Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/II

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éditions "Athéna" (p. 6-12).
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II

Moi, Antisthène le bâtard, que d'autres appellent — dont je me glorifie — Antisthène le chien, je ne dirai que la vérité et je dirai toute la vérité. Même, s'il en est, celle qui ne me sera pas favorable. Socrate à prononcé parfois des paroles que je ne puis approuver entièrement. Celles-là, comme les autres, je les répèterai telles qu'il les a dites, sans rien retrancher, sans rien ajouter, sans rien changer. Par respect de la vérité. Car Antisthène le chien n'est pas un Xénophon ou un Sathon. Mais, par respect d'une autre vérité et dans l'intérêt des jeunes gens, j'ajouterai que je n'approuve pas ces paroles et pourquoi je ne les approuve pas.

Voici cependant un désaccord que je signale dès maintenant et sur lequel peut-être je ne reviendrai plus. Ceux qui ont lu mes autres ouvrages et péculièrement le dialogue en trois livres qui s'appelle Sathon ou de la Dispute savent que Socrate avait dans la dialectique une confiance beaucoup moindre que Platon. J'ai dans la dialectique une confiance moindre encore que celle de Socrate. Pour des raisons longuement exposées dans ce dialogue, toute discussion est incapable d'aboutir. Je renvoie à cet ouvrage ceux qu'intéressent ces choses.

Ceux qu'intéressent ces choses verront dans cet ouvrage comment je démolis la dialectique par des moyens dialectiques (c'est bien le plus grand malheur qui pût advenir à cette infortunée) et comment je détruis la dialectique au nom de la raison.

Au premier livre de Sathon, ceux qu'intéressent ces choses verront comment tout effort dialectique s'appuie nécessairement sur une définition et comment toute définition est une menteuse. Dès qu'au lieu de désigner la chose par son nom, tu t'appliques à la définir, voici que tu la désignes par d'autres noms que le sien, voici que tu remplaces le signe exact par des signes inexacts, voici que tu rapproches et confonds des choses que la réalité distingue et sépare.

Ceux qu'intéressent ces choses verront au second livre comment la définition multiplie les difficultés qu'elle prétend résoudre. Pour définir un mot, il te faut plusieurs mots. Nous étions en désaccord sur un terme, nous voici en désaccord sur deux au moins. Il te faut encore deux mots au moins pour définir chacun des termes de ta première définition. Te voici quatre mots à définir, puis huit. Te voici, dira quelqu'un, de l'occupation pour toute ta vie. Antisthène ne dit pas comme ce quelqu'un. Antisthène sait que tu ne pourras pousser très loin ta ridicule tentative. Car les mots d'un langue ne sont pas en nombre infini. Bientôt tu définiras par des mots déjà employés, tu définiras par ce qui est à définir, tu éclaireras par ce que tu viens de confesser avoir besoin d'éclaircissement. Ainsi tu tourneras dans un cercle.

Ou bien tu t'arrêteras au bord d'un abîme. Tu seras arrivé à quelque mot trop général pour que tu le puisses faire entrer dans un genre plus vaste. Tu t'arrêteras alors par nécessité et tu auras marché longtemps pour rien. A mieux dire, tu te seras fatigué pour le contraire de ce que tu voulais. Car plus le mot est général, plus il est vide et obscur, moins il répond à des choses que tu aies éprouvées. Par exemple, tu as voulu définir l'homme. Après un long chemin, de plus en plus ténébreux, tu arrives à la notion d'être. Là il est nécessaire que tu t'arrêtes. Or tu sais moins ce que c'est que l'être que ce que c'est que l'homme.

Et tout ceci, au second livre du Sathon, est dit prudemment contre les seules définitions des philosophes non contre les définitions des géomètres. Le géomètre ne dit pas ce qui est mais ce qu'il rêve. Il sait bien qu'il n'y a pas dans la nature de cercle ou de ligne sans largeur. Rien n'empêche que tu définisses ton rêve, puisque tu y mets ce que tu veux et seulement ce que tu veux. Aussi les raisonnements du géomètre sont valables tant qu'ils parlent des rêves du géomètre. Dès qu'ils veulent, en dehors de l'esprit du géomètre, s'appliquer aux choses, il cessent d'être complètement valables.

Voilà quelques-unes des vérités qu'Antisthène établit aux deux premiers livres du Sathon.

Mais le troisième livre confond encore plus complètement, s'il est possible, les disputeurs.

Même si tu parvenais à définir un mot pour toi, tu ne l'aurais nullement défini pour moi. Aucun mot n'a le même sens pour deux hommes. Si tu ne sais ces choses, c'est que tu n'as jamais songé à ce que signifie un mot soit pour toi, soit pour moi, soit pour un autre.

