Les Vacances/11

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Hachette (p. 243-272).


LES REVENANTS.


Quand Paul eut ainsi terminé son récit, chacun le remercia et voulut l’embrasser. Mme de Rosbourg le tint longtemps pressé sur son cœur ; M. de Rosbourg le regardait avec attendrissement et fierté. Marguerite et Jacques sautaient à son cou et lui adressaient mille questions sur ses petits amis sauvages, sur leur langage, leur vie. L’heure du coucher vint mettre fin comme toujours à cette intéressante conversation. Léon ne s’y était pas mêlé ; il était resté sombre et silencieux, regardant Paul d’un œil jaloux, Marguerite et Jacques d’un air de dédain, et repoussant avec humeur Sophie et Jean, quand ils s’approchaient et lui parlaient. Camille et Madeleine étaient les seules qu’il paraissait aimer encore, et les seules qu’il voulut bien embrasser quand on se sépara pour aller se coucher.

Léon se sentait embarrassé vis-à-vis de Paul : il l’évitait le plus possible ; mais ce n’était pas chose facile parce que tous les enfants aimaient beaucoup leur nouvel ami, et qu’ils étaient presque toujours avec lui. Paul, que cinq années d’exil avaient rendu plus adroit, plus intelligent et plus vigoureux qu’on ne l’est en général à son âge, leur apprenait une foule de choses pour l’agrément et l’embellissement de leurs cabanes. Il leur proposa d’en construire une comme celle que son père et Lecomte avaient bâties chez les sauvages. Les enfants acceptèrent cette proposition avec joie. Ils se mirent tous à l’œuvre sous sa direction. M. de Rosbourg venait quelquefois les aider ; ces jours-là, c’était fête au jardin. Paul et Marguerite étaient toujours heureux quand ils se trouvaient en présence de leur père ; tous les autres enfants aimaient aussi beaucoup M. de Rosbourg, qui partageait leurs plaisirs avec une bonté, une complaisance et une gaieté qui faisaient de lui un compagnon de jeu sans pareil. Léon, qui s’était tenu un peu à l’écart dans les commencements, finit par ressentir comme les autres l’influence de cette aimable bonté. Il avait perdu de son éloignement pour M. de Rosbourg et pour Paul. Ce dernier recherchait toutes les occasions de lui faire plaisir, de le faire paraître à son avantage, de lui donner des éloges. Un soir que Paul avait beaucoup vanté un petit meuble que venait de terminer Léon, celui-ci, touché de la générosité de Paul, alla à lui et lui tendit la main sans parler. Paul la serra fortement, et lui dit avec ce sourire bon et affectueux qui lui attirait toutes les sympathies : « Merci, Léon, merci. » Cette simple parole, dite si simplement, acheva de fondre le cœur de Léon, qui se jeta dans les bras de Paul en disant : « Paul, sois mon ami comme tu es celui de mes frères, cousins et amis. Je rougis de ma conduite envers toi, envers le pauvre petit Jacques. Oui, je suis honteux de moi-même ; j’ai été jaloux de toi, je t’ai détesté, je me suis conduit comme un mauvais cœur ; j’ai détesté ton excellent père. Toi qui lui dis tout, dis-lui combien je suis repentant et honteux ; dis-lui que je t’aimerai autant que je te détestais, que je tâcherai de t’imiter autant que j’ai cherché à te dénigrer, dis-lui que je le respecterai, que je l’aimerai tant, qu’il me rendra son estime. N’est-ce pas, Paul, tu le lui diras, et toi-même tu me pardonneras, tu m’aimeras un peu ?

PAUL.

Non, pas un peu, mais beaucoup. Je savais bien que cela ne durerait pas. Je comprends si bien ce que tu as dû éprouver en voyant un étranger prendre pour ainsi dire de force l’amitié et les soins de ta famille et de tes amis ! Puis l’intérêt que j’excitais parce que j’étais le cousin de Sophie, parce que je venais de chez des sauvages ; l’attention qu’on a prêtée à mon récit ; tout cela t’a ennuyé, et tu as cru que je prenais chez les tiens une place qui ne m’appartenait pas.

