Les Tuileries (Lenotre)/6

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VI
LE PETIT ROI DE PARIS

Quarante ans se sont écoulés : le Roi-Soleil vient de s’éteindre ; il laisse pour successeur un chétif orphelin de cinq ans, son arrière-petit-fils.

Avant de mourir, il a ordonné que l’on conduisît cet enfant à Vincennes où lui-même a été élevé ; ce château abandonné depuis longtemps, étant cerné par la forêt, éloigné de toute rivière et de toute eau croupissante passe pour être au bon air. Le 9 septembre 1715, à deux heures, le petit Louis XV quitte donc Versailles ; son cortège entre à Paris deux heures plus tard et doit traverser la ville depuis la porte Saint-Honoré jusqu’à la porte Saint-Antoine. Une foule très considérable s’est massée sur son passage ; elle veut contempler son nouveau roi qu’on aperçoit au fond de son carrosse, assis, bien en vue, entre la duchesse de Ventadour, sa gouvernante, et le duc d’Orléans désigné comme régent du royaume. Le bambin royal, vêtu de noir, coiffé d’un chapeau de deuil, porte le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit brodée sur son habit. Le peuple crie « Vive le roi ! » avec tant de chaleur et d’enthousiasme que l’enfant, pris de gaîté, crie aussi « Vive le roi ! » de toute sa force. On admire sa frêle beauté, sa gentillesse, et, dès ce jour, « il occupera les imaginations et les cœurs[1] ».

Quand, trois jours plus tard, il rentra officiellement cette fois, dans Paris, afin de présider la séance du Parlement qui allait rendre l’arrêt de Régence, l’affluence était si compacte « qu’il y eut quelques personnes étouffées ». Parvenu au Palais, le roi fut porté jusqu’à la Grand’Chambre où se tenait le lit de Justice ; on le déposa sur les fleurs de lys. Le duc de Villeroy lui avait, depuis le matin, seriné les paroles qu’il devait prononcer ; mais, au moment de parler, l’enfant resta coi : la leçon était oubliée. Villeroy « lui chuchota la phrase trois ou quatre fois à l’oreille » ; alors, ôtant son chapeau, le roi dit avec bonne grâce : « Messieurs, je viens vous assurer de mon affection ; mon chancelier vous dira le reste. » Le chancelier s’agenouilla devant lui, sollicitant la permission de parler et la séance commença.

Ce qui s’y passa importait grandement à certains hauts personnages ; mais les bonnes gens qui s’en désintéressaient ne montraient de curiosité que pour l’attitude et les impressions du cher petit roi ; on se transmettait ses mots et on s’extasiait sur sa précoce assurance. Ainsi rapportait-on qu’il avait trouvé mauvais d’être traité en marmot, « protestant qu’il ne voulait pas que son chancelier dise le reste et qu’il le dirait bien lui-même[2] ». Comme il demandait au marquis de La Vrillière quel était son emploi à la Cour : « Secrétaire d’État, ayant l’honneur de travailler avec Votre Majesté », répondit le ministre ; sur quoi Sa Majesté « l’emmena vite à son cabinet et lui donna pour travail à éplucher des noisettes[3] ». Une attendrissante légende se créait sur cet enfant si bien doué ; la France se sentait rajeunie à l’avoir pour maître après les jours sombres de la vieillesse du grand roi et ce fut une joie délirante quand, à la fin de septembre 1716[4], on apprit que la Cour s’établissait aux Tuileries. Vincennes était alors un simple hameau où personne ne trouvait à se loger ; l’obligation de s’y rendre chaque jour incommodait fort les fonctionnaires, médecins, courtisans ou autres à qui leur charge imposait ce devoir et il fut déclaré que l’air y était bien moins pur qu’à Paris où le jeune roi aurait toutes ses aises. On réintégra donc en masse la capitale, au grand plaisir des Parisiens heureux de fêter le jeune monarque sur qui reposaient tant d’espérances.

