groupes, privilégiés par la naissance, se rattachent tous ceux qui émergent de la masse marocaine, soit par leur situation territoriale, soit par leur richesse, soit par leur intelligence. En règle générale, c’est toujours aux plus grands propriétaires que reviendront les charges de caïds et de cheikhs ; les négocians les plus riches deviendront les oumana ; et l’élite des étudians de Karaouiyin aura quelque chance d’entrer comme secrétaires au makhzen. Ceux qui réussissent à s’élever de la masse marocaine ne sont donc point repoussés de parti pris. Mais, en réalité, s’il n’y a pas de gens en place dans sa famille, il est très difficile à un Marocain de parvenir aux honneurs, et chaque génération ne compte qu’une infime proportion de nouveaux venus. Quoique les caïds des tribus ne soient pas héréditaires, ils sont choisis cependant parmi les membres des deux ou trois familles les mieux placées de la région ; dans l’armée, les gradés sont le plus souvent fils de gradés d’un rang égal ; pour les services financiers, les fils d’oumana succèdent naturellement à leurs pères ; et, comme secrétaires au makhzen, on choisit de préférence les fils d’anciens secrétaires, en négligeant un peu la production annuelle des médersas. Si bien qu’à côté de la caste des gens makhzen par la naissance, il a pu se constituer celle des gens makhzen par la fonction.

L’organisation d’une armée nationale et permanente fut le premier coup porté au privilège exclusif des tribus makhzen. Ces tribus fournissaient, en effet, la force armée des sultans, et c’était pour cette raison même qu’on les avait déclarées makhzen. Comme les Turcs d’Alger avaient promptement cessé d’être une menace pour le Maroc, l’armée makhzen, sous sa forme primitive, suffisait à son office, qui consistait à contenir les tribus. La conquête française en Algérie, partant, l’apparition d’un danger extérieur, imposa la recherche d’un nouveau système militaire. L’expérience d’Isly démontra l’impuissance de la vieille armée ; et l’approche des chrétiens permit à Moulay-Abd-er-Rahman de faire sentir à ses peuples la nécessité d’une armée nationale, dans laquelle seraient incorporés, de façon permanente, les contingens de toutes les tribus soumises. Dès lors, les mokhaznis cessèrent de former l’armée active et descendirent à leur rôle actuel, qui en fait la garnison stable des villes makhzen et leur attribue un service de gendarmerie. Les askar permanens et les nouaïb temporaires, fournis par les tribus, devinrent la seule force effective, employée dans les expéditions chérifiennes.

Malgré ce déclassement militaire, qui les frappa au milieu du XIXe siècle, les tribus makhzen parvinrent, cependant, jusqu’à une date très récente, à maintenir leur influence prépondérante dans le gouvernement du Maroc. Leur place privilégiée, dans la garde impériale et parmi les corporations du Palais, continuait à leur réserver l’accès du souverain, dont ils dominaient les conseils ; et, jusqu’à la mort de Moulay-el-Hassan, qui s’appliqua strictement à maintenir les traditions de sa dynastie, les principaux personnages makhzen étaient, en règle générale, issus des tribus de guich. Le goût de réformes qui, depuis trois ans, s’est emparé de Moulay-abd-el-Aziz, son mépris pour les usages reçus, ont été le dernier coup porté à ce qui restait de l’antique prépondérance des tribus makhzen ; après avoir été privées de l’avantage exclusif de donner des soldats au sultan, elles sont en train de perdre le privilège qu’elles conservaient encore de fournir les principaux membres du gouvernement. A l’heure actuelle, les secrétaires et les oumana envahissent le makhzen, au point que les gens issus des tribus de guich n’y sont plus que l’exception. A vrai dire, cette transformation est née des circonstances, autant que de la fantaisie du prince ; elle résulte de la complication des affaires administratives, de l’importance croissante des questions économiques, pour lesquelles ne suffisait plus le bénéfice de la naissance et qui exigeaient des spécialistes. Si bien que la réunion des fonctionnaires formant, en réalité, le cabinet marocain, se compose aujourd’hui de trois secrétaires, de quatre oumana et de deux mokhaznis seulement.

Cette poussée de secrétaires et d’oumana, parvenant au pouvoir pour s’y substituer aux mokhaznis, introduit au makhzen un esprit nouveau. Auparavant l’autorité revenait à des personnages, à la fois militaires et campagnards, élevés, avec leurs « contribules, » au-dessus de la masse arabe ou arabisée de la plaine mais aussi bédouins que les gens des tribus non privilégiées, d’une culture restreinte, et disposés à envisager la force comme la ressource principale de l’Etat. C’était un gouvernement militariste, où dominait l’influence d’une sorte de noblesse rurale. Avec les secrétaires, qui sont des savans, et les oumana, qui sont des négocians, s’ouvre le régime des plus instruits et des plus riches ; et le Maroc voit poindre l’aurore d’un gouvernement d’intellectuels. Or la plupart de ces secrétaires et la totalité de ces oumana appartiennent à la population maure, dont le centre principal est Fez et qui essaime également à Rabat, Salé et Tétouan ; ce sont gens raffinés et cultivés, jouissant de la civilisation des villes citadines, hadhariya, et, affectant un mépris profond à l’égard des bédouins de la campagne ; ils se considèrent volontiers comme d’une essence supérieure et forment entre eux une oligarchie bourgeoise assez analogue à celle qui s’était constituée, au moyen âge, dans les grandes cités commerçantes de l’Europe. Ces secrétaires et ces oumana doivent à leur origine des goûts paisibles ; ils sont mieux préparés au maniement des affaires et portés à considérer la politique comme un moyen plus efficace que la guerre. Avec eux pénètre au makhzen la haute bourgeoisie des villes maures, ce qui assure la prépondérance de Fez.


III

Autour du sultan, se groupent les deux services du makhzen, le service de cour et le service d’Etat. Le siège de ces services est le Dar-el-makhzen, qui sert de résidence au souverain. Celui de Fez est situé en plein milieu de Fez-el-Djedid ; et ses murs élevés forment une masse rectangulaire au centre de la ville makhzen. Conformément à la division des services qu’il abrite, il comprend deux parties distinctes, réunies par un simple pas- sage, qui fait communiquer le palais du sultan avec celui du gouvernement. Chacune des deux enceintes a son entrée propre.

L’organisation de la cour marocaine est fort compliquée, et son personnel se trouve réparti entre un certain nombre de corporations, hanta, dont les unes sont affectées aux services intérieurs, les autres aux services extérieurs du palais. La corporation la plus rapprochée du souverain est celle des fraïguia, ou gens de la tente, qui, en campagne, sont chargés de l’afrag chérifien et, dans les villes, veillent aux portes de l’habitation impériale. Ce sont les gardes du corps ; ils sont nombreux, plus de cinq cents, recrutés parmi les Bouakhar et relevant d’un caïd-er-raha, choisi dans la tribu.

Le chambellan — hagib — est le chef des quatre corporations, préposées au service intérieur du palais, à savoir les moualin-el-oudhou, les moualin-ettaï, les moualin-el-frach et les moualin-essejada. Les deux premières de ces corporations sont composées d’esclaves nègres de choix. Les moualin-el-oudhou — gens des ablutions — sont les huissiers du cabinet impérial : il en existe une cinquantaine, sous les ordres d’un khalifa désigné par le hagib, et il était d’usage que le hagib lui-même fût choisi parmi eux. Ce hagib était donc l’esclave de confiance, le favori du maître, qui l’élevait à son intimité, et, en signe de dépendance, il devait toujours rester pieds nus devant le souverain. Les moualin-ettaï, gens du thé, sont également des esclaves nègres, une dizaine environ, dirigés par un khalifa du hagib ; ils préparent, dans une pièce à eux réservée, tout ce qui est nécessaire pour le thé impérial. Quelques-uns, qui sont les moualin-el-ma, gens de l’eau, doivent se procurer et distiller l’eau puisée à des sources désignées ; ils remettent l’eau ou le thé requis aux négresses affectées aux appartemens privés du monarque.

Les moualin-el-frach, gens du lit, au nombre d’une vingtaine, appartiennent à des familles choisies parmi les tribus makhzen, et auxquelles cet office revient héréditairement. Ils sont préposés à l’arrangement du bureau ou de la tente du sultan ; quand celui-ci se rend le vendredi à la mosquée, ils lui portent son tapis de prière. Il est d’usage que le hagib fasse, de droit, partie de cette corporation et en devienne le chef.

Les moualin-essejada, gens de la natte, sont les gentilshommes de la chambre, recrutés en général parmi les chorfa de la dynastie régnante ou les caïds en disponibilité. A tour de rôle, chacun d’eux a son jour de service ; ils sont porteurs de la natte de prière, qu’ils étendent à terre, aux heures rituelles et selon la direction voulue, dans la pièce où se trouve le sultan. À cette corporation, se rattache le petit groupe des moqqetin, muezzins chargés de calculer et d’annoncer les heures de prière.

Tandis que le hagib, avec ces quatre corporations, assure le ser- vice intérieur du palais, la direction des services extérieurs relève du Caïd-el-méchouar. Ce grand dignitaire peut appartenir à une tribu quelconque, le plus souvent à celle des Bouakhar ; mais il est choisi parmi les officiers du corps des msakhrin, qui forment la garde impériale. La première corporation, relevant du Caïd-el-Méchouar, est la hanta des moualin-erroua, gens de l’écurie, esclaves nègres, affectés aux écuries impériales. Ces écuries renferment un grand nombre de chevaux et de mules. Il y en a toujours deux ou trois cents, réunis à la disposition du souverain, et sur lesquels sont prélevés les cadeaux de chevaux, coutumiers au Maroc. Pour le dressage, ces chevaux sont confiés au petit groupe des écuyers, siésa, au nombre d’une dizaine et indifféremment choisis dans toutes les tribus makhzen.

Deux corps de cavalerie, les mchaouris et les msakhrin, sont organisés pour le service du palais. Les premiers, qui sont environ cinq cents, sont recrutés dans toutes les tribus et placés sous les ordres du caïd-el-méchouar ; ils font métier d’estafettes, attendant, au Dar-el-makhzen, les ordres souverains. Les msakhrin sont trois mille et forment la garde impériale. Comme tels, ils ne se séparent point du sultan ; en campagne, ils placent leurs tentes autour du campement chérifien, et, en cas de péril, assurent la sécurité du maître. Chaque tribu makhzen ou quasi-makhzen, y compris les guichs de Tanger et de Larache, doit fournir son contingent de msakhrin, avec un caïd-er-raha pour le commander ; le corps entier a pour chefs directs la réunion de ces caïds-er-raha et relève du seul ministre de la guerre.