Ou bien un mot ne signifie rien pour toi, ou bien il te rappelle une ou plusieurs choses éprouvées par toi. Quand tu prononces le mot homme, tu résumes tout ce que tes sens, ta raison et peut-être ta fantaisie ont expérimenté concernant l'homme. Mais je n'ai pas fait les mêmes expériences que toi. Je n'ai pas rencontré exactement les mêmes hommes ; je ne les ai pas connus dans la même mesure, de la même façon, ayant avec eux exactement les mêmes rapports et me trouvant exactement dans le même état d'esprit. S'il te semble que deux frères jumeaux qui ont toujours vécu ensemble doivent donner au même mot le même sens, tu ne m'as pas encore compris. Puisqu'ils sont deux, quand ils voient ce que tu appelles une chose ils voient nécessairement deux choses différentes ; quand ce que tu appelles un son frappe leurs oreilles, il est nécessaire qu'ils entendent deux sons. Si tu ne comprends pas ces choses, c'est que tu ne peux même donner un sens au mot deux. Si tu ne comprends pas ces choses, libre à toi de te faire une dialectique avec ton ignorance, comme Sathon se fait une dialectique avec sa mauvaise foi.

Puisqu'un mot quel qu'il soit a nécessairement autant de sens qu'il y a d'hommes pour le comprendre, toute dispute est absurde. Si tu disputes contre moi, c'est que tu parles d'une chose, tandis que je parle d'une autre. Mais tu disputes parce que tu crois sottement que nous pouvons parler de la même chose.

Et ici le prudent Antisthène, distinguant avec soin entre les éléments irréductibles de l'expérience et les choses complexes, enseigne comment l'homme raisonnable parle des premiers et comment l'homme raisonnable parle des secondes. Mais c'est là un long discours et, à le vouloir raccourcir, il cesserait d'être clair. Ceux donc qui s'intéressent à ces choses devront les lire dans leur juste étendue au tiers livre du Sathon.

En ce tiers livre, je montre encore que celui qui affirme une qualité d'un sujet agit témérairement dès qu'il n'exprime plus cette qualité par le nom même du sujet. J'ai le droit de dire : L'homme est homme. Je n'ai pas le droit de dire : L'homme est bon, ou : L'homme est mauvais. Car l'homme ne se confond pas avec le bon ou le mauvais, ni le bon ou le mauvais avec l'homme. Quand je veux parler de Socrate avec une complète exactitude et de façon à appuyer sur une base solide un raisonnement rigoureux, la seule chose que je puisse dire, c'est : Socrate est Socrate. Mais nul raisonnement ne se peut appuyer sur une base aussi étroite. C'est pourquoi, dès que tu veux raisonner, tu élargis la base et tu ruines sa solidité. Tu prends plus que tu n'as le droit de prendre. Agis comme il te conviendra, mais souviens-toi toujours que nul raisonnement ne prouve d'une façon absolue, dès que tu parles des choses réelles. Dès que, en dehors des rêves géométriques, tu dis : « J'ai démontré », tu oses un mensonge. Car, si tu as choisi pour point de départ le point exact et l'identité réelle, tu n'as pu faire aucun chemin. Si tu as fait quelque chemin, c'est que tu as admis comme étant le même ce qui n'est pas le même. Renonce donc à démontrer afin de pouvoir parler sans mentir. Fais comme Antisthène. Antisthène, à l'ordinaire, parle comme les autres hommes, sans orgueil philosophique et sans vanité démonstrative. Qu'importe ? Le philosophe se reconnaît aux actes non aux paroles. Antisthène, dès qu'il agit, se montre philosophe, vertueux et orgueilleux.

Pourquoi est-ce que je rappelle ces choses ? Pour qu'on ne dise pas que j'y ai renoncé.

Maintenant, je laisserai parler Socrate selon sa pensée et son génie sans lui imposer ma pensée. Ses interlocuteurs parleront ici comme ils ont parlé dans la réalité. Moi-même je parlerai ici comme dans ma jeunesse, non tout à fait comme aujourd'hui. Les subtilités dialectiques m'irritaient déjà plus qu'elles n'irritaient Socrate. Mais je n'avais pas approfondi toute leur vanité et pourquoi elles sont vaines. Je ne mêlerai pas à ce qui fut dit du vivant de Socrate des choses que j'ai pensées seulement depuis sa mort. Même si je les ai rappelées, c'est uniquement pour que les jaloux n'aillent pas prétendre qu'Antisthène le chien aboie au hasard tantôt une chose tantôt une autre.