Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/V

La bibliothèque libre.
éditions "Athéna" (p. 32-41).
◄  IV
VI  ►

V

Un ancien amant du beau Xénophon était devenu le favori de Cyrus le jeune. Cet homme, béotien d'origine et beaucoup plus âgé que le fils de Gryllos, s'appelait Proxénos. J'ai connu ce Proxénos dans ma première jeunesse. Il écoutait Gorgias au temps où j'écoutais Gorgias. Avide de richesses et de plaisir, il n'étudiait sous les sophistes que pour apprendre à parler avec art et se rendre capable de séduire les rois et les assemblées, les jeunes femmes et les éphèbes. Il écrivit au beau garçon qu'il aimait toujours pour l'engager à venir à Sardes; et il lui promettait, s'il savait plaire à Cyrus, une merveilleuse fortune. Xénophon, déjà décidé dans son cœur ébloui, mais, comme il arrive, un peu honteux de sa décision, montra l'épître à Socrate et lui demanda son avis. Or j'étais présent et, le soir même, en arrivant à ma maison du Pirée, j'ai écrit cet entretien entre Socrate et Xénophon.

Souvent, dans ces Entretiens Véritables, je résume et resserre ce que j'avais d'abord noté avec plus d'étendue. La stupidité ou la mauvaise foi de l'interlocuteur contraignait Socrate à des détours, à des explications presque enfantines, à. des répétitions sans nombre. Je trouve sur mes tablettes, certains morceaux de dialogue jusqu'à quinze et dix-huit fois tantôt absolument identiques, tantôt avec des variantes qui n'offrent aucun intérêt philosophique et qui, pour ceux qui n'ont pas connu les personnages, n'offrent aucun intérêt d'aucune sorte. Ces répétitions inévitables dans la vie, encore que je ne me pique pas de « faire un livre » comme disent quelques uns, je crois inutile de les imposer au lecteur. Quand j'ai copié une fois de telles aroles, je les néglige aux rencontres nouvelles. Les entretiens que je publie sont véritables en ce sens que je n'y mets pas un mot qui n'ait été dit. Mais ils sont plus courts que les entretiens complets. Certaines longueurs, qui n'étaient pas déplaisantes dans la conversation, deviendraient insupportables à la lecture. Quelquefois cependant, comme je vais le faire, je reproduis mes notes dans toute leur étendue. Afin que ceux qui n'ont pas eu le bonheur de connaître Socrate n'ignorent pas sa façon de parler et quelle souple et persuasive bonté la faisait varier selon l'intelligence de l'interlocuteur. On devine, d'ailleurs, sans que j'aie besoin d'en avertir, que des notes, même cueillies aussitôt après un entretien, font déjà, que nous le voulions ou non, un premier choix dans ce qui a été dit. Notre mémoire, même quand elle s'efforce de repasser par tous les détours, prend, dès que le chemin est indifférent, des raccourcis.

Socrate

Pourquoi, mon Xénophon, me demandes-tu conseil, au lieu de te demander conseil à toi-même ?

Xénophon

Parce que, Socrate, ton âge et ta sagesse t'enseignent beaucoup de choses que j'ignore.

Socrate

Si tu ignores ces choses, de quelle utilité te seront-elles ?

Xénophon

Mais, si tu consens à me les dire, je ne les ignorerai plus.

Socrate

Tu te trompes, mon Xénophon. Pour que tu cesses d'ignorer une chose, il n'est pas nécessaire que je te la dise et il ne suffit pas que je te la dise. Mais il est nécessaire et il suffit que tu consentes à te la dire toi-même.

Xénophon

Tu parles avec obscurité, comme un oracle.

Socrate

Toute parole est vide et obscure qu'on ne se dit pas à soi-même.

Xénophon

Beaucoup d'oracles sont devenus clairs après avoir été obscurs.

Socrate

Oui, mon Xénophon. Mais, dis-moi, la lumière ne s'est-elle pas toujours produite de l'une ou l'autre de ces deux façons ?

Xénophon

Quelles façons, dis-tu ?

Socrate

N'est-il pas arrivé que seul, l'événement a montré dans quel sens l'oracle devrait désormais s'entendre ? Cela n'est-il pas arrivé pour l'oracle donné à Crésus et pour plusieurs autres ?

Xénophon

L'histoire est pleine de tels exemples.

Socrate

N'est-il pas arrivé aussi, que celui qui d'abord avait interrogé l'oracle s'est enfin décidé à s'interroger lui-même et à se répondre ?

Xénophon

Cela a pu arriver.

Socrate

Or, que la lumière se soit produite de la première façon ou qu'elle se soit produite de la seconde, n'a-t-elle pas toujours montré l'inutilité de l'oracle ?

Xénophon

Comment cela, Socrate ?

Socrate

Quand l'événement a éclairé le sens de l'oracle, n'est-il pas évident que la prophétie équivoque qui resterait obscure jusqu'à sa réalisation ne pouvait être de nul usage pour la conduite ?

Xénophon

Cela semble évident.

Socrate

Mais, si tu as enfin compris l'oracle parce que tu t'es enfin compris toi-même, n'était-il pas mieux de t'interroger d'abord ? N'aurais-tu pas reçu plus tôt la réponse claire.

Xénophon

Il semble que je l'aurais reçue plus tôt.

Socrate

Examine maintenant, mon Xénophon, si ces oracles inutiles ne sont pas quelquefois nuisibles.

Xénophon

Que dis-tu, Socrate ?

Socrate

Ne te rappelles-tu aucune circonstance où l'oracle ait menti ?

