Les Travaux publics en France depuis la révolution de février

La bibliothèque libre.

LES


TRAVAUX PUBLICS


EN FRANCE DEPUIS LA REVOLUTION DE FEVRIER.




DES MESURES A PRENDRE POUR L’ACHEVEMENT DES CHEMINS DE FER ET DES CANAUX.




Les questions que soulève l’état actuel de nos travaux publics peuvent compter parmi les plus graves que la commission du budget à l’assemblée législative ait en ce moment à débattre. C’est, en effet, le terrain sur lequel on trouve le plus immédiatement aux prises les deux grandes difficultés de la situation : le retour du travail et le rétablissement des finances de l’état. Il y a, tout le monde le reconnaît, entre ces deux intérêts prédominans de la crise actuelle, une liaison intime, qui n’en fait qu’un seul et unique intérêt, ou qui du moins place dans une satisfaction commune à tous les deux les solutions les plus rationnelles et les plus fécondes. Ranimer le travail, c’est rouvrir les sources de toutes les prospérités, et alimenter ce réservoir de l’aisance commune où l’état vient puiser les véritables élémens de sa puissance pour le bien et la grandeur du pays. Les dépenses qui ont pour résultat d’étendre le domaine du travail, de multiplier ses moyens de production, de détruire ses entraves, en un mot d’améliorer toutes les conditions de son développement, ces dépenses, dis-je, sont aux revenus publics ce que la semence est à la récolte, et ce n’est pas en épargnant la semence qu’on remédie à l’inclémence des saisons, et qu’on répare la perte des moissons que l’orage a détruites.

Tout cela, je le sais, est convenu ; on ne discute pas sur des vérités que tout le monde accepte : soit ! Aussi ne s’agit-il pas de discuter, mais de pratiquer ; ce qui importe, c’est de conformer les actes à des principes dont il semble que personne ne songe à contester l’évidence. Or, depuis la révolution de février en ce qui touche les travaux publics, on ne s’est pas suffisamment préoccupé nous le croyons, d’établir entre les actes et les principes cet accord reconnu si nécessaire. Tout le monde sait que le gouvernement provisoire ne s’est pas donné un pareil souci. Dissiper et détruire, voilà toute son histoire ; et pour ce qui regarde le travail surtout, s’il lui est arrivé par aventure de sortir des plus mauvaises conceptions, ç’a été pour gâter les bonnes. L’assemblée constituante, de son côté, semble n’avoir jamais vu la question que par un seul aspect. Dominée tantôt par la nécessité de chercher les garanties de la paix publique dans le développement du travail, tantôt par des préoccupations exclusives d’économies actuelles, elle a fait et défait suivant que les exigences de la situation la poussaient dans l’une ou l’autre voie ; mais en définitive l’économie, entendue dans son acception vulgaire, l’a emporté, et des réductions à outrance sont venues brusquement jeter une perturbation nouvelle dans le grand atelier des travaux publics. La conciliation nécessaire, réciproquement profitable, des intérêts du travail et de ceux du trésor, n’a donc pas été tentée. Cette tâche est réservée au gouvernement actuel, et à l’assemb1ée législative ; mais, pour l’accomplir il faut commencer par rompre à la fois avec les théories aventureuses du gouvernement provisoire et les excessives préoccupations d’économie qui les ont remplacées. Le meilleur moyen de nous mettre sur la voie d’une conciliation durable entre des exigences en apparence contraires, c’est donc de montrer à l’œuvre les deux systèmes qui ont tour à tour prévalu depuis février dans l’administration des travaux publics. De là à l’indication d’une plus sage politique, qui satisferait à la fois tous les intérêts, il nous semble qu’il n’y aurait pas loin.


I.

On se rappelle les vifs reproches, les critiques sévères adressées à la monarchie de juillet sur ses excès en matière de travaux publics. Sans discuter ici la valeur et la sincérité des accusations portées contre elle à ce sujet, sans refaire l’histoire de toutes les oscillations dans lesquelles les attaques de l’opposition ont entraîné l’opinion publique, et des exigences que le gouvernement avait à subir de ceux-là même qui étaient les plus ardens à le condamner, je me bornerai à dire, et il serait facile de démontrer pour ceux qui veulent voir clair dans de pareilles questions, que la charge des grands travaux sur le budget de l’état n’avait pas acquis une proportion qui dépassât les facultés du pays, et que, financièrement parlant, la France pouvait suffire à cette tâche. Toutefois l’éparpillement des ressources sur un trop grand nombre d’entreprises marchant simultanément avait le double inconvénient de retarder la jouissance des travaux commencés, par conséquent la mise en valeur des fonds successivement absorbés, et de développer, par la multiplicité même des ateliers ouvriers un surenchérissement factice de la main-d’œuvre et une concurrence qui était une surcharge pour les travaux industriels et agricoles en même temps qu’elle venait ajouter aux autres causes de mécompte sur les estimations des travaux de l’état. Le vice n’était donc pas dans le montant des sommes votées, mais dans la répartition, et ce vice, il faut le reconnaître, est et restera difficile à éviter sous le régime représentatif et avec la participation nécessaire du parlement dans la distribution des subsides publics entre les différentes parties du territoire. Nous verrons si la république y échappera, et si les représentans du peuple, avec plus de puissance et d’autorité que les députés de la monarchie, apporteront moins de sollicitude dans la discussion des intérêts spéciaux de leurs départemens.

Quoi qu’il en soit, cette multiplicité des ateliers ouverts et entretenus par l’état offrait un grand avantage au gouvernement provisoire : il pouvait y porter la plus grande partie des ouvriers que la cessation des travaux privés laissait sans ouvrage ; il avait là un moyen tout prêt de débarrasser la capitale, non pas des fauteurs de troubles, qui, à aucun prix, n’eussent voulu quitter Paris livré à leur discrétion, mais du moins de cette masse d’hommes faciles à compromettre et à égarer, que tout gouvernement doit, dans tous les temps et surtout aux époques de crise, entourer de sa sollicitude et soustraire aux entraînemens de l’agitation et du désordre. C’était, je dois le dire, la première pensée du ministre des travaux publics du gouvernement provisoire ; malheureusement les propositions qui furent faites dans ce sens restèrent sans résultat. C’est qu’on ne fait pas une révolution pour appliquer ses idées, mais bien pour obéir aux caprices, aux emportemens et aux violences des perturbateurs, qui s’arrogent le droit de parler au nom du peuple, et pour subir le joug pesant des instrumens mêmes de son propre triomphe.

Une autre circonstance venait en aide au gouvernement provisoire. Les ateliers des travaux publics étaient, pour une grande partie, peuplés par des ouvriers étrangers. Sous le gouvernement de juillet, nos populations ouvrières n’avaient pas pu suffire aux progrès rapides de l’activité industrielle et commerciale et au développement simultané d’un si grand nombre d’entreprises d’intérêt général ou d’utilité commune. On voyait, dans nos départemens de l’est et du nord, par exemple, des chantiers où l’on comptait plus d’étrangers (Anglais, Irlandais, Belges, Allemand, Piémontais) que de Français. On comprend l’aisance que ces nouveaux consommateurs répandaient dans nos campagnes, et l’encouragement direct et efficace qu’y trouvait le travail agricole, lorsque, d’ailleurs, nulle part en France le salaire ne manquait au travailleur. En 1848, les circonstances avaient complètement changé. « La question posée, disait le ministre des travaux publics dans sa circulaire du 16 mars, est celle-ci : les ouvriers français seront-ils exclusivement employés dans les ateliers ? Dans des temps meilleurs, et si les industries particulières ne se fermaient pas devant les travailleurs, cette question ne devrait pas même être soulevée : la république n’entend pas, en effet, renfermer dans ses frontières le dogme de la fraternité qu’elle a proclamé ; mais dans les temps actuels, et quand nos ouvriers manquent eux-mêmes de travail, il en est autrement : avant tout, la république se doit à ses enfans. » Le ministre invitait donc les ingénieurs à veiller à ce que les ouvriers français fussent employés, dans les ateliers de l’état, de préférence aux ouvriers étrangers : ce fut le signal de l’expulsion de ces derniers. La mesure, si rigoureuse qu’elle fût, était évidemment commandée par la situation. Il était naturel, en effet, de faire porter, avant tout, sur les étrangers les conséquences de ce désarroi général du travail national dans ses branches, et de réserver aux nationaux, dont la subsistance engage la responsabilité du gouvernement, le cadre entier des ateliers publics. C’était aussi d’ailleurs un avantage considérable de trouver ce cadre tout formé et de pouvoir, par un déplacement des individus, sans accroissement du travail, y verser une partie des nombreux ouvriers délaissés par l’industrie privée. Tel était but ; il n’a pas été atteint. Les étrangers ont été chassés avec une rigueur quelquefois impitoyable. Nos ouvriers, attirés, ailleurs par d’autres combinaisons, ne les ont pas remplacés, et d’une mesure qui aurait pu être efficace, le pays n’a guère tiré d’autre profit que l’éclat de cette magnifique proclamations : « Le gouvernement provisoire place sous la sauvegarde des travailleurs français les travailleurs étrangers qu’emploie la France, et il confie l’honneur de la république hospitalière à la générosité du peuple[1]. » Nouvelle preuve que les mots sans les actes ne sont que des mots ! Avant 1848, la France, livrée à l’activité la plus féconde, pratiquait en effet, sans bruit, sans éclat, cette fraternité humanitaire qui n’a pas attendu l’avènement de la république pour mûrir, comme un fruit naturel, aux chauds rayons de la civilisation chrétienne, L’étranger venait avec sécurité s’asseoir à son foyer, s’associer à son travail, et prendre sa part des bienfaits qui sont, pour un grand peuple, la conséquence de l’union intime de l’ordre et de la liberté. En 1848, la France, ruinée, livrée aux angoisses de la misère, inquiète de son lendemain, en était réduite à compter avec sa générosité naturelle, et il lui fallait encore subir l’humiliant contraste de son impuissance et de la pompe déclamatoire des manifestations officielles.

Malgré ces mesures extrêmes, l’accroissement désordonné des dépenses publiques et l’amoindrissement des recettes sur tous les impôts de consommation vinrent immédiatement restreindre les ressources affectées aux grandes constructions de l’état. Il fallut procéder à une révision du budget extraordinaire de 1848. Toutes les entreprises, sans exception, furent atteintes, et leurs allocations réduites dans une forte proportion. En présence d’une telle nécessité, la prudence aussi bien que l’humanité conseillait de s’efforcer du moins de maintenir la plus grande activité possible sur toutes les entreprises dotées en dehors du budget. Les chemins de fer concédés à des compagnies étaient dans ce cas. La nature de leurs travaux offrait d’ailleurs un avantage particulier, celui de venir en aide aux usines à fer et aux grands ateliers de fabrication de machines. Ont sait combien la perturbation révolutionnaire menaçait ces importantes industries, dont les opérations multiples utilisent.un si grand nombre de bras ; mais on sait aussi que le gouvernement vivait alors sur des principes d’une raideur inflexible, et dont on ne pouvait retarder d’un jour la proclamation, sauf à reculer plus tard devant les impossibilités de l’application. Ainsi, de même que le gouvernement provisoire avait proclamé l’incompatibilité absolue de l’inamovibilité de la magistrature avec l’existence de la république, il proclama que « l’existence des compagnies financières était radicalement incompatible avec le principe d’un gouvernement républicain, démocratique et unitaire. » Nous ne nous arrêterons pas à discuter une pareille question, qui est en ce moment résolue. Nous dirons seulement que, si on peut professer l’une ou l’autre des opinions contraires sur la convenance et l’utilité de la concession des grandes voies publiques, on ne peut avoir qu’une opinion sur le respect dû aux engagemens contractés, et qu’après tout les compagnies financières dont il s’agit ont pour objet unique d’offrir des moyens de crédit appliqués à la création de grands travaux. Or, le gouvernement provisoire n’était pas si bien pourvu de ressources de ce genre, qu’il lui fût permis de négliger celles-là même qu’il trouvait sous sa main. Toujours est-il que ces projets de rachat, annoncés avec tant d’éclat, paralysaient entre les mains du gouvernement son droit de stimuler l’activité des compagnies, et suspendaient nécessairement pour les actionnaires l’exigibilité de leurs versemens.

