Les Turcs et le Monténégro
Plaçons-nous sur l’Adriatique, à Antivari, et de ce point menons deux lignes : l’une le long de l’archipel dalmate, vers le nord-ouest, allant aboutir à l’extrémité méridionale de l’Istrie, l’autre vers le nord-est, côtoyant les montagnes qui séparent la Serbie de l’Albanie et de la Macédoine ; faisons fléchir cette seconde ligne vers le Danube pour l’arrêter à l’embouchure du Timok. Le vaste espace compris entre les deux côtés de l’angle ainsi tracé est habité par une seule race d’hommes, la race serbe ou illyrienne. Au nord, cette race rencontre pour barrière le cours de la Drave et du Danube, quoiqu’elle occupe sur la rive gauche de ce fleuve plusieurs territoires importans, notamment la majeure partie du Banat. La contrée dont nous venons de décrire approximativement les limites comprend l’Esclavonie, entre la Drave et la Save ; la Croatie et la Dalmatie, provinces de l’empire d’Autriche ; la Bosnie, province ottomane ; la Serbie proprement dite, principauté vassale de la Porte, et plusieurs districts turcs au sud de ce dernier pays. Enfin, à l’extrémité des pays serbes, du côté du midi, au sommet de ce grand triangle, se trouve un petit état indépendant : c’est le Monténégro. Le maintien de cette indépendance au milieu de voisins si puissans est un problème historique qui commande notre attention. La situation de ce petit état, sa configuration géographique, seraient déjà des indices de sa destinée à défaut de tout autre témoignage.
Que, les yeux toujours fixés sur la carte, on examine la direction des montagnes qui sillonnent cette partie de l’Europe, on verra que le Monténégro est situé à l’intersection de leurs chaînes principales et à leur point culminant. Là, les divers rameaux des Alpes illyriennes se réunissent et se relèvent pour se joindre d’une part à l’extrémité occidentale des Balkans, de l’autre aux derniers chaînons qui, à travers l’Albanie, vont se rattacher à la chaîne du Pinde. Ce pays présente la forme d’un cœur dont les deux lobes seraient séparés par la vallée de la Moratcha, rivière qui tombe dans le lac de Scutari. C’est la citadelle naturelle des pays serbes, c’est en même temps leur position la plus avancée vers le midi. Au-delà commence une population de langue et de mœurs différentes, les Albanais ou Skipétars. C’est sur les bords du lac de Scutari que les deux peuples se rencontrent.
Les ennemis des Monténégrins disent souvent d’eux : Ce sont des bandits ! Si par bandits il faut entendre, selon le sens étymologique du mot, des bannis, des proscrits, des hommes échappés à l’oppression étrangère, les Monténégrins peuvent accepter l’épithète. Ce sont des bandits comme ces montagnards qui ont reconquis pied à pied sur les Maures le sol de l’Espagne. Comme les petits royaumes des Asturies et des Pyrénées, le Monténégro a été le repaire d’une nationalité ; il a été comme eux un refuge pour la liberté et la foi chrétienne, un rempart contre l’islamisme, partout victorieux autour de lui.
Quand la nation serbe, si puissante sous Douchan le Fort, succombait en 1389 à la bataille de Kossovo, le Monténégro formait déjà une principauté que les funestes dissensions de l’empire avaient rendue indépendante. C’était le patrimoine des princes de la Zéta. Le héros de cette famille, le vrai fondateur du Monténégro, Ivan Tsernoïevitch, après la mort de Scanderbeg, son allié, et la soumission de l’Albanie et de l’Herzégovine, organisa seul la résistance contre les Turcs. Il abandonna ses possessions de la plaine, son château de Jabliak, et, retiré dans la montagne, où il fonda le couvent de Cétinié, il commença cette lutte terrible d’une poignée d’hommes contre un grand empire qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours. La principauté de Zêta était beaucoup plus étendue que le Monténégro actuel ; elle comprenait, entre autres dépendances, la plus grande partie des bouches de Cattaro, quoique cette ville se fût déjà mise sous la protection des Vénitiens.
Ivan et les princes de sa famille sont les héros des chants populaires, des piesmas monténégrines. Leur mémoire est encore vivante, comme s’ils étaient morts hier. Les Tsernoïevitch contractèrent de nombreux traités avec Venise, et s’allièrent à des familles nobles de cette république. Le dernier d’entre eux se retira dans la patrie de sa femme, et il y mourut. L’extinction de la race des Tsernoïevitch fit passer aux métropolites ou vladikas (c’est le nom que les Slaves du rit grec donnent en général à leurs évêques) le pouvoir des princes séculiers. L’établissement de cette théocratie fut sans doute un bien dans la situation où se trouvait alors le Monténégro. L’autorité paternelle d’un évêque était la plus propre à maintenir le peuple dans l’union. L’influence religieuse seule pouvait empêcher la dissolution d’un état dont chaque citoyen n’était qu’un soldat volontaire. Les princes-évêques du Monténégro ont traversé de bien mauvais jours et ont su conserver intact le dépôt qui leur était confié. En se renfermant dans leurs montagnes, et secourus, quoique faiblement, par Venise, les Monténégrins restèrent libres. Une seule attaque des Turcs, celle de Soliman, pacha de Scutari en 1093, fut victorieuse. Il pénétra jusqu’à Cétinié, brûla l’église et le couvent, détruisit tout sur son passage ; mais ses troupes se retirèrent bientôt, ne pouvant vivre sur ces rochers nus. Toutefois le pays, à l’exception, disent les Monténégrins, de la kolounska nahia, paya quelque temps le haratch. C’est le seul acte de soumission que les Turcs puissent invoquer en leur faveur.
Une période nouvelle s’ouvre à l’avènement de Daniel Pétrovitch Niegoch, au commencement du XVIIIe siècle, à la dignité de vladika, dignité qui depuis s’est toujours conservée dans la famille Pétrovitch. L’islamisme s’était introduit au Monténégro. Daniel, qui avait été victime d’une trahison des Turcs et torturé par eux, délivra son pays de cet ennemi intérieur par une de ces exécutions atroces que le salut d’un peuple excuse sans les justifier jamais. Ces vêpres monténégrines eurent lieu dans la nuit de Noël 1702.
Pierre le Grand comprit bientôt l’intérêt pour la Russie de s’attacher ces vaillans montagnards, rapprochés d’elle par la haine des Turcs autant que par une communauté de race et de religion. L’histoire des relations des Russes et des Monténégrins prouve que le dévouement de ce petit peuple aux tsars n’a jamais exclu un vif sentiment de son indépendance, et que si ses puissans protecteurs lui ont fait payer quelquefois leur générosité, ils n’ont jamais pu payer ses sacrifices.
Les Turcs avaient à venger une cruelle défaite essuyée par le seraskier Achmet-Pacha en 1712. Deux ans après, en 1714, ils envahirent le Monténégro avec 120,000 hommes. Le vizir Douman-Keuprili se défit traîtreusement des chefs monténégrins, qu’il attira à une entrevue. Pénétrant dans l’intérieur du pays, il massacra une grande partie de la population et emmena 2,000 hommes en esclavage. Cette invasion passa comme une avalanche ; le Monténégro fut ruiné, mais ne fut pas soumis. Ses habitans sortirent des retraites où ils s’étaient réfugiés pour reprendre leur vie habituelle et recommencer la guerre.
La civilisation du Monténégro, son organisation comme état européen datent de l’avant-dernier vladika. Pierre Ier fut un prince vraiment digne de son siècle, et, sur un autre théâtre, on n’aurait pas plus hésité à lui donner le nom de grand que son peuple n’a hésité, après sa mort, à le mettre au nombre des saints. De longs voyages l’avaient initié aux mœurs, aux langues et à la littérature, des peuples policés. Reçu avec distinction par Joseph II, accueilli froidement d’abord, puis comblé de faveurs par Catherine, il résida longtemps à Vienne et à Saint-Pétersbourg. De retour dans sa patrie, il convoqua une diète nationale, et parvint, par de sages règlemens, à garantir la paix intérieure et à faire cesser la discorde entre les tribus. Ses premiers succès contre les Turcs furent contrariés par la paix de Sistov (1791), où le Monténégro fut sacrifié par l’Autriche et la Russie, qui l’avaient entraîné à la guerre. Pierre prouva bientôt qu’il n’avait pas besoin de leur secours pour vaincre. Il anéantit l’armée turque à la bataille de Krousé, où Kara-Mahmoud, pacha de Scutari, laissa sa tête. Cette victoire décida l’annexion au Monténégro de plusieurs nahias (tribus) dont l’indépendance était encore mal affermie.
