Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/IX

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éditions "Athéna" (p. 57-64).
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IX

Cette force, dont Socrate négligeait de parler, il l'avait soigneusement développée en lui. Il avait élevé en lui une citadelle que les événements ont démontrée imprenable. Mais comment croyait-il que sa science de lui-même avait suffi à un tel ouvrage et que la forteresse était bâtie avec de la seule lumière ?

Beaucoup de lumière s'éclabousse contre les pierres blanches d'un tel acropole. Mais les pierres sont faites d'autre chose que de clarté. Et, si le jour est nécessaire à éclairer le travail, ce n'est pas le soleil qui bâtit.

A cause de la science de Socrate, Socrate était la citadelle qu'on ne peut prendre par la ruse et le mensonge. Mais, pour la rendre imprenable aux entreprises de la violence et aux entreprises de la séduction, il fallait autre chose que de la science.

La science de Socrate l'empêchait de croire ceux qui parlent au nom des dieux, ceux qui parlent au nom de la patrie, ceux qui parlent au nom des lois écrites, ceux qui parlent au nom de l'opinion et de cette folie qu'ils osent appeler glorieusement l'honneur. Mais n'ont-ils pas d'autres moyens de se faire obéir que la croyance ? N'offrent-ils pas à ceux qui voudront dire comme eux des terres, de l'argent, des esclaves ? Ne menacent-ils pas ceux qui leur désobéiraient, d'amendes, de prisons, de supplices, de l'exil, de la mort ? Socrate n'a-t-il pas repoussé plus d'une offre ? n'a-t-il, pas méprisé bien des menaces ? n'a-t-il pas bu, en souriant, la ciguë ? La science suffit-elle à des triomphes pareils ?

Je posais parfois de telles questions à Socrate. Mais je les posais mal, sans netteté suffisante. Je parlais avec timidité, parce que j'étais jeune et parce Socrate m'inspirait une amoureuse admiration. J'éprouvais une manière de remords à ne point penser comme lui. Il y avait dans mes paroles l'incertitude du jeune homme et du disciple. Je me reprochais ma présomption ou mon inintelligence dès que je n'étais plus de l'avis du maître. L'amoureux qui pose à la bien-aimée certaines questions tremblantes désire être rassuré plus qu'être éclairé. Il accueille avec joie toute réponse un peu vraisemblable. Ainsi j'étais heureux de croire ce que répondait Socrate.

J'étais heureux sur le moment. Loin de lui, mes inquiétudes revenaient.

Or Socrate répondait toujours ces paroles ou d'autres semblables :

— Ce que tu appelles la force est encore fait de science. Je sais que l'argent, les esclaves, les terres ne sont pas des biens au même titre que la vertu et de l'âme. Ils ne sont même pas des biens au même titre que la santé du corps. Cette science suffit pour que je méprise l'argent, les terres et les autres choses de cette sorte, dès qu'on me demande de payer ces riens avec mon tout. Je sais que les huées et les rires du peuple, les menaces des magistrats et de la foule, la prison ou la mort ne sont pas des maux au même titre que l'injustice que je commettrais, le mensonge que je dirais, l'idée fausse que j'admettrais en moi. Voilà pourquoi nulle menace ou nul supplice n'obtiendront que je commette l'injustice, que je dise le mensonge, que je m'arrête dans la recherche de la vérité.

— D'autres que toi, Socrate, ont cette connaisssance, qui cependant n'agissent pas comme toi. Il faut donc qu'il y ait en toi une autre vertu que la connaissance. Qu'est-ce qui fait que la science, inutile chez eux, prend en Socrate puissance et efficace ?

— Malgré les apparences, cesse de croire, mon fils, qu'il y ait chez ceux dont tu parles connaissance véritable. Etre mauvais, tu en es convenu vingt fois, c'est être malheureux. Crois-tu que quelqu'un soit malheureux volontairement.?

— Je ne crois pas cela, Socrate.

— Donc tu ne crois pas que quelqu'un soit mauvais volontairement. Puisque tous les hommes veulent être heureux, tous sont bons par la volonté. Si leur volonté n'a pas d'efficace, c'est que leur science du bonheur reste insuffisante. C'est qu'ils se trompent sur les éléments et les moyens du bonheur.

— Pourtant, Socrate, ceux qui parlent comme toi savent ce que tu sais. D'où vient donc la différence entre vos actions ?

— Ceux-là répètent des mots ; ils n'ont pas la science des choses.

— Sans doute, sans doute. Mais la science des choses n'est-elle faite que de science ?...

— Il souriait de la naïve formule. Et il disait avec indulgence :

— Explique-toi, mon Antisthène.

— Je sais ce que je veux dire, Socrate ; je ne sais pas le dire.

— Erreur, mon enfant. Quand tu sauras ce que tu veux, dire tu sauras le dire. Au lieu de mots généraux et qui nous embarrassent, essaie donc, mon Antisthène, de prendre un exemple.