Xénophon

Je me rappelle quelques circonstances semblables. Mais les prêtres expliquent qu'en ces occasions, le consultant était indigne d'une réponse véritable, et les dieux l'ont voulu perdre pour son impiété.

Socrate

Les prêtres expliquent tout, parce que c'est leur métier de tout expliquer. Mais celui qui explique toujours tout ne m'inspire jamais aucune confiance.

Xénophon

Pourquoi cela, Socrate ?

Socrate

Pose-toi cette question à toi-même, mon Xénophon.

Xénophon

Si tu me renvoies toujours à moi-même, c'est donc en vain que je serai venu te consulter.

Socrate

Si je réussis à te renvoyer à toi-même, alors et alors seulement tu ne seras pas venu en vain auprès de moi.

Xénophon

Ainsi, tu ne veux pas en cette délibération difficile, me donner un conseil dont j'ai besoin ?

Socrate

Si la délibération te paraît difficile, tu es incapable d'utiliser le conseil que je te donnerais.

Xénophon

Suppose donc que la délibération me paraisse facile.

Socrate

Alors tu n'as qu'à te conseiller toi-même.

Xénophon

Puisque tu refuses de me répondre, tu m'approuveras sans doute si je vais jusqu'à Delphes et si je consulte le dieu qui t'a proclamé le plus sage des hommes.

Socrate

Va jusqu'à Delphes, si tu veux. Marche jusqu'à la porte du temple et lis ce qui est inscrit sur le fronton. Puis, sans entrer dans le temple, reviens chez toi et résous-toi.

Xénophon

Que lirai-je donc sur le fronton du temple ?

Socrate

Tu liras : Connais-toi toi-même.

Xénophon

Il est inutile que j'aille jusqu'à Delphes, pour lire des paroles que je connais et que je t'entends répéter chaque jour.

Socrate

Je crains que tu ne les connaisses pas et que tu ne les aies jamais entendues... Efforce-toi donc d'entrer dans le temple et interroge le dieu.

Xénophon

Tu conseilles le contraire de ce que tu conseillais tout à l'heure

Socrate

Peut-être je parle maintenant d'un autre temple et d'un autre dieu.

Xénophon

Quel temple dis-tu et quel dieu ?

Socrate

Le temple que tu es et le dieu qui ne saurait parler qu'en toi,

Xénophon

Dans le temple qui est en moi, je vois peut-être un autel et, sur cet autel, la statue de Cyrus. Car j'ai un cœur assez reconnaissant pour ne point redouter les bienfaits.

Socrate

Pourtant tu n'oses te demander à toi-même le plus grand de tous les bienfaits, ou plutôt le seul bienfait qui compte.

Xénophon

C'est que je suis pauvre, mais Cyrus est riche et il peut, d'un mot, faire ma fortune.

Socrate

Tu accepterais donc un bien que tu n'aurais point mérité ?

Xénophon

Qu'importe que l'ouvrier soit payé avant ou après le travail. Ma reconnaissance et mon dévouement au bienfaiteur me donneraient ensuite les mérites qui m'auraient manqué d'abord.

Socrate

Ainsi tu aurais reçu ton prix comme on reçoit le prix d'un esclave.

Xénophon rougit sous ce dernier mot. Il garda un instant le silence, puis il s'éloigna, disant qu'il allait méditer les paroles du maître.

Socrate, cependant, restait pensif. Quand nous fûmes seuls, je respectai quelque temps sa méditation. Mais, enfin, je suggérai doucement :

— Si Socrate voulait penser tout haut, Socrate réjouirait le cœur d'Antisthène.

— Je songeais — dit Socrate — que ce Xénophon au front étroit et cet Aristoclès que nous appelons Platon pour la largeur de son front ont peut-être une même façon de méditer mes paroles.

— Quelle façon dis-tu ?

— Ils les tournent et les retournent, les usent et les polissent jusqu'à ce qu'elles disent enfin non plus la pensée et le sentiment de Socrate mais les rêves de Platon ou les avidités de Xénophon.

Deux jours plus tard, je rencontrai le fils de Gryllos, et il me dit :

— Je pars à Delphes consulter Apollon comme le maître me l'a conseillé devant toi.

Je rappelai à Xénophon les paroles exactes de Socrate et qu'elles ne conseillaient nul voyage extérieur. Mais il s'irrita contre moi, il m'accusa de mauvaise foi et il me demanda avec indignation si je le considérais comme un imbécile incapable de comprendre ce qu'on lui disait.

Lorsque je contai à Socrate cette rencontre, il interrogea souriant :

— Ne t'avais-je pas dit ce que Xénophon appelle méditer mes paroles ?

Or Xénophon ne demanda même pas à l'oracle s'il devait ou non aller à Sardes. Il demanda à quel dieu il devait sacrifier pour obtenir un heureux voyage. Quand je connus cette étrange conduite, je m'étonnai devant Socrate, disant :

— Ainsi le stupide fils de Gryllos est de mauvaise foi jusqu'avec lui-même ?

— Quand on est de mauvaise foi — répondit doucement Socrate — c'est toujours avec soi-même.

J'ai entendu souvent d'autres disciples demander à Socrate s'ils devaient consulter l'oracle. Socrate déconseillait toujours cette démarche. « Il n'y a aucune raison, — disait-il — de demander aux dieux ce que tu peux savoir par toi-même. Quant aux choses que tu ne peux savoir par toi-même, elles ne te concernent en rien et les dieux, s'ils sont raisonnables, ne consentiront pas à satisfaire tes vaines curiosités. » Mais cette doctrine était bien profonde et bien sévère pour l'inintelligence et la lâcheté de la plupart des hommes.