Louis XV retrouvait les Tuileries telles que les avait délaissées Louis XIV. Il fut logé au premier étage et l’on aménagea, pour ses appartements particuliers, les pièces prenant jour sur le jardin, celles mêmes qu’avait occupées naguère la reine Marie-Thérèse. Les vastes salles donnant sur le Carrousel composèrent le grand appartement du roi. On en doit une description détaillée à Germain Brice ; la septième édition de son ouvrage sur la Ville de Paris et ce qu’elle contient de plus remarquable est datée de 1717, c’est-à-dire de l’époque même où Louis XV habita le château[5]. Brice nous conduit par le grand escalier de Levau à la salle des Gardes, immense pièce de près de 60 pieds en toutes dimensions, — 325 mètres de superficie, — occupant tout l’étage du pavillon central. Le plafond, très élevé, est peint de quatre grands motifs en grisaille, figurant des bas-reliefs ; autant de tableaux ornent les murs ; ils représentent une armée en marche, une bataille, un triomphe, un sacrifice. On passe de là dans la première antichambre « dont le plafond paraît véritablement ouvert ; il est peint avec tant d’art qu’il semble que le jour entre par cette ouverture feinte ». On y voit le Soleil assis sur son char qui s’élève à l’horizon ; le Temps, figuré par un vieillard, les ailes au dos, indique la course qu’il doit parcourir ; la Renommée embouche ses trompettes ; elle est entourée des heures du jour sous la forme de nymphes légèrement vêtues. De semblables allégories décorent les panneaux séparant les douze fenêtres de la salle dont six ouvrent sur la cour et six sur la terrasse de Philibert Delorme. Cette belle décoration, œuvre de Nicolas Loir, est datée de 1668.

La pièce suivante, éclairée par huit fenêtres, — quatre sur la cour, quatre sur la terrasse, — est la grande chambre du roi ; le plafond, soutenu par des brasiers de stuc, présente une grande figure de « la Religion tenant un cartouche destiné pour un portrait » ; le grand cabinet qui suit est abondamment décoré d’emblèmes de la guerre, de l’abondance et des quatre éléments. On arrive ainsi à la galerie dite des Ambassadeurs où Louis XIV recevait les envoyés des puissances étrangères : à la voûte est peinte, en différents tableaux, l’histoire de Psyché, copiée sur le plafond d’Annibal Carache à la galerie Farnèse. Mais, depuis 1715, on a dû diviser par des cloisons cette galerie afin d’assurer des locaux aux différents services du jeune roi et ces aménagements n’ont pu être effectués sans grand dommage pour le décor dont elle était enrichie[6].

Les appartements régnant du côté du jardin contenaient quelques peintures de Noël Coypel, de Philippe de Champaigne, de Mignard d’Avignon et de Nocret et la décoration n’en avait pas été modifiée depuis 1668. De ce côté, se trouvaient, de niveau avec les grands appartements, les cabinets où le jeune Louis XV vivait habituellement, sous la surveillance de sa gouvernante, Mme de Ventadour. C’est pourquoi stationnaient continuellement, dans le jardin, des oisifs désireux de l’apercevoir. Un chroniqueur note que, un dimanche, comme le petit roi jouait, avec d’autres enfants de son âge sur « le balcon des Tuileries », — probablement la terrasse de Philibert Delorme sur laquelle donnaient de plain-pied son cabinet et sa chambre, — « une foule de monde, massée dans le jardin, regardait, le nez en l’air, les puérilités du maître de la France. Il y avait là des vieillards, des religieux, de graves bourgeois et de toutes sortes de gens qui tinrent levés leurs yeux durant deux heures entières[7]… ». C’est qu’un sentiment d’infinie tendresse « se manifestait pour ce fragile rejeton de qui la beauté, la pâleur, la gentillesse tenaient en éveil l’instinct maternel de la nation tout entière ». Cet orphelin a miraculeusement retrouvé une mère : c’est la France. Il n’était cœur de femme qui ne se serrait à la pensée de le perdre : c’était l’enfant gâté dont les caprices et les espiègleries dérident les fronts les plus sévères, dont les bobos attendrissent les indifférents, dont les colères et les escapades n’épuisent aucune indulgence. Un jour de Saint-Louis, il regardait d’une fenêtre le peuple qui l’acclamait dans le jardin des Tuileries. Le maréchal de Villeroy lui dit : « Sire, regardez ce monde, cette multitude : tout cela est à vous ; vous en êtes le maître… » Sans trahir la vérité, il aurait pu dire : « Vous en êtes l’idole. »