— J'essaierai, Socrate. Je tenterai de parler comme toi par des exemples. J'ai regardé plusieurs fois le menuisier Céramon et je sais comment il rabote une planche. Ce matin, il se plaignait d'être pressé dans son travail. J'ai voulu l'aider. Il s'y est opposé, affirmant que je gâterais la planche. J'ai déclaré que je savais raboter pour avoir regardé avec attention chacun de ses mouvements. Mais il a éclaté de rire et il a dit : « Seul, un philosophe ou un enfant peuvent s'imaginer que, pour raboter, il suffit de savoir comment on rabote. »

— Il aurait dû dire : « Pour savoir raboter, il ne suffit pas de connaître comment d'autres rabotent. »

— Tu donnes au mot savoir plus d'étendue que moi.

— Peut-être. Pour moi, savoir, c'est savoir faire.

— Suppose que Céramon demain soit paralysé ou que, dans trente ans, affaibli de vieillesse, il ne puisse plus pousser le rabot. Sa science du rabotement n'en sera pas diminuée.

— Mais la force du corps est nécessaire aux ouvrages du corps. Si Céramon restait huit jours sans nourriture, il serait incapable de raboter comme de marcher.

— La force de l'âme serait-elle donc inutile aux travaux de l'âme ?

— Elle leur est nécessaire.

— Tu avoues ce que tu niais tout à l'heure.

— J'avoue ce que je n'ai jamais nié. Mais sais-tu quelle nourriture soutient l'âme et lui donne sa force ?

— Je suis embarrassé pour répondre, Socrate.

— La science, ô mon fils, la science de toi-même est la nourriture et la force de ton âme. Ta force est encore science.

Je ne trouvais plus de réponse ou plutôt, dans mon trouble, je ne trouvais pas les mots pour répondre.

Je sentais vaguement alors, je sais aujourd'hui avec précision que la science est une des puissances qui sont en nous ; mais, le désir en est une autre ; la crainte en est une troisième. La vertu que j'appelle souvent la force consiste à faire triompher la science sur le désir et sur la crainte. Palamède fut savant pour son malheur ; aussi Prométhée. Héraklès était moins savant, mais sa. force utilisait sa science moindre et il agissait mieux.

Si j'avais été capable, comme aujourd'hui, de dire clairement ces choses, je sais bien ce que Socrate aurait encore répondu. Il aurait affirmé que la science, quand elle est véritable, supprime le désir mauvais et crée un seul désir, celui de bien faire. Il aurait affirmé que la science, quand elle est véritable, supprime la crainte mauvaise et laisse subsister une seule crainte, celle de mal faire. Il aurait refusé le titre de savants ou de sophistes à Palamède et à Prométhée, pour le réserver à Héraklès le bienfaisant. Il m'aurait dit :

— Ton ancien maître Gorgias peut, avec, plus d'éloquence que Céramon parler du rabot, de la scie et des autres outils du menuisier, et aussi des bois que travaille le menuisier, et encore des divers ouvrages réalisés par le menuisier, comme les tables, les bancs et autres choses semblables. Pourtant nous ne dirons pas que le savant menuisier s'appelle Gorgias, mais il s'appelle Céramon. Platon peut parler des lois, non écrites aussi bien que la jeune Antigone dans la tragédie de Sophocle. Mais il est capable de louer, comme Créon, les lois écrites. De sorte que tout son art est rhétorique, flatterie et faux semblant, non philosophie et science. L'homme, peut-être maladroit en paroles, qui observe les lois non écrites et s'oppose à l'injustice des lois écrites, celui-là est le savant philosophe, non point Platon.

Quelques-uns diront peut-être qu'entre Socrate et moi il n'y a qu 'uns querelle de mots. Quand, malgré la meilleure volonté, de telles divergences persistent dans le langage, ne manifestent-elles pas quelque désaccord profond, quelque différence essentielle dans cette partie ténébreuse de nous-mêmes que nous ne parvenons pas à connaître ?

Cette importance exclusive accordée par Socrate à la science, on sait comment Sathon en abuse. Ne révèle-t-elle, pas, même chez Socrate, quelque légère tendance à l'aristocratie ? Les mots que Socrate employait sont ici plus proches de ceux que Sathon emploie que de ceux dont je me sers. Ma pensée est pourtant plus voisine que celle de Sathon de la pensée de Socrate. Mais je blâme presque chez Socrate qu'un flottement vers l'aristocratie lui ait permis d'avoir tant de disciples aristocrates et amis des lois laconiennes. Dans l'importance excessive donnée à la science, dans le nom de science imposé mal à propos à la pratique et à la force d'âme se trouve, je crois, la légère faute de Socrate, la faute qui autorisa tant de Sathon, de Xénophon, de Critias et d'Alcibiade à le réclamer comme leur maître.