Les Véritables Entretiens de Socrate/Livre I/VII

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éditions "Athéna" (p. 50-52).
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VII

Je n'ai pu noter les paroles qui furent prononcées aussitôt après la fuite d'Aristophane. J'étais trop ému pour écouter. Il y avait en moi un grand trouble et un grand soulèvement de poussière. J'étais une ville où un tremblement de terre vient de renverser des maisons et des pans de mur : stupide, sans rien voir de précis, je regardais le nuage soulevé par les chutes brusques.

On m'a conté depuis que Socrate, sans cesser de converser avec les uns et avec les autres, me regardait en souriant. Sans doute, il voyait mieux que moi ce qui se passait en moi.

Je sortis de mon silence lourdement méditatif, pour m'écrier :

— Et cet étrange Aristophane est un ami de la paix !

— Il ne sait pas ce qu'il est — remarqua doucement Socrate. Encore un qui ne se connaît point lui-même. Tant que tu ne te connais pas toi-même, tu es un amas de contradictions. Seule, ta lumière mettra de l'ordre dans ton chaos.

Je répétais ridiculement :

— Un ami de la paix... Un ami de la paix !…

— Tu juges peut-être sur une apparence, mon Antisthène.

Les Acharniens et mille paroles que je lui ai entendu dire...

— Peut-être ce qu'aiment Dicéopolis et Aristophane, ce n'est pas la paix extérieure fille de la paix de l'âme, mais la satisfaction de certains désirs, l'apaisement apparent que donne l'obéissance aux passions. Ce qu'aiment Dicéopolis et Aristophane, ce sont les petites filles de Mégare, la viande des cochons de lait, les denrées béotiennes les festins de Bacchos, l'ivresse soutenue par deux femmes grasses.

— Nous souriions, croyant revoir la comédie et tous ces grossiers tableaux de grossières jouissances.

Mais Aristippe murmura :

— Qu'aimerait-on dans la paix, sinon les plaisirs de la paix ?

— Tu as raison, mon Aristippe — dit Socrate. Mais tous ne mettent pas leur plaisir aux mêmes choses. Peut-être aussi il est des joies sereines que le mot plaisir exprime trop faiblement.

— Ce n'est pas la paix — dit Alcibiade — qu'aime Aristophane. C'est l'argent. Ce poète comique est vendu comme un orateur. J'ai entendu dire que les Lacédémoniens l'ont payé assez cher.

Mais Socrate :

— Fils de Clinias, tu répètes témérairement des paroles téméraires. Aristophane n'est pas vendu de la façon extérieure que tu dis et pour de l'argent. Mais il aime les Lacédémoniens pour les mêmes raisons qu'il déteste Socrate. Les Lacédémoniens ont des lois écrites plus dures que les nôtres: Aristophane est de ceux qui aiment, tant qu'elle tombe sur d'autres, la dureté des lois. Dans l'armée laconienne, la discipline est plus sévère que dans l'armée d'Athènes. Aristophane approuve, tant que ce sont les autres qu'elles meurtrissent, les sévérités de la discipline. Les Lacédémoniens sont encore plus guerriers que les Athéniens. Aimer les Lacédémoniens en tant que Lacédémoniens, non en tant qu'hommes, c'est aimer la guerre.

Puis, se tournant vers Xénophon :

— On m'a dit que comme le jeune Agésilas, futur roi de Sparte, tu rêves d'une paix et d'une alliance avec Lacédémone pour permettre aux Grecs réunis de porter la guerre en Asie.

— Je fais parfois ce magnifique rêve, avoua Xénophon rougissant.

Plusieurs approuvèrent. Sans leur répondre directement, Socrate continua :

— Peut-être Aristophane, sans oser le dire — car il n'a plus la naïve jeunesse de Xénophon et ne court pas volontiers certains risques — fait le même songe. Peut-être la guerre entre Sparte et Athènes lui semble une trop petite guerre et qui, pour satisfaire sa grande âme, assassine des hommes trop peu nombreux. Il voudrait entre Grecs la quantité de paix nécessaire à une guerre plus vaste, assez meurtrière et destructive pour rassasier son cœur.