En guerre contre la France à l’époque du consulat, l’Autriche et la Russie se disputèrent au Monténégro une influence prépondérante. En 1804, Pierre eut à déjouer une intrigue ourdie contre lui par des agens russes, qui l’accusaient de trahison envers la religion et la patrie, demandaient sa déposition, et, comme prêtre, le citaient à comparaître devant le synode de Pétersbourg. La fière protestation dans laquelle le peuple monténégrin revendiqua à cette occasion l’indépendance spirituelle et temporelle de son vladika est un des documens les plus curieux de son histoire. L’expédition de l’amiral russe Siniavin, sa prise de possession des bouches de Cattaro à l’aide des Monténégrins, nos combats et nos relations pacifiques avec ces derniers pendant notre domination en Dalmatie, font partie de notre propre histoire. En 1814, les Monténégrins occupèrent de nouveau les bouches de Cattaro. Les Bocquais, ou habitans des bords du golfe, signèrent avec eux une déclaration collective d’indépendance, en proclamant l’union des deux peuples, qui avaient fait partie jadis du royaume serbe et de la principauté de Zêta. Les Bocquais rappelaient qu’ils ne s’étaient jadis donnés à Venise qu’à la condition expresse de redevenir libres, si cette république se trouvait un jour impuissante à défendre leurs droits. Ils envoyèrent une députation à l’empereur de Russie ; Alexandre ne tint aucun compte de leurs vœux. La province de Cattaro fut adjugée à l’Autriche.
Pierre Ier termina en 1830 sa longue et glorieuse vie. Pierre II continua son œuvre de civilisation. S’il ne parvint pas à supprimer entièrement la coutume barbare de la vendetta, il habitua du moins les Monténégrins à l’action d’une police régulière. Il établit un impôt direct, institua un sénat, créa un corps régulier de périaniks, troupe d’élite chargée de veiller à la sûreté publique et d’exécuter les ordres du gouvernement. Il donna enfin à son peuple cette organisation politique et administrative qui, développée depuis par son neveu, rapproche chaque jour davantage le Monténégro des états de l’Europe civilisée.
Nous ne parlerons des rapports de Pierre II avec l’Autriche et avec la Turquie que pour noter que, dans ses cessions territoriales à la première de ces puissances et dans les arrangemens qu’il fit avec la seconde au sujet de Grahovo, il a toujours traité avec elles en souverain indépendant. Le vladika de l’indépendant Monténégro, tel est le titre que les vizirs turcs eux-mêmes lui donnent dans les actes officiels. Si en effet la possession d’état peut jamais fonder le droit d’un pays à l’indépendance, celui du Monténégro est incontestable, et le résumé historique qu’on vient de lire aura suffi, nous l’espérons, à établir cette vérité.
La veille de sa mort, le vladika Pierre II fit appeler les principaux chefs monténégrins, et leur dit : « J’ai fait trois copies de mon testament ; la première est à Vienne, la seconde à Saint-Pétersbourg, et la troisième au consulat de Russie à Raguse… Je vous annonce que j’ai choisi pour successeur mon neveu Danilo, que j’ai envoyé achever son éducation au dehors. Je prononce l’anathème contre celui qui manquerait à mes dernières volontés. Je veux que mon testament soit lu à tous les chefs du pays assemblés solennellement à Cétinié. » Le lendemain, 31 octobre 1851, le vladika mourut après un règne de vingt et un ans. Aussitôt le sénat chargea deux périaniks d’aller chercher à Raguse l’un des exemplaires du testament. Pendant ce temps, les députés des tribus monténégrines se rassemblèrent dans la plaine de Cétinié. Quand les envoyés furent de retour, le secrétaire d’état Dimitri Milakovitch leur lut à haute voix le testament, et les députés, s’étant inclinés devant les volontés de leur prince-évêque, allèrent les publier dans toute la contrée.
Le jeune Danilo, qui se trouvait appelé à régir les nouvelles destinées de la Montagne-Noire, était né à Cétinié en 1823. Il avait par conséquent vingt-trois ans. Après lui avoir fait donner une éducation brillante, son oncle avait voulu lui faire compléter ses études par des voyages en Europe. C’est à Vienne, où il séjournait depuis quelque temps avant d’aller à Saint-Pétersbourg, que Danilo apprit la nouvelle de la mort du vladika et les graves événemens qui venaient de s’accomplir dans sa patrie. En effet, le président du sénat, Pero Tomo Petrovitch, frère du vladika défunt, s’était emparé de l’autorité, et comme il était marié et ne pouvait par conséquent être déclaré évêque, il s’était fait proclamer par le sénat prince-gouverneur du Monténégro. On paraissait avoir accepté cette usurpation. La situation était difficile. Danilo n’hésita point à venir réclamer son héritage, et fit connaître dès ce jour l’énergie de son caractère. Parti précipitamment de Vienne, il arrivait à Cétinié le 16 décembre, s’installait hardiment dans le palais du vladika, et bientôt après convoquait le peuple. De son côté, le sénat était réuni ; Pero Tomo présidait l’assemblée. Danilo demande qu’on lui remette le pouvoir ; Pero Tomo refuse. Alors Danilo, s’adressant au peuple, demande de quel droit on a disposé de la succession du vladika défunt. Tous connaissaient les clauses du testament et les avaient acceptées, tous avaient juré obéissance quelques jours auparavant. Il leur rappelle l’anathème prononcé par le vladika contre celui qui manquerait à ses dernières volontés. Cette attitude énergique et l’éloquence de ce jeune homme domptèrent toutes les résistances. Les mutins se soumirent, et le président du sénat lui-même, Pero Tomo, fut le premier à rentrer dans le devoir.
Après avoir pris possession de l’autorité et conquis d’un seul coup un prestige qui ne devait plus l’abandonner, Danilo songea à remplir la dernière volonté de son oncle en allant en Russie demander la consécration religieuse de son pouvoir. Ce n’était pas néanmoins sans répugnance qu’il se pliait à cette nécessité. Il savait qu’à la mort de chaque vladika les prétentions des neveux évincés de la succession agitaient le pays. Les fonctions d’évêque étaient d’ailleurs trop en contradiction avec les devoirs d’une position sans cesse guerroyante. Les anciens vladikas eux-mêmes et le peuple avaient bien senti cette incompatibilité, puisqu’ils avaient établi auprès de l’évêque un gouverneur civil qui était censé prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la défense du territoire et l’ordre intérieur. Le gouverneur lui-même était un danger. Aussi Danilo proposa-t-il à l’assemblée générale, réunie à Cétinié le 23 janvier 1852, de revenir à l’ancienne forme princière, à celle qui avait régi le Monténégro pendant plusieurs siècles, sous la dynastie des Tsernoïevitch. On nommerait alors un évêque qui n’aurait que la juridiction spirituelle. Le peuple ayant approuvé cette détermination, Danilo se décida à partir immédiatement pour la Russie, afin d’obtenir l’adhésion du tsar, dont il voulait s’assurer l’appui. L’empereur Nicolas accueillit le jeune prince comme il aurait accueilli son fils : il l’embrassa sur les lèvres et lui déclara qu’il le reconnaissait prince séculier du Monténégro, et qu’il continuerait à son pays la protection de la Russie.
Le retour de Danilo dans la Montagne-Noire fut un triomphe. Il revenait la tête remplie d’idées de réformes. Il communiqua aussitôt au peuple le programme de son gouvernement et les changemens qu’il voulait apporter à la législation, tout en respectant les principales lois établies en 1796 par Pierre Ier, Pierre le Saint. Le jour de la Nativité de la Vierge, une réunion populaire fut convoquée dans la plaine de Cétinié pour entendre la lecture de la nouvelle constitution et lui donner une sanction solennelle. Le prince Danilo eut bientôt l’occasion de rendre plus éclatante encore cette restauration du pouvoir princier. Vers la fin de 1852, les Turcs firent une incursion du côté de l’Albanie ; les Monténégrins y répondirent par la prise de Jabliak, l’ancienne résidence des Tsernoïevitch, que le prince enleva en personne (24 novembre 1852). La guerre fut déclarée, et Omer-Pacha chargé de soumettre les montagnards. Trois corps d’armée s’avancèrent : l’un au nord, par l’Herzégovine ; deux au sud, par la vallée de Bielopavlitchi et celle de la Tsernitsa. L’expédition, tentée au mois de décembre, fut désastreuse pour les Turcs malgré quelques avantages partiels. Les troupes d’Omer-Pacha et d’Osman, pacha de Scutari, furent décimées par les maladies. Aux combats de Jabliak et de la Joupa, le prince Danilo se montra guerrier intrépide, lutteur acharné, capitaine habile. Secondé par son frère Mirko et par ses oncles George et Kerko, il poussait la guerre avec une décision remarquable. Le Monténégro commençait avec succès une lutte inégale, lorsqu’intervint la diplomatie de l’Autriche. Le cabinet de Vienne vit avec inquiétude une si grande agglomération de troupes sur ses frontières. Il envoya en mission extraordinaire à Constantinople le feld-maréchal comte de Linange. Grâce à la fermeté de cet habile diplomate, l’Autriche obtint le rappel immédiat des troupes d’Omer-Pacha. La paix fut faite à Podgoritza entre le Monténégro et la Turquie, en présence des commissaires de l’Autriche et de la Russie, et le statu quo ante bellum fut rétabli. Toutefois, par cette convention, le Monténégro acquit le territoire de la Joupa, en Herzégovine.