Tous les travaux se trouvaient ainsi ralentis, alors qu’il eût été désirable à tous égards de leur donner la plus vive impulsion. En même temps, dans la circulaire d’installation qu’il adressait aux ingénieurs, le ministre des travaux publics disait : « Pris en eux-mêmes, les travaux publics ne sont légitimes qu’à deux conditions, utilité publique dans l’établissement, et, dans l’exécution, une activité tout à la fois intelligente, économe et probe. — L’utilité a été jusqu’ici trop méconnue ; elle ne doit pas l’être. En cette matière, comme en matière de finances, le passé pèse et pèsera long-temps encore sur la république. Le gouvernement déchu nous a légué des travaux qui attestent avec quelle prodigalité compromettante pour le trésor, ce gouvernement sacrifiait à ses intérêts politiques les intérêts sérieux de l’état. J’ai les yeux ouverts sur ces abus, et j’ai la ferme volonté de les réprimer, en mettant autant que cela sera possible, un terme à des dépenses inutiles et improductives. »

Toute réserve faite sur la convenance et la légitimité des récriminations qu’elle contenait a l’adresse du gouvernement renversé en février, cette circulaire assurément parlait d’or. Ainsi, l’utilité allait être la règle invariable et souveraine en matière de travaux publics ! Les sérieux intérêts de l’état seraient désormais seuls consultés, et le gouvernement allait enfin mettre un terme à toutes les dépenses inutiles et improductives.

On sait comment les faits répondirent à ce langage. Les ateliers nationaux furent créés, et nous n’avons point à refaire ici leur déplorable histoire. Ce qu’il nous importe surtout, c’est de montrer sur quels travaux d’utilité publique le gouvernement provisoire, décidé enfin à faire renaître dans nos chantiers une activité féconde, jugea à propos de diriger les ressources de l’état. Un décret de ce gouvernement ordonne que « le chemin de fer de Sceaux sera prolongé jusqu’à Orsay[2] ! » En 1844, on avait concédé à une compagnie, sur sa demande, le chemin de fer de Sceaux, pour être exécuté dans un système particulier de tracé approprié à l’emploi de voitures spéciales, dites voitures articulées il y avait là une expérience utile qui ne coûtait rien à l’état, et à laquelle la compagnie concessionnaire avait consacré un capital de 4 millions et demi ; mais où était la nécessité de prolonger ce chemin au-delà de Sceaux ? On n’en sait rien, car enfin, s’il ne s’agissait que de créer des ateliers, l’espace et la besogne ne manquaient pas sur nos grands chemins de fer. On n’avait là qu’à suivre une impulsion donnée, qu’à maintenir, au lieu de la ralentir, l’activité de travaux, utilement entrepris et en pleine exécution ; on avait aussi à se préoccuper des engagemens pris par l’état pour la livraison des ouvrages à sa charge aux compagnies concessionnaires, tandis que le projet de Sceaux à Orsay n’était pas même étudié. L’exécution de ce chemin était en outre subordonnée à une instruction et à des préliminaires qui devaient retarder l’ouverture des chantiers ; enfin comment le rail-way de Sceaux à Orsay se rattachait-il au réseau général de nos grandes lignes de chemins de fer, de celles qui intéressent à la fois la grandeur et la prospérité du pays ? Tout cela a-t-il été pesé ? J’en doute. Le chemin de Sceaux à Orsay n’en a pas moins été commencé, puis s’est aperçu, chemin faisant, qu’on pourrait appliquer les ressources de l’état à des œuvres plus utiles, et alors, on s’est décidé à s’arrêter à Palaiseau. Est-ce donc pour constater la ferme volonté de réprimer les abus du régime déchu, et pour couper court aux gaspillages intéressés de la monarchie, que le gouvernement provisoire a doté la France, au prix d’une dépense de près de 2 millions, du chemin de Sceaux à Palaiseau ?

Cependant il fallait bien que la direction des ateliers nationaux en vînt à chercher les moyens d’occuper à des travaux moins stériles une partie des nombreux ouvriers qu’elle avait enrôlés. Elle s’en avisa un peu tard, et elle chercha un peu le l’aventure. On s’arrêta à l’idée d’exécuter un canal latéral à la Sauldre. Le projet d’assainir et de fertiliser la Sologne est en lui-même d’une haute utilité. C’est une bonne pensée, et digne d’un bon gouvernement, que celle de retirer à son insalubrité séculaire une contrée désolée, située au cœur de la France, et qui paraît pouvoir être appelée à la fertilité et à l’abondance. Depuis long-temps, la question avait été agitée ; elle avait donné lieu à bien des propositions, elle avait même fixé l’attention de compagnies financières plus ou moins sérieuses, qui voyaient là l’objet d’une vaste spéculation industrielle. Plusieurs systèmes étaient en présence ; la divergence de ces plans impliquait la nécessité de se recueillir et d’examiner avant d’agir. On fit le contraire : on porta des ouvriers en Sologne, les travaux prirent tout de suite un assez grand développement, l’obligation d’arrêter définitivement ce qu’on voulait faire n’en devint que plus pressante ; mais il ne paraît pas que les études auxquelles on s’est livré après coup soient favorables aux travaux déjà exécutés. On hésite sur le point où le canal de la Sauldre commencera par le haut, on ne sait pas où il aboutira par sa partie inférieure, et on paraît n’être encore fixé que sur un seul point : c’est qu’il faut abandonner presque tout ce qui est fait, et sacrifier un tronçon du canal qui n’a pas coûté moins d’un million.

Certes, cet argent-là, tout perdu qu’il est, est encore bien mieux employé que celui qui a servi à solder les loisirs des joueurs de bouchon dans les ateliers de Paris ; mais en vérité, puisqu’on voulait faire des travaux de navigation, on aurait bien dû songer à tous ceux qui sont déjà votés, qu’on avait trouvés en pleine exécution, et dont on ne s’est occupé que pour réduire les allocations dont ils étaient dotés au budget. Ainsi, en même temps qu’on commençait, à la hauteur de Charenton, un nouveau tronçon du canal latéral à la Marne : travail très utile en lui nième, on réduisait des trois quarts le crédit alloué au canal de la Marne au Rhin, et on ajournait la mise en valeur d’une grande partie des fonds dépensés. Or, ralentir d’un côté des entreprises qui touchent à leur terme et qui promettent des résultats immédiats, pour commencer de l’autre des ouvrages de perfectionnement dont la jouissance est moins urgente, et surtout ne peut pas être prochaine, c’est assurément méconnaître les principes de l’utilité en pareille matière, et s’écarter du bon et judicieux emploi des deniers publics.

Et qu’on n’invoque pas, pour justifier toutes ces mesures, l’intérêt des ouvriers. Ce qu’il leur fallait, c’était un travail sérieux et un salaire honorable. Dans les premiers jours du chômage, ils auraient suivi le travail partout où il leur eût été offert, et encore une fois le mieux pour eux et pour le pays, c’était de les distribuer sur un grand nombre de points et le distance de Paris, et non pas de les accumuler autour de la capitale, de les y concentrer par la plus aveugle imprévoyance, sinon dans des vues qu’il est permis à tout homme animé du sentiment de l’ordre d’appeler criminelles. Malheureusement ce qui était facile au début, ce qui eût été répondre au sentiment de l’immense majorité de la classe ouvrière, était devenu plein de difficultés et de périls après la propagande de déception et de terreur fomentée et poursuivie dans le désordre des ateliers nationaux.

Le ministre des travaux publics le disait dans son rapport à l’assemblée nationale[3] : « Aux hommes que les ateliers nationaux alimentent, il faut de vastes débouchés. De grands travaux industriels, des creusemens de canaux, des endiguemens de rivières, des desséchemens, des routes, de vastes et intelligentes cultures, voilà où vous trouverez ces débouchés. » Eh bien ! le ministre avait tout cela dès l’origine, et, je le répète sa première pensée avait été d’user de ces ressources, comme son dernier acte était de donner le conseil d’y recourir. Ce conseil, la constituante l’a-t-elle écouté !


II

Dieu nous garde de méconnaître et de contester les services que la constituante de 1848 a rendus au pays : c’en était déjà un immense que d’introniser le droit à la place du fait, et de substituer une délégation régulière de la volonté nationale à une usurpation dont les actes étaient loin de purifier l’origine ; mais, au point de vue qui nous occupe ici, l’assemblée constituante a-t-elle compris le véritable caractère de la situation, a-t-elle apprécié la nature et l’utilité des efforts les plus propres à hâter le retour des travaux et à soulager le présent en dotant l’avenir de ressources nouvelles ? Hélas ! non. La constituante de 1848 avait plutôt l’instinct de l’ordre que la sûre et ferme intelligence des conditions dans lesquelles il peut renaître et prospérer, et c’est plus par instinct que par une conviction éclairée et réfléchie qu’elle a refusé de suivre les faiseurs de systèmes financiers, économiques ou sociaux. En ce qui concerne les souffrances des classes ouvrières, elle n’a guère trouvé que l’expédient précaire des aumônes du trésor public, et pour ce qui regarde les problèmes difficiles qui se rattachent à l’industrie, au travail et au crédit, elle a juste mérité, mais rien de plus, l’éloge que lui adressait M. Marrast dans son discours de clôture : « Vous avez voulu prouver, a-t-il dit, que vous ne passiez pas avec le sourire de l’indifférence devant ces questions redoutables, et que sentiez qu’elles doivent être l’objet de l’étude la plus attentive et des discussions les plus approfondies. »

En vérité, la constituante avait d’autres preuves à faire que celle-là, car, après tout, si l’étude attentive et la discussion approfondie des plus redoutables questions valent quelque chose, c’est uniquement parce qu’elles conduisent à des solutions pratiques, et les solutions sont tout pour un peuple qui souffre et dont les maux présens sont aggravés par l’incertitude que les bruyantes manifestations des novateurs répandent sur l’avenir ; mais par cela même que la constituante n’avait trouvé à sa portée aucune solution réalisable, par cela même qu’elle avait inutilement cherché sa voie au travers de ces systèmes surgissant de toutes parts pour s’évanouir au premier choc d’une discussion sérieuse, par cela même qu’elle était réduite à user des moyens éprouvés par l’usage elle aurait dû tenir un meilleur compte de ces moyens et recourir largement aux seuls remèdes qu’elle eût à sa disposition. Il est constant que les réductions que l’assemblée constituante a fait subir au budget extraordinaire des travaux publics ne pouvaient pas venir plus mal à propos, et qu’elles constituent dans les circonstances présentes le plus inexplicable des contresens[4]. L’assemblée s’est laissé prendre au mot d’économie. Elle a voulu aussi protester, à sa manière contre les témérités de la paix qui ont appelé tant de critiques sur le dernier gouvernement, et elle n’a pas vu que la paix a disparu, et qu’elle ne reviendra qu’avec la facilité et la sécurité des existences. Comment n’a-t-elle pas compris que ce qui constituait un superflu peut-être abusif dans les dernières années de la monarchie, au milieu de la plus grande surexcitation industrielle et commerciale que la France ait connue, n’atteignait pas au nécessaire quand l’industrie se relève péniblement d’un choc terrible, quand nos hauts fourneaux sont encore éteints, nos forges silencieuses, nos constructions abandonnées, nos ateliers de luxe déserts ?