L’éminent auteur de l’Histoire de la Régence, dom Leclercq, qui a recueilli avec tant de conscience et d’impartialité les moindres faits de nature à élucider les énigmes de l’époque troublée dont il s’est fait le magistral chroniqueur, conclut, non sans mélancolie, que le roi est déplorablement élevé. Confié à des vieillards, — sa gouvernante, son précepteur et son sous-précepteur, son gouverneur, quand il sera en âge de « passer aux hommes », sont tous septuagénaires ; — il ne verra autour de lui que des adulateurs qui, soit lassitude, soit courtisanerie, lui passeront toutes ses fantaisies et ne songeront qu’à le divertir. Aussi, bientôt, ne s’amuse-t-il plus de rien : à sept ans, il est blasé, taciturne, boudeur, timide et sournois, opiniâtre. Certes, lorsque, « ceint d’un tablier blanc, il s’applique à planter des oignons de fleurs dans les parterres des Tuileries et à les couvrir de cloches de cristal » ; quand il se promène au jardin de Lenôtre « en une chaise roulante poussée par huit suisses qui s’effacent pour laisser voir leur maître grignotant quelque friandise », il paraît être le plus souriant et le plus aimable des enfants ; car il est « glorieux », il veut plaire ; il sait qu’on l’admire : on lui a tant répété qu’il est « beau comme l’amour » ! Mais, dans l’intimité de sa « Maison », il redevient despotique, arrogant, parfois cruel. « Ses compagnons de jeux sont habitués à être giflés » ; à l’un d’eux il coupera les sourcils, de l’autre il déchirera les manchettes ; il jettera du fromage mou à la figure d’un abbé ; à l’évêque de Metz, M. de Coislin, faisant sa cour, il dira, en plein visage : « Ah ! mon Dieu ! Qu’il est laid ! » Au lieu de le reprendre, on le flatte et il est difficile d’imaginer jusqu’à quel point son entourage pousse la flagornerie : s’il sort des Tuileries, on parfume la rue où il va passer, et, bien qu’il soit un écolier fort ordinaire, on vante la prématurité de son savoir : on publiera, à cinquante exemplaires, un Cours des principaux fleuves et rivières de l’Europe, composé et imprimé par Louis XV, roi de France, âgé de huit ans[8]. Ce qu’il sait sans broncher c’est la liste des rois ses prédécesseurs, depuis Pharamond, fils de Marcomir, jusqu’à lui-même et il fait malicieusement parade de sa science devant le nonce Bentivoglio : « Monsieur le Nonce, dit-il, combien y a-t-il eu de papes jusqu’à présent ? » Le nonce, naturellement, l’ignorait. Après avoir joui de son embarras : « Vous ne savez pas le nombre des papes, reprit le précoce pédant, et moi, qui ne suis pourtant qu’un enfant, je sais combien il y a eu de rois de France jusqu’à moi… » et il les nomma imperturbablement l’un après l’autre dans leur ordre chronologique[9].