C’est un intérêt permanent de l’Autriche, on le sait, de préserver ses propres populations slaves du contre-coup des évènemens qui se passent au-delà de sa frontière, dans des pays appartenant à une même race et à un même état social. Il importait surtout à cet empire de prendre promptement les devans sur la Russie, de lui ôter l’honneur du succès des négociations en faveur du Monténégro, ou de prévenir une guerre imminente dans le cas où les énergiques représentations du cabinet de Pétersbourg n’auraient pas été écoutées.
Aussitôt après cette pacification, dans les premiers jours de 1853, le prince Danilo se rendit à Vienne pour remercier l’empereur d’Autriche de l’appui que son gouvernement avait accordé au Monténégro. On prétend qu’à cette occasion il fut question d’engager le prince du Monténégro à accepter le protectorat de l’Autriche. On promettait au prince des avantages de toute nature, un fort subside annuel et l’intervention suivie et énergique auprès du gouvernement ottoman pour la restitution des îles du lac de Scutari, vainement demandée par la Russie. Avant de se prononcer et d’admettre une sorte de suzeraineté de la part d’un état voisin aussi puissant, le prince demanda le temps de la réflexion.
Sur ces entrefaites, le président du sénat monténégrin, Pero Tomo, tenta de s’emparer du pouvoir par une nouvelle conspiration, dans laquelle il entraîna quelques familles de sénateurs et de chefs héréditaires qui voyaient leur autorité oligarchique diminuer chaque jour par suite des réformes du prince. Le complot fut découvert ; Pero et ses adhérens se réfugièrent en Autriche. Le gouvernement autrichien, qui n’avait reçu encore aucune réponse à ses avances, crut qu’en accueillant Pero Tomo et ses complices, il se créerait par la crainte un puissant moyen d’action sur le prince Danilo. Tout au contraire, les faveurs accordées aux fugitifs par l’étranger ruinant irrévocablement le crédit de Pero, le prince se vit obligé de rejeter les ouvertures faites à l’époque de son voyage à Vienne.
Le Monténégro délivré de l’invasion et rassuré contre les discordes civiles, le prince Danilo n’avait plus qu’à porter tous ses soins sur l’organisation intérieure. Bien des difficultés lui avaient été léguées par son prédécesseur, d’autres avaient surgi pendant la guerre. Le prince les aborda franchement. Tout d’abord il resserra les liens de la centralisation, chercha les moyens de détruire les abus qui s’étaient introduits dans l’administration de la justice, et purgea le pays des voleurs par des châtimens sévères infligés aux récidivistes. Les frontières surveillées du côté de l’Autriche surtout, les tchétas (incursions) défendues sous peine de mort, permirent aux habitans du littoral dalmate de vivre en toute sécurité. Il fut ordonné de respecter dans l’Herzégovine les biens des sujets ottomans chrétiens ; les incursions contre les musulmans seuls furent tolérées.
Les fruits d’une telle conduite ne se firent pas attendre. L’influence du prince Danilo s’accrut par les preuves qu’il donnait de son énergie à l’intérieur plus peut-être qu’elle n’aurait grandi par une guerre heureuse. Les villes ou plutôt les tribus turques groupées autour de son territoire lui demandèrent la paix ; il fit des trêves particulières avec elles, et souvent sur leurs instances il leur envoya des sénateurs (sovielniks) ou des périaniks pour juges. Dans quelques districts même, les Turcs eurent recours au prince en personne pour qu’il obtînt de leurs sujets chrétiens qu’ils payassent l’impôt.
En octobre 4854, le colonel russe Kovalevski, déjà connu par des missions importantes, et notamment par deux voyages précédens au Monténégro, l’un sous le vladika défunt, l’autre au commencement du règne de Danilo, vint à Cétinié. Il avait pour mission, en présence de la guerre qui venait d’éclater à la suite de l’ambassade du prince Mentchikof à Constantinople, d’engager le prince à se mettre à la tête d’un soulèvement général des chrétiens de l’Herzégovine et de la Bosnie. La défaveur qui s’attachait alors en Europe aux insurrections intempestives de l’Épire et de la Grèce, l’intervention annoncée de l’Autriche dans les provinces roumaines, la crainte de voir une intervention semblable s’opérer dans les provinces slaves, décidèrent le prince Danilo à se renfermer dans les bornes d’une stricte neutralité.
C’est du commencement de l’année 1855 que datent les premières relations du prince avec la France. Un vice-consulat français venait d’être créé à Scutari. M. Hecquard ne pouvait voir avec indifférence les tchétas monténégrines en Albanie, les vengeances des Albanais sur les Monténégrins, tenir constamment toute la province sur le qui-vive. À la suite de chaque attaque, les Turcs de la plaine ou les montagnards chrétiens s’agitaient et prenaient les armes. Le consul résolut d’aller chercher auprès du prince son consentement à une trêve qui fît cesser ces alarmes continuelles. En effet il se rendit au mois de mai à Cétinié.
Les succès de notre armée en Orient donnaient alors à nos agens un grand prestige, un ascendant irrésistible sur ces populations belliqueuses, et disposèrent le prince à écouter avec déférence les conseils bienveillans et désintéressés de la France. Il fut convenu que le prince paierait dorénavant les dommages causés par les Monténégrins ; le consul s’engageait à faire accepter les mêmes conditions par les Turcs. Ce résultat fut d’un côté très avantageux pour l’Albanie, et de l’autre le prince put désormais faire valoir ses réclamations avec plus d’efficacité. La trêve fut observée par le Monténégro avec une religieuse fidélité. En Herzégovine, l’absence d’un agent français ne permit pas d’arriver à un résultat favorable. Le prince, s’arrangeant directement avec les mudirs des villes turques, s’engagea, moyennant une somme de 1,200 ducats, à conserver la tranquillité sur cette frontière, et même à faire la police des districts turcs circonvoisins.
La prise de Sébastopol rouvrit l’ère des négociations européennes. On pouvait penser que toutes les questions qui intéressaient directement ou indirectement l’empire ottoman seraient traitées dans les conférences de Paris. Au commencement de 1856, le prince Danilo s’adressa au ministre des affaires étrangères russe, le prince Gortchakof, pour introduire la question du Monténégro devant le congrès. On lui répondit de Saint-Pétersbourg que l’occasion n’était pas opportune, que l’importance des intérêts européens qui se trouvaient en jeu ferait négliger les questions secondaires, et que d’ailleurs les sympathies non dissimulées du Monténégro pour la Russie seraient pour lui une cause de défaveur auprès des puissances occidentales, qu’il serait donc plus avantageux de se tenir provisoirement à l’écart. La Russie profiterait d’une meilleure occasion pour soutenir plus efficacement les droits du Monténégro. Cependant il fut incidemment question de ce pays dans les conférences de Paris[1]. Le prince Danilo, en présence de la déclaration d’Ali-Pacha que la Porte n’abandonnait pas ses prétentions sur le Monténégro, crut devoir protester contre les paroles du représentant de la Porte et contre le silence des plénipotentiaires des autres puissances.
C’est ainsi que le prince entra lui-même dans la voie des négociations diplomatiques. À cet effet, il adressa, en date du 6 mai 1856, un mémoire aux divers cabinets pour exposer les droits du Monténégro et la situation que lui faisaient les attaques incessantes des Turcs. Il demandait pour le Monténégro la reconnaissance d’une indépendance si héroïquement conservée, la rentrée en possession de certains territoires pour lesquels lui et ses ancêtres avaient toujours combattu, une délimitation de frontières comme celle qui existait avec l’Autriche, enfin l’acquisition d’une étroite lisière maritime qui s’étend de la frontière autrichienne à Antivari, et la possession de cette place même. Il rappelait, au sujet de cette dernière prétention, comment le Monténégro avait été sacrifié en 1814, lorsqu’Alexandre avait exigé de lui l’abandon à l’Autriche des bouches de Cattaro.