Pour les hommes qui ont quelque souci des souffrances du pays et quelque intelligence de sa situation et de ses besoins, l’expérience n’est-elle donc rien, et faut-il que les enseignemens qu’elle donne soient perdus au moment même où ses leçons seraient le plus nécessaires ? Ce qui a mis la société française sur le bord de l’abîme, ce qui l’a livrée à une perturbation pleine de périls, c’est la brusque disparition du travail. Restreindre les travaux publics dans le telles circonstances, c’est bien plus qu’une erreur, c’est plus même qu’une faute : c’est trahir les véritables intérêts du pays, car c’est s’attaquer à l’existence même du travailleur, et par conséquent à la condition première de l’ordre et de la sécurité publique. Nous savons quel intérêt on mit en avant pour justifier ces mesures : l’intérêt du trésor, l’équilibre des recettes et des dépenses. Eh bien ! c’est précisément cet intérêt qu’on a desservi. C’est là qu’est le contresens. Quoi qu’on fasse, le gouvernement à bon marché sera long-temps encore une chimère en France. L’assemblée constituante a dressé deux budgets, le budget rectifié de 1848 et celui de 1849. L’intention des larges réductions n’a pas manqué ; la guerre aux abus était déclarée sur toute la ligne et poursuivie quelquefois avec plus d’ardeur que de réflexion. Qu’est-il sorti de tout cela ? En fin de compte, le résultat de toutes les réformes tentées n’est-il pas absorbé dans l’énormité du chiffre des dépenses ? D’ailleurs, le nouveau régime politique n’a-t-il pas ses charges propres ? et jusqu’à présent aperçoit-on quelque indice qui prouve que ce soit par l’économie que la république se distinguera des gouvernemens qui l’ont précédée ? Ces gouvernemens avaient, eux aussi, des charges très lourdes. Ce qui leur a donné la force de les supporter, de grandir même sous ce fardeau, n’est-ce pas l’impulsion donnée aux travaux publics, à ces travaux que la constituante a pris à tâche de restreindre ? La restauration avait dégrevé la propriété foncière de près de 92 millions ; le gouvernement de juillet s’est attaqué, lui, à l’impôt indirect ; il a imprudemment réduit l’impôt sur les boissons de plus de 30 millions, qui n’ont profité ni au consommateur, ni au producteur ; il a allégé de 13 millions au moins, tout compensé, la charge des droits de douane, et il a renoncé aux produits que l’état tirait des jeux et de la loterie, supprimés au grand profit du pauvre et de la morale publique, mais avec une perte annuelle de 18 millions pour le trésor. Cependant, malgré ces importans sacrifices, le revenu ordinaire de l’état s’est accru sans efforts, sans contrainte, sans nouvel impôt par le seul effet d’une consommation plus abondante et d’une circulation plus active, au milieu d’une aisance devenue plus générale. Cet accroissement atteint, terme moyen, la somme de 9 millions et demi par an sous la restauration, et de plus de 20 millions sous le gouvernement de juillet, pour les revenus indirects seulement ; sur l’ensemble du revenu public, l’augmentation moyenne est de 26 millions par année dans une période de vingt-cinq ans.

Tel était le signe évident, palpable, de cette prospérité croissante qu’exaltaient naguère les documens officiels, et qui, loin d’être une chimère, ou une formule banale de la logomachie parlementaire, était, à bien des égards, une bonne et bienfaisante réalité. Si l’on veut connaître maintenant quelle influence exercèrent les travaux publics sur ce développement si marqué de la richesse générale, les exemples ne nous manqueront pas.

M. Lacave-Laplagne, si malheureusement enlevé au pays au moment même où il était appelé par le suffrage populaire à lui consacrer de nouveau les fruits de son expérience, porte à 600 millions le coût annuel des transports sur nos routes (chemins vicinaux non compris)[5] ; c’est le chiffre qu’il avait déjà présenté aux chambres au mois de juin 1843, et qui se rapporte à des recherches faites en 1830[6]. Ce chiffre ne tient donc pas compte des progrès de la circulation intérieure depuis 1830, et il ne comprend d’ailleurs que les transports à longue distance. Eh bien ! c’est sur ces bases que M. Lacave-Laplagne évaluait à 120 millions l’économie annuelle acquise au pays, sur la seule industrie des transports, par l’amélioration de notre système de voies intérieures ; mais, depuis 1843, les prix ont encore subi de notables réductions : celles qui résultent de l’ouverture de plusieurs lignes de chemins de fer sont trop importantes pour être négligées. Il n’y a pas lieu non plus de passer sous silence l’économie énorme qui s’est produite sur les transports à petite distance, formant les trois quarts de la masse transportée, et qui se composent, pour une grande partie de denrées et de produits agricoles. Les chemins vicinaux exécutés dans ces dernières années ont offert, sous ce rapport, à l’agriculture, un secours d’autant plus efficace, qu’ils ont permis au cultivateur de faire ses transports dans la morte saison, et d’atteindre facilement et en tout temps les grandes routes et les principaux marchés. Si l’on veut tenir compte de toutes ces circonstances, il faudra certainement plus que doubler le chiffre posé en 1843 par le ministre des finances, pour faire apprécier l’économie que le pays a retirée de l’amélioration de ses voies de transport depuis 1830.

Or, la facilité et l’économie des transports sont partout le moyen le plus énergique de stimuler l’activité d’un pays et de mettre au jour les ressources latentes qu’il renferme. C’est par cette excitation puissante donnée au travail qu’on peut expliquer la prospérité des canaux anglais depuis l’établissement des rail-ways, qui semblaient, au contraire, devoir leur créer une dangereuse concurrence. Dans les trois années antérieures à l’ouverture du chemin de fer de Londres à Birmingham, le canal de grande jonction contigu à ce chemin transportait en moyenne 756,894 tonnes de marchandises. La moyenne annuelle des transports sur ce même canal dans les onze années postérieures à l’établissement du rail-way a été de 1,039,333 tonnes. Enfin, en 1847, le montant des transports a été de 1,163,466 tonnes. On retrouve le même accroissement sur les principaux canaux anglais contigus aux rail-ways, et ce n’est pas là un fait qui appartienne exclusivement à l’expérience anglaise. Des faits analogues, mais plus saillans encore, se reproduisent en Belgique sur toutes les voies navigables qui sont en concurrence avec les chemins de fer ; l’activité des transports sur ceux-ci n’a pas empêché le tonnage de s’accroître sur les premiers, et même de doubler sur plusieurs d’entre eux[7]. La circulation sur le chemin de fer d’Orléans et plus que quintuple de celle qui existait, avant son ouverture, sur la voie de terre, et pourtant la navigation des canaux d’Orléans et du Loing n’a pas été atteinte dans la masse même de ses transports. Est-ce que l’énorme mouvement du chemin de Rouen a anéanti celui de la Seine, malgré son tonnage tout en remonte dans des conditions de navigation en général défavorables ? Non, la rivalité des deux voies n’a atteint que le prix du fret, qui a été notablement réduit. Or, là est toute la question, et c’est de l’influence d’une pareille réduction qu’il importe de se rendre compte.

Pour mieux préciser la portée de cette influence, il nous suffira de citer quelques faits. Le département du Haut-Rhin, l’un des foyers les plus actifs de l’industrie nationale, consomme annuellement près de 100,000 tonnes de bouille, qu’il tire presque toute de Saint-Etienne, par un transport de cinq cent cinquante kilomètres. Une diminution de 10 francs sur le prix de revient de la tonne de houille à Mulhouse équivaudrait à une subvention annuelle de 1 million pour l’industrie de la Haute-Alsace ; la production en serait ranimée au grand et commun profit de l’ouvrier, du consommateur et du trésor public. Eh bien ! cette réduction est possible, elle est facile ; elle peut être promptement obtenue, et avec tant de certitude, que, dans le mois de décembre 1847, les principaux manufacturiers du Haut-Rhin, réunis à Mulhouse, décidaient d’offrir à l’état leur concours pécuniaire pour en hâter la réalisation.

L’industrie du fer languit et succombe dans la Haute-Marne ; le haut prix de la houille (de 55 à 60 francs la tonne) n’y permet plus la lutte, et, résultat bizarre, mais certain, les bois mêmes s’y déprécient de tous les frais à faire pour porter au loin, dans les usines où elle puisse être transformée en fer à des conditions abordables, la fonte au charbon de bois[8]. Eh bien ! on peut faire baisser la houille de plus de 30 francs par tonne à Saint-Dizier, et par le moyen qui en réduirait le prix de 10 francs à Mulhouse. Ce sont les principaux maîtres de forges de la Haute-Marne qui le reconnaissent. Aussi proposaient-ils, à la fin de 1847, d’appeler les intéressés à concourir au résultat dans la proportion de 10,000 fr. par chaque haut-fourneau, de 10,000 fr. par chaque mille tonnes de fer fabriqué, de 6 fr. par hectare de bois. L’industrie du fer serait ainsi sauvée dans les lieux mêmes où elle a connu des jours si prospères et où elle avait jeté de si profondes racines.

De toutes les nations avec lesquelles elle est engagée dans les luttes industrielles et commerciales, la France est la plus mal servie par le système de ses communications intérieures. Les distances y sont longues, les hauteurs à franchir élevées. Un autre fait pèse chez elle contre le facile développement de la grande industrie, c’est l’exiguïté relative de ses ressources en charbon minéral. Si on prend le rapport de la superficie des bassins houillers à la superficie totale du territoire pour l’Angleterre, la Belgique et la France, on trouve que leur richesse relative peut être représentée respectivement par 10, 6 et 1. La France n’aurait donc sous ce rapport, toute proportion gardée et en s’en tenant à l’étendue plutôt qu’à la puissance des gîtes de charbon minéral, que le sixième des ressources de la Belgique et que le dixième de celles de l’Angleterre. Des communications intérieures faciles et surtout économiques peuvent seules, non pas effacer, mais atténuer ces différences, dont la charge se multiplie pour chaque produit en raison des masses qui ont contribué à le former. Ainsi, pour l’industrie du fer dont nous parlions tout à l’heure, il faut environ trois tonnes et demie de coke et de minerai pour fabriquer une tonne de fonte ; que chaque tonne ait subi, avant d’arriver à l’usine, un transport moyen de cent kilomètres, une différence de 5 centimes par tonne et une différence de 17 fr. 50 cent sur la tonne de fonte ; cette différence sera portée à 33 fr. sur la tonne de fer en barres, et des résultats plus tranchés apparaîtront à mesure qu’on s’élèvera à des produits plus complexes, comme le fer ouvré, l’acier, etc., parce que chaque transformation donnera lieu à une nouvelle déperdition de matière première et de combustible, aggravée par tous les transports précédemment réalisés, et dont le coût doit se retrouver intégralement dans le prix de revient du produit définitif. C’est ainsi qu’une diminution sur le prix du transport se multiplie dans les différentes élaborations par lesquelles passe un produit, et que cette diminution, fût-elle légère, apparaît en définitive dans des proportions qui sont susceptibles d’étendre le cercle de la consommation et de devenir un actif stimulant de la production. Voilà comment agissent l’extension et le perfectionnement des voies de communication de toutes sortes, routes, canaux, chemins de fer, et c’est ainsi que s’explique le prodigieux développement qu’a pris, dans certaines circonstances le mouvement des affaires sous l’impulsion que lui a donnée la lutte des voies concurrentes.