Le château des Tuileries ne reçut, durant les sept années du séjour de Louis XV, d’autres transformations que celles exigées par le nombre de logements qu’il fallut créer pour les personnes attachées à la Cour. C’est à cette époque que la galerie des Ambassadeurs fut, comme on l’a dit déjà, divisée en plusieurs pièces par des cloisons[10]. Depuis les sous-sols jusqu’aux combles du pavillon de Flore, c’était un entassement de serviteurs, de fonctionnaires, parasites de tous rangs, qui en prenaient à l’aise avec la demeure royale ; chacun y voulant être chez soi, perçait des fenêtres, improvisait une cuisine et parfois même agrémentait son logis d’un balcon. Le jardin, au contraire, bénéficia d’une innovation avantageuse : il se terminait jusqu’alors par un fossé large et profond, creusé entre les deux terrasses de Lenôtre, sans communication directe avec les Champs-Élysées qui prolongeaient ses perspectives et dont le séparait un terrain vague où l’on remisait en plein champ les marbres du roi[11]. Un moine augustin, frère Nicolas, conçut le projet de jeter sur ce fossé un pont mobile dont le tablier, supporté par un solide pivot, permettrait, au moyen d’un très simple mécanisme, de fermer le passage ou de l’ouvrir à volonté. Cette ingénieuse nouveauté, mise en usage dès 1716, eut un grand succès et devait subsister durant près d’un siècle. Le czar Pierre Ier qui visita la France l’année suivante prenait grand plaisir au fonctionnement du Pont-Tournant et c’est peut-être, de tout ce qu’il vit chez nous, l’objet qui lui procura le plus de satisfaction.

Débarqué à Dunkerque le 30 avril 1717, l’autocrate russe était arrivé à Paris le 7 mai, accompagné d’une suite de soixante et une personnes, dont quatre cuisiniers, sept chanteurs, huit domestiques, un bouffon et un aumônier[12]. Il était neuf heures du soir : on avait préparé aux Tuileries pour l’illustre voyageur, un appartement magnifique et deux tables de vingt-cinq couverts somptueusement servies. Il ne consentit pas à s’asseoir, « but deux coups de bière » et demanda d’être conduit sans plus tarder à l’hôtel Lesdiguières, près de la Bastille, aménagé à son intention. Son séjour n’intéresse donc pas l’histoire des Tuileries et, dans l’abondance des récits laissés par les chroniqueurs du temps, — Saint-Simon, Dangeau, Jean Buvat, Mathieu Marais, Barbier et autres, — on n’aperçoit pas qu’il fut hébergé par le petit roi, ni même qu’il eut la curiosité de visiter son château. Sa volonté de « fuir le monde », son impétueux désir de tout savoir, le poussaient à des excursions précipitées, mangeant au hasard des estaminets, causant avec les ouvriers, questionnant, se renseignant, marchandant sou à sou et ignorant le pourboire. Les Parisiens s’étaient réjouis de sa venue : une chanson du temps témoigne de leur impatience :


Avec grande joie chacun aspire
Le voir promener dans la ville[13]


Les bonnes gens sont vite désillusionnés : le czar est sans gêne ; il se soucie peu d’offusquer par la brutalité de ses allures et l’effronterie de son libertinage. Sa suite renchérit sur cette messéance, festoie dans les cabarets sans rien payer, vole le linge des chambres où elle couche ; l’aumônier se distingue dans cette bande assortie : « Il ne boit pas moins de quinze bouteilles de champagne à chaque repas » et réclame sans cesse, « pour sa chapelle », des bougies qu’il revend aux épiciers, moyennant chopines[14]. Pierre le Grand, sur son départ, entra par le Pont-Tournant dans le jardin des Tuileries pour prendre congé de Louis XV qui « s’amusait aux jeux de son âge ». Le 20, le czar quittait Paris, attendri sur cette France « que son luxe ne pouvait manquer de perdre bientôt ».

Un an plus tard, le château des Tuileries devait être le théâtre du plus important événement politique qui eût encore illustré ses annales. On est en août 1718 ; le 25 de ce mois est célébrée la fête du roi. La veille, par une chaleur torride, « grande musique » sous ses fenêtres ; une extraordinaire affluence se presse dans le jardin dont les portes, ce jour-là, sont ouvertes au peuple. Pendant le concert un orage éclate ; averse diluvienne ; et, de sa chambre, l’enfant royal trépigne de joie « à voir la foule se bousculer et fuir sous l’ondée ». Le soir, merveilleux feu d’artifice tiré sur le grand bassin rond des parterres. Le jour suivant, Louis XV reçoit son cadeau de fête, dont il est ravi : c’est une jolie corbeille où, sur des feuilles de vigne, sont posés trois petits lapins blancs et un cochon d’Inde coquettement enrubannés. Ensuite, continuation des « réjouissances » : procession des Carmes, messe à la chapelle du château ; dans l’après-midi, salut solennel aux Capucins de la rue Saint-Honoré.