M. Milorad Médakovitch fut envoyé auprès des cours du Nord pour soutenir ces demandes, et le colonel Voukovitch, aide-de-camp du prince, se rendit avec la même mission auprès de la cour de France. Les puissances du Nord, et spécialement la Russie, tout en protestant de leur bienveillance, semblaient hésiter à introduire dans la question d’Orient un nouvel élément de discussion. Le colonel Voukovitch trouva plus de sympathie auprès du cabinet des Tuileries, et revint avec la promesse d’un appui réel et d’une intervention soutenue tant à Constantinople qu’auprès des puissances alliées de la France. La France devint ainsi la principale médiatrice pour les affaires du Monténégro. Dès lors, plusieurs pourparlers eurent lieu relativement à l’étendue des concessions réciproques qui pourraient amener la conclusion définitive des différends entre le Monténégro et la Turquie. La Russie n’avait pas oublié l’abstention du Monténégro pendant la guerre d’Orient ; elle ne vit pas avec indifférence la voie nouvelle dans laquelle s’engageait le prince. Elle lui en témoigna son mécontentement. Le baron de Budberg, ambassadeur de Russie à Vienne, lui fit savoir que le tsar lui retirait le subside annuel de 120,000 francs qu’on lui payait depuis 1839. Ce refroidissement ne fut que momentané, et la Russie rendit bientôt spontanément ses bonnes grâces à son ancien allié.
Cependant les négociations n’annonçaient pas de résultats décisifs. Dans les premiers jours de février 1857, le prince Danilo, accompagné de la princesse sa femme et de quelques-uns des premiers personnages de son pays, résolut de venir plaider lui-même sa cause auprès de l’empereur des Français. La France ne s’engagea pas à faire reconnaître officiellement par la Porte la souveraineté du Montengro, mais elle promit sa protection pour mettre la position actuelle du prince à l’abri de toute attaque. Sans se prononcer pour le moment sur ses autres demandes, elle s’engageait à poursuivre, de concert avec l’Autriche et l’Angleterre, une délimitation de territoire avec la Turquie.
Le prince Danilo a donc obtenu des pourparlers de Paris des résultats réels, quoique légers en apparence. Sa cause est devenue européenne par sa notoriété même. La destinée de son peuple ne saurait plus être à la merci d’une expédition heureuse des Turcs, ni de la complicité de l’une des puissances qui se sont occupées jusqu’à présent de ses intérêts ; elle ne peut être réglée que dans le concert européen. Cette petite peuplade chrétienne, qui a su conserver son indépendance depuis quatre siècles, a désormais sa place marquée dans la société des nations.
Malgré la trêve d’Albanie, la guerre faillit éclater avec les Turcs à propos des Koutchi. Une partie de cette tribu, ménagée par les anciens vladikas à cause de sa position sur l’extrême frontière et de ses sentimens douteux, se crut lésée dans ses anciens privilèges, lorsque le prince, poursuivant ses réformes administratives, voulut la soumettre à la règle commune. Les Drékalovitchi, c’est le nom de cette fraction de tribu, allèrent à Scutari implorer l’appui du pacha. L’expédition des Monténégrins pour réduire ces rebelles allait donc fournir aux Turcs le prétexte toujours cherché d’une intervention. Grâce à l’entremise des consuls, la paix fut maintenue à la condition que la possession du territoire des Drékalovitchi resterait provisoirement indécise entre les Turcs et les Monténégrins. Les Turcs, comme toujours, furent les premiers à rompre cette trêve. Au mois d’octobre 1857, les Drékalovitchi, menacés d’une annexion par les Turcs, vinrent à Cétinié implorer la clémence du prince et le prier de les prendre sous sa protection. Cent vingt chefs de famille prirent part à cette démarche. Le prince les accueillit favorablement. Les Turcs envoyèrent des troupes pour les châtier, mais les préparatifs de défense des Koutchi et des tribus voisines les réduisirent à l’inaction. Sur ces entrefaites, les consuls qui avaient signé la convention de 1856 prièrent Danilo de rentrer dans les termes de cet arrangement. Le prince ayant obtempéré à leur demande, la trêve fut rétablie. Ainsi se termina pacifiquement une affairé dont les mauvaises dispositions du pacha de Scutari et du général turc Ali-Pacha avaient un moment paru rendre l’arrangement tout au moins problématique[2].
Nous avons déjà indiqué en passant les réformes civiles et administratives par lesquelles le prince Danilo a rendu son peuple digne de la place qu’il revendique pour lui. Les sénateurs s’étaient partagé le pays, et chacun, tout en respectant la circonscription de son voisin, régnait en maître dans son district. Sous leur autorité, les abus en matière d’impôts ou de redevance se multipliaient, et les dénis de justice étaient presque passés en habitude. Les familles les plus puissantes (c’est-à-dire celles qui pouvaient soutenir leurs prétentions avec le plus d’hommes armés) composaient avec ces chefs pour s’assurer l’impunité. Danilo prit la défense du peuple contre ses oppresseurs. Il dégrada quelques sénateurs, en suspendit d’autres, veilla à la stricte exécution de la justice, habitua le peuple à appeler à lui de toutes les sentences des magistrats locaux, et, assistant chaque jour aux jugemens du sénat, le força ainsi à respecter les droits de chacun. Ensuite il fit réunir les coutumes des différens districts, s’aida du code antique de l’empereur Douchan le Fort, des tentatives de législation des vladikas ses prédécesseurs, et promulgua, le jour de la Saint-George 1855, un code en quatre-vingt-treize articles établissant les principes d’un droit national à la fois politique, civil et pénal. Chaque juge dut, dans le prononcé de chacun de ses jugemens, indiquer sur quel article il appuyait sa sentence. Ce code, publié à plusieurs milliers d’exemplaires, fut distribué dans tous les villages, et chaque pope devait en posséder un exemplaire. Dans le préambule, le prince recommande à tout Monténégrin sachant lire de rassembler les dimanches et jours de fête tous ses parens et amis pour leur en donner lecture. À l’époque du paiement des impôts, les chefs qui viennent à Cétinié remettre l’argent de leurs nahias en rapportent toujours chez eux un certain nombre d’exemplaires. Le vladika Pierre II avait tenté la répression des vendettes, des sangs entre les familles, comme on dit sur la Montagne-Noire ; le prince Danilo décréta que tout acte de violence contre un citoyen monténégrin, étant un crime public, serait poursuivi par l’autorité et puni conformément à la loi, sans jamais admettre de composition pécuniaire. Cette grande réforme des mœurs monténégrines peut donc être regardée comme accomplie.
Une école publique avait été fondée par le vladika à Cétinié. Le prince Danilo augmenta le nombre des élèves en choisissant les enfans que lui recommandaient les archimandrites et kaloudjers des différentes nahias. L’instruction, quoique fort élémentaire, comprend pourtant l’étude générale de l’histoire serbe (chaque Monténégrin sait par les traditions et les chants nationaux celle de son pays), l’histoire sainte, le chant d’église, et les notions les plus simples de philosophie et de théologie. À Rieka, à Ostrog, à Boukovitch, d’autres écoles sont sous la direction des kaloudjers ; à Orialuka, où le prince a fait bâtir une résidence d’hiver, un bâtiment a été édifié pour une grande école. Plusieurs centaines d’enfans reçoivent ainsi une éducation spécialement religieuse, la plupart d’entre eux se destinant à l’état ecclésiastique. La princesse du Monténégro s’occupe spécialement de la surveillance des écoles ; accompagnée de son mari, elle vient plusieurs fois par an assister aux examens et aux récompenses des jeunes élèves.
L’imprimerie de Cétinié, avec laquelle Pierre II avait publié une partie de ses œuvres et l’almanach national la Grlitza (la tourterelle), a fonctionné jusqu’à l’invasion d’Omer-Pacha. À cette époque, le manque de plomb força les Monténégrins à employer toute espèce de matière pour fondre des balles, et les caractères d’imprimerie servirent à cet usage. En 1857, le prince Danilo a fait l’acquisition d’une nouvelle imprimerie.