Ce sont ces cavaliers d’élite, alignés derrière leurs étendards, qui donnent si grand air aux apparitions chérifiennes. A côté d’eux, dans les grandes occasions, apparaissent les titulaires de certaines charges de cour : les moualin-el-mekhala (gens du fusil), les moualin-essekin (gens du sabre), les moualin-el-frada (gens du pistolet), les moualin-el-mahaffa (gens de la litière) ; qui, recrutés le plus souvent parmi les fils de caïds ou les caïds en disponibilité, forment, sous la direction du caïd el-méchouar, l’escorte immédiate du souverain. Il en est de même du moul-el-meddol qui porte le parasol aux côtés du sultan, et des mzarguia, qui le précèdent avec leurs lances ; ces dernières fonctions sont considérées comme héréditaires dans quelques familles makhzen. Les gens, qui marchent au-devant du sultan, en agitant des mousselines pour chasser les mouches, sont des esclaves nègres, pris dans le hanta des moualin-erroua.

Les fonctionnaires civils affectés au service d’Etat se réunissent chaque matin, pour installer la makhzénia dans la partie du Dar-el-makhzen, qui leur est spécialement réservée. Une fois faite la prière de l’aube, vizirs et secrétaires s’acheminent sur leurs mules vers le Dar-el-makhzen : leurs montures s’alignent dans le méchouar, tandis qu’eux-mêmes, franchissant la porte principale et les passages d’accès, pénètrent dans une grande cour, qui est le centre de la makhzénia. La disposition en est uniforme, car le gouvernement de l’empire doit toujours se retrouver dans un local identique, soit dans une cour oblongue, sur les côtés de laquelle s’ouvrent, précédées d’une colonnade, une série de chambres, qui sont les beniqas des ministres. Tout au fond, au premier étage et prenant jour sur un balcon, la Koubbet-en-Nasr (pavillon de la Victoire), qui renferme le cabinet de travail du souverain et où il accède directement du Palais par un corridor intérieur. Cette cour unique réunit tous les départemens ministériels, où aboutissent les affaires du Maroc entier.

Jusqu’à une date récente, il suffisait, pour manier cet appareil politique, d’un vizir et de quelques secrétaires ; ils étaient sept en tout, sous le règne de Moulay-abd-er-Rahman ; mais, dans ces derniers temps, les questions se sont compliquées, la makhzénia s’est développée outre mesure, et elle comporte désormais un véritable ministère, avec un personnel de quelque quatre-vingts secrétaires. Les principaux ministres sont maintenant appelés vizirs par, courtoisie ; en fait, le seul d’entre eux qui ait droit à ce titre est le grand vizir, l’ouzir, le ministre de l’Intérieur. En principe, ce personnage est le véritable chef du gouvernement, l’homme d’État auquel incombe le soin redoutable de maintenir les divisions des tribus, afin d’assurer la suprématie du makhzen. L’ouzir devient, de ce fait, le grand maître de toute l’administration marocaine.

A côté des fonctions prépondérantes de l’ouzir, les autres ministres ne pouvaient plus être, dans le passé, que d’assez minces personnages. La politique extérieure revient à l’ouzir-el-bahr (le ministre de la mer). C’est lui qui assure les rapports du Maroc avec les Puissances. Comme le corps diplomatique réside à Tanger, fort loin du makhzen, le contact s’établit par l’intermédiaire d’un naib-es-sultan, installé dans cette ville et qui devient, pour la circonstance, le khalifa du ministre des Affaires étrangères. L’allef (le payeur) remplit les fonctions de ministre de la Guerre ; il n’était primitivement que l’intendant, chargé de la solde et de l’entretien des troupes ; il s’est peu à peu substitué au sultan pour devenir le chef réel de l’armée. L’amin-el-oumana est le chef du corps des oumana, choisis parmi les familles de négocians enrichis, à qui sont confiées, dans tout le pays, les fonctions d’ordre économique ; car on a jugé qu’ils auraient, à la fois, plus d’expérience pour les remplir et une fortune suffisante pour garantir la sincérité de leur gestion. L’amin-el-oumana tient en mains tout le service financier et se trouve être le ministre des Finances. Auprès de l’amin-el-oumana figurent trois hauts fonctionnaires, dont les beniqas distinctes relèvent du département des Finances ; l’un, l’amin-ed-dekhel, l’amin des rentrées, perçoit les revenus, et les verse au Trésor ; le second, l’amin-ech-chkara, l’amin des dépenses, puise dans le même Trésor afin de régler les dettes du makhzen ; le dernier, l’amin-el-hsab, l’amin des comptes, contrôle la comptabilité transmise au makhzen par les oumana, en fonctions dans tout l’empire, et fait office de Cour des comptes. L’ouzir, l’ouzir-el-bahr, l’allef et l’amin-el-oumana sont les quatre principaux vizirs, dont l’influence domine les conseils du gouvernement. Il existe cependant un autre fonc(ionnaire, doté d’une beniqa spéciale et qui peut être considéré comme le ministre de la Justice ; c’est l’ouzir-ech-chikayat, le ministre des Réclamations... Toutes réclamations, adressées au makhzen par les caïds ou les tribus, aboutissent à ce personnage, qui les répartit entre les juridictions compétentes. Les plaignans, qui encombrent le Dar-el-makhzen, aux heures de makhzénia, ont accès auprès de ce ministre, créé tout exprès pour entendre leurs doléances.

Bien que la fonction de hagib, en tant que chef des services intérieurs du palais, soit une charge de Cour plutôt qu’une charge d’État, le chambellan n’en dispose pas moins, lui aussi, d’une beniqa, dans laquelle il procède à l’ordonnancement des dépenses de la Cour. Il devient, à ce titre, ministre de la Maison impériale. Le caïd-el-méchouar, chef des services extérieurs de la Cour, ne possède point de beniqa propre ; il est néanmoins considéré comme un des grands fonctionnaires du makhzen ; dans les solennités, il remplit l’office de maître des cérémonies ; c’est lui qui remet en mains propres la correspondance adressée au souverain et introduit auprès de lui les caïds, ayant obtenu la faveur d’une audience ; c’est également lui qui se charge de les arrêter, quand ils ont encouru la disgrâce chérifienne.

Chacune des neuf beniqas qui s’ouvrent sur la cour intérieure du Dar-el-makhzen, représente donc un département ministériel ; ce sont de grandes pièces, complètement nues, avec des nattes et des tapis étendus sur le sol. Vizirs et secrétaires y arrivent un feutre plié sous le bras et s’accroupissent à la place accoutumée ; le ministre a, devant lui, un petit bureau, contenant un encrier, des plumes et du papier ; les secrétaires, moins favorisés, doivent tirer tout le nécessaire de leur propre chkara. Il n’y a point de tables, et tout le monde écrit sur sa main ; le seul gros meuble de la beniqa est un casier, consacré aux archives, où le secrétaire archiviste empile les registres destinés à la copie des minutes et des lettres reçues, qui sont groupées par dossiers, enveloppées dans des étoffes à ramages. Le vizir se place au fond et au milieu de la pièce ; les secrétaires s’alignent à sa droite et à sa gauche, selon une stricte hiérarchie, qui détermine leur avancement de gauche à droite, au fur et à mesure des vacances ; les deux premiers secrétaires, de droite et de gauche, sont les fonctionnaires les plus importans du département. Dans la beniqa du grand vizir, ce sont les deux directeurs du Midi et du Nord, celui de droite traitant les affaires du Haouz, celui de gauche celles du Gharb ; les autres secrétaires ne s’occupent pas d’affaires déterminées : on les emploie, selon leurs aptitudes, à tel ou tel compartiment de la littérature administrative. Ainsi s’accomplit la correspondance officielle de la beniqa, qui contient des ordres à exécuter et doit être soumise à la signature impériale ; la correspondance particulière, dans laquelle le ministre fournit aux caïds des renseignemens ou des indications, est confiée à trois ou quatre secrétaires, qui s’accroupissent au-devant du grand homme et sont appelés les secrétaires d’en face, en réalité le cabinet du vizir.

Selon son importance, chaque beniqa dispose d’un nombre plus ou moins grand de secrétaires. Le grand vizir est le plus entouré ; car sa correspondance est abondante ; il doit constamment envoyer en mission des agens de sa confiance, pour toutes les affaires délicates à régler dans les provinces. Son personnel ne contient pas moins d’une trentaine d’employés ; la beniqa de l’amin-el-oumana est aussi très peuplée ; l’allef a une dizaine de secrétaires, le ministre des Affaires étrangères un personnel un peu moindre. Chaque ministre a droit de proposition dans sa beniqa propre et choisit son monde avec l’agrément du sultan. Il est libre de prendre son bien où il le trouve, dans les villes ou dans les tribus, parmi les tolba les plus renommés de Karaouiyin ou parmi les jeunes gens qui se sont distingués, comme secrétaires, auprès de quelque gouverneur ; en fait, les vizirs ont une tendance très prononcée à préférer les candidats dont les pères étaient déjà au service. De plus, la plupart des secrétaires sont gens de Fez, plus rarement de Marrakech, de Rabat ou de Tétouan. A peine les tribus fournissent-elles, de-ci, de-là, quelque individualité favorisée, tel le deuxième secrétaire actuel du grand vizir, Si el-Arbi-el-Hassnaoui, qui est des Béni-Hasen.


IV

La tradition veut que le hagib soit le premier arrivé au Dar-el-makhzen pour faire avec le souverain la prière matinale. Dès que le sultan a pris place dans la Koubbet-en-Nasr, pour vaquer aux affaires de l’Etat, les moualin-el-oudhou s’alignent en face de lui, prêts à obéir aux indications du maître, et un fraïgui s’en va, dans chaque beniqa, aviser de la présence chérifienne ; car il n’est pas permis aux vizirs de solliciter audience, et ils doivent attendre l’appel impérial. Si le sultan veut s’entretenir avec un de ses ministres, il se borne à prononcer le nom de celui d’entre eux qu’il désire voir ; un moul-el-oudhou s’empresse pour le ramener au plus vite. Le vizir traite de ses affaires avec le souverain, répond à ses questions et lui soumet les lettres rédigées dans sa beniqa. Le sultan relit exactement la correspondance, et, pour indiquer son assentiment, marque au crayon un trait arrondi, à l’extrémité de la dernière ligne de chaque lettre. Dès lors, la missive peut être revêtue par le hagib du cachet impérial et expédiée à son adresse.