Le 26, dès son réveil, on revêt le roi de ses beaux habits : que se passe-t-il ? Tout le monde, autour de lui, est en manteaux de cérémonie : ses deux grands-oncles, — le comte de Toulouse et le duc du Maine, — font des mines affairées ; partout « un air d’attente de quelque chose de grand » ; la cour des Tuileries est pleine de troupes. On entoure le petit roi ; on l’emmène à travers les appartements ; la porte de sa grande antichambre s’ouvre : quelle surprise ! Tous ces Messieurs du Parlement sont là, en robes rouges, en perruques majestueuses ; tous ont des figures graves et soucieuses. Il y a aussi des évêques, des hérauts d’armes, les officiers aux gardes et, dans l’embrasure des fenêtres, des gradins pour les danses. Un grand « brouhaha silencieux », menace de tempête.

Le roi est conduit à son trône fleurdelysé[sic], élevé sur plusieurs marches dans un angle de la salle ; le grand chambellan se couche à ses pieds sur le tapis ; au bas des marches est le Garde des sceaux, assis dans sa chaise à bras sans dossier. L’enfant, sur qui tous les regards sont fixés, a déjà vu semblable scène, le jour où, en septembre 1715, on l’amena de Vincennes au Parlement : c’est un lit de Justice. Aussi n’est-il pas intimidé ; il prend son air « sérieux et majestueux », son maintien des grands jours, la mine « attentive et pas du tout ennuyée » ; de l’avis unanime, « il est le plus joli qu’il soit possible ».

D’ailleurs il ne comprend rien à ce qui se passe ; mais cela ne lui déplaît pas puisqu’il y joue tout de même le premier rôle ; il voit son cousin le Régent s’approcher de lui, feindre de lui parler à l’oreille et d’écouter sa réponse, puis, se tournant vers l’assemblée, proclamer que « Sa Majesté veut être obéie ». Il voit les attitudes consternées des magistrats en robes rouges ; il voit ces fiers parlementaires « prosternés à genoux » devant lui et les figures épanouies des ducs et pairs triomphants qui, la tête couverte, assistent à cette revanche de la noblesse de Cour contre les gens de robe et les princes légitimes, revanche dont ils sont les provocateurs. Épique comédie d’étiquette où tout est censé se conduire d’après les ordres de ce bambin de huit ans qui commence à trouver pesante la contrainte que son rôle muet lui impose. Il pense à ses lapins blancs et à son cochon d’Inde qu’il regrette de ne pas avoir apportés. Tandis que ses prétendues volontés sont enregistrées par le Garde des sceaux, « il ne songe qu’à se dégourdir » ; il rit avec les personnages qui l’entourent, remarque que la chaleur est écrasante et que le duc de Louvigny, qui porte un habit de velours, doit avoir bien chaud[15]. Vers une heure et demie de l’après-midi le coup d’État est consommé et la longue séance enfin se termine. Deux ans plus tard, l’enfant-roi devra présider les Conseils de Régence ; il y assistera « sans remuer ni parler, jouant avec un jeune chat à qui tout est permis, même de griffer son maître ». Et quand, au début de 1722, le temps approchera de sa majorité, — les rois sont majeurs à treize ans[16], — on s’occupera de lui trouver femme ; on fera choix de sa cousine germaine, la petite infante Marie-Anne-Victoire d’Espagne. Mais, pour qu’elle n’échappât point, on amena de Madrid la fillette et on la logea au Louvre, dans les appartements situés sous la galerie d’Apollon et qui avaient été ceux d’Anne d’Autriche. Le futur mari fit grise mine à cette fiancée de six ans. Esclave du cérémonial, il alla pourtant la recevoir à son entrée à Paris ; la petite, déjà dressée à l’usage des Cours, se mit à genoux ; il la releva, disant : « Madame, je suis charmé que vous arriviez en bonne santé[17]. » Il lui offrit une poupée de 20.000 livres…