Pour qui, venant des provinces turques, pénètre au Monténégro, l’activité laborieuse des habitans est un spectacle nouveau. On sent un peuple plein de sève et qui se croit de l’avenir. Des travaux très imparfaits sans doute, mais d’une utilité générale, — des quais, des ponts, l’entretien de quelques chemins, — témoignent de la sollicitude du prince Danilo pour le bien-être de son peuple. Le zèle avec lequel les Monténégrins acceptent toutes les charges établies dans un intérêt public indique assez combien les efforts civilisateurs du prince sont secondés par le bon esprit et le patriotisme de son peuple. Les instincts nationaux appellent le progrès et peuvent se plier à toutes les exigences de la civilisation.
Nous avons conduit l’histoire du prince Danilo jusqu’à la limite des derniers événemens ; nous ne la franchirons pas. La nouvelle agression des Turcs et la victoire des Monténégrins à Grahovo sont des faits assez nouveaux et qui ont eu assez de retentissement pour qu’il suffise de les mentionner. L’insurrection de l’Herzégovine a servi de prétexte à l’invasion des Turcs. On a beaucoup parlé de cette insurrection ; on peut aujourd’hui en marquer le vrai caractère. C’était une insurrection locale et communale. Les divers villages se sont soulevés successivement et sans aucune entente préalable. Le Monténégro a-t-il provoqué cette insurrection ? Le bon sens et les faits nous autorisent à le nier. Des insurgés qui obéissent à l’action d’un gouvernement, fût-ce celui de la plus petite principauté, agissent avec plus d’ensemble. Il n’y a eu excitation ni du Monténégro ni de personne ; il y a eu seulement une série de résistances individuelles, spontanées, ayant leur cause première dans l’état déplorable du pays, mais que les bachi-bouzouks seuls ont fait éclater. Une répression aveugle a seule pu donner un corps, un ensemble à ces résistances. Non-seulement Danilo n’a pas fomenté l’insurrection, mais même il n’y a pris une part directe et active qu’à la dernière heure, forcé de le faire pour repousser l’agression turque. Nous ne prétendons point qu’aucun Monténégrin n’ait donné aide à ses voisins contre les Turcs, qu’il n’y ait pas eu des actions où des partis de Monténégrins se soient trouvés engagés ; ce qu’il suffit d’établir, c’est que le Monténégro, comme état, comme gouvernement, est resté en dehors de la lutte, que son rôle a été purement défensif jusqu’à la dernière extrémité. L’expectative était en effet la politique indiquée du prince Danilo ; il devait regarder le soulèvement comme inopportun, parce qu’il contrariait ses vues, ses projets. Le prince espère moins de la force que de l’action diplomatique des puissances. Son ambition est de devenir le chef d’un état organisé et reconnu. L’insurrection des chrétiens l’a surpris au milieu de ses réformes. S’il avait travaillé à l’organiser, elle aurait eu ce qui lui a manqué, une tête, un chef ; alors elle aurait pu prendre sur-le-champ des proportions formidables. On n’en doutera pas en comparant l’énergie qu’ont déployée tout récemment les Monténégrins et la faiblesse des forces dont disposaient primitivement les Turcs.
Vers la fin de janvier 1858, les Turcs les premiers, comme de coutume, rompant la trêve avec le Monténégro, l’ont attaqué du côté de l’Albanie. De ce côté il n’y avait pas d’insurrection, le calme le plus complet n’avait cessé de régner. Des corps de troupes partis des citadelles de Spouje et de Podgoritza sont entrés sur le territoire monténégrin, pour s’emparer de positions qui commandent leurs communications. Un pope nommé Radosav, envoyé par les Monténégrins en parlementaire à Spouje, a été décapité par les Turcs. Dès lors le prince Danilo s’est cru dispensé de garder des ménagemens avec un ennemi qui lui déclarait la guerre par un assassinat, et son intervention armée en Herzégovine ne s’est pas fait attendre. Elle avait d’abord un but défensif. Convaincu que le débarquement annoncé des Turcs était dirigé en réalité contre lui bien plus que contre des insurgés qui ne méritaient pas à eux seuls un pareil déploiement de force, il envoyait six ou sept cents hommes pour déloger l’ennemi de Zoupci, point qui domine la Soutorina (c’est un des deux points où le territoire turc touche la mer de ce côté ; Klek est l’autre). Omer-Pacha avait débarqué à la Soutorina en 1851, et on pouvait supposer que les forces ottomanes y aborderaient encore. Ivo Radonitch avec ses Monténégrins, aidé des insurgés, força les Turcs à la retraite.
Là s’étaient bornés les faits militaires, lorsqu’on apprit successivement le débarquement à Klek d’un corps d’armée turc, l’entrevue à Mostar de Kémal-Eflendi avec un envoyé du prince Danilo et les consuls des puissances. Les Turcs, sourds aux avis de la France, sourds à toute parole conciliatrice, sont allés aveuglément au-devant de l’échec de Grahovo, et la volonté du gouvernement français, que nous avons vue si nettement exprimée dans un récent article du Moniteur, est enfin venue arrêter les combattans.
La question du Monténégro a fait un pas ; elle entre dans une phase nouvelle. Pour la première fois elle est soumise d’une manière directe et spéciale à l’arbitrage des puissances. On ne peut plus l’éluder. Quel est l’intérêt de la France dans cette question ? Il ne faut pas dire qu’il ne saurait rien y avoir de commun entre nous et cette petite principauté perdue dans un coin de l’empire ottoman. Qu’on se rappelle l’époque où la question grecque était traitée aussi légèrement, de même plus tard la question égyptienne. Puis un jour est venu où ces questions ont grossi au point d’éclipser toutes les autres et d’être l’unique préoccupation du moment. De ce dédain ou de cet engouement exclusif sont venus tous nos mécomptes dans les affaires orientales. Nous ne disons pas que le Monténégro tienne dans le monde la place de la Grèce ou de l’Égypte, nous disons seulement qu’il mérite qu’on s’occupe de lui.
La Turquie est, on le sait, un composé de nationalités fort distinctes soumises à divers degrés, et sous des conditions différentes, à la domination des Ottomans. Chacun des peuples qui forment cet empire a son territoire propre, sa sphère d’action déterminée par la nature. Sans doute un contact fréquent les rapproche, et ils peuvent avoir des intérêts communs ; mais par la langue, la religion et le caractère, ils forment des nations plus différentes entre elles que ne le sont les Anglais, les Français et les Russes. Ainsi donc ni les diversités provinciales de la vieille France, ni celles bien plus tranchées de l’Espagne, ne sauraient donner une idée d’un pareil état de choses. Dans la Turquie d’Europe seulement, sans compter la race conquérante, qui n’est là qu’une infime minorité numérique, cinq grandes races se partagent le territoire, — les Grecs, les Albanais, les Roumains, les Bulgares et les Serbes, dont les Monténégrins sont une fraction restée indépendante. Chacune de ces races a joué son rôle dans l’histoire ; plusieurs ont formé de puissans empires. Aucune d’elles n’est assez forte pour absorber les autres ; elles se font équilibre. Entre elles et les Turcs, il y a un abîme. Que la vigoureuse race allemande en Autriche rêve la destruction des nationalités italienne, hongroise et slave, nous pouvons le comprendre sans croire à son succès et en condamnant ses efforts ; mais de quel droit les Osmanlis prétendraient-ils en Europe s’assimiler des populations chrétiennes dix fois plus nombreuses qu’eux et infiniment plus voisines de la civilisation ? On doit se garder surtout de juger la Turquie par la France. Notre belle unité, ce logique résultat de tout notre développement national proclamé en 1789, serait ici un non-sens. Les nations juxtaposées de la Turquie n’abdiqueront jamais leurs privilèges dans une autre nuit du 4 août. Loin d’être dans leur fusion, le progrès pour elles est dans le développement continu de leurs individualités diverses. Toutes ont droit à la vie ; aucune n’est résignée au suicide, aucune ne veut céder sa place au soleil. Que ceux qui nieraient leur vitalité daignent un instant consulter leur histoire. Si après quatre siècles de soumission à une domination commune, la plus oppressive qui fut jamais et la mieux faite pour les énerver, elles montrent autant de vigueur qu’à aucune époque, l’épreuve doit sembler suffisante et décisive. Après avoir assisté à l’affranchissement de la Grèce, à la révolution de Serbie, à la renaissance inespérée des pays roumains, notre siècle ne devrait, ce nous semble, conserver aucun doute sur l’énergie des peuples chrétiens de la Turquie d’Europe.