Naguère, le fonctionnement de la makhzénia était soumis aux règles les plus strictes. Moulay-el-Hassan avait le sentiment de l’autorité ; il s’intéressait aux affaires, prétendait les diriger lui-même et contrôler l’activité de ses vizirs. Chacun d’eux devait rester à sa place, sans pouvoir empiéter sur le domaine du voisin ; le grand vizir était le premier ministre effectif, et il était rare que la place n’en fût pas occupée par celui dont la voix était prépondérante dans les conseils de l’État. Moulay-el-Hassan avait des amis, mais point de favoris. Les heures de service étaient nettement établies au Dar-el-makhzen ; vizirs et secrétaires devaient y rester de six à dix heures du matin et de trois heures au maghreb ; ils ne chômaient que les jeudis, la matinée du vendredi et lors des trois grandes fêtes religieuses. Chaque jour, sans exception, tous les ministres étaient appelés par le sultan, selon un roulement régulier. Sous ce régime, le makhzen était très fort, car le sultan concentrait réellement entre ses mains toutes les forces de l’Etat ; un vizir n’avait à s’occuper que de ce qui concernait sa beniqa propre, et il en était responsable vis-à-vis du maître. Pourvu que celui-ci fût satisfait de ses services, le vizir était libre de se payer à son gré sur le dos de ses administrés et de suppléer ainsi à la pénurie de ses appointemens.

L’avènement aux affaires de Moulay-abd-el-Aziz a bouleversé ces vieilles habitudes de gouvernement autoritaire et patriarcal, et l’on vit poindre brusquement, dans le vieil édifice du makhzen, certains germes de gouvernement constitutionnel. Le nouveau régime établit un projet de réformes fiscales, qui proposait d’un seul coup l’abolition de tous les privilèges, — négligeant le fondement historique du makhzen, dont l’existence même est liée au maintien de groupes privilégiés. Sous l’empire de ces influences novatrices, la conception d’une responsabilité collective, d’une sorte de conseil des ministres, se fit jour au sein du gouvernement marocain ; désormais, à la fin de la makhzénia, les vizirs se réunissent dans la beniqa du grand vizir, pour y tenir le medjlis ou kourtih ; chacun deux y apporte les affaires importantes de son département et les soumet à la décision de tous. Enfin, les fonctionnaires se virent attribuer des appointemens fixes et se lièrent, en échange, par les sermens les plus solennels, garans de leur future intégrité.

Par malheur, le jeune souverain, qui inaugurait ainsi au makhzen le règne de la vertu, n’avait lui-même aucun goût pour les affaires. Timide et nonchalant, il ne fait plus à la Koubbel-en-Nasr que de courtes apparitions, et la makhzénia tout entière s’est docilement conformée aux allures du maître : vizirs et secrétaires se sont attribué un supplément de congé hebdomadaire : le vendredi est devenu jour de complet chômage au même titre que le jeudi. Les heures de service ont été écourtées : on ne remonte plus au Dar-el-makhzen pendant l’après-midi ; en revanche, on prolonge le travail du matin jusqu’à complet achèvement de la besogne journalière, et les vizirs restent chez eux à la disposition du sultan, qui, en cas d’affaires urgentes ou d’incidens imprévus, les convoque à une heure quelconque du jour ou de la nuit.

Léger et impulsif, Moulay-abd-el-Aziz dédaigna la société permise de son hagib pour s’entourer de favoris, participant à ses distractions européennes. L’un d’eux, Si el-Mehdi-el-Menehbi, fut introduit parmi les vizirs, comme ministre de la Guerre ; et sa situation même auprès du sultan lui valut dans les conseils du gouvernement une prépondérante influence. Désormais, il n’est plus tenu compte du roulement traditionnel selon lequel tous les ministres étaient journellement appelés auprès du souverain : certains demeurent constamment aux côtés du prince et se trouvent mieux en mesure de faire prévaloir leurs avis ; d’autres ne reçoivent que des convocations intermittentes. Le grand vizir a perdu sa situation prédominante, et, peu à peu, tous les fils du gouvernement se sont rattachés entre les mains du favori. Les vizirs écartés ont pris des allures boudeuses, et, au lieu de se cantonner dans leur département spécial, ils recherchent, dans l’ensemble des affaires du makhzen, selon que leur intérêt les y pousse, le moyen de saisir la faveur souveraine... Sous le règne de Moulay-el-Hassan et la régence de Ba-Ahmed, il y avait donc un makhzen très fort, makhzen d’employés, appelés à servir une politique dont le sultan, puis le grand vizir, étaient les directeurs effectifs ; avec Moulay-abd-el-Aziz, s’est formé un makhzen très faible, makhzen de politiciens, intriguant les uns contre les autres.

Les intrigues présentes du makhzen sont fort délicates, et exigent d’infinis détours : il n’y a guère de chef d’Etat qui, par sa nature même, soit plus difficile à manier, pour ses ministres, que le sultan du Maroc. Si celui-ci ne peut se targuer d’un pouvoir absolu dans ses Etats, il le possède du moins dans son makhzen. Les événemens actuels ont abondamment démontré qu’au cas où les allures chérifiennes viennent à froisser le sentiment public, il suffit aux tribus d’y répondre par une agitation généralisée, développant dans tout le pays une force d’inertie latente, interrompant du coup la marche du gouvernement. En revanche, le personnel makzénien paraît désarmé à l’égard du souverain. Les croyances religieuses, spéciales au Maghreb, ne lui permettent point, comme dans le reste de l’Islam, de supprimer par la violence le chérif couronné ; d’autre part, l’incertitude quant aux intentions des successeurs possibles et la crainte de tomber de mal en pire sont faites pour écarter, chez les principaux vizirs, toute idée de déposition.

Dans ces conditions, l’autocratie souveraine ne connaît pas de limites au sein du makhzen, et les vizirs, qui représentent la classe des privilégiés, sont fort empêchés de parler nettement à un homme dont le moindre mécontentement pourrait entraîner leur ruine. Pendant deux ans, ils ont laissé le champ libre à Moulay-abd-el-Aziz et à ses favoris, les encourageant par leur silence, et se bornant dans la mesure du possible à limiter l’excès du mal. Jamais ils ne se risqueraient à heurter de front l’impulsivité du prince, soit par un avis trop péremptoire, soit même par une information trop brusquement présentée. Il leur convient mieux de prendre leur sujet par la douceur ; et il leur fallut de longs mois avant de l’initier aux dangereuses réalités de la présente agitation. Prudemment ils attendirent le moment propice, avant de saper l’influence des favoris, et faire écarter du Dar-el-makhzen les aventuriers européens qui s’y multipliaient. Ce fut une œuvre de patience, effectuée petit à petit, par des allusions sans cesse renaissantes, en entourant le sultan des objurgations de chorfa et d’oulémas, qui n’avaient rien à craindre de sa colère, en lui soumettant des traductions d’articles opportuns, publiés dans les journaux d’Europe, et en s’abritant derrière le langage des agens étrangers en mission auprès du makhzen.

Les principales beniqas se trouvent, à l’heure actuelle, occupées par les personnages suivans :

Grand vizir : Si Feddoul-Gharnit.
Ministre des Affaires étrangères : Si Abdelkérim-ben-Sliman.
Ministre de la Guerre : Si el-Mehdi-el-Menehbi.
Ministre des Finances : Cheikh Tazi.
Amin des Recettes : El Hadj-el-Mehdi-Lahlo.
Amin des Comptes : El Hadj-Mohammed-Benounna.
Amin des Dépenses et chambellan : Si Ahmed-er-Reqina.
Ministre des Réclamations : Si el-Mehdi-Gharnit.
Caïd-el-méchouar : Si Driss-ben-Yaïch.

La composition de ce cabinet marocain est typique du nouveau makhzen ; elle fait bien ressortir la place respective prise par les divers élémens qui participent au gouvernement du Maroc, et le rôle prépondérant joué par l’hérédité dans la désignation aux plus hautes fonctions de l’État. Parmi ces neuf grands dignitaires, l’allef et le caïd-el-méchouar sont seuls issus de tribus makhzen ; Si el-Mehdi est venu des Menahba, l’une des tribus quasi-makhzen du Haouz, Si Driss-ben-Yaïch des Bouakhar. Il est, en effet, naturel que le soin de l’armée reste confié à un membre de la caste militaire, et, pour l’office de maître des cérémonies, il a été de tradition constante, à la Cour chérifienne, de considérer un nègre bokhari comme particulièrement décoratif. Le grand vizir, le ministre des Affaires étrangères et. celui des Réclamations sortent des secrétaires du makhzen ; ils occupent les trois beniqas exigeant plus particulièrement des lettrés ou des savans. Les quatre départemens financiers reviennent, comme de juste, à des oumana. Parmi eux, l’amin-ed-dekhel, Si Ahmed-er-Reqina, est un amin de Tétouan ; il remplit, en même temps, les fonctions de hagib, par une dérogation aux anciens usages, qui réservaient le poste de chambellan aux esclaves nègres du Palais.

Parmi les détenteurs actuels des diverses beniqas, il n’en est aucun qui puisse être considéré comme arrivé par ses seules forces aux premiers rangs du makhzen : tous appartiennent à des familles parvenues depuis plus ou moins longtemps aux honneurs ou à la fortune, et leur carrière à tous s’est développée, dès le début, dans l’entourage des grands. Si Feddoul-Gharnit est né à Fez, d’une vieille famille maure, originaire de Grenade, émigrée d’Espagne au XVIIe siècle, lors du dernier exode de sa race. Son père fut vizir sous Moulay-abd-er-Rahman ; élevé avec Moulay-el-Hassan à la cour de Sidi Mohammed, il s’établit une intimité d’enfance entre Si Feddoul et le futur sultan. Sous le règne de Moulay-el-Hassan, Si Feddoul devint ministre des Affaires étrangères ; écarté des affaires par Ba-Ahmed, il y est, revenu depuis deux ans, comme grand vizir. Si Abdelkérim-ben-Sliman est également issu de Maures de Grenade ; le goût des négresses, si fréquent au Maroc, a introduit dans sa famille une forte proportion de sang noir. Son père était mohlaseb de Fez, son frère aîné secrétaire au makhzen ; ce dernier fut assez influent pour introduire Si Abdelkérim auprès de Ba-Ahmed. Le tout-puissant vizir s’intéressa au jeune mulâtre, dont il fit son secrétaire d’en face, en le prenant pour intermédiaire auprès des missions étrangères de passage à la Cour. Si Abdelkérim était, en même temps, chargé de donner quelques leçons à Moulay-ubd-el-Aziz ; après la mort de Ba-Ahmed, il se trouva naturellement appelé à recueillir, dans sa succession, le ministère des Affaires étrangères. Les Ouled-Ettazi sont répartis entre Fez et Rabat ; le père de Cheikh Tazi était un gros négociant de Fez, qui fut amin des douanes ; son frère Si Tahar devint amin-ech-chkara ; un de ses parens, Si Abdessclam, de Rabat, ministre des Finances. Tandis que ses proches pénétraient ainsi dans les beniqas du makhzen. Cheikh Tazi s’installait à Manchester, pour le commerce des cotonnades ; il revint au Maroc, comme administrateur des douanes à Saffi ; Ba-Ahmed l’appela à la Cour, en qualité d’amin-ech-chkara ; lors du remaniement qui suivit la mort du régent, il fut nommé ministre des Finances. Le père de Si Driss-ben-Yaïch était déjà caïd-el-méchouar ; lui-même, avant d’obtenir cette charge, avait été gouverneur d’Oudjda et de Tétouan. Le ministre des Réclamations, Si el-Mehdi-Gharnit, personnage assez effacé, doit sa beniqa à l’influence de son frère, le grand vizir. De tous, le seul qui puisse, jusqu’à un certain point, passer pour un parvenu, est Si el-Mehdi-el-Menehbi ; pourtant, son père et son frère furent caïds de la modeste tribu des Menahba ; il le devint, à son tour, après avoir servi dans les corporations intérieures du Palais ; en fait, c’était le mokhazni de confiance de Ba-Ahmed ; il vivait dans la maison du régent, il se trouva le premier à porter au sultan la nouvelle de sa mort ; un coup de fortune saisit alors le jeune mokhazni pour l’installer dans la beniqa de l’allef et en faire le principal favori du maître.