On le voit, non-seulement la France a un intérêt immense à compléter au plus tôt le système de ses communications intérieures, mais les souffrances sous lesquelles sa prospérité a succombé viennent ajouter à cet intérêt tout le poids d’une impérieuse et pressante nécessité. C’est d’ailleurs dans les situations extrêmes qu’il faut user de toutes ses ressources, et il ne nous est pas permis de laisser stériles et comme en chômage des millions par centaines. Notre sol est couvert de routes ébauchées, de chemins de fer commencés, de travaux entrepris pour l’ouverture de canaux, pour l’amélioration des fleuves et des rivières, et tout cela a déjà absorbé des sommes énormes, qui ne compteront que pour le vide produit dans le trésor, jusqu’au jour où, les voitures circulant sur les routes, les wagons sur les rails, les bateaux sur les voies navigables, ce vide sera comblé par les produits directs des nouvelles voies, et plus encore par les produits indirects résultant de l’activité développée sur leur parcours. Voilà l’immense atelier qui s’ouvre devant nous ; il y avait d’autant moins lieu de le restreindre, que le travail chôme d’autre part, et qu’en étendant les ressources ouvertes aux ouvriers inoccupés, on pouvait obtenir immédiatement, par une sage distribution de sommes relativement assez faibles, des résultats définitifs très considérables. La monarchie a laissé sous ce rapport à la république de magnifiques ressources, et, en vérité, on ne conçoit pas qu’un tel bienfait puisse être méconnu et imputé à crime à ceux-là mêmes dont on a reçu un si riche héritage. Que la république s’en empare, et qu’elle le fasse tourner à la gloire du nouveau gouvernement, au soulagement et à la prospérité du pays ! cela vaudra mieux que de persévérer dans le système étroit de la constituante. L’assemblée de 1848 regardait en arrière ; elle ne voyait pas le présent, elle n’y cherchait pas les symptômes de l’avenir, quand elle a retranché 46 millions du budget des travaux publics. Le chiffre brut du budget et l’atténuation du découvert, c’est tout ce qu’elle semble avoir vu dans la question, de même qu’il ne peut y avoir que le souci d’une popularité acquise à tout prix dans cette désorganisation des recettes qui a clos sa carrière financière. Mais le découvert, c’est après tout par la consolidation, c’est-à-dire par le crédit, qu’il faudra le solder, et quel meilleur moyen, dans les circonstances actuelles, de rappeler la confiance et de relever le crédit que d’assurer par le travail l’existence de cinquante mille familles ? Le crédit vit et prospère par le calme des esprits, par la sûreté des transactions, par la régularité et le progrès des recettes publiques, et tout cela ne peut être que le fruit de l’abondance du travail, accru et développé par les grandes entreprises d’utilité générale.

Et puis, n’y a-t-il pas quelque distinction à faire dans la dette publique ? Jefferson ne voulait pas que l’état pût s’engager pour une durée qui excédât dix-neuf ans ; il entendait, qu’on limitât chaque emprunt à la vie moyenne de la génération qui l’avait contracté. C’est, à coup sûr, pousser loin le rigorisme ; mais, s’il est vrai que trop souvent les dettes publiques blessent la justice en faisant payer à l’avenir non seulement les malheurs, mais aussi les fautes, et quelquefois les folies du présent, il faut reconnaître au moins que les emprunts consacrés aux travaux utiles, échappent à ce reproche. Pour ceux-ci, avec les obligations que lui impose la dette, chaque génération nouvelle reçoit le capital qui la représente, et elle en tire un profit égal à celui de la génération qui a contracté, le plus souvent même un profit supérieur, à cause des richesses et des ressources multiples qui ont été la conséquence de la création première.

La dette publique de la France au 24 février 1848 était en tout, dette flottante comprise, de 5 milliards ! lourd fardeau sans doute, imposé au gouvernement républicain par tous ceux qui l’avaient précédé : monarchie absolue, république, empire, restauration, gouvernement de juillet. Si lourde qu’elle soit pourtant, la dette ne saurait être mise en balance avec ces innombrables ressources dont la génération actuelle dispose, et qui ont été accumulées par les efforts continus des générations qui l’ont précédée. C’est ainsi qu’on doit envisager le bilan de la société, quand il s’agit d’apprécier sa situation et le poids des engagemens qui la grèvent. C’est faute de l’avoir fait, que le ministre des finances du gouvernement provisoire « s’est arrêté déconcerté devant la disproportion des capitaux de la dette avec les résultats[9]. » En vérité, ma surprise serait toute contraire, et j’admire profondément les ressources du pays qui, depuis un demi-siècle, à travers tant de révolutions, de crises douloureuses, a pu faire face à des dépenses toujours croissantes et augmenter en même temps ses richesses, que sa dette prit des proportions intolérables ; ce qui me déconcerte et me confond, c’est qu’il ait suffi de quelques jours de certaines théories de gouvernement et de certaines conceptions financières, pour paralyser de si prodigieuses ressources. Le mal est fait aujourd’hui, et, encore une fois, on n’en sortira que par l’achèvement des grands travaux utiles, qui ont une action directe sur l’activité du commerce, de l’industrie, et par suite sur l’accroissement du revenu public. Dans quelle mesure convient-il aujourd’hui d’aborder cette grande tâche ? Là est toute la question, là est le problème que le gouvernement provisoire et la constituante lèguent à peu près intact au gouvernement actuel.

III

J’ai déjà dit le précieux avantage de se trouver en présence de vastes entreprises, dont le degré d’avancement permet d’obtenir, par des sacrifices relativement assez faibles, des résultats considérables et immédiats. J’ajoute que la disponibilité de nombreux capitaux se manifeste par d’irrécusables témoignages La proportion qu’a prise l’encaisse métallique de la Banque et la tenue des fonds publics au milieu des secousses de l’opinion indiquent trop que les placemens manquent à l’argent, et que le capital chôme en quelque sorte, attendant le jour où il pourra rentrer avec sécurité dans les grandes opérations industrielles et commerciales. Aucune des crises précédentes n’avait présenté ce caractère, et, Dieu merci, ce grand naufrage d’une prospérité inouie n’a pas été si complet, qu’il n’en reste encore de riches épaves.

Ainsi, telle est la situation : nécessité pour l’état de pourvoir d’urgence à l’achèvement des travaux commencés, pénurie dans le trésor public, et du trésor vide des capitaux abondans qui attendent l’occasion dans une oisiveté stérile. Cette occasion, il faut la leur fournir. Jetons avant tout un coup d’œil sur la situation réelle des travaux, sur l’étendue des sacrifices qu’ils réclament, et sur l’ordre dans lequel l’intérêt général prescrit de les achever.

Au point, de vue de l’utilité d’un achèvement prochain, les chemins de fer se présentent au premier rang, non pas pour les services qu’ils rendent et pour la part qu’ils prennent au développement de la richesse publique chacun des systèmes de communication se recommande à cet égard par les avantages qui lui sont propres ; comme les canaux et les routes, les chemins de fer ne sont bons qu’à leur place, et ils ne sont qu’un ruineux superflu, si leur utilité reste en-deçà des sacrifices qu’ils imposent et des forces dont ils exigent l’emploi ; mais à l’encontre des autres voies de communication, les chemins de fer comportent nécessairement l’intervention de l’industrie privée, puisque, dans l’impossibilité d’y établir la libre circulation, il faut forcément y monopoliser l’entreprise des transports. Vouloir livrer l’exploitation des chemins de fer à l’état, c’est se méprendre évidemment sur l’étendue des obligations de la puissance publique et sur la nature de la responsabilité qui doit peser sur elle. En fait, sauf deux circonstances exceptionnelles et essentiellement transitoires, le réseau entier de nos chemins de fer est et restera livré à des compagnies chargées de pourvoir, sous leur responsabilité, à tous les besoins de l’exploitation.

L’article 1er de la loi du 11 juin 1842 porte « qu’il sera construit un système de chemins de fer, se dirigeant : 1° de Paris sur la frontière de Belgique, par Lille et Valenciennes ; sur l’Angleterre, par un ou plusieurs points du littoral de la Manche ; sur la frontière d’Allemagne, par Nancy et Strasbourg ; sur la Méditerranée, par Lyon, Marseille et Cette ; sur la frontière d’Espagne, par Tours, Poitiers, Angoulême, Bordeaux et Bayonne ; sur l’Océan, par Tours et Nantes ; sur le centre de la France, par Bourges ; 2° de la Méditerranée sur le Rhin, par Lyon, Dijon et Mulhouse ; 3° de l’Océan sur la Méditerranée, par Bordeaux, Toulouse et Marseille. » Ce système général de nos grands chemins de fer, accru des lignes précédemment concédées ou construites, a été développé et précisé par des lois subséquentes. C’est ainsi qu’une ligne nouvelle a été dirigée sur Rennes par Chartres et le Mans, qu’on a ajouté au chemin de Strasbourg les embranchemens de Sarrebruck et de Reims, qu’on a allongé le chemin du centre par une bifurcation sur Clermont et sur Limoges.

Tel est le réseau principal. Certes, la tâche était lourde ; mais la confiance était grande au jour où cette tâche était imposée au pays, ou plutôt au jour où le pays imposait sa volonté aux grands pouvoirs de l’état ; car, il faut le rappeler, jamais mesure n’a plus vivement préoccupé l’opinion publique que le classement de nos grandes lignes de chemins de fer, jamais manifestations plus énergiques et plus concluantes (elles étaient accompagnées d’offres d’un concours pécuniaire) n’avaient pesé sur les résolutions du gouvernement. On est tombé dans l’excès, soit : je n’ai pas été le dernier à signaler cette erreur, alors qu’il était encore possible d’en éviter toutes les conséquences ; mais, pour qui veut se reporter aux exigences du moment et tenir compte de tout ce qu’il y a d’impérieux dans les emportemens de l’opinion publique en France, l’entraînement s’explique d’autant mieux que les ressources alors étaient, quoi qu’on en dise, grandes et réelles.

Si lourde que fût la tâche, reconnaissons qu’on a approché du but malgré les plus sérieuses entraves, et que sur plusieurs points on l’a même atteint. Ainsi Paris est uni, par des voies de fer, à cinq des ports qui établissent ses communications avec l’Angleterre : le Havre, Dieppe, Boulogne, Calais, Dunkerque ; la frontière belge est abordée à la fois par Lille et par Valenciennes ; les relations de la France avec ses voisins les mieux pourvus sont assurées et complètes. D’importans résultats sont acquis sur les autres lignes partant de la capitale, et chacune de ces lignes est déjà munie d’une exploitation partielle dont l’étendue et les services vont croissant.

Il s’agit maintenant de continuer et de terminer l’œuvre en distribuant la tâche d’après l’important des chemins, la situation des travaux et les nécessités actuelles. Pour cela, des chemins décrétés qui restent à attaque r ou à achever, nous ferons trois classes :

Première classe. — Chemins de Paris à Strasbourg, de Paris à Marseille, d’Orléans à Bordeaux, et de Tours à Nantes.

Deuxième classe. — Chemins de Paris à Rennes, de Dijon à Mulhouse, de Bordeaux à Toulouse.

Troisième classe. — Bifurcation du chemin du centre sur Clermont et sur Limoges ; chemins de Toulouse à Cette, de Bordeaux à Bayonne, de Vitry à Gray.

La Première classe comprend les trois grandes lignes de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes, qui sont aujourd’hui concédées, en pleine exécution et déjà exploitées une partie de leur parcours, et la ligne de Marseille, dont l’achèvement est assuré au-delà d’Avignon, qui est presque terminée entre Paris et Châlons-sur-Saône, et qui, malgré son importance capitale, a tant de peine à sortir des incidens et des difficultés qui ont jusqu’ici entravé sa marche.