LÉON.

Tu expliques tout avec ta bonté accoutumée, Paul ; j’en suis reconnaissant, je t’en remercie.

JACQUES.

Mais pourquoi ça n’a-t-il pas fait le même effet sur nous autres, Paul ? Ni Jean, ni mes cousines, ni Sophie, ni Marguerite, ni moi, nous n’avons pensé ce que tu dis là.

PAUL, embarrassé.

Parce que, parce que tout le monde ne pense pas de même, mon petit frère ; et puis, vous êtes tous plus jeunes que Léon et alors…

JACQUES.

Alors quoi ? Je ne comprends pas du tout.

PAUL.

Eh bien ! alors… vous êtes tous trop bons pour moi ; voilà tout.

SOPHIE, riant.

Ha ! ha ! ha ! voilà une explication qui n’explique rien du tout, mon pauvre Paul. Les sauvages ne t’ont pas appris à faire comprendre tes idées.

LÉON.

Non, mais son bon cœur lui fait comprendre qu’il est doux de rendre le bien pour le mal, et son bon exemple me fait comprendre à moi la générosité de son explication. »

Paul allait répondre, lorsqu’ils entendirent des cris d’effroi du côté du château ; ils y coururent tous et trouvèrent leurs parents rassemblés autour d’une femme de chambre sans connaissance ; près d’elle une jeune ouvrière se tordait dans une attaque de nerfs, criant et répétant :

« Je le vois, je le vois. Au secours ! il va m’emporter ! il est tout blanc ! ses yeux sont comme des flammes ! Au secours ! au secours !

— Qu’est-ce donc, mon père ? demanda Paul avec empressement ; pourquoi cette femme crie-t-elle comme si elle était entourée d’ennemis ?

M. DE ROSBOURG.

C’est quelque imbécile qui a voulu faire peur à ces femmes, et qui leur a apparu en fantôme. Nous allons faire une battue, ces messieurs et moi. Viens avec nous, Paul ; tu as de bonnes jambes, tu nous aideras à faire la chasse au fantôme.

— Est-ce que tu n’auras pas peur ? lui dit tout bas Marguerite.

PAUL, riant.

Peur ? d’un fantôme ?

MARGUERITE.

Non, mais d’un homme, d’un voleur peut-être.

PAUL.

Je ne crains pas un homme, ma petite sœur ; pas même deux, ni trois. Mon père m’a appris la boxe, la savate ; avec cela on se défend bien et on attaque sans crainte. »

Et Paul courut en avant de ces messieurs ; ils disparurent bientôt dans l’obscurité. Les domestiques avaient emporté la femme de chambre évanouie, l’ouvrière en convulsions ; Mme de Fleurville et ses sœurs les avaient suivies pour leur porter secours. Mme de Rosbourg, que sa tendresse pour son mari rendait un peu craintive, était restée sur le perron avec les enfants. On n’entendait rien, à peine quelques pas dans le sable des allées, lorsque tout à coup un éclat de voix retentit, suivi de cris, de courses précipitées ; puis on n’entendit plus rien.

Les enfants étaient inquiets ; Marguerite se rapprocha de sa mère.

MARGUERITE.

Maman, papa et Paul ne courent aucun danger, n’est-ce pas ?

MADAME DE ROSBOURG, avec vivacité.

Non, non, certainement non.

MARGUERITE.

Mais alors pourquoi votre main tremble-t-elle, maman ? c’est comme si vous aviez peur.

— Ma main ne tremble pas, dit Mme de Rosbourg en retirant sa main de celles de Marguerite.

Marguerite ne dit rien, mais elle resta certaine d’avoir senti la main de sa mère trembler dans la sienne. Quelques instants après on entendit un bruit de pas, de rires comprimés, et on vit apparaître Paul traînant un fantôme prisonnier, que M. de Rosbourg poussait par derrière avec quelques coups de genou et de talon.