Les boule versemens du makhzen, provoqués par la poussée impétueuse de Moulay-abd-el-Aziz et de ses favoris, la faculté laissée aux vizirs de devenir les inspirateurs et non plus seulement les instrumens de la politique chérifienne, ont relégué au second plan la personnalité, jadis prépondérante, du grand vizir, en attribuant les premiers rôles aux ministres de la Guerre et des Affaires étrangères. Si el-Mehdi-el-Menehbi et Si Abdelkérim-ben-Sliman.

Si Feddoul n’était point homme à affirmer son personnage dans le chaos d’idées et d’incidens qui ont marqué les dernières années. C’est un petit vieillard septuagénaire, déjà paralysé d’un côté, vieilli dans les menues intrigues du makhzen, plein de finesse, de scepticisme et d’esprit. Il avait obtenu la plus haute charge de l’Etat, grâce à l’influence de Si el-Mehdi-el-Menehbi, qui voulait se débarrasser des remontrances de son prédécesseur et mettre en sa place un homme assez effacé et discret pour ne point contrecarrer auprès du maître l’action du favori. Si Feddoul se plia sans résistance à ce rôle peu flatteur ; il ne se manifeste de temps à autre que par des critiques timides et désabusées. Néanmoins, à le fréquenter, on ne saurait méconnaître le charme réel de sa personne : sa figure est fine, encadrée d’une barbe blanche très soignée ; ses vêtemens sont faits de tissus délicats et d’une extrême blancheur ; la rezza démesurée, que lui permet sa grandeur, est enroulée avec minutie ; il est de ces vieillards menus et raffinés, qui se répandent en anecdotes sur le passé avec d’autant plus d’abondance qu’ils con- naissent l’agrément de leur esprit. Bien qu’il n’ait jamais quitté son pays, il soupçonne assez de l’Europe pour savoir présenter les choses marocaines sous l’angle qui convient à ses visiteurs étrangers. Si Feddoul appartient à cette école d’hommes d’Etat, charmans, cultivés, indifférens et résignés, qui se produisent spontanément, à l’heure de la décomposition des États musulmans, et dont notre génération a connu les derniers débris, à Constantinople ou au Caire.

Il fallait des esprits plus jeunes, des caractères mieux trempés pour s’emparer de la direction du makhzen, au moment où la pénétration européenne se présentait à lui avec une vigueur inaccoutumée et trouvait un allié inattendu en Moulay-abd-el-Aziz. L’accident de l’occupation du Touat par les troupes françaises paraît avoir déterminé l’inévitable crise. Nous avons été portés à voir, dans ce développement nécessaire de la politique algérienne, un acte naturel, n’affectant en aucune façon l’intégrité marocaine, puisque les oasis se trouvaient placées à l’extrémité du bled-es-siba, et que les caïds du makhzen n’y exerçaient pas la moindre autorité de fait. Ce sont là raisons politiques, qui n’ont guère de valeur au Maghreb. La possession du Touat importait, en effet, très peu à l’équilibre matériel de l’Empire ; mais on vit, dans notre action, une agression contre une terre d’Islam, une atteinte portée au patrimoine des musulmans et la menace d’un prochain avenir. Il n’en fallait pas davantage pour bouleverser la conscience marocaine, l’inciter à la guerre sainte, et tendre, à l’extrême, le lien fragile unissant les tribus à un sultan qui se montrait impuissant à défendre contre les infidèles les intérêts religieux du pays, par conséquent à remplir la tâche traditionnelle des dynasties chérifiennes. L’ébranlement fut si profond et les gens du makhzen eurent un tel sentiment de l’affaiblissement de l’État qu’ils furent unanimes à concevoir la nécessité d’un nouveau système et l’urgence de réformes indispensables, aptes à rétablir la situation compromise. Afin de rechercher des conseils et des moyens d’action, Si el-Mehdi-el-Menehbi et Si Abdelkérim-ben-Sliman furent, en juin 1901, envoyés comme ambassadeurs à Londres et à Paris : depuis lors, la carrière politique de ces deux vizirs fut déterminée par les conséquences de leur voyage.

Si el-Mehdi n’a que trente-trois ans ; il n’avait pas encore atteint la trentaine qu’il s’était déjà élevé aux premiers rangs de l’État. Chef de l’armée par ses fonctions d’allef, chef réel de l’administration grâce à la faveur du sultan, entouré de cliens et de flatteurs, disposant de la richesse et de la puissance, fastueux dans ses allures. Si el-Mehdi n’avait connu que les sourires de la fortune. Confiant dans sa jeunesse et dans son étoile, il n’était point disposé à prévoir les obstacles ; si bien que le jeune sultan et le jeune favori étaient également préparés à écouter les suggestions les plus hardies. D’autre part, la médiocre origine et la croissance rapide de Si el-Mehdi avaient causé quelque scandale dans le personnel makhzénien, qui le traitait en parvenu, et il devait être agréable à un tel homme, dégagé de toute tradition de famille, de faire prévaloir un plan de réformes, propre à réduire l’orgueil de la caste privilégiée. A Londres, Si el-Mehdi fut entretenu dans des théories séduisantes, qui envisageaient la cohésion de l’Empire par l’accroissement du makhzen, l’appel de l’intelligence et du capital européens, en un mot la formation d’un État musulman, unifié sous l’égide internationale, comme barrière infranchissable aux ambitions françaises. De retour au Maroc, l’allef se mit au travail, avec le concours empressé de son maître ; la fête européenne battit son plein au Dar-el-makhzen, on s’y entoura d’aventuriers étrangers, on parla d’emprunts et de chemins de fer. Avec une inconcevable légèreté. Si el-Mehdi se fit le metteur en scène de toute cette fantasmagorie : il était aimable, cherchait à plaire, on se sentait volontiers attiré par cet Arabe, assez grand de taille, mais chétif et malingre, aux allures souples et un peu féminines, dont la jeunesse se laissait accabler par les amertumes de l’absolu pouvoir. Il publiait son goût des choses de l’Europe, disait les inoubliables souvenirs que lui avait laissés son unique voyage et son regret de ne connaître ni le français ni l’anglais. Sa table était bien servie : sa maison, quoiqu’un peu trop neuve et un peu trop riche, formait un merveilleux ensemble de céramiques multicolores, de plâtres fouillés et de boiseries peintes. Mais le Maroc était peu propice à cette ivresse d’innovations… Si l’on avait peu agi, on avait beaucoup parlé, et le bruit fit apparaître Bou-Hamara dans les montagnes berbères. Rappelé à la réalité et à ses fonctions austères de ministre de la Guerre, Si el-Mehdi paya bravement de sa personne ; il fit preuve de courage et d’énergie, entraîna sa mahalla récalcitrante à travers le Djebel ; mais sa chance première l’avait abandonné ; sa fortune s’enliza avec l’insuccès prolongé[1].

Si Abdelkérim-ben-Sliman a dépassé la cinquantaine, si bien que son âge, son passé et ses traditions le préservaient des aventures. Le résultat de son ambassade à Paris lut la conclusion du protocole du 20 juillet 1901, augmenté par les accords complémentaires des 20 avril et 7 mai 1902, qui fixèrent définitivement la frontière entre l’Algérie et le Maroc, afin d’y prévenir toute cause future de conflit : l’opinion française y vit, à juste titre, un premier essai de coopération franco-marocaine et l’inauguration d’une politique nouvelle de pénétration pacifique au Maroc. De son côté. Si Abdelkérim espérait sans doute avoir constitué un tampon efficace, à la faveur duquel le Maroc pourrait se défendre contre la rapide transformation européenne, préconisée par la diplomatie anglaise et procéder, par ses seules forces et selon ses propres traditions, aux réformes nécessaires. Si Abdelkérim a rapporté de son voyage une sympathie réelle pour notre pays et nos idées. Il prétend même que son court séjour en France l’a imprégné des principes de la Révolution, autant qu’ils étaient compatibles avec son double caractère de Marocain et de musulman. L’idée d’égalité aurait fait de lui le plus ardent propagateur du Tertib, qui cherchait à unifier le Maroc par l’abolition de privilèges séculaires ; et, malgré son goût conservateur, il a toujours été le premier à appuyer les petites mesures humanitaires que l’on suggérait parfois à Moulay-abd-el-Aziz.

Si Abdelkérim est un mulâtre, assez foncé de couleur ; sa barbe commence à grisonner, les traits un peu épais de son visage restent jeunes et il n’a pas encore pris d’embonpoint. Son accueil est aimable et souriant, ses vêtemens soignés sans recherche d’élégance ; sa maison est grande, sans excès d’ornemens ; il donne l’impression d’un homme sérieux et utile, entêté dans ses vues, retors dans la discussion, mais loyal en affaires et plein du sentiment de sa responsabilité. Son langage est rempli d’expressions religieuses, et il termine volontiers ses discours par la formule de résignation à la volonté divine : « Il n’y a de force et de puissance qu’en Dieu ! » Il est si strict dans ses pratiques qu’il n’hésite pas à quitter ses hôtes pour faire exactement sa prière aux heures prescrites ; il s’entoure volontiers de chorfa et d’oulémas ; et, dans l’intérieur de sa maison, sont appendus aux murs, par dévotion particulière, ces longs cierges de cire brune, que les musulmans ont coutume de déposer sur le tombeau des marabouts. Relégué au second plan, critiqué dans son œuvre sur la frontière algérienne. Si Abdelkérim dut ronger son frein, en assistant sans mot dire au triomphe de Si el-Mehdi-el-Menehbi et à l’éclosion d’une politique qu’il considérait comme désastreuse pour le makhzen. L’apparition de Bou-Hamara permit au ministre des Affaires étrangères de rentrer en scène, et les progrès de l’agitateur donnèrent plus d’autorité à ses conseils[2].