D’après le projet de loi en ce moment soumis à l’assemblée législative, la ligne de Lyon à Avignon serait remise à une compagnie qui recevrait, outre les travaux faits, montant à 150 millions, une subvention de 15 millions et demi. L’état s’engagerait de plus à exécuter la traversée de Lyon, estimée à 24 millions. La compagnie appliquerait au surplus des travaux une somme de 240 millions, dont l’intérêt à 5 pour 100 lui serait garanti par le trésor public pendant quatre-vingt-dix-neuf ans, durée de la concession. On se récrie contre l’énormité de ces conditions ; on les rapproche de celles des anciens cahiers des charges imposés aux compagnies sous la monarchie. Ce ne sont pourtant pas les cahiers des charges qu’il faut comparer, c’est la situation du crédit aux deux époques ; il faut se convaincre de la nécessité de le relever dans les circonstances actuelles, il faut calculer les efforts à faire pour arriver à ce but.

Sous ce rapport, le projet de loi sur la concession du chemin de Paris à Avignon, s’il donne prise à une critique fondée, renferme pourtant le principe qui s’adapte le mieux aux exigences e la situation : c’est la garantie d’intérêt.

L’assistance de l’état, pour provoquer la formation des compagnies de chemins de fer, est le fait général en France. Cette assistance s’est produite sous toutes les formes, ou par une subvention en argent comme pour les chemins de Rouen, du Havre, de Strasbourg à Bâle, d’Avignon à Marseille, etc., ou par une participation aux travaux, — c’est le système de la loi du 11 juin 1842, — ou enfin par la garantie d’un minimum d’intérêt, appliquée déjà notamment au chemin d’Orléans. En fait, dans les circonstances actuelles, l’assistance de l’état est indispensable ; or, son concours direct, qu’il ait lieu en argent ou en travaux, est impossible, la situation du trésor s’y refusé ; la garantie d’intérêt reste seule, et il faut bien y recourir. Elle soulève aussi quelques objections ; mais a-t-on la prétention de réaliser un système qui n’en provoque aucune ? Veut-on poursuivre le bien absolu et échapper à la fois à tous les inconvéniens ? Que de tous les inconvéniens alors on subisse le pire, celui de ne rien faire !

Après tout, la crainte de désintéresser par la garantie d’intérêt les compagnies dans les résultats économiques de leur gestion n’a rien de fondé en ce qui concerne nos chemins de fer les plus importans. Pour ceux-là, les compagnies peuvent avoir la prétention très légitime d’arriver à des produits fort supérieurs à la limite de la garantie offerte par l’état, et tous leurs efforts seront naturellement dirigés vers ce but. Elles pourraient, il est vrai, débarrassées du souci des intérêts, se laisser entraîner à des améliorations qui chargeraient le présent au profit de l’avenir, et qui, en attendant, grèveraient de tout leur poids la solidarité du trésor public ; mais cet inconvénient, qui peut être prévu et étroitement circonscrit dans les traités à intervenir, serait surtout conjuré par une restriction introduite dans la durée des concessions, et il ne faudrait pour rendre cette restriction acceptable, qu’ajouter à la garantie d’intérêt celle de l’amortissement.

L’une de ces garanties doit être toujours, et aujourd’hui plus que jamais liée à l’autre. La nécessité de cette union si étroite saute aux yeux, au seul énoncé de la question, en ce qui concerne le chemin de Paris à Lyon et à Avignon : « Lequel vaut le mieux, de garantir à la compagnie le seul intérêt 5 pour 100 en portant la durée de la concession à quatre-vingt-dix-neuf ans, ou bien d’ajouter à cet intérêt 1 pour 100 d’amortissement pour limiter la concession à trente-sept ans ? » Pour ce qui regarde l’état, qui donc pourrait hésiter sur la réponse ? C’est une solidarité bien redoutable que celle dont on souscrit l’engagement pour un siècle. Dieu sait quelles révolutions peuvent atteindre d’ici là l’industrie des chemins de fer, sans parler des perturbations politiques et sociales ! Réduire un pareil bail des deux tiers, c’est le conseil de la prudence pour soi-même ; c’est aussi donner à ceux avec qui l’on traite cette première garantie qui la mesure des moyens et dans la circonspection touchant les intérêts de l’avenir. Or, qu’on ne s’y trompe pas, nous ne sommes plus à l’époque des spéculations hasardées ; d’aventureux qu’ils étaient, les capitaux sont devenus inquiets et craintifs ; les résultats prochains et assurés auront en ce moment plus d’attrait pour eux que les longues concessions, et leur circonspection actuelle dit assez qu’ils ne sont pas disposés se livrer au leurre de profits lointains, qu’on n’aperçoit guère aujourd’hui qu’au travers des grandes aventures.

La situation nous paraît donc indiquer qu’il y a lieu de simplifier le projet de concession du chemin de fer de Paris à Lyon et à Avignon en ce sens que le capital de la compagnie sera fixé à 240 millions, en ajournant la traversée de Lyon, — que l’état garantira à la compagnie, outre l’intérêt à 5 pour 100 de ce capital, un amortissement de 1 pour 100, moyennant droit la durée de la concession sera limitée à trante-sept ans ; à ces conditions, toute subvention en argent ou en travaux, autres que ceux exécutés, sera supprimée.

Cette sécurité nouvelle donnée à la compagnie empiétera, il est vrai, sur ses chances de bénéfices au-delà de l’intérêt de 5 pour 100 ; mais aujourd’hui la sécurité importe plus aux capitalistes que les gros profits, elle est plus conforme à la nature des engagemens dans lesquels l’état intervient, et elle doit en faire le caractère essentiel. D’un autre côté, on peut, par une sorte de compensation, renoncer pour l’état au partage de bénéfices stipulé en sa faveur au-delà du revenu de 8 pour 100. Qu’on laisse la compagnie développer à son aise, pour en jouir exclusivement, toutes les bonnes chances de l’entreprise ; l’état trouvera son compte dans une combinaison qui rapproche le jour où le chemin de fer rentrera dans sa possession. À ce jour, il importe en effet que l’état reçoive l’entreprise en grande prospérité et bien achalandée.

Le chemin de fer qui lie Paris aux trois grandes métropoles de l’est Metz, Nancy et Strasbourg, qui doit desservir la Champagne, la Lorraine et l’Alsace, en allant droit à la seule frontière que l’importance stratégique des chemins de fer puisse sérieusement menacer, et en rattachant directement la France au vaste réseau des rail-ways allemands, le chemin de Strasbourg, en un mot, offre un intérêt tout spécial et un caractère d’urgence tout particulier. Il s’exécute, avec les embranchemens de Sarrebruck et de Reims, dans les conditions de la loi de 1842 un peu modifiée ; sa situation est celle-ci : — l’état y a dépensé 77 millions[10], et il achèvera sa tâche avec 28 millions, d’après une estimation qui, dans la situation des travaux, peut être regardée comme digne de toute confiance. — La compagnie concessionnaire s’est constituée au capital de 125 millions : elle en a déjà réalisé 75, et il lui en reste encore 50 à réclamer de ses actionnaires ; mais, au cours actuel des actions, les 75 millions versés n’en vaudraient en ce moment que 38 ; il y aurait donc, comme valeurs négociables, une perle actuelle de 37 millions : la durée de la concession du chemin de Strasbourg est fixée à quarante-quatre ans.

Pour le chemin d’Orléans à Bordeaux, la dépense de l’état s’élève à 55 millions ; ce chemin devra encore en dépenser 16. Pour tenir compte de toutes les éventualités, disons 20. Le capital de la compagnie est de 65 millions ; elle a reçu 22 millions trois quarts ; il lui reste à appeler 42 millions un quart. Au cours actuel de la Bourse, le capital versé perdrait en ce moment près de 13 millions. La concession est de vingt-huit ans.

Sur le chemin de Tours à Nantes, la dépense actuelle de l’état est de 35 millions ; la dépense qui lui reste à faire est de 11 millions. Le capital de la compagnie s’élève à 40 millions ; le montant des versemens effectués est de 26 millions ; les fonds à appeler sont de 14 millions. La perte au cours, actuel, sur les fonds déjà versés, dépasse 17 millions. La durée de la concession est fixée à trente-quatre ans.

Ainsi, sur les trois chemins dont il s’agit (Paris à Strasbourg, Orléans à Bordeaux, Tours à Nantes), l’état finira la portion de la tâche qu’il a acceptée avec une dépense de 60 millions ; les compagnies ont encore à appeler, pour compléter leur capital social, une masse de 106 millions ; cela fait en tout un capital de 166 millions.

Voilà en quelques mots la situation qui se complique d’une difficulté essentielle dont il faut tenir compte. Les compagnies finiront péniblement, si elles y arrivent, avec leur capital actuel ; elles doivent prévoir aussi la nécessité où elles pourront se trouver de recourir au crédit pour suppléer à l’insuffisance de leur fonds social. Cependant le cours des actions indique aujourd’hui une perte de 68 millions sur les 124 millions qu’elles ont déjà réalisés ; c’est là une preuve de l’incertitude qui pèse encore sur ces sortes d’affaires, et de la difficulté qu’on éprouvera à les faire aboutir. L’embarras des compagnies est évident ; celui du trésor ne l’est pas moins, et il y a, pour les deux parties qui ont contracté, un égal intérêt à réviser les contrats pour chercher dans un système de concessions réciproques le moyen de régler d’un seul coup tous les mécomptes et de sortir de toutes les difficultés, de tous les embarras. Eh bien ! l’état, qui n’a que des revenus, peut donner aux capitaux des compagnies la sécurité qui leur manque, mais à la condition que les compagnies viendront en aide à l’état pour la formation des capitaux dont il a un urgent besoin.

Je m’explique : que la compagnie de Strasbourg, par exemple, rembourse à l’état une portion des travaux par lui exécutés sur le chemin de Paris à Strasbourg, et que l’état garantisse à la compagnie l’intérêt et l’amortissement non seulement de la somme remboursée, mais encore du capital effectif de 125 millions auquel la compagnie est constituée.

Quelles peuvent être les bases d’une pareille opération ? C’est par une appréciation, toujours un peu délicate, des faits qu’on peut en juger. J’admets qu’on réclame de chacune des compagnies de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes le remboursement d’une somme s’élevant au tiers de son propre capital ; elle auraient dans ce cas à fournir, savoir :

La compagnie de Strasbourg en nombre rond : 42 millions.
Celle de Bordeaux : 22 »
Enfin celle de Nantes : 13 »
Soit en tout : 77 «

C’est 17 millions de plus qu’il n’en faut pour terminer tous les travaux à la charge de l’état sur les trois chemins dont il s’agit. Cette partie de l’œuvre serait donc assurée de ses voies et moyens, et mise à l’abri de toute espèce d’erreur ou de mécompte. Chaque compagnie de son côté trouverait dans la garantie d’un intérêt de 5 pour cent et d’un amortissement de 1 pour cent sur la totalité de son capital, y compris le remboursement à l’état, les meilleures conditions de crédit et par conséquent d’existence et de prospérité.