Ce mariage-là, comme on sait, ne se fit pas ; après trois ans de séjour en France la princesse repartit pour Madrid et elle serait bien oubliée si, depuis ce temps-là jusqu’à nos jours, on n’avait cessé de désigner sous le nom de Jardin de l’Infante les parterres de gazon qui s’étendent devant les bâtiments du Louvre que la jeune espagnole habita.

Louis XV voulut-il se soustraire à l’obligation de faire la cour à cette bambine, ou bien la politique personnelle du cardinal Dubois, tout-puissant sur l’esprit du Régent, exigeait-elle que le roi quittât Paris ? C’est, en effet, en mai 1722 qu’on lui insinua le désir d’habiter Versailles, encore qu’on redoutât un soulèvement des Parisiens fort attachés à leur charmant souverain. On procéda avec ménagements : il ne s’agissait, disait-on, que « d’une fantaisie d’enfant qu’il fallait satisfaire » ; après quelques semaines passées « au bon air », le roi reviendrait habiter sa bonne ville. Le brave peuple l’aimait tant qu’il approuvait ses caprices et reconnaissait sans jalousie que « Versailles est bien plus superbe pour un roi que Paris[18] ». Le 14 juin il partit : le cours la Reine était encombré d’une masse de badauds attendris à la vue du carrosse royal qui emportait l’idole, le fétiche, vers Versailles en liesse, subitement éveillé, ce jour-là, d’un sommeil de sept années.



Notes :
  1. Dom Leclercq, Histoire de la Régence, I, 134.
  2. Dom Leclercq, Histoire de la Régence, I, 138.
  3. Idem.
  4. « Tout un an, Louis demeura au silencieux Vincennes », Claude Saint-André, Louis XV, p. 4.
  5. Quatre volumes, à Paris, chez François Fournier, libraire, rue Saint-Jacques, aux armes de la ville.
  6. Blondel, Architecture, loc. cit. On ne peut indiquer avec précision celle de ces pièces où fut tenu le lit de Justice du 26 août 1718, dont Saint-Simon a relaté avec tant de satisfaction fielleuse les péripéties. Dom Leclercq donne un plan de la salle aménagée pour cette séance fameuse : — « dans la grande antichambre du roi, entre la salle des Gardes du corps et la seconde antichambre », selon la légende du plan, manifestement contemporaine de l’événement. Mais on n’y voit marquées que six fenêtres, — trois sur chaque côté, — et aucune pièce des Tuileries, — sauf la grande salle du pavillon central, dont il ne peut être question, — ne répond à ces dispositions. La grande antichambre était éclairée par douze fenêtres, la seconde antichambre en avait huit et les pièces suivantes ne prenaient jour que sur le Carrousel.
  7. Histoire de la Régence, 490.
  8. Leclercq, Histoire de la Régence, II, 497.
  9. Journal de Buvat, I, 243, cité par D. Leclercq.
  10. Blondel, Architecture, IV, 76.
  11. Ce terrain vague, qui sera bientôt la place Louis XV (aujourd’hui de la Concorde) est nettement figuré sur le plan de Lajaille, 1714.
  12. Jean Bourguignon, Un empereur de Russie dans les Ardennes. Le passage de Pierre le Grand. Sedan, 1901. V. aussi Leclercq, ouv. cité, I, 434.
  13. Le Passage de Pierre le Grand, loc. cit.
  14. Dom Leclercq, Histoire de la Régence. Passim, d’après le Journal de Buvat, la Gazette de la Régence, etc.
  15. Leclercq, loc. cit., II, 186.
  16. Claude Saint-André, Louis XV, p. 17.
  17. Journal de Barbier, cité par Claude Saint-André, Louis XV, p. 14.
  18. Journal de Barbier, juin 1722.