V

Bien que Si el-Mehdi ait paru travailler dans l’intérêt anglais et Si Abdelkérim dans celui de la France, il faut se garder de toute illusion sur leurs sentimens intimes à l’égard de l’Europe, Bons musulmans, purs Marocains, ils sont, avant tout, retenus par le lien solide qui réunit entre eux les personnages makhzen. C’est, en effet, chose curieuse combien forte est l’empreinte makhzen chez ceux qui se rattachent, de près ou de loin, au gouvernement du Maroc. Pour mieux s’imposer au pays dont il est issu, le personnel makhzénien a adopté des usages, des façons de penser, des préjugés, des attitudes, des traditions, une politique, un vêtement, jusqu’à un style, qui doivent le différencier du commun et mieux marquer sa séparation d’avec la masse gouvernée. Il en résulte que la classe privilégiée est la seule disciplinée au milieu de l’anarchie marocaine ; elle acquiert, de ce chef, une cohésion qui assure son autorité.

L’existence même que doivent mener la plupart des gens makhzen les déracine, les coupe de tout contact avec leur tribu ou leur ville d’origine, pour les rattacher exclusivement à l’institution dont ils dépendent. Le gros du makhzen, formé de la Cour, du gouvernement et de l’armée, est concentré autour du sultan et devient nomade comme lui ; — la vie se passe sous la tente, ou bien, par intervalles inégaux, dans une des villes impériales ; d’où mobilité constante, sans attaches nulle part. L’horizon se rétrécit, et les gens makhzen n’ont plus d’yeux que pour cette collectivité puissante, maîtresse de leur situation et de leur fortune. l’Indolence et la résignation facilitent cet abandon des individus : ils sont déchargés de toute préoccupation d’entretien, du soin de se loger et de se nourrir, maintenus sous l’impression qu’ils appartiennent corps et âme au makhzen et qu’ils ne sauraient échapper à son formidable pouvoir. C’est un engrenage irrésistible, dans lequel, dès le début de sa carrière, est saisie la jeunesse makhzen ; elle n’a chance de développement que par le patronage de quelqu’un des grands ; si bien que son principal effort tend à pénétrer, puis à plaire dans la beniqa ou devant la porte d’un personnage influent. A peu près débarrassé de tout souci matériel, l’individu makhzen peut contempler, sans excès d’envie, le faste des puissans, installés dans les plus belles maisons des villes impériales ; il se console, en pensant que ces splendeurs sont précaires et que le caprice du maître pèse également sur les grands et sur les petits.

L’avidité du makhzen prépare sournoisement la ruine de ceux des caïds et des oumana, considérés comme trop puissans ou trop riches. La disgrâce chérifienne entraîne l’arrestation des plus illustres, leur déportation à Larache, Rabat, Mogador, surtout à Tétouan, la confiscation des biens, la dispersion de la famille, la mise en vente des esclaves. L’un des Djamaï est enfermé, depuis dix ans, dans la prison de Tétouan ; le prédécesseur du grand vizir actuel, El-Hadj-Mokhtar, relégué à Mékinez ; il est gratifié d’une petite pension et vit de ses leçons dans une mosquée de la ville. Si el-Abbès-ben-Daoud, qui fut gouverneur de Marrakech, se traîne péniblement derrière le makhzen pour solliciter un retour en grâce. A l’heure de la mort, ceux-là mêmes qui ont réussi, leur vie durant, à se maintenir aux premiers rangs de l’Etat, ne sauraient échapper aux rigueurs du régime makhzénien ; leurs biens sont séquestrés et l’arbitraire souverain désigne la part de succession abandonnée à leurs enfans. Il y a, à Fez et à Marrakech, plusieurs magnifiques jardins qui sont délaissés et des palais qui menacent ruine ; c’est la dépouille des morts ou des disgraciés, de Ba-Ahmed, des Djamaï, de Ben-Daoud, qui, devenue la proie du makhzen, témoigne, par son délabrement, du néant des grandeurs marocaines.

Malgré l’âpreté d’un tel système, les gens qui en font partie, ressentent une extrême fierté d’appartenir au makhzen ; ils se savent les membres d’un corps privilégié, et la conscience d’un tel avantage leur fait oublier leur misère. Il en résulte un état d’esprit spécial qui caractérise le monde makhzen. Associés au pouvoir, ils se considèrent volontiers comme l’élite sociale du pays. La supériorité de leur institution les pénètre à tel point qu’ils ne sauraient douter de sa toute-puissance ; les événemens actuels ont révélé une classe gouvernementale, qui ne voulait jamais perdre confiance en elle-même et dont l’optimisme irréductible était à l’épreuve des plus graves échecs. Pénétrés d’une idée commune, tous les gens makhzen sont prêts à juger les choses sous le même jour, et il s’établit parmi eux une incroyable discipline d’opinion. De la makhzénia journalière se dégage une opinion makhzen, une façon de présenter les nouvelles et d’en envisager les conséquences, qui tend à s’imposer à l’opinion du pays.

Il existe un costume makhzen, avec un caftan aux larges manches et une faradjia, c’est-à-dire une chemise de linge fin, se boutonnant jusqu’au cou, au travers de laquelle transparaît le drap du caftan. Naguère, les gens makhzen s’abstenaient de raser, au-dessus des oreilles, deux grosses touffes de cheveux, qui leur donnaient le plus féroce aspect ; cet usage est maintenant abandonné au vulgaire des mokhaznis.

Les règles de la vie religieuse permettent également aux gens makhzen de se singulariser ; et ils ne peuvent pas appartenir aux mêmes confréries que le commun des mortels. Suivant l’exemple de Ba-Ahmed, qui jugeait utile à sa politique de concilier les influences sahariennes, la plupart se sont affiliés à la confrérie du Chérif Ma-el-Aïnin, établi à Chenguit, entre le Draa et la Seguiet-el-Hamra. On dit Moulay-abd-el-Aziz lui-même affilié à cette confrérie, qui, en dehors du makhzen, compte fort peu d’adeptes au Nord de l’Atlas.

A part les vizirs, qui disposent de belles maisons et que leur situation oblige à un certain train d’existence, le personnel makhzénien, sous l’influence des déménagemens multiples que nécessitent les déplacemens de la cour, est contraint de mener une vie très simple. Il y a plus de luxe et de raffinement dans la société maure que du côté makhzen. D’autre part, les tribus privilégiées ayant été le point de départ de l’institution gouvernementale, les coutumes bédouines ont prévalu au sein du makhzen ; les femmes makhzen se coiffent du foulard, et non point du hantouz des femmes de Fez ; on use, dans ce milieu, non point du pur arabe des villes hadhariya, mais d’un dialecte campagnard, qui fait la joie des Maures, toujours enclins à l’opposition et prompts à mettre en parallèle leur propre culture avec la grossièreté du makhzen.

Si le langage usité au makhzen est d’une pureté contestable, le style employé pour la correspondance administrative est d’une extrême correction, et inspiré de l’arabe le plus littéraire. Même à l’époque où la plupart des fonctionnaires sortaient des tribus makhzen, on avait soin de choisir un lettré pour grand vizir ; plus récemment, l’introduction de l’élément maure a assuré le recrutement d’un personnel de secrétaires, d’une culture délicate et raffinée. Il s’est ainsi formé un style makhzen, d’une allure légèrement condescendante, comme il convient à une aussi majestueuse institution, avec des tournures particulières, des formes de discussion et même un vocabulaire spécial, qui, à défaut de mots ? rabes appropriés, fait de larges emprunts à la langue espagnole.

Ce n’est pas seulement la correspondance qui est soumise, dans le makhzen, à des règles très strictes. Il n’y a pas un détail de la vie qui échappe à la qaïda ; et ce protocole, dont la moindre violation fait scandale, contribue pour beaucoup à maintenir la sévère discipline du personnel makhzénien, en donnant à ses principaux membres une réelle apparence d’autorité, au regard des Marocains aussi bien que des étrangers. Les rapports entre gens makhzen sont soumis à de minutieux usages. Chacun sait d’avance quelles visites il doit rendre, quelles invitations, quels cadeaux il doit faire ou recevoir, quelles félicitations il doit apporter pour les fêtes de famille, circoncisions, ou mariages, quelles formules de politesse ou quelles courtoisies il doit employer dans son langage et dans ses lettres. En abordant les grands de ce monde, on observe la façon dont il faut leur baiser la main ou l’épaule, et l’on n’aurait garde de s’adresser à un vizir, sans le saluer de son titre de feqih, qui veut dire docteur ou savant. Dominés par leur grandeur, les vizirs sont tenus à une extrême réserve ; ils attendent chez eux les visiteurs qu’il leur convient d’admettre, mais ils ne sauraient rendre aucune visite.

Parmi la cohue nomade qui forme le makhzen, le temps a fait émerger un certain nombre de grandes familles, qui, depuis des générations, ne se séparent point de la Cour et, par une sorte de privilège héréditaire, y fournissent des candidats aux plus hautes fonctions. Certaines de ces familles sont particulièrement distinguées. Les ancêtres du pacha actuel des Chéraga, Ould-Ba-Mohammed-ech-Chergui, figurent depuis deux siècles à la tête de cette tribu makhzen, depuis qu’une fille de leur famille, ayant épousé Moulay-Abdallah, est devenue la mère du sultan Sidi Mohammed. Le gouverneur de Fez, Si Abd-er-Rahman-ben-Abdessadok, est un Riffain du guich de Tanger, dont les ancêtres descendirent de la montagne pour diriger la guerre sainte contre les Anglais, possesseurs de la ville ; depuis la reprise de Tanger, à la fin du XVIIe siècle, les Abdessadok sont devenus les plus importans personnages du Nord du pays. Plusieurs générations de Ben-Daoud ont fourni des gouverneurs à la ville de Marrakech. Chez les Bouakhar, il y a quelques familles considérables : les Knichech sont de père en fils pachas de Mékinez ; les Ben-Yaïch se succèdent comme caïds-el-méchouar. Le nom de Ba-Ahmed illustre les corporations d’esclaves nègres. Depuis sa reconstitution, le guich d’Ehl-Sous appartient aux Faradji, et c’est un Ould-Faradji qui est, en ce moment, gouverneur de Fez-el-Djedid. Les Djamaï, les Kerdoudi, les Mesfioui, les Gharnit, les Ben-Driss, les Bouhacherin et les Ben-Sliman se sont distingués parmi les secrétaires du makhzen, et ce sont eux qui ont fourni les principaux vizirs depuis le règne de Moulay-abd-er-Rahman.