Si l’on voulait s’en tenir à la durée des concessions octroyées, il faudrait diminuer le taux de l’amortissement pour la compagnie de Strasbourg, qui a une concession de quarante-quatre ans, et l’augmenter pour la compagnie de Nantes, et plus encore pour celle de Bordeaux, dont les jouissances sont limitées respectivement à trente-quatre et à vingt-huit ans ; mais dès qu’on retouche aux contrats, pourquoi se priver de l’avantage de l’uniformité ? N’y a-t-il pas quelque intérêt à faire du système général de nos chemins de fer un tout aussi homogène dans sa constitution financière que dans le reste ? Le chemin du Nord est aliéné pour trente-huit ans, celui d’Avignon à Marseille pour trente-trois, celui du centre pour quarante. En portant à trente-sept ans la durée de la concession pour les chemins de Paris à Avignon et de Paris à Strasbourg, comme pour ceux de Bordeaux et de Nantes, on arriverait donc à ce résultat, que les lignes principales, celles qui, par leur grande importance politique, représentent assez bien les rênes de l’état aux mains du gouvernement, rentreront en sa possession à une époque assez rapprochée et presque en même temps. Non pas que le gouvernement puisse alors plus qu’aujourd’hui pourvoir directement à l’exploitation de ces lignes ; mais, sorti des sacrifices de l’exécution, affranchi des garanties qu’elle lui aura imposées, éclairé par l’expérience d’une exploitation déjà longue, il sera en mesure de régler avec les compagnies fermières les conditions les plus favorables aux intérêts du pays et d’aviser à l’emploi des produits ultérieurs des chemins de fer, de manière à les faire tourner simultanément au soulagement des charges de l’état et à l’encouragement du commerce et de l’industrie.

Le capital à fournir par la compagnie qui sera chargée de l’achèvement du chemin de fer de Lyon et de son prolongement sur Avignon est de 240 millions. Les compagnies de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes ont ensemble un capital de 230 millions, et elles devront rembourser à l’état 77 millions. La somme totale sur laquelle porterait la garantie d’intérêt et d’amortissement s’élèverait donc à 547 millions. Là-dessus, les compagnies de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes ont déjà réalisé 124 millions. Il leur resterait à trouver 423 millions. J’admets que ces quatre chemins, qui ont ensemble un développement de 2,100 kilomètres, seront terminés, celui de Nantes en deux ans, ceux de Strasbourg et de Bordeaux en trois ans, celui d’Avignon en cinq ans, avec cette condition, bien entendu, que les travaux seront toujours distribués de manière à tirer le plus tôt possible parti des sommes successivement dépensées et à étendre utilement les exploitations partielles. Le capital restant à fournir par les compagnies se trouverait dès-lors ainsi réparti : 116 millions sur la première année et autant sur la deuxième, 101 millions sur la troisième, et enfin, pour les deux dernières années, un contingent de 45 millions chacune. Certes, un tel effort n’a rien qui dépasse les facultés actuelles du pays, et on peut légitimement espérer qu’il répondra à cet appel dans l’état de stagnation et d’attente où sont aujourd’hui les capitaux. Pour les compagnies constituées de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes, l’hésitation est impossible. Elles ont encore 106 millions à fournir pour compléter leur capital. On leur demande, il est vrai, 77 millions de plus ; mais, d’un autre côté, les 124 millions qu’elles ont déjà réalisés et employés perdent au cours actuel 68 millions. Il n’est pas déraisonnable de craindre que, d’ici à l’achèvement de chaque eut reprise, les versemens successivement effectués ne subissent une perte proportionnellement égale. Il s’agit donc pour ces compagnies de sauver leur capital d’une dépréciation qui dépasse en ce moment 50 pour 100 ; la garantie de l’état aura seule ce pouvoir, et, en calculant sur la situation actuelle de la rente 5 pour 100, il est impossible que cette garantie ne porte pas immédiatement au pair le cours des actions, qui, assurées de leur intérêt, et de leur amortissement, n’auront plus à escompter pour l’avenir que des chances de bénéfices.

Enfin, soit qu’on s’en tienne aux évaluations qui ont servi de base aux concessions octroyées pour chacune des quatre grandes lignes dont il s’agit, soit qu’on se livre le des estimations nouvelles d’après les faits accomplis sur les lignes aujourd’hui en exploitation, on arrive toujours à ce résultat : que le produit net moyen atteindra au moins et dépassera probablement 6 pour 100 du capital garanti, à la condition toutefois qu’on ne répétera pas en France la faute commise en Angleterre, où l’on voit deux et jusqu’à trois lignes de chemins de fer courant dans la même direction, ayant la même clientèle et un but presque identique.

Il nous paraît important d’insister sur ce point. Le parlement anglais a autorisé la construction de 19,300 kilomètres de rail-ways ; 8 milliards 600 millions de francs sont déjà engagés dans cette immense opération, dont le coût total, en supposant que l’œuvre se termine, dépassera 10 milliards ; mais l’excès apparaît de toutes parts : non-seulement les lignes rivales se disputent une clientèle qui n’est plus en rapport avec les moyens puissans qu’on a mis à sa disposition au prix d’énormes sacrifice, mais encore les embranchemens greffés sur les lignes principales, et qui devaient, disait-on, en être les rameaux nourriciers, épuisent ces lignes, consomment le plus clair de leurs produits, sans rien ajouter à leur activité et sans améliorer dans une proportion notable leurs recettes. Enfin, l’exagération qui se manifeste dans l’étendue du réseau et dans le développement de ses ramifications se retrouve dans les détails de l’exécution ; la force et le poids des machines dépassent, sur un grand nombre de chemins de fer, les besoins de la circulation ; ce surplus de puissance, dont on n’a pas d’emploi, grève l’exploitation et l’entretien de frais énormes qui restent sans compensation. L’Angleterre voit sa faute, et elle n’y retomberait pas aujourd’hui si, sachant ce qu’elle sait, il lui était possible de reprendre les choses dès l’origine. La France, soumise il y a quelques années au même entraînement, a failli tomber dans la même erreur. Des obstacles de plusieurs sortes, mais qui plus ou moins révélaient l’insuffisance de son capital disponible, l’ont préservée d’un engouement qui la mettrait aujourd’hui en présence de terribles mécomptes ; et, sans qu’on puisse faire honneur à une prudence réfléchie d’une lenteur dont notre amour-propre national a quelquefois souffert, il faut convenir au moins que nos discussions et nos atermoiemens nous ont servi en ceci que nous voyons clairement par l’expérience de nos voisins l’excès qu’il faut éviter, et la proportion qu’il est indispensable d’établir entre le développement des chemins de fer et la tâche qu’il leur sera donné d’exécuter.

Il n’y a donc aucune induction à tirer de la situation financière des rail-wavs anglais pour l’avenir financier de nos propres chemins de fer. La seule inspection de la carte d’Angleterre le démontre, et on le comprend mieux encore lorsqu’on parcourt les différentes parties et surtout les ramifications secondaires du réseau de ses routes à ornières ; ou plutôt, quand on voit le royaume-uni, avec un territoire qui n’a que les trois cinquièmes de la superficie de la France, mettre 12,000 kilomètres de chemins de fer[11] au service d’une population qui n’atteint qu’aux trois quarts de la nôtre, on reste convaincu que nos principaux chemins de fer, eux qui sont tracés dans les grands courans de notre circulation commerciale, et qui traversent les portions de notre territoire les plus industrieuses et les plus peuplées, doivent donner des résultats fort supérieurs aux produits annuels moyens des rail-ways anglais pris dans leur ensemble. Or, ce produit annuel s’élèverait aujourd’hui, en tenant comte des avantages attachés aux fonds d’emprunt ou aux actions privilégiées, à 3 pour 100 de la totalité des capitaux absorbés par l’ensemble du réseau, tout compris, les mauvaises lignes comme les bonnes. Pour nous, il ne s’agit en ce moment que des bonnes lignes, et c’est sur celles-là seulement que nous voulons porter l’appui du crédit de l’état. Eh bien ! qu’on prenne les concessions d’Orléans, de Rouen et du Nord, qui offrent les meilleures conditions de trafic, qu’on les combine avec les concessions du Hâvre et du centre et avec l’exploitation ouverte entre Orléans et Tours, qui sont, maintenant surtout, tout au plus au niveau des conditions moyennes, et on formera de la réunion de ces six entreprises un ensemble de bonnes et de mauvaises chances assez semblable à ce qui doit se réaliser sur les chemins de Lyon, de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes, lorsque l’exploitation y sera complète. L’année 1849, qui doit être considérée comme très médiocre en ce qui concerne l’activité des affaires, donnera, d’après les relevés actuels fournis par les compagnies, pour les six concessions que nous venons de citer, une recette brute totale d’environ 48 millions et demi, c’est-à-dire près de 38,000 francs par kilomètre[12]. Les dépenses d’exploitation sont variables. Elles s’élèvent à 36 pour 100 de la recette brute sur le chemin d’Orléans et à 41 pour 100 sur celui de Rouen ; portons-les à 50 pour 100, et on trouvera pour produit net moyen 19,000 fr. par kilomètre, ou un produit net total de 39,900,000 fr. pour les 2,100 kilomètres sur lesquels portera la garantie de l’état, ou enfin 7 fr. 28 cent. pour 400 du capital de 547 millions ! L’intérêt à 6 pour 100 de ce capital serait de 32,820,000 fr. On a donc une marge de plus de 7 millions pour atteindre le produit net de 39,900,000 fr., qu’on peut appeler probable d’après les recettes de cette année sur les chemins de fer en exploitation, ou, pour réduire tout au kilomètre, ce pu facilite les rapprochemens pratiques, il suffirait qu’on obtînt un produit net de 15,628 fr. par kilomètre pour couvrir l’intérêt a 6 pour 100 de tout le capital garanti, et nous avons vu qu’on peut conclure des données de l’expérience qu’on atteindra au moins à un produit net de 19,000 fr. par kilomètre.

On peut donc sans imprudence, sans inquiétude sérieuse, s’engager dans ce système de la garantie d’intérêt et d’amortissement pour les lignes du premier ordre. Pour ces lignes, dans la situation où elles se trouvent et avec les produits qu’elles promettent, il est à peu près indifférent aujourd’hui de garantir l’intérêt de 6 pour 100 ou de 5 pour 100 sur le capital de 547 millions qu’elles réclament, surtout quand l’état reste, à beaucoup d’égards, maître de leur avenir par la distribution de ses propres travaux et par son omnipotence concernant les rivalités qui pourraient se produire ; mais ce qui ne saurait être indifférent, c’est, encore une fois, la durée séculaire d’un engagement de cette nature, et ce sont les chances qui peuvent surgir dans le cours d’une si longue solidarité.

J’ai placé trois chemins de fer dans la deuxième classe : ce sont les chemins de Paris à Rennes, de Dijon à Mulhouse et de Bordeaux à Toulouse.

Le chemin de fer de Paris à Rennes est déjà exploité jusqu’à Chartres. Il est attaqué sur plusieurs points entre cette ville et Rennes. Les déposes faites au-delà de Chartres atteignent le chiffre de 5 millions : L’entreprise n’a pas l’activité qui convient à l’importance de la ligne et à la situation des travaux. Il nous paraît que c’est là que doit être porté ce qui pourra rester des 17 millions formant, sur les chemins de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes, l’excédant du remboursement des compagnies sur l’estimation des travaux restant à faire pour le compte de l’état. Dans trois ans, les chemins de Strasbourg, de Bordeaux et de Nantes étant terminés et livrés, on pourra renouveler l’appel aux capitaux particuliers pour l’achèvement du chemin de Rennes. On appréciera alors l’étendue des engagemens pris par l’état dans les garanties précédemment accordées, et on sera en mesure de déterminer approximativement la charge que ces garanties doivent faire peser sur le trésor. Nous avons vu que cette charge, si elle existe, sera, dans tous les cas, assez faible pour qu’on ne craigne pas de l’étendre à des chemins nouveaux. La situation de la place et des affaires en décidera ; mais il est entendit que l’intérêt serait réglé sur cette situation. Il pourrait donc être fixé à 4 pour 100, si la rente 5 pour 100 avait atteint ou dépassé le pair[13]. La concession du chemin de Rennes ne serait ainsi tentée que dans un délai de trois ans, et, en donnant trois années à la future compagnie concessionnaire pour le terminer, le chemin serait livré dans six ans sur tout son parcours. L’exploitation de la section de Versailles à Chartres pourrait donc être affermée dès maintenant pour trois ans au moins et pour six au plus, toutes réserves faites sur l’extension de cette exploitation au-delà de Chartres au fur et à mesure de l’achèvement des travaux.