Parce que les populations sujettes de la Turquie européenne aspirent à une vie nationale, est-ce à dire d’ailleurs que les Turcs n’aient plus rien à faire qu’à mourir ? L’exploitation des vaincus n’est pas, grâce à Dieu, la condition nécessaire de leur existence. Alors même que leurs provinces européennes proclameraient leur indépendance, ils n’en seraient pas moins encore, à eux seuls, un grand peuple, et l’Asie offrirait un champ assez vaste à leur expansion ; mais ce n’est point par des compensations de cette nature que nous voulons les consoler. En Europe, ils peuvent asseoir leur puissance sur les intérêts mêmes des diverses nationalités de leur empire, et grandir en les émancipant. Qu’on ne se hâte pas de nous accuser de paradoxe ! Entre les gouvernés et l’administration turque, il n’existe aujourd’hui qu’un lien tout à fait factice et toujours près de se rompre. Les nouvelles réformes ont détruit toute vie provinciale dans la société turque et mis les anciens rayas en communication directe avec les fonctionnaires envoyés par le gouvernement. Naturellement ceux-ci sont impuissans. Comment auraient-ils prise sur des hommes avec qui ils n’ont rien de commun, ni la langue, ni la religion, ni les sentimens nationaux ? On peut supprimer mille abus ; tous les hatti-humaïouns du monde ne remédieront pas au vice organique des institutions actuelles : ne reposant sur aucune réalité, elles ne subsistent que par la grâce de la diplomatie.
Que doit désirer dans la Turquie d’Europe un pays tel que la France, assez heureusement placé pour y exercer une influence dégagée de toute ambition de conquête ? C’est la vie libre des populations, leur développement moral et matériel, l’établissement de centres nationaux assez forts pour résister aux envahissemens de l’extérieur. Cette politique française, cette politique des nationalités, si merveilleusement comprise et appliquée avec une si louable persévérance en Valachie et en Moldavie, nous croyons qu’elle n’a qu’à s’étendre et à se généraliser. Sans doute il ne s’agirait pas de réclamer pour toutes les provinces une position semblable à celle des provinces roumaines, que leur propre volonté avait primitivement soumises à la souveraineté purement extérieure du sultan ; mais d’autres peuples, comme les Bulgares par exemple, aujourd’hui sujets directs de la Porte, peuvent, tout en conservant avec elle des liens plus étroits que les Roumains, obtenir pourtant des institutions et des garanties particulières. Chaque nation peut avoir son droit spécial, pourvu qu’elle ait un droit reconnu.
À la nationalité roumaine, qui garde à l’est l’entrée de la péninsule, répond à l’occident la nationalité serbe. Les Serbes sont certainement la population la plus compacte de la Turquie d’Europe, dont ils occupent tout le nord-ouest. Braves, éminemment patriotes, très attachés à leurs traditions, ils ont les qualités des peuples montagnards, et présentent une grande force de résistance. Les Serbes indépendans, c’est-à-dire les Monténégrins, offrent le type le plus pur de leur caractère national. La civilisation n’a pas fait peut-être chez les Serbes les mêmes progrès que chez les classes élevées de la Roumanie ; mais cette population slave a sur l’ensemble des Roumains une grande supériorité sociale : la classe agricole ne s’y compose que de paysans libres[3].
Les diverses branches du peuple serbe ont eu, comme on sait, un sort différent. La Serbie proprement dite, c’est-à-dire la principauté serbe, a obtenu des conditions d’existence assez analogues à celles des provinces roumaines. Elle a eu sur celles-ci l’avantage de ne pas subir d’occupations étrangères ; elle a affermi sa constitution, fondée sur des principes démocratiques, et, malgré bien des obstacles, elle est entrée résolument dans les voies de la civilisation occidentale. En Bosnie, la population indigène de religion musulmane, encore très nombreuse, et qui l’était beaucoup plus autrefois, a pu comprimer toutes les révoltes des chrétiens en se mettant elle-même en insurrection ouverte contre toutes les innovations de la Porte. La Bosnie est restée, comme on l’a dit assez heureusement, une Vendée musulmane. La répression des chefs bosniaques en 1851 a fondé la réputation d’Omer-Pacha, mais n’a pas assuré la sécurité du pays. Rien de plus précaire que l’autorité du sultan dans cette contrée, où les musulmans regrettent leurs privilèges, tandis que les chrétiens aspirent à une liberté complète. Les premiers ont seuls le droit de porter des armes et en profitent pour commettre sur les seconds des violences continuelles. L’irritation qui existe entre ces deux parties de la population donne lieu sans cesse à des conflits sanglans. Il en est de même en Herzégovine, à cela près que le voisinage du Monténégro est pour les chrétiens de cette province une protection qu’ils savent invoquer au besoin. Ces provinces occidentales, où les réformes ont à peine pénétré, restent dans un état de barbarie exceptionnel même pour la Turquie. Le sol bosniaque, merveilleusement fertile, n’est cultivé qu’à de rares intervalles. On n’exploite ses forêts qu’en y mettant le feu. Ses richesses minérales sont à peine explorées ; les transports ne s’y font qu’à dos d’homme ou de cheval. L’Autriche, qui avoisine la Bosnie de trois côtés, jouit de ces contrastes avec sa civilisation, et ne cache nullement ses velléités d’annexion à l’américaine. Heureusement pour les Turcs, la position est très défendable ; mais il faudrait que la Bosnie pût se défendre elle-même, car elle est à peu près bloquée. Son seul moyen de communication avec le reste de l’empire est une route étroite entre la Serbie et le Monténégro.
Ce dernier pays est la clé véritable de la position. On ne peut s’étonner que la Turquie tienne à le posséder. L’hostilité des Monténégrins semble une incitation à la révolte pour tous les Slaves chrétiens, une protestation même contre la demi-dépendance de la Serbie. Tant que durera leur opposition à main armée, une grande partie de l’empire restera frappée de paralysie, car si le Monténégro, au nord, commande les pays serbes, il commandé au sud l’Albanie, et les tribus skipétares, avec leur liberté anarchique, sont aussi guerrières et plus mobiles que les Slaves.
Que doit donc faire la Turquie ? Conquérir le Monténégro ? Elle vient de prouver pour la centième fois la vanité d’une pareille ambition. Et puis, en admettant qu’avec un déploiement de forces ruineux pour elle, la Turquie finisse par se rendre maîtresse du Monténégro, qu’aura-t-elle gagné ? Une armée ne vit pas sur des rochers nus ; une occupation continue est impossible. Supposons même, supposition injurieuse pour notre siècle, que la population monténégrine ait été anéantie ou déportée ; rien ne serait fait encore. Tous les mécontens de l’Herzégovine et de la Bosnie, qui sont fort nombreux, referaient un nouveau Monténégro le lendemain du départ des Turcs. Pour conquérir ce pays, il faudrait donc que la Turquie commençât par mieux assurer sa domination sur ces provinces, et c’est là ce que le Monténégro l’empêche précisément de faire.
L’Europe a fait connaissance avec le Monténégro ; elle ne pourrait pas sans déshonneur laisser écraser cette héroïque petite nation. Elle ne s’excuserait pas en disant qu’elle n’a pas reconnu l’indépendance des Monténégrins ; cette indépendance n’a pas besoin d’être reconnue, elle n’a jamais été niée ; elle existe ab antiquo ; Constatée par des conventions avec la Russie, avec l’Autriche, avec la Porte elle-même, que lui manque-t-il donc ? D’être enregistrée dans un grand traité européen ? C’est une formalité qui n’a été différée que parce qu’on a compris que la question monténégrine, étant d’une nature toute particulière, méritait un examen à part, un traité séparé : on l’a réservée. Voilà pourquoi l’on n’a pas accordé au Monténégro une mention expresse dans le traité de Paris. La Turquie, il est vrai, a fait entendre qu’elle se bornait à reconnaître au Monténégro une existence de fait ; mais c’est là l’existence que cet état lui reconnaît à elle-même. Il faut, pour régler leurs prétentions réciproques, non-seulement que la Turquie cesse de réclamer le territoire du Monténégro, mais que celui-ci cesse de revendiquer les droits de l’ancien empire serbe. C’est une légitimité qui en vaut bien une autre. Depuis 1389, il n’y a pas eu de prescription.