« Voici le fantôme, dit-il. Il était caché dans la haie, mais nous l’avons aperçu ; nous avons crié trop tôt, il a détalé ; Paul a bondi par-dessus la haie, l’a serré de près et l’a arrêté ; le coquin criait grâce, et allait se débarrasser de son costume quand nous les avons rejoints. Nous l’avons forcé à garder son drap, pour vous en donner le spectacle. Il ne voulait pas trop avancer, mais Paul l’a traîné, moi aidant par derrière. Halte-là ! à présent ! Ôte ton drap, coquin, que nous reconnaissions ton nom à ton visage. »  Et comme le fantôme hésitait, M. de Rosbourg, malgré sa résistance, lui écarta les bras et arracha le drap qui couvrait toute sa personne. On reconnut avec surprise un ancien garçon meunier de Léonard.

« Pourquoi as-tu fait peur à ces femmes ? demanda M. de Rosbourg. Réponds, où je te fais jeter dans la prison de la ville.

— Grâce ! mon bon monsieur ! Grâce ! s’écria le garçon tremblant. Je ne recommencerai pas, je vous le promets.

— Cela ne me dit pas pourquoi tu as fait peur à ces deux femmes, reprit M. de Rosbourg. Parle, coquin, et nettement, qu’on te comprenne.

LE GARÇON.

Mon bon monsieur, je voulais emprunter quelques légumes au jardin de Relmot, et ces dames étaient sur mon chemin.

M. DE ROSBOURG.

C’est-à-dire que tu voulais voler les légumes des pauvres Relmot, et que tu as fait peur à ces femmes pour t’en débarrasser, pour faire peur aussi aux voisins, et les empêcher de mettre le nez aux fenêtres.

LE GARÇON.

Grâce, mon bon monsieur, grâce !

M. DE ROSBOURG.

Pas de grâce pour les voleurs.

LE GARÇON.

Ce n’était que des légumes, mon bon monsieur.

M. DE ROSBOURG.

Après les légumes viennent les fruits, puis l’argent ; on fait d’abord le fantôme, puis on égorge son monde, c’est plus sûr. Pas de grâce coquin. Paul, appelle notre brave Normand, il va lui faire son affaire, et mettre ce drôle entre les mains de ses bons amis les gendarmes. »

Le voleur voulut s’échapper, mais M. de Rosbourg lui saisit le bras et le serra à le faire crier. Paul revint bientôt avec Lecomte, qui, sachant la besogne qu’il allait avoir, avait apporté une corde pour lier les mains du voleur et le mener en laisse jusqu’à la ville. Ce fut bientôt fait.

« Allons, marche, Cartouche[1], lui dit Lecomte, et ne te fais pas tirer ; je n’aime pas ça, moi, et je t’aiderais un peu rudement. »

Le garçon ne pouvait se décider à partir ; alors Lecomte lui asséna sur le dos un tel coup de poing, que le voleur jeta un cri et se mit immédiatement en marche.

Je savais bien que je te déciderais, Mandrin[2] Quand tu en voudras une seconde dose, tu n’as qu’à le dire ; un temps d’arrêt, et ce sera bientôt fait. Nous pourrons essayer du pied, si le poing ne te plaît pas. Avec moi il y a du choix. »

Et ils disparurent dans l’ombre des arbres.

On rentra au salon. M. de Rosbourg s’approcha de sa femme, et lui dit avec inquiétude :

« Comme vous êtes pâle, chère amie ! seriez-vous souffrante ?

— Non, mon ami, je vais très-bien, je n’ai rien du tout. »

Marguerite, voyant que son père ne détachait pas les yeux de dessus Mme de Rosbourg et qu’il continuait à en être inquiet, s’approcha et lui dit à l’oreille :

« Papa, ne vous effrayez pas. Maman est pâle parce qu’elle a eu peur pour vous quand vous êtes allé chercher le fantôme. Ses mains tremblaient ; elle me disait que non, mais je les ai bien senties. C’est passé à présent.