L’importance du chemin de fer de Dijon à Mulhouse réside surtout dans les rapports de la Haute-Alsace et de la vallée du Rhin avec Lyon et le midi. Ces rapports justifient suffisamment le classement du chemin, et autoriseraient, si les circonstances étaient meilleures, l’ouverture immédiate des travaux. Toutefois cette ligne, se soudant sur le chemin de Paris à Lyon, n’aura toute son utilité que quand celui-ci sera terminé, et la situation même des travaux du chemin de fer de Paris à Lyon permet de suspendre encore pendant deux ans l’ouverture des travaux sur la ligne de Dijon à Mulhouse.

Nous en dirons autant de la ligne de Bordeaux à Toulouse par rapport à la ligne de Paris à Bordeaux. D’ailleurs, si nous scindons à Toulouse le chemin de fer classé de Bordeaux à Cette, c’est que l’essentiel, dans cette direction, est de réunir le plus tôt possible Toulouse avec Paris. L’importance de Toulouse à tous égards ne permet pas que cette métropole du midi reste indéfiniment en dehors du réseau principal de nos chemins de fer. Il est clair que le prolongement jusqu’à Cette ne présente pas un intérêt du même ordre, et que, puisqu’il nous faut échelonner l’exécution pour tirer le meilleur parti possible de ressources insuffisantes, c’est d’abord entre Bordeaux et. Toulouse qu’il faudra concentrer celles dont, on pourra successivement disposer.

Quant aux chemins que nous avons placés dans la troisième classe, eu égard à leur moindre importance, c’est évidemment d’un ajournement très indéterminé qu’il s’agit pour eux. Force est d’attendre pour cette partie de l’œuvre des temps meilleurs. Nous comprenons dans cette classe les prolongemens du chemin du centre sur Clermont et sur Limoges. Nous croyons qu’il suffit, quant à présent, d’être parvenu d’un côté à Châteauroux, et de l’autre à Nevers et à Moulins, et d’avoir assuré l’exploitation jusque-là. Dans la situation actuelle des travaux, l’état a encore à dépenser pour atteindre Clermont et Limoges près de 60 millions pour les ouvrages qui le concernent sans compter la voie et le matériel à faire fournir par la compagnie à qui devra être confiée l’exploitation. Or, il est très permis de douter que cette exploitation puisse suffire à ses charges, et vivre sur ses produits. Les travaux commencés de ce côté ne doivent donc être continués qu’avec une extrême réserve, et le mieux à coup sûr serait d’abandonner provisoirement la ligne de Limoges pour porter ses ressources sur celle de Clermont, qui donnera à moins de frais des résultats plus prochains et plus utiles[14].

En résumé, la tâche indispensable, l’affaire urgente en ce moment pour nos chemins de fer, c’est de terminer les lignes de Strasbourg, de Marseille, de Bordeaux et de Nantes, et de continuer avec une activité efficace les travaux de la ligne de Rennes. Il faut, pour cela, 423 millions, que d’une manière ou d’une autre il faudra bien faire sortir des épargnes particulières pour les appliquer à cette utile et féconde destination. On n’y parviendra, nous le croyons, que par la garantie d’intérêt, à laquelle la prudence ordonne d’ajouter la garantie d’amortissement.

Les chemins de fer pourvus, le budget des travaux publics se trouve singulièrement soulagé. Ils sont, en effet, portés pour 66 millions au projet de budget pour 1850. Or, si les propositions qui précèdent étaient admises, on devrait de ces 66 millions en retrancher 54 ; qui forment l’ensemble des allocations afférentes aux grandes lignes de Lyon, de Strasbourg, de Bordeaux, de Nantes et de Rennes. Il y a lieu de déduire aussi les 720,000 francs destinés au chemin de fer de Paris à Orsay, à moins qu’ils n’aient pour objet unique de liquider tout de suite cette superfluité. Enfin, les chemins du centre figurent ensemble pour une allocation de 9 millions, dont 8,400,000 francs à appliquer au-delà de Vierzon. Ce crédit serait avantageusement réduit, si on veut se borner aux travaux d’une utilité assez prochaine.pour justifier des sacrifices actuels. Voilà donc sur le crédit proposé pour les chemins de fer en 1850 un retranchement de 54 millions au moins, sans que les chemins de fer en reçoivent une moindre impulsion, et en organisant, au contraire les moyens de les pousser plus vite vers le but immédiatement réalisable.

La navigation intérieure pourra, par cela même, être traitée avec plus de libéralité, et surtout avec le sentiment d’une juste appréciation de ses services. Rien de plus mesquin et en même temps de plus stérile que la part qui lui est faite au projet de budget pour 1850. Il y a quatre ou cinq ans, on aurait mieux compris un pareil abandon. On pouvait discuter alors sur la décadence prochaine de la navigation intérieure et sur la prédominance exclusive des chemins de fer. Aujourd’hui l’hésitation n’est plus possible. Les faits abondent. Toutes les grandes lignes de chemins de fer, toutes celles qui sont appelées à jouer, et jouent en effet le rôle principal dans l’ensemble des communications intérieures, sont immédiatement aux prises avec des voies navigables concurrentes, et pourtant ces chemins-là sont, en Belgique et en Angleterre comme en France, les mieux achalandés et les plus prospères, sans que les voies navigables aient rien perdu de leur utilité, ou aient été restreintes dans l’importance de leurs services. C’est qu’en effet, « sur les lignes principales, dans les grands courans de la circulation commerciale, la richesse publique suffit largement à alimenter à la fois les voies de fer et les voies d’eau, et de plus elle trouve dans leur concours même les meilleures conditions de son développement[15]. » Ce fait, signalé en 1845, a reçu depuis, de l’expérience même, une consécration qui le met à l’abri de toute sérieuse contestation.

Pour faire mieux apprécier la manière dont la navigation intérieure est traitée au projet de budget de 1850, citons quelques exemples. La voie navigable ouverte par le canal de Bourgogne entre Lyon et Paris présente partout un tirant d’eau de 1 mètre 30 centimètres à 1 mètre 60 centimètres, excepté dans le cours de l’Yonne. Là on n’obtient un mouillage de 60 centimètres qu’en créant des crues factices par des lâchures d’eau faites dans la haute Yonne trois ou quatre fois par semaine, c’est-à-dire que les transports sont soumis, sur l’Yonne, à tous les frais des transbordemens et des alléges, et à tous les retards et tous les dangers de ces éclusées périodiques, qui emportent pêle-mêle les bateaux et les trains accumulés à l’embouchure des canaux dans l’intervalle de deux lâchures. C’est la barbarie presque aux portes de la capitale, sur une des communications qui intéressent le plus son commerce et ses approvisionnemens. On est fixé sur les moyens de faire disparaître ce déplorable obstacle, qui comprime l’essor du mouvement sur les canaux de Bourgogne et du Nivernais, et annule ainsi une partie notable de leur valeur. Or, le canal de Bourgogne a coûté 56 millions ; celui du Nivernais, 33 millions ; le perfectionnement de l’Yonne a déjà absorbé 2,800,000 francs, et on le compléterait avec une dépense de 6 millions. Il s’agit donc de 6 millions pour mettre en pleine valeur des travaux dont le coût actuel atteint le chiffre de 92 millions ! Eh bien ! l’Yonne figure au projet de budget de 1850 pour 200,000 fr. À ce compte-là, il faudra trente ans pour terminer un travail qui a tous les caractères d’une extrême urgence ! N’est-ce pas dérisoire ?

Il faut encore dépenser 15 millions pour terminer les travaux entrepris sur la Seine depuis Nogent jusqu’à Quillebœuf. Au projet de budget pour 1850, on porte 3,800,000 francs, qui ne sont en rapport ni avec la grandeur de l’œuvre, ni avec la situation des travaux. Les conquêtes faites sur le fleuve entre Villequier et Quillebœuf présentent d’ailleurs un intérêt agricole considérable, et elles mettront probablement sur la voie d’une opération plus grande à appliquer à la Seine au-dessous de Quillebœuf, et dont l’état paierait largement les frais par la concession d’une partie des terrains conquis.

Les travaux entrepris sur la Mayenne et sur la Sarthe ont aussi un caractère particulier et une grande valeur au point de vue agricole. Il n’y a pas plus de vingt ans que les habitans du Maine et d’une partie de la Bretagne et de l’Anjou se sont mis à appliquer la chaux à l’amendement, des terres sur une échelle constamment croissante. La Mayenne seule y consacre aujourd’hui une somme de plus de 5 millions par an, sans compter les frais de répandage et d’emploi, et le sol rend cette avance avec usure. Les travaux de navigation aujourd’hui entrepris doivent avoir une influence considur ble pour propager cette méthode, en facilitant à la fois la distribution de la chaux et l’exportation des produits. Ces travaux, qui exigent encore une dépense de 8 millions et demi, ne figurent au projet de budget de 1850 que pour 225,000 francs.

Le canal de la Marne au Rhin a déjà coûté 63 millions ; on le terminera largement avec 12, et le ce prix on le mettra facilement dans le meilleur état de navigation. Il a fallu, on en conviendra, que cette grande entreprise fût pourvue d’une constitution bien robuste pour résister aux assauts qu’elle a subis, et pour arriver à l’état d’avancement où elle est parvenue au milieu des attaques aussi vives qu’inconsidérées qui l’ont assaillie, et qui se renouvellent à chaque occasion. Puisque les contradicteurs persistent, rappelons, en passant, que le canal de la Marne au Rhin est le lien nécessaire de tous les grands cours d’eau de la Champagne de la Lorraine et de l’Alsace, que ce bras détaché du Rhin à Strasbourg pour se diriger sur Paris doit faire du Havre le rival privilégié de Rotterdam et d’Anvers pour les rapports de l’Allemagne centrale avec l’Océan, qu’il constitue sur le territoire français le complément de la plus grande et de la plus belle ligne de navigation intérieure que l’Europe puisse posséder[16]. Rappelons surtout que le canal de la Marne au Rhin rencontre sur sa route tous les matériaux qui forment les élémens essentiels de la grande clientèle des canaux ainsi, les houilles, les minerais, les bois, les matériaux de construction, les sels, les produits chimiques, etc. ; qu’il commence et qu’il finit presque au sein de deux grands foyers de production, la Haute-Marne et la Meuse d’un côté, l’Alsace de l’autre ; que les contrées qu’il traverse sont très fertiles, et que leurs populations, éminemment industrielles, se sont placées à la tête de la production dans tous les genres d’entreprises auxquelles elles se sont livrées, comme les verreries, les cristalleries, les fabriques de glaces, les faïenceries, les papeteries, etc. ; qu’en un mot, le canal de la Marne au Rhin est tracé dans la direction d’un grand mouvement industriel, d’un de ces grands courans sur lesquels nous voyons se réaliser, avec tant d’avantage pour l’accroissement de la richesse publique, la contiguïté des canaux et des chemins de fer. Aussi l’ouverture du canal jusqu’a Bar-le-Duc a-t-elle donné, dès les premiers jours, des résultats très significatifs. Les grains, les fers, les fontes, les bois, sont venus prendre à Bar la nouvelle voie qui leur est ouverte sur la Champagne et Paris, et le prix du bois a immédiatement baissé d’un tiers Châlons-sur-Marne[17].