Pour mettre fin au débat, un seul moyen se présente, c’est de concilier les intérêts hostiles par une transaction équitable. Puisqu’il est juste et nécessaire de compter avec le Monténégro, il faut lui faire sa part ; il faut la lui faire telle qu’il doive en être satisfait et lui ôter ainsi tout prétexte à de nouvelles incursions. Il faut, s’il est possible, l’intéresser même à la défense de son ancien ennemi. Le Monténégro n’est organisé que pour la guerre. Son territoire est dans une admirable situation militaire ; c’est là sa valeur. En acceptant la paix, le Monténégro renonce à cet avantage, et a droit à un dédommagement. Si la Turquie veut établir avec lui de bons rapports, elle doit lui assurer un avenir pacifique, un avenir commercial et agricole. Il faut pour cela deux choses : un sol productif et des débouchés. En les lui accordant, la Turquie pourrait changer la nature de son activité. En l’intéressant dans son alliance, elle tirerait alors parti même de ses dispositions belliqueuses. Existe-t-il un territoire que la Turquie puisse abandonner au Monténégro sans léser aucun intérêt et sans diminuer réellement ses propres ressources ? L’Herzégovine nous semble réaliser complètement ces conditions, et les réaliser seule. Le Monténégro pourrait recevoir en Albanie des terres fertiles ; mais ce serait lui soumettre des populations d’une autre race, d’une autre langue, d’une autre religion. Les Albanais catholiques peuvent être les alliés des Monténégrins, mais ne consentiraient pas à devenir leurs sujets. L’Herzégovine est séparée géographiquement du reste de l’empire. Le Monténégro, qui n’en est, à bien dire, que l’extrémité orientale et la partie la plus élevée, coupe entièrement ses communications avec l’Albanie. En cédant cette province aux Monténégrins, la Porte ne ferait que consommer un événement que tout semble appeler. Nous avons montré quel ascendant le prince Danilo s’était acquis sur les populations herzégoviniennes. Il est appelé sans cesse, du consentement des Turcs eux-mêmes, à régler leurs difficultés intérieures. Son code est accepté par ces tribus ; elles invoquent son autorité comme le seul remède à leur anarchie. À côté de terrains pierreux et desséchés, analogues à ceux du Monténégro, l’Herzégovine possède des plaines fertiles et pourrait nourrir une population plusieurs fois aussi considérable que celle qui l’habite aujourd’hui, et qui est, dit-on, de 184,000 âmes seulement[4]. Cette population, décimée par l’anarchie, appartient tout entière à la race serbe et en majorité à la religion grecque.
Si l’on pense à tous les avantages que retirerait la Turquie de rapports pacifiques avec le Monténégro, on ne trouvera pas qu’elle les achète trop cher par de grandes concessions de territoire. L’orgueil national, surexcité chez les Monténégrins par leur résistance séculaire, souffrira toujours dans le premier moment d’entrer dans l’alliance de la Turquie. Quelle que soit la nature des liens à établir entre les deux états (nous ne pouvons pas rédiger ici un projet de traité), il faudra respecter l’amour-propre et sauvegarder la dignité de l’état secondaire. La paix et l’ordre rétablis sur toute sa frontière occidentale, voilà, ce semble, un résultat satisfaisant pour la Turquie. L’Autriche possède depuis 1814, le long de l’Adriatique, une étroite bande de terre qui s’étend jusqu’au sud du Monténégro, au-delà des bouches de Cattaro. La singulière configuration de cette frontière, sans ajouter une grande force effective à la puissance autrichienne, lui donne cependant une action très réelle et, qu’elle nous pardonne de le dire, très dangereuse sur les pays turcs qui y confinent. La Turquie aurait tout à gagner à placer de ce côté un intermédiaire entre elle et le grand empire voisin, avec lequel ses points de contact sont infiniment trop multipliés ; des populations slaves soumises à un prince indigène seraient pour elle un bien meilleur rempart contre l’Autriche que des populations désobéissantes et sans cesse agitées sous son autorité directe. Il ne serait pas difficile de fournir des preuves de l’immixtion aujourd’hui constante de l’Autriche dans les affaires intérieures des districts turcs. La Turquie doit être fort jalouse de ces atteintes plus ou moins directes à ses droits souverains, sous prétexte de civilisation, d’amour de l’ordre et de protection des chrétiens. Ce prétexte ne serait plus de mise à l’égard d’un prince slave chrétien. Les Autrichiens seraient obligés de lui témoigner plus d’égards qu’à des fonctionnaires turcs, parce que sa seule qualité inspirerait le respecta leurs propres sujets slaves.
La Turquie, si elle s’était concilié les Monténégrins, pourrait compter sur leur fidélité, d’accord cette fois avec leurs intérêts ; mais n’eût-elle pas cette confiance, le parti que nous lui conseillons de prendre serait, dans tous les cas, sans danger pour elle. Que l’on veuille bien remarquer en effet que la vraie ligne de défense de cette portion de la Turquie n’est pas à la frontière dalmate, qu’elle est plus au nord, dans les montagnes qui séparent l’Herzégovine de la Bosnie méridionale. Une armée turque qui aurait à défendre aujourd’hui de ce côté l’entrée de l’empire s’établirait au centre de la Bosnie, qui lui offrirait un admirable camp retranché naturellement, et elle ne s’aventurerait pas au midi, dans un pays sans issue, derrière le Monténégro, au milieu de populations hostiles ou au moins douteuses, toujours prêtes à lui couper la retraite. Assistés au contraire des Monténégrins, les Turcs acquerraient une position vraiment formidable du côté de l’Adriatique.
Ainsi donc, sous le rapport politique et militaire, la Turquie en définitive ne ferait qu’un sacrifice apparent pour s’assurer les bénéfices les plus réels et les plus solides. Sous le rapport commercial, son intérêt est encore plus évident. Le Monténégro hostile oppose à toutes les communications entre l’Albanie et la Bosnie un obstacle infranchissable qui complète au sud-est l’état de blocus dans lequel l’Autriche tient cette dernière province au nord, à l’ouest et au midi. De la position actuelle du Monténégro, faisant suite à la frontière autrichienne, il résulte en effet que non-seulement la Turquie est séparée de la mer jusqu’à Antivari, mais que tous ses ports albanais ne peuvent communiquer sans un énorme détour avec ses provinces du nord-ouest. Une route commerciale assurée à travers le Monténégro remédierait à cet immense inconvénient[5]. Malgré l’insouciance habituelle des Turcs, il est impossible qu’ils soient indifférons à un aussi grand bienfait. Le prince Danilo a compris l’importance de sa principauté comme pays de transit ; mais la paix seule lui permettrait de réaliser ses intentions libérales. Il faudrait avoir quelque sécurité et d’autres capitaux que ceux dont il dispose pour transformer en voie praticable le sentier qui existe actuellement. Alors le Monténégro changerait entièrement d’aspect. Le transport des marchandises serait pour ses habitans un moyen d’existence et les transformerait en paisibles rouliers. La ville turque de Scutari, avec son beau bassin naturel, servirait d’entrepôt à ce commerce. Peut-être même la Bojana, qui à très peu de frais serait canalisable, pourrait-elle donner accès jusqu’au lac de Scutari à des navires d’un assez fort tonnage. Dans tous les cas, les ports de la côte albanaise retrouveraient les élémens d’une prospérité qu’ils ont perdue depuis des siècles.
Quant à l’étroite lisière maritime qui, au pied du Monténégro, s’étend de la frontière autrichienne à Antivari et comprend le petit port de Spitza, les Monténégrins, qui de leurs montagnes jetteraient presque des pierres dans la mer, tireraient seuls quelque profit de cette plage resserrée et sans issue. Ils ne deviendraient pas pour cela une nation maritime bien importante, mais ce petit coin de mer les rattacherait au reste du monde. Les districts orientaux du Monténégro s’approvisionneraient peut-être directement des marchandises européennes qu’ils ne peuvent acheter aujourd’hui que sur le marché autrichien de Cattaro, et la Turquie ne perdrait évidemment rien à les affranchir de cette servitude. Faciliter à ce petit peuple, par tous les moyens possibles, le contact avec l’Europe, c’est contribuer efficacement à sa civilisation. Quelque faible que soit le marché offert par lui aux nations maritimes, elles auraient tort de le négliger. Un intérêt d’humanité domine d’ailleurs ici toutes ces considérations secondaires. Ni la famine, ni la misère n’ont pu conquérir aux Turcs le Monténégro. C’est par d’autres armes qu’on le pacifiera. On l’accuse de barbarie, mais cette barbarie n’est qu’un effet de son abandon ; que la cause cesse, et l’effet disparaîtra.