— Merci, mon aimable enfant, répondit tout bas son père en baisant la petite joue rose ; grâce à toi me voici rassuré. »

Ces dames revinrent au salon ; la femme de chambre et l’ouvrière restaient persuadées qu’elles avaient vu un fantôme ; elles avaient entendu une voix caverneuse ; elles avaient vu des yeux flamboyants, elles s’étaient senti saisir par des griffes glacées ; c’était un revenant ; elles n’en démordaient pas. On eut beau leur dire que c’était un voleur de légumes, qui avait confessé s’être habillé en fantôme pour voler tranquillement le jardin des Relmot, que M. de Rosbourg l’avait pris, amené et envoyé en prison, on ne put jamais leur persuader que les yeux flamboyants, la voix diabolique et les griffes glacées eussent été un effet de leur frayeur.

« Je ne croyais pas que Julie fût si bête, dit Camille. Comment peut-elle croire aux fantômes ?

M. DE RUGÈS.

Il y en a bien d’autres qui y croient, et l’histoire du maréchal de Ségur en est bien une preuve.

— Quelle histoire, papa ? dit Jean ; je ne la connais pas.

— Oh ! racontez-nous-la, s’écrièrent les enfants tous ensemble.

— Je ne demande pas mieux, si les papas et les mamans le veulent bien, répondit M. de Rugès.

— Certainement, » répondit-on tout d’une voix.

On se groupa autour de M. de Rugès, qui commença ainsi :

« Je vous préviens d’abord que c’est une histoire véritable, qui est réellement arrivée au maréchal de Ségur et qui m’a été racontée par son fils[3].

« Le maréchal, à peine remis d’une blessure affreuse reçue à la bataille de Laufeld, où il avait eu le bras emporté par un boulet de canon, quittait encore une fois la France pour retourner en Allemagne reprendre le commandement de sa division. Il voyageait lentement, comme on voyageait du temps de Louis XV ; les chemins étaient mauvais, on couchait toutes les nuits, et les auberges n’étaient pas belles, grandes et propres comme elles le sont aujourd’hui. Un orage affreux avait trempé hommes et chevaux, quand ils arrivèrent un soir dans un petit village où il n’y avait qu’une seule auberge de misérable apparence.

« Avez-vous de quoi nous loger, l’hôtesse, moi, mes gens et mes chevaux ? dit-il en entrant. — Ah ! monsieur, vous tombez mal : l’orage a effrayé les voyageurs : ma maison est pleine ; toutes mes chambres sont prises. Je ne pourrais loger que vos chevaux et vos gens. Ils coucheront ensemble sur la paille. — Mais je ne puis pourtant pas passer la nuit dehors, ma brave femme ! Voyez donc ; il pleut à torrents. Vous trouverez bien un coin à me donner. »

L’hôtesse parut embarrassée, hésita, tourna le coin de son tablier, puis, levant les yeux avec une certaine crainte sur le maréchal, elle lui dit :