Le canal latéral à la Garonne ne présente pas des résultats moins concluans. La navigation intérieure accroît rapidement ses services avec le développement des lignes qui offrent à la fois l’uniformité du mouillage et la régularité du régime. Sous ce rapport, le canal latéral à la Garonne ajoute une valeur nouvelle au canal du Languedoc, et en tire une grande importance. Aussi, livré seulement sur une partie de son cours, a-t-il donné passage, dès la seconde année, à un mouvement de près de 150,000 tonnes : c’est plus que le canal du Rhône au Rhin, et presque autant que le canal de Bourgogne. – 55 millions ont été dépensés jusqu’ici pour la construction du canal latéral à la Garonne, et il en faut 10 pour le terminer.

Et, qu’on le remarque bien, il ne s’agit pas seulement de mettre en valeur les 55 millions déjà employés, il s’agit aussi d’étendre les services et d’accroître la valeur du canal du Languedoc. De même pour le canal de la Marne au Rhin : l’achèvement de ce canal, qui fécondera les 63 millions aujourd’hui absorbés, dominera aussi toute leur utilité au 14 millions dépensés dans ces dernières aminées sur la Marne, aux 13 millions que coûte le canal de l’Aisne à la Marne, aux fonds consacrés le la branche inférieure du canal du Rhône au Rhin, et a tous ceux qui ont été successivement appliqués au perfectionnement du flottage et de la navigation sur les nombreux cours d’eau traversés par le canal.

Quand de tels intérêts sont engagés, il faut leur donner satisfaction au plus vite, car tout retard constitue, pour la communauté, des pertes considérables. Ce n’est donc pas six années qu’il faut prendre, comme on pourrait l’induire du projet de budget de 1850, pour terminer le canal de la Marne au Rhin et le canal latéral à la Garonne ; il faut les finir en deux campagnes, et arriver ainsi tout de suite et sans hésitation aux produits. De même il faut achever en trois ans les travaux de l’Yonne ; en trois ans aussi, ceux de la Seine ; en quatre ans, ceux de la Mayenne et de la Sarthe, et pousser plus vivement les travaux en rivières qui touchent à leur terme, comme ceux de la Saône, du Rhône et de l’Adour. On marchera ainsi à un but, et on atteindra des résultats sérieux, tout en maintenant une activité suffisante dans les autres travaux dont la situation ne permet pas de recueillir prochainement les fruits, à moins d’un effort trop considérable pour les facultés actuelles du pays. L’objet qu’on se propose étant ainsi bien défini, on aurait à augmenter de 12 millions et demi les chapitres rivières et canaux, du budget extraordinaire tel qu’il est proposé pour l’année 1850[18].

Les ports de mer donnent lieu à des observations analogues. Il faut finir rapidement tout ce qui est gravement engagé, et qui peut procurer des produits ou des avantages immédiats. C’est sur cette base qu’on doit régler sa tâche. J’admets, par exemple, qu’on prenne pour but d’achever les travaux de Bordeaux et de Marseille en trois ans, ceux du Hâvre et de Morlaix en quatre ans, et qu’on s’en donne cinq pour mener à fin les ouvrages en cours d’exécution à Dunkerque, à Caen, à Granville, à Saint-Nazaire et à Saint-Malo ; on aura à augmenter de 4,700,000 francs les allocations proposées pour les ports maritimes. Cette augmentation serait distribuée entre les neuf ports que je viens de nommer, les autres, moins importans, conservant les allocations qui leur sont affectées.

Il est un autre point sur lequel je dois encore appeler l’attention. On sait les désastres causés à la fin de 1846 par les inondations de la Loire. Comment se fait-il que, sur les trois millions qui restent à dépenser pour réparer les dommages et en prévenir autant que possible le retour, on n’impute que 600,000 fr. sur l’exercice 1850 ? Ajourner de pareils travaux, c’est laisser les ouvrages défensifs qui bordent le fleuve, et les voies publiques atteintes par le débordement, en prise au fléau, s’il venait à reparaître, ce qu’on n’est que trop autorisé a craindre par l’histoire des inondations précédentes. Ce sont là des entreprises urgentes au premier chef, et la responsabilité du gouvernement est engagée à les terminer au plus vite. Il y aurait donc à accroître de 2,400,000 francs ce chapitre du projet de budget pour 1850.

On le voit, il s’agit d’obtenir sur le chapitre des chemins de fer, à l’aide d’un concours plus large, plus actif, mais mieux garanti, des capitaux privés, une réduction de 54 millions au moins dans les dépenses à la charge de l’état, et, à la faveur de cette exonération du trésor, de faire refluer une vingtaine de millions sur celles de nos grandes entreprises de navigation qui sont les plus avancées, et qui promettent les produits les plus incontestables et les plus prochains. Le budget extraordinaire se trouverait donc soulagé de 34 millions, au moins, et réduit, à 60 millions environ pour les ouvrages qui rentrent dans les attributions du ministre les travaux publics, c’est-à-dire qu’il resterait inférieur au montant de la dotation actuelle de l’amortissement. Si je fais ce rapprochement, c’est que j’adhère complètement à l’idée émise par l’honorable M. Léon Faucher, d’appliquer d’une manière spéciale les fonds d’amortissement à la continuation des grandes entreprises d’utilité publique. C’est en effet, je le répète, une manière très efficace de diminuer le poids de sa dette, que d’accroître la partie la plus productive de son capital. La monarchie voulait donner cette destination aux rentes rachetées. C’est ainsi qu’elle entendait faire fructifier les épargnes accumulées dans l’activité régulière d’une longue et fertile paix. hélas ! d’épargnes, en ce moment, il n’en est plus question ; les voilà qui disparaissent du catalogue de nos ressources, le gouffre révolutionnaire les a englouties ! Que la dotation de l’amortissement n’aille pas du moins où sont ses réserves, et, s’il est nécessaire d’en faire emploi pour soulager le présent, qu’elle serve du moins intégralement à améliorer la situation de l’avenir. Ce sera encore répondre à sa destination.

Les travaux publics, si bienfaisans et si féconds dans les temps calmes et réguliers sont encore la grande ressource, la ressource la plus efficace et la plus rationnelle des temps calamiteux. Le mal, c’est que les grandes catastrophes et avant tout les crises révolutionnaires, en jetant le désordre dans les finances de l’état et en comprimant l’expansion naturelle de son crédit, viennent opposer l’obstacle le plus sérieux à la création de ces monumens qui sont à la fois un signe de paix et un gage de prospérité pour le pays. Il semble que le gouvernement provisoire ait pris à tâche de porter ce mal à son comble ; et tous les efforts doivent tendre à reconstituer au plus vite le faisceau des forces qu’il a si imprudemment dispersées et en grande partie détruites. Il faut d’abord ranimer par des concessions efficaces, et rassurer, par une manifestation éclatante, l’esprit d’association, si follement attaqué et menacé par ceux-là mêmes qui ont rendu son concours plus indispensable que jamais. Il faut aussi, aux avances de l’industrie privée, ajouter les sacrifices de l’état dans une mesure qui réponde aux besoins de la situation, et selon les nécessités d’une distribution intelligente et utile. J’ai dit les moyens d’atteindre ce double but. Ces moyes porteraient à 176 millions[19] les ressources des travaux extraordinaires pour 1850. Ce serait encore loin, tout compte fait, des sommes appliquées au même usage dans les dernières années de la monarchie ; mais, du moins, toutes les grandes entreprises seraient-elles pourvues de manière à marcher rapidement à leur terme, et à compenser prochainement par leurs produits les sacrifices qu’elles ont coûtés. Ce but sera-t-il atteint ? Nous avons besoin de le croire, et ce besoin sera celui de tous les hommes qui mettent la grandeur et la prospérité au-dessus des formes politiques et des préoccupations de partis.


CHARLES COLLIGNON.

  1. Moniteur du 8 avril 1848.
  2. Décret du 27Jévrier 1848.
  3. Séance du 8 mai 1848.
  4. Ces réductions s’élèvent à près de 47 millions sur le montant des propositions du gouvernement, en ce qui concerne les travaux civils seulement, pour l’exercice 1849. En voici le tableau :
    Routes et ponts 13,750,000 fr.
    Navigation des rivières 4,230,000
    Canaux 3,030,000
    Ports et phares 4,519,000
    Desséchemens et irrigations 400,000
    Chemins de fer 19,025,000
    Bâtimens civils 1,741,000
    Total 46,695,000 fr.
  5. Observations sur l’administration des finances pendant le gouvernement de juillet, page 60.
  6. Schnitzler. Statistique de la France, tome IV, page VIII des additions.
  7. Voici quelques-uns des chiffres du tonnage sur les canaux belges en concurrence avec les chemins de fer : canal de Mons à Condé, 1,600,000 tonnes ; de Pommereuil à Antong, 800,000 ; de Charleroy à Bruxelles, 700,000 ; Sambre canalisée, 400,000 ; mouvement de l’Escaut, 2,000,000.
  8. Voir l’excellente Note publiée à Saint-Dizier le 8 décembre 1847 par M. Jules Rozet.
  9. Rapport de M. Garnier-Pagès au gouvernement provisoire en date du 9 mars 1848.
  10. Ici comme pour les autres travaux, nous comptons comme dépenses les fonds alloues pour 1849.
  11. Sur les 19,300 kilomètres de chemins de fer autorisés, il y en a aujourd’hui 11,600 de construits, et dont la presque totalité est livrée à la circulation.
  12. Le développement total des parties exploitées sur les chemins du Nord, d’Orléans, e Rouen, du Hâvre, du centre et de Tours, est de 1,282 kilomètres.
  13. L’intérêt étant fixé à 4 pour 100, l’amortissement pourrait être porté à 2 pour 100, ce qui donnerait aux concessions une durée de vingt-huit ans sept jours. Si l’amortissement était maintenu à 1 pour 100, la durée des concessions serait de quarante-un ans treize jours.
  14. Pour finir la ligne du Bec-d’Allier à Clermont, l’état a encore à dépenser pour sa part 21 millions ; il lui faura en débourser 38 pour achever les travaux à sa charge entre Chateauroux et Limoges. La population du Puy-de-Dôme est de près de 600,000 habitans, et celle de Clermont dépasse 31,000. La population de la Haute-Vienne n’atteint pas 300,000 habitans, celle de Limoges est de 26,000. Le rayon d’activité lu chemin de Clermont est plus vaste et s’étend sur des contrées plus peuplées que celui du chemin le Limoges.
  15. Du Concours des canaux et des chemins de fer (1845).
  16. Le canal Louis, joignant le Rhin au Danube, est aujourd’hui terminé ; l’achèvement du canal de la Marne au Rhin tient à quelques kilomètres, et, cela fait, il y a une ligne navigable continue de la Manche à la mer Noire, une ligne partant du Havre pour se diriger par Paris et Vienne sur Constantinople et Odessa.
  17. Les départemens desservis directement par le canal de la Marne au Rhin renferment un million d’hectares de bois, dont près de 800,000 appartiennent à l’état et aux communes.
  18. Cette augmentation serait ainsi répartie :
    Yonne 1,800,000 fr.
    Seine 1,200,000
    Mayenne et Sarthe 1,775,000
    Canal de la Marne au Rhin 4,000,000
    Canal latéral à la Garonne 3,450,000
    Saône, Rhône, Adour 275,000
    Total 12,500,000 fr.
  19. 116 millions fournis par les compagnies, et 60 millions par l’état.