VI

Dans ces grandes familles se conservent précieusement les traditions politiques et les procédés de gouvernement qui ont maintenu jusqu’à ce jour l’autorité makhzénienne ; car la politique makhzen est chose trop délicate et trop compliquée pour être le fait du grand nombre. En réalité, l’empire du Maroc est une fédération vague, englobant un grand nombre de tribus ou de fractions, parfois minuscules. Chacun de ces organismes possède sa constitution propre ; chacun se montre, avant tout, jaloux de son indépendance et souhaite, afin de la conserver, le maintien d’une anarchie propice. Il n’existe que deux liens susceptibles de réunir entre eux ces atomes divergens et de provoquer, par leur réunion, la constitution d’un État : un lien religieux, né des croyances musulmanes spéciales au Maghreb, qui fait accepter aux tribus l’influence des zaouïas, l’action collective des chorfa, des marabouts et des oulémas, et l’autorité suprême du chérif couronné ; un lien politique, créé par le développement historique du makhzen, qui superpose un pouvoir central à l’éparpillement des groupes locaux. L’utilisation prudente de ce double lien permet le gouvernement du Maroc. Mais la force centrifuge y est si puissante que le gouvernement doit se borner au maniement des organes essentiels, éviter toute intervention directe dans les affaires des tribus, et faire de son administration une véritable diplomatie.

Si les tribus avaient un sentiment quelconque de cohésion, et parvenaient à s’entendre entre elles, le makhzen cesserait d’exister par le fait même : le fondement de la politique makhzen consiste donc à les diviser, à éterniser entre elles les querelles héréditaires et à exercer, dans chacune d’elles, le maximum d’autorité compatible avec les circonstances. Le makhzen écrase et pressure les faibles ; il garde certains égards vis-à-vis de ceux qui sont capables de résistance : il néglige prudemment les forts. Les villes et les plaines exposées aux coups du pouvoir central, obligées de subir ses exigences, doivent lui fournir les ressources militaires et fiscales, destinées à contenir la montagne inaccessible. Le double fait de payer l’impôt et d’envoyer un contingent caractérise donc le bled-el-makhzen, par opposition au bled-es-siba, qui garde ses hommes et son argent. Certaines tribus sont constamment soumises ; certaines autres vivent, au contraire, dans une perpétuelle insoumission ; il en existe bon nombre, sur les premières pentes de la montagne, qui demeurent dans une situation intermédiaire, apportent ou retiennent leur soumission, selon les circonstances ou la force du makhzen. C’est dans ces régions indécises que le sultan peut, de temps à autre, lancer quelques expéditions lucratives et exercer, grâce à son armée, une action intermittente. Développer le bled-el-makhzen jusqu’à ses limites extrêmes et réduire dans la mesure du possible le bled-es-siba, a toujours été le but de la politique makhzen, et les plus grands souverains du Maroc ont été ceux qui ont su obtenir l’impôt du plus grand nombre de tribus.

En dehors de l’impôt et du contingent, le makhzen ne peut pas avoir de grandes exigences. Il ne demande aux tribus que d’assurer, sur leur territoire, la sécurité du passage et les laisse se gouverner à leur guise ; elles n’ont pas de routes à entretenir, pas de travaux publics à exécuter ; le principe de la responsabilité collective leur garantit à elles-mêmes une police suffisamment efficace. En fait de fonctionnaires, le makhzen se borne à nommer les cadis, les gouverneurs des villes et les caïds des tribus. Comme la population des villes est plus malléable, il est souvent indifférent de leur attribuer un gouverneur quelconque ; il en est de même des tribus modestes, dont il importe peu de ménager les convenances, ou bien de celles qui viennent d’être réduites, et qu’il s’agit de maintenir sous une vigoureuse autorité. Dans la plupart des tribus de la plaine soumise, les caïds sont choisis parmi les contribules ; parfois quelque ancien mchaouri, issu de la tribu, que son séjour à la Cour a imprégné des idées makhzen ; le plus souvent de grands propriétaires, dont les familles détiennent cette dignité depuis plusieurs générations Cependant la désignation ne saurait être tout à fait arbitraire, et le makhzen doit, au préalable, s’assurer de l’assentiment de la tribu ; autrement la kasbah du nouveau caïd risquerait d’être pillée par ses administrés, puis une délégation se hâterait vers la Cour, pour se réfugier dans quelque koubba et réclamer un nouveau choix. Le caïd, une fois nommé par le makhzen et agréé par les siens, devient un potentat dans sa tribu, où il exerce le même pouvoir absolu que le sultan dans l’Empire ; c’est lui qui désigne ses cheikhs, répartit l’impôt, et recrute le contingent ; c’est lui seul que connaît le makhzen pour l’accomplissement des obligations de la tribu, et c’est avec lui que s’ouvrent une correspondance et une comptabilité.

Le soin de cette correspondance et de cette comptabilité avec les tribus revient à la bureaucratie makhzénienne, qui remplit les diverses beniqas. La correspondance est considérable ; car, même dans les parties les plus reculées du bled-es-siba, il n’est pas de tribu qui ne soit en rapport avec le makhzen. Bien que résolues à se soustraire à son autorité, elles tiennent toutes à garder un contact avec lui et à ne point se détacher complètement d’un pouvoir musulman, qui maintient, aux yeux des étrangers infidèles, le symbole de l’unité impériale. Ce souci ne s’est jamais mieux manifesté qu’au cours de la présente agitation, où il n’est pas une des tribus rebelles qui, tout en le combattant par les armes, ait interrompu ses négociations avec le makhzen. La comptabilité est naturellement plus limitée, car on ne peut entrer en compte qu’avec les tribus soumises.

Les obligations fiscales de ces tribus sont consignées dans un registre, qui fut établi lors de la réorganisation de l’impôt par les Saadiens ; il contient, pour chaque tribu, le relevé des chefs de famille propriétaires, c’est-à-dire le nombre des unités imposables, calculé par tentes, par feux, par fusils ou par étendards, selon les régions. Le prince Almohade Yacoub-el-Mansour avait été le premier à percevoir les deux impôts coraniques, l’achour et le zekkat ; quant à la naïba, c’était, en principe, un impôt supplémentaire, destiné à parer aux frais extraordinaires de la guerre, que les Almohades et les Mérinides avaient déjà commencé de percevoir. Quand le premier Saadien entreprit la lutte contre les Portugais, il demanda une contribution aux gens du Sous, et chacun d’eux dut apporter un dirham. Fort de ce précédent, lors de la constitution actuelle du makhzen, ce fut la naïba qui dut fournir des ressources permanentes pour les dépenses militaires. Elle reçut alors son nom et sa forme définitive. Imposée d’abord à tous, en nature, puis en espèces, elle fut promptement épargnée aux groupes privilégiés : la dispense d’impôt, dont les chorfa bénéficiaient déjà, sous les Mérinides, en vertu de dahirs nominatifs, fut étendue aux tribus makhzen, et les diverses zaouïas obtinrent successivement la même faveur. La naïba continue à peser sur la plèbe, taillable à merci, des tribus non privilégiées ; c’est devenu un impôt fort arbitraire dans sa perception et dont le makhzen exige le paiement, quand il le juge à propos, soit qu’il le réclame de toutes à propos d’une expédition chérifienne, soit qu’il l’impose à une tribu isolée, en punition de quelque méfait. La naïba, dont l’unité, prévue au registre, peut être doublée selon les besoins de l’Etat, se paie en nature ou en espèces ; la daïra est la contribution en argent, la koulfa l’apport de bêtes de somme, paille, orge et bœufs pour la fabrication de la viande conservée. La naïba est intermittente et doit être acquittée en sus de l’achour et du zekkat, qui sont annuellement perçus.

En outre du registre fiscal, le makhzen détient un registre des obligations militaires, dont l’idée première remonte à Moulay-Sliman, qui se mit à envisager la réforme de son armée, lors de la dispersion des Bouakhar. Ce furent Moulay-abd-er-Rahman et ses successeurs qui donnèrent à ce registre sa forme actuelle. Il contient la liste de toutes les tribus soumises et le contingent que chacune d’entre elles est en mesure de fournir, en fantassins et en cavaliers. Les fantassins sont destinés au recrutement de l’armée permanente, les cavaliers sont les nouaïb, convoqués dans le seul cas de harka, par appel chérifien.

Chaque caïd reçoit une copie des registres fiscaux et militaires, en ce qui concerne les obligations de sa propre tribu, et il est responsable vis-à-vis du makhzen de la façon dont elle les remplit. C’est un principe de la politique makhzen de faire en sorte que le compte de chaque caïd reste débiteur, en argent et en hommes ; on pense influer ainsi sur leur docilité, par la constante menace du règlement de l’arriéré. Le makhzen cherche, d’ailleurs, à laisser aux tribus le moins de ressources possible, de peur qu’elles ne les emploient à l’achat de chevaux et d’armes, car il est de règle, au Maroc, que la révolte y soit la conséquence de la prospérité. Si quelque caïd s’attardait trop dans ses obligations, ou faisait mine d’indépendance, le pouvoir central commencerait à s’inquiéter de son attitude. Il n’est pas d’usage que les chefs des tribus entretiennent des représentans auprès du sultan. A moins qu’ils ne soient appelés à la Cour, soit en cas de harka, où tous doivent accourir à la tête de leurs nouaïb, soit sur une convocation individuelle, c’est par correspondance que le makhzen traite d’affaires avec eux. S’il s’agit d’une question insignifiante, la lettre est apportée de la capitale par un des msakhrin ; l’envoi d’un mchaouri comporte déjà une missive plus importante ; dans un cas sérieux, on déplace même un des moualin-el-mekhala (gens du fusil) qui figurent, dans l’entourage du sultan, parmi les officiers de la couronne. Si l’on veut faire une tentative de conciliation, le grand vizir dépêche un secrétaire de sa beniqa ; s’il s’agit, au contraire, de donner un dernier avertissement, on envoie un caïd-er-raha avec quelques soldats, qui s’installent comme de véritables garnisaires. Tous les envoyés du makhzen sont porteurs d’un papier officiel, qui mentionne le motif de leur venue et le chiffre de la commission, — sokhra, — que devra leur payer l’intéressé. Si les affaires se compliquent, si la puissance du caïd devient trop dangereuse, ou sa résistance trop manifeste, il ne reste plus au makhzen qu’à employer les grands moyens : en pays soumis, il provoque des compétitions parmi les contribules du coupable, divise son territoire entre plusieurs caïds, le destitue ou l’emprisonne. Vis-à-vis des tribus qui frisent l’insoumission, il doit prendre son temps, attendre l’occasion propice, puis risquer une expédition militaire, qui, après avoir infligé un châtiment exemplaire au groupe récalcitrant, fera rentrer, du même coup, l’arriéré des impôts.