« Monsieur pourrait bien avoir une bonne chambre et même tout un appartement ; mais… — Mais quoi ? reprit le maréchal, donnez-la-moi bien vite cette chambre, et un bon souper avec. — C’est que… c’est que… je ne sais comment dire… — Dites toujours et dépêchez-vous ! — Eh bien ! monsieur, c’est que… cette chambre est dans la tour du vieux château ; elle est hantée ; nous n’osons pas la donner depuis qu’il y est arrivé des malheurs. — Quelle sottise ! allez-vous me faire accroire qu’il y vient des esprits ? — Tout juste, monsieur, et je serais bien fâchée qu’il arrivât malheur à un joli cavalier comme vous. — Ah bien ! si ce n’est pas autre chose qui m’empêche d’être logé, donnez-moi cette chambre, je ne crains pas les esprits ; et quant aux hommes, j’ai mon épée, deux pistolets, et malheur à ceux qui se présenteront chez moi sans en être priés ! — En vérité, monsieur, je n’ose… — Osez donc, parbleu, puisque je vous le demande. Voyons, en marche et lestement. » L’hôtesse alluma un bougeoir et le remit au maréchal. « Tenez, monsieur, nous n’en aurons pas trop d’un pour chacun de nous. Si vous voulez suivre le corridor, monsieur, je vous accompagnerai bien jusque-là. — Est-ce au bout du corridor ? — Oh ! pour ça non, monsieur, grâce à Dieu ! nous déserterions la maison si les esprits se trouvaient si près de nous ; vous prendrez la porte qui est au bout, vous descendrez quelques marches, vous suivrez le souterrain, vous remonterez quelques marches, vous pousserez une porte, vous remonterez encore, vous irez tout droit, vous redescendrez, vous… — Ah çà ! ma bonne femme, interrompit le maréchal en riant, comment voulez-vous que je me souvienne de tout cela ? marchez en avant pour me montrer le chemin. — Oh ! monsieur, je n’ose. – Eh bien ! à côté de moi, alors. — Oui-da ! et pour revenir toute seule, je n’oserai jamais. — Holà, Pierre, Joseph, venez par ici, drôles, cria le maréchal ; venez faire escorte à madame qui a peur des esprits. — Faut pas en plaisanter, monsieur, dit très-sérieusement l’hôtesse, il arriverait malheur. »

« Les domestiques du maréchal étaient accourus à son appel. Suivant ses ordres, ils se mirent à la droite et à la gauche de l’hôtesse, qui, rassurée par l’air intrépide de ses gardes du corps, se décida à passer devant le maréchal. Elle lui fit parcourir une longue suite de corridors, d’escaliers, et l’amena enfin dans une très-grande et belle chambre, inhabitée depuis longtemps, à en juger par l’odeur de moisi qu’on y sentait. L’hôtesse y entra d’un air craintif, osant à peine regarder autour d’elle ; son bougeoir tremblait dans ses mains. Elle se serait enfuie, si elle avait osé parcourir seule le chemin de la tour à l’auberge. Le maréchal éleva son bougeoir, examina la chambre, en fit le tour et parut satisfait de son examen. « Apportez-moi des draps et à souper, dit-il, des bougies pour remplacer ce bougeoir qui va bientôt s’éteindre ; et aussi mes pistolets, Joseph, et de quoi les recharger. » Les domestiques se retirèrent pour exécuter les ordres de leur maître ; l’hôtesse les accompagna avec empressement, mais elle ne revint pas avec eux quand ils rapportèrent les armes du maréchal et tout ce qu’il avait demandé. « Et notre hôtesse, Joseph ? Elle ne vient donc pas ? J’aurais quelques questions à lui adresser ; cette tapisserie me semble curieuse. — Elle n’a jamais voulu venir, monsieur le marquis. Elle dit qu’elle a eu trop peur, qu’elle a entendu les esprits chuchoter et siffler à son oreille, dans l’escalier et dans la chambre, et qu’on la tuerait plutôt que de l’y faire rentrer. — Sotte femme ! dit le maréchal en riant. Servez-moi le souper, Joseph ; et vous, Pierre faites mon lit et allumez les bougies. Ouvrez les fenêtres ; ça sent le moisi à suffoquer. » On eut quelque peine à ouvrir les fenêtres, fermées depuis des années : il faisait humide et froid ; la cheminée était pleine de bois ; le maréchal fit allumer un bon feu, mangea avec appétit du petit salé aux choux, une salade au lard fondu, fit fermer ses croisées, examina ses pistolets, renvoya ses gens et donna l’ordre qu’on vînt l’éveiller le lendemain au petit jour, car il avait une longue journée à faire pour gagner une bonne couchée. Quand il fut seul, il ferma sa porte au verrou