En quoi maintenant l’agrandissement du Monténégro porterait-il Ombrage à la puissance autrichienne ? Si l’état de guerre constant entre les Turcs et les Monténégrins est conforme à ses intentions, si elle entend profiter du malaise des provinces qui bordent sa frontière, si l’anarchie qui les désole lui paraît une condition nécessaire de son influence, alors sans doute nous comprenons son opposition, mais elle nous touche peu. Si au contraire l’Autriche est animée à l’égard de ses voisins des seuls sentimens dignes d’un grand empire civilisé, elle doit désirer leur bien-être et leur permettre de le poursuivre par tous les moyens légitimes. Dans l’aisance que leur procureront la paix et un sage règlement de leurs affaires intérieures, elle verra pour elle-même une source nouvelle de richesses. Elle renoncera volontiers au monopole des échanges avec des tribus misérables pour garder la plus grande part dans un commerce fructueux avec des populations plus heureuses. On a dit que l’Autriche ne souffrirait jamais la création d’un nouvel état sur l’Adriatique. Très souvent, et surtout pendant le voyage du prince Danilo, il a été répété que le gouvernement autrichien ne permettrait pas au chef du Monténégro d’acquérir un port de mer ; l’Adriatique, disait-on, est une mer fermée, l’Adriatique est un lac autrichien. Cette prétention ne nous paraît en vérité nullement sérieuse. Nous avons meilleure opinion du commerce de Trieste et de la marine de l’Autriche. Être jaloux du port de Spitza ou d’Antivari ! On ne nous étonnerait pas plus en nous parlant de la rivalité de Marseille et du port de Monaco. On a vanté souvent le libéralisme commercial de l’Autriche. Puisse-t-elle justifier ces éloges ! La place ne lui manque pas, et elle ne doit pas envier une misérable crique sur une mer où elle possède tant de côtes encore désertes, et assez de ports et de rades pour abriter à l’aise une marine vingt fois plus considérable que la sienne.
Sur l’Adriatique comme sur le Danube, l’Autriche a la meilleure part ; elle peut s’en contenter. Sur l’Adriatique aussi comme sur le Danube, elle trouve à côté d’elle des peuples qui veulent vivre par eux-mêmes et vivre de la vie de notre siècle. Qu’elle ne leur fasse pas obstacle, nous n’avons rien de plus à exiger de l’Autriche. Tant que les provinces situées au nord de l’empire ottoman semblaient placées sous la tutelle et la surveillance exclusive des puissances limitrophes, elle pouvait désirer, en patronne jalouse, que ses protégés ne dussent qu’à elle-même leurs progrès et leur agrandissement. Aujourd’hui une pareille prétention serait un dangereux anachronisme, et violerait l’esprit du traité de Paris, qui a substitué l’action collective de l’Europe au système des protectorats spéciaux.
Les Monténégrins n’ont donné à personne le droit de leur reprocher d’anciens bienfaits, car ils ne se sont jamais montrés ingrats ; mais, si une puissance pouvait invoquer sur eux les droits d’une vieille protection, ce serait évidemment la Russie. Soyons justes envers la Russie ! Toutes les populations européennes du nord de la Turquie lui doivent beaucoup. La première, elle a stipulé en leur faveur des garanties sérieuses. Sans nul doute, l’esprit de conquête s’est fait une arme de ces services ; mais ce serait se placer à un point de vue étroit que de lui en rapporter tout l’honneur. L’esprit de conquête a été réprimé, et, s’il se manifestait de nouveau, la France, qui a glorieusement repoussé sa dernière agression, trouverait encore la même énergie pour le combattre. Il importe cependant de distinguer soigneusement entre l’abus que la Russie peut faire de sa force et l’exercice légitime de son influence. L’influence russe sur les peuples slaves méridionaux est fondée sur des sympathies de race et de religion, c’est-à-dire sur les sentimens les plus respectables tant qu’ils ne sont ni envahissans ni exclusifs. Il ne s’agit donc pas de la contrarier dans son principe, ce serait inutile, et ce serait injuste ; mais il faut savoir la surveiller et la contenir dans ses véritables bornes. Aussi longtemps que les peuples soumis à la domination ottomane ou en lutte contre elle n’ont eu, pour réclamer l’assistance de l’Europe, d’autres titres que ceux d’une communauté de sang et de croyances, il était naturel que les Slaves grecs ne connussent qu’un protecteur dans le monde : le tsar orthodoxe. De l’idée de protection à celle de souveraineté, la pente n’était pour eux que trop facile. Ils en étaient encore à la période purement ethnique et religieuse de leur vie. À mesure qu’ils ont acquis des droits, le sentiment de la personnalité s’est développé en eux ; ils sont nés à la vie civile, et se sont élevés à la conscience de leur nationalité distincte. La marche de leurs idées est sensible. Les réformes intérieures du Monténégro, sa sécularisation, l’appel du prince Danilo à l’Europe et son voyage en France en sont les signes les plus éclatans. La Russie est trop intelligente pour méconnaître, et ses actes récens prouvent qu’elle n’a pas méconnu, les conséquences nécessaires d’un progrès qui lui est dû en grande partie ; elle évitera de compromettre son ascendant durable sur ses frères de race par des prétentions dominatrices qui les lui aliéneraient. En cessant de reprocher au Monténégro son abstention dans la guerre d’Orient, en lui rendant dans ces derniers temps toute sa bienveillance sans afficher aucune jalousie de l’initiative d’autrui, elle a montré qu’elle comprenait J’indépendance et la dignité du faible ; elle s’est montrée fidèle à ses déclarations au congrès de Paris.
Quant à la France, aucune question d’humanité ne lui est étrangère ; elle représente la civilisation dans ce qu’elle a de plus universel. Elle n’a fait que revendiquer son légitime héritage en réclamant sa part de droits et sa part de devoirs dans la défense des jeunes nations roumaine et slave du Danube et de l’Adriatique. Quand il s’agit de leur sort, personne n’a plus qu’elle le droit d’être consulté, car elle est désintéressée, ou, pour mieux dire, son intérêt et le leur sont identiques. Leur liberté, leur autonomie, leur force, sont le triomphe de ses principes ; pour l’assurer, il faut seulement qu’elle ne doute pas d’elle-même. Son influence est d’autant plus sûre qu’elle est indépendante de toute considération locale, qu’elle est seulement sociale et politique dans le sens le plus pur et le plus élevé de ce mot.
Pour assurer au Monténégro et en général aux populations chrétiennes de la Turquie d’Europe les bienfaits d’une nouvelle situation politique, ce n’est pas assez cependant que d’amener la Turquie, l’Autriche, la Russie à une plus saine appréciation de leurs intérêts. Il y a une autre condition à remplir : il faut que l’Occident soit uni. Nous constatons avec joie la bonne harmonie sur cette question de deux puissances dont les discordes sont toujours un deuil pour la civilisation. La bonne intelligence de la France et de l’Angleterre n’est nulle part plus essentielle que dans les contrées où elle s’est manifestée récemment avec tant d’éclat. Sur ce terrain, leur rivalité ne peut résulter que d’un faux calcul ou d’un malentendu. Leur intérêt véritable et commun est tout entier dans la prospérité de ces contrées elles-mêmes. La divergence sur les moyens ne peut durer longtemps, quand on est primitivement d’accord sur le but qu’il faut atteindre.
H. MASSIEU DE CLERVAL.
- ↑ Sur une interpellation faite aux plénipotentiaires russes par le comte de Buol, ils répondirent que leur gouvernement n’entretenait avec le Monténégro d’autres rapports que ceux « qui naissent des sympathies des Monténégrins pour la Russie et des dispositions bienveillantes de la Russie pour le Monténégro. » (Protocoles n0 14 et 15.)
- ↑ Un mois auparavant, Ali s’était vu arrêté devant une insurrection des Vassoïévitchi. Cette tribu slave, dépendante de la Turquie, demandait la réparation de certaines avanies dont elle se prétendait victime. Ali-Pacha avait dû faire droit à ses plaintes, mais il s’était promis de venger sur les Monténégrins cette retraite d’un corps d’armée musulman devant une insurrection chrétienne.
- ↑ Pour ce qui touche l’histoire des Serbes en général, nous renvoyons aux excellens travaux de M. Cyprien Robert Voyez surtout la Revue du 15 décembre 1842, du 1 mars et 15 juillet 1843.
- ↑ Nous n’aurions jamais cru à une pareille dépopulation, mais nous empruntons ce chiffre à un document officiel qui nous inspire toute confiance. Voyez le Moniteur du 11 novembre 1856.
- ↑ Du côté de l’Albanie, il n’existe que les quatre passages du Glieb, de Jougova au-dessus d’Ipek, du Prokletia et du Zem, sans compter ceux qui sont bloqués hermétiquement par le Monténégro. Or toutes ces dernières routes sont fermées par des neiges au moins pendant quatre mois de l’année ; ce ne sont que des sentiers de montagnes s’élevant à 6,000 et 7,000 pieds, et une poignée de braves pourrait y tenir en échec une armée. (Boué, Turquie d’Europe, t. IV, p. 18.)