S’il n’est point de gouvernement dont l’organisme paraisse plus simple que celui du Maroc, il n’en est pas non plus dont le maniement soit plus compliqué. C’est un véritable groupement de petits États autonomes, à l’égard desquels le makhzen doit procéder, selon une diplomatie appropriée à chacun d’entre eux. Pour réussir dans sa tâche, il lui faut acquérir, par la concession de certains privilèges, le concours des principales influences ; concours militaire des tribus makhzen, concours administratif des caïds, concours religieux des chorfa et des zaouïas ; encore doit-il s’employer sans cesse à contenir ses associés privilégiés, de peur de se trouver quelque jour à leur merci. Si le makhzen demande aux tribus de satisfaire à quelques obligations limitées, c’est à seule fin d’assurer son existence, et son ambition ne va pas au delà de développer dans l’Empire un système fiscal et un système militaire.

Malgré son étendue, sa population et ses richesses naturelles, le Maroc est, financièrement, l’état le plus faible qui se puisse concevoir. Pour répondre aux usages locaux, le makhzen est obligé d’accepter, en nature, une part considérable des impôts, si bien qu’il est facilement à court de numéraire, tout en disposant d’un excès de ressources pour fournir la mouna ou des cadeaux. D’autre part, sauf pour la naïba, qui apparaît historiquement comme une conséquence de la conquête du pays par le groupe dominant, et qui constitue, d’ailleurs, une rentrée extraordinaire en vue de la dépense extraordinaire des expéditions militaires, il n’est pas loisible au makhzen d’établir à son gré de nouvelles taxes. Le pays soumis paie volontiers les deux impôts coraniques, l’achour et le zekkat, puisqu’ils résultent d’un devoir religieux. L’idée féodale le réconcilie avec l’obligation de la hédia, c’est-à-dire de l’hommage, en espèces et en nature, apporté par les vassaux au seigneur suzerain, à l’occasion des trois grandes fêtes religieuses. Les superstitions du Maghreb font également admettre la légitimité de ziaras, qu’apportent les caïds au chérif couronné, lors de leurs visites à la Cour, et qui reviennent, non point au Trésor public, mais à la bourse particulière des sultans. Le makhzen peut également toucher le revenu de ses immeubles, comme tout autre propriétaire foncier, et percevoir des droits de douane, parce qu’ils affectent le commerce étranger, sans peser directement sur les musulmans. Mais c’est à cela que se bornent les recettes légitimes de l’Etat et sa faculté d’imposer les gens. Les mostafad ou contributions indirectes, qui comportent aujourd’hui les droits de portes et de marchés, les monopoles du soufre, du kif et du tabac à priser, sont d’institution moderne, et la population ne s’y prête point sans difficultés. Quand, pour la première fois, au XVIIIe siècle, Sidi Mohammed-ben-Abdallah essaya d’établir le meks (c’est ainsi que l’on nomme tout impôt non coranique), en taxant, à Fez, les balances des marchés au beurre et aux huiles, — taxe bien minime, puisque son revenu annuel ne devait pas dépasser 3 000 metkals, — les Fasis crièrent à l’hérésie, et le sultan dut interroger les oulémas de la ville, quant à la légitimité de la taxation. Ceux-ci rendirent un fetoua, reconnaissant au souverain la faculté d’exiger des droits supplémentaires, s’il ne disposait pas de ressources suffisantes pour l’entretien de son armée : c’est en vertu de ce fetoua propice qu’un début timide de contributions indirectes et de monopoles a pu être tenté au Maroc.

Pour modestes qu’ils soient, les services financiers jouissent d’une assez sérieuse organisation. Ils sont confiés au corps des oumana, qui a été institué sous le règne de Moulay-Sliman, lorsque le makhzen, renonçant au monopole du commerce extérieur, qui existait à son profit, se décida à établir des douanes dans les ports ouverts. D’abord, ces oumana furent exclusivement recrutés parmi les négocians de Tétouan, Salé et Rabat ; à la fin du règne de Moulay-abd-er-Rahman, on s’adressa aussi aux gens de Fez, qui acquirent promptement la prépondérance parmi les agens fiscaux du makhzen. Chaque année, une liste est dressée par le ministre des finances, contenant les noms des commerçans établis dans les quatre villes favorisées et susceptibles de remplir les fonctions d’amin ; c’est d’après cette liste que sont pourvus les divers postes, au fur et à mesure des vacances ; il est d’usage de ne point laisser un amin en place au delà de deux ou trois ans. Avec la complication croissante de la comptabilité et des services, il a fallu instituer toute une variété d’oumana. Ceux des douanes, installés dans les ports ouverts, perçoivent les droits d’exportation et d’importation ; comme ils détiennent la majeure partie des espèces recouvrées par le Trésor, le makhzen en fait ses banquiers, tire sur eux pour ses paiemens et leur demande, en cas de besoin, des envois de fonds. Les oumana-el-mostafad ont été placés dans toutes les villes comme receveurs des contributions indirectes, depuis que ces taxes ont été généralisées et développées par Sidi Mohammed-ben-abd-er-Rahman, après la guerre de 1860 avec l’Espagne. Pour l’achour et le zekkat, les évaluations sont effectuées par les soins des oumana-el-kers (administrateurs des impôts), qui sont le plus souvent de grands propriétaires, exerçant leurs fonctions de père en fils et disposant de circonscriptions fort étendues ; leurs agens parcourent le pays lors de la moisson et procèdent dans les tribus à l’estimation de la récolte ; cela fait, chaque caïd devient responsable de la quantité due par ses administrés, au titre de l’achour, qui, selon les usages de la tribu ou les exigences du makhzen, doit être payé en argent ou apporté en nature au mers le plus prochain, contenant les silos de l’État. Quant au zekkat, il est toujours acquitté en espèces, en proportion du bétail possédé par chaque tribu.

Dans les ports, la douane constitue une caisse publique, renfermant des fonds d’Etat. Dans l’intérieur, le Trésor dispose, à Fez, Mékinez et Marrakech, de trois bitsel-mal, placés dans la kasbah, sous la garde du pacha de guich. A chacun d’eux est attaché un amin-essayer, chargé d’effectuer les paiemens, sauf à Fez, où cet office est confié à un conseil de trois oumana, formant le Dar-Addeyel. Les impôts perçus en nature aboutissent aux magasins généraux du makhzen, qui sont placés, dans les trois villes précitées, sous la surveillance d’oumana-el-mers.

Quel que soit le service dont il est chargé, chaque amin est tenu d’envoyer au makhzen. en double exemplaire, un état hebdomadaire de SOS recettes et son bilan mensuel ; dans les sept jours qui suivent la fin du mois, l’amin doit avoir dressé et expédié à la Cour le compte détaillé de l’exercice du mois écoulé. En outre, au moment de quitter leurs fonctions, les oumana se présentent au makhzen, avec un compte général de leur gestion, afin qu’il leur en soit donné décharge. Un exemplaire des états ainsi fournis est remis au sultan et communiqué par lui au contrôle de la beniqa spéciale faisant office de Cour des comptes ; l’autre est retenu par le ministre des Finances, qui le fait transcrire sur un grand livre, tenu constamment à jour et marquant ainsi, en recettes et en dépenses, la situation exacte du Trésor. On voit que les oumana ont apporté dans la comptabilité publique les habitudes régulières des maisons de commerce, dont ils sont issus ; mais ils n’ont pas cherché à dégager des règles propres aux finances de l’Etat ; ils ne dressent pas de budget et ne se règlent par aucune prévision de dépenses. Aussi le système financier du makhzen se trouva-t-il excellent, tant que l’Etat fut géré avec une traditionnelle économie, distribuant libéralement les produits en nature tirés de l’impôt, mais réservant les espèces pour les besoins éventuels. Quand vinrent les réformes coûteuses et les fantaisies de Moulay-abd-el-Aziz, elles bouleversèrent du premier coup tous les comptes de l’Etat : pour donner des traitemens aux fonctionnaires et acquitter les commandes chérifiennes, il fallut beaucoup d’argent comptant, et il était impossible de s’en procurer, en proportion suffisante, avec des revenus qui ne paraissent pas dépasser un total d’une vingtaine de millions, dont la moitié environ fournie par les douanes.

L’expérience actuelle a révélé que le système militaire n’était pas beaucoup plus apte que le système financier à supporter les soubresauts imprimés par le jeune sultan à la politique makhzénienne ; et que, s’il suffisait à exercer, sur certains joints, une répression locale, il ne pouvait contenir une agitation étendue, provoquée par les erreurs du souverain. Seul, le guich reste efficace. En fournissant la garde impériale et la garnison des villes makhzen, il garantit l’existence du gouvernement marocain et le préserve contre toute agression des tribus, qui se savent impuissantes devant des murailles ou des canons. Quelque universelle que devienne l’agitation, elle peut déborder sur tout le pays, le transformer en bled-es-siba ; mais, tant que subsistera le guich, il y aura un sultan et un makhzen, inattaquables à l’abri des villes impériales ou dans l’enceinte du campement chérifien.

Si la défensive est ainsi assurée pour le makhzen contre ses sujets récalcitrans, l’offensive est moins bien organisée. Elle appartient à l’armée permanente et aux contingens nouaïb. La plupart des tribus du pays makhzen, y compris les tribus privilégiées, consentent à maintenir sous les armes un certain nombre d’hommes ; si bien que chaque tribu possède un tabor, portant son nom, qui se compose des askar, désignés pour le service parmi les contribules ; — les tribus du Haouz et des Diara de l’Atlas fournissent ainsi leur tabor à l’armée chérifienne ; quant à celles du Gharb, quelques-unes refusent encore de se prêter à cette obligation. En dehors des tabors de tribus, il s’est également constitué plusieurs tabors de volontaires, en majorité originaires du Sous, qui sont recrutés par quelques caïds renommés et prennent le nom de leur chef ; le plus connu de ces tabors est celui des Harraba, qui est un bataillon modèle, d’environ 2 500 hommes, formé par le caïd sir Harry Mac-Lean. Chaque tabor est commandé par un caïd-er-raha, qui dispose de caïds-el-mia comme officiers subalternes et de mokaddems comme sous-officiers ; un amin spécial sert de payeur au régiment. L’effectif de chaque tabor est infiniment variable : celui des tabors de volontaires peut être à peu près maintenu par la recherche de nouveaux engagemens ; la chose ne va pas de même pour les tabors des tribus, qu’on évite de mécontenter en risquant auprès d’elles un appel de recrues. Il en résulte que les tabors de tribus peuvent être nombreux à l’arrivée d’un nouveau contingent ; mais peu à peu les désertions y accroissent les vides et ils finissent par ne plus compter que quelques askar, si même ils ne disparaissent pas tout entiers. Le soldat marocain est né déserteur ; ses goûts d’indépendance l’écartent des drapeaux, et il y est tacitement encouragé par ses propres officiers, qui préfèrent se réserver la solde de leurs hommes. Les askar sont uniformément vêtus d’un large pantalon de cotonnade bleue et d’une veste rouge ; leur coiffure est une simple chéchia ; ils sont armés de fusils Gras et Martini ; il va sans dire qu’au premier besoin d’argent, ils s’empressent de battre monnaie avec leur armement et leur équipement. Tous ces tabors, qui sont le gros de l’armée chérifienne, et représentent nominalement une vingtaine de mille hommes, forment l’infanterie ; les plus importans sont complétés par un petit escadron de cavaliers ou par une section de mitrailleuses. Il s’y joint quelques batteries d’artillerie, manœuvrées par plusieurs centaines d’artilleurs, tubjia, recrutés parmi les quatre tribus makhzen, avec un certain appoint de volontaires, et instruits par la mission militaire française. Les canons en service sont de toutes provenances, mais la plupart ont été mis hors d’usage par l’incurie marocaine. Depuis un an, Moulay-abd-el-Aziz a entrepris de se constituer une cavalerie, avec des Chaouya, des Abda, des Doukkala, et aussi des volontaires ; en tout, 7 ou 800 hommes, dont il a confié l’instruction à la mission militaire française et à un major anglais, appelé pour la circonstance.

Ces forces d’infanterie, d’artillerie et de cavalerie, qui sont toute l’armée permanente, doivent rester auprès du makhzen ; quelques détachemens sont cependant répartis, comme garnison, sur plusieurs points du pays ; il en existe à Mékinez, à Tanger et à Ouazzan ; un tabor entier réside au Tafilelt ; un autre à Tiznit, dans le Sous ; en temps normal, la garnison d’Oudjda doit être reliée à Fez par une série de postes, qui occupent les kasbahs de Miknasa, de Messoun et d’Ayoun-Sidi-Mellouk ; ces postes ont été naturellement enlevés par les rebelles, dès le début de la présente agitation. La garnison des ports est assurée par des tabors locaux, appuyés de quelques artilleurs.

Le makhzen dispose de cette armée, pour la lancer, en cas de besoin, contre les tribus récalcitrantes, et exiger la rentrée des impôts arriérés. Les askar se jettent sur la tribu désignée, y font main basse sur la volaille et le bétail, brûlent les villages, coupent quelques têtes et se retirent, après que le makhzen a obtenu satisfaction par l’intermédiaire des chorfa locaux. Quand il s’agit d’une expédition plus importante et que l’on s’attend à une sérieuse résistance, le makhzen convoque une harka et joint à son infanterie permanente la cavalerie des nouaïb, dont chaque tribu lui fournit un contingent. Bien qu’ils ne reçoivent pas les leçons d’instructeurs européens, les nouaïb passent pour la seule force solide, dont le makhzen puisse disposer en campagne, et ils montreraient, à lâcher pied au premier coup de feu, un moindre penchant que les askar. Askar et nouaïb avaient suffi jusqu’ici à remplir leur tâche et à assurer peu ou prou le fonctionnement du gouvernement marocain ; les événemens de l’an passé ont montré qu’ils ne pouvaient réduire une insurrection généralisée parmi les tribus et que leur efficacité ne dépassait point les résistances locales.

Il faut, d’ailleurs, reconnaître que les brusques réformes entreprises par Moulay-abd-el-Aziz étaient faites pour décourager les meilleures volontés parmi les soutiens ordinaires du makhzen ; et l’on a vu, dans ces derniers temps, ce phénomène extraordinaire du personnel makhzénien, — vizirs et caïds en tête, — employé à défendre le makhzen, puisque c’était sa raison d’être, mais faisant, au fond du cœur, des vœux ardens pour le succès de Bou-Hamara et bénissant le ciel de leur avoir suscité un adversaire aussi opportun. Les fantaisies européennes et les gaspillages du jeune sultan ont contribué pour une bonne part à ce mouvement de désaffection ; il a été surtout provoqué par le projet de réforme fiscale, qui, faisant table rase du passé, prétendait abolir d’un seul coup tous les privilèges. En septembre 1901, une circulaire annonça que « Notre maître (Dieu le glorifie !) avait reçu de Dieu la joie de pouvoir tourner son attention vers les mesures à prendre, afin d’améliorer le sort de ses sujets bien gardés, couper court aux sources d’injustice et d’arbitraire... » Ces mesures comportaient le tertib, c’est-à-dire une réforme fiscale, supprimant les anciens impôts coraniques et les remplaçant par une taxe sur les terres arables, les arbres fruitiers et le bétail. La taxe devait être fixe et applicable à tous, selon un tarif annexé au projet. Des oumana et des adoul étaient désignés pour parcourir tout le pays, y faire l’évaluation de la matière imposable, et être ensuite chargés des perceptions et des paiemens. Quant aux caïds, ils recevraient à l’avenir un salaire du makhzen, s’élevant, selon leur rang, de 2 douros 1/2 à 10 douros par jour ; ils ne seraient plus autorisés à percevoir des sujets de Sa Majesté Chérifienne « la moindre rognure d’ongle, » et leur rôle devrait se borner à prêter main-forte aux agens du fisc.

Ce malencontreux projet, si simple en apparence, qui devait apporter au Trésor un supplément de ressources et introduire au Maroc le règne de la justice, témoignait d’une prodigieuse inexpérience ; il contenait en lui-même le bouleversement du makhzen et les germes de la présente agitation ; — de fait, il n’était pas un Marocain qu’il n’atteignît dans ses croyances ou dans ses intérêts. La plupart des tribus soumises, qui en eussent pu éprouver quelque soulagement, y virent surtout une atteinte à leurs convictions religieuses par la suppression des impôts coraniques, et elles se méfièrent d’une suggestion étrangère ; cela suffit pour agiter la montagne et y faire prêcher la guerre sainte contre le sultan réprouvé. Dans la plaine, les tribus se sentirent plus dégagées à l’égard de leurs caïds, dont les attributions fiscales constituaient naguère le revenu principal et la principale autorité ; si bien que les caïds, ainsi réduits à la portion congrue, se virent privés de l’influence dont ils se servaient à la fois pour piller leurs administrés et soutenir le makhzen. Les privilégiés s’indignèrent. A quoi bon désormais appartenir à une tribu de guich, et vouer, de père en fils, sa vie à la défense du makhzen, si l’on avait à payer les taxes comme une simple tribu naïba ? Les chorfa, soumis à l’impôt comme le commun des mortels, ressentirent cette offense faite au sang du Prophète et mirent plus de négligence à concilier les tribus au profit d’un gouvernement aussi mal élevé. Tous les fonctionnaires, — caïds et oumana, les vizirs eux-mêmes, — envisagèrent avec répugnance un régime qui leur attribuait des salaires mesquins et tarissait leurs anciennes sources de richesses. Du reste, les ressources du Trésor étaient trop faibles pour assurer des appointemens convenables à tous les employés du makhzen ; le trouble financier se trouva encore accru par le fait que, l’ancien système ayant été abrogé avant que le nouveau eût pris sa forme définitive, les tribus ont, depuis deux ans, cessé de payer tout impôt. Le tertib avait donc eu, comme résultat immédiat, de fausser les ressorts constitutifs du makhzen, d’en détruire le système financier, et de provoquer une agitation qui démontrait l’insuffisance de son système militaire.

Or, une crise aussi grave a pu être abordée par un makhzen qui était, depuis nombre d’années, en transformation et que le caractère du sultan régnant avait particulièrement affaibli ; pourtant, grâce au prestige et à la force de ses traditions, il a pu subsister, il subsiste, et il est bien probable qu’il sera de force à subsister longtemps encore. C’est en se cramponnant à son makhzen que Moulay-abd-el-Aziz a réussi à se maintenir contre la réprobation de tout son peuple. Il est hors de doute que le makhzen est faible dans ses manifestations d’autorité, battu en brèche de toutes parts par l’anarchie marocaine ; mais, s’il est limité dans son action, il est assuré dans son existence par la considération involontaire dont l’entourent les tribus et par le sentiment inconscient qu’elles ont de son utilité. Toutes proportions gardées, le makhzen peut être compté au nombre de ces vénérables institutions comme on en citerait quelques-unes en Europe, qui, (fortes de leur passé et de leur politique, se sentent nécessaires et irremplaçables, supportent les secousses les plus dangereuses avec sérénité, et résistent aisément aux plus terribles chocs. L’expérience actuelle est bien faite pour démontrer une fois de plus la solidité de l’édifice makhzénien, et, jusqu’à nouvel ordre, il est impossible de concevoir sans lui le gouvernement du Maroc.


  1. Quand, à la fin d le makhzen, arrêté, depuis plusieurs mois, devant la montagne des Tsoui, dut reprendre piteusement la route de Fez, ce fut, parmi les vizirs, un toile d’indignation contre Si el-Medhi, rendu responsable de tous les embarras de l’État. Le sultan lui-même parut abandonner son favori, qui, découragé, sollicita l’autorisation d’entreprendre le pèlerinage de La Mecque. Si el-Mehdi a quitté Tanger dans la seconde quinzaine de décembre, traversant toute la Méditerranée pour se rendre aux villes saintes de l’Arabie. On assure qu’il vient d’être rappelé au Maroc par ordre chérifien.
  2. L’éloignement de Si el-Mehdi-el-Menehbi marqua le triomphe de Si Abdelkérim, qui en profita pour introduire au makhzen deux de ses plus fidèles amis. Si Mohammed-el-Guebbas fut rappelé d’Alger, où il était installé comme commissaire marocain pour l’exécution des accords, et devint ministre de la Guerre : el-Hadj-Mohammed-el-Moqri entra dans la beniqa de l’amin des dépenses, rendue vacante par l’absence prolongée de Si Ahmed-er-Reqina, envoyé à Oudjda. Mais le triomphe de Si Abdelkérim fut de courte durée. — Débarrassé de la menace immédiate de Bou-Hamara, le sultan revint rapidement à ses habitudes antérieures ; il rappela à Fez toute la bande européenne, prit pour favori el-Hadj-Omar-et-Tazi, dont le frère Cheikh Tazi, ministre des Finances, fui en mesure de saisir la direction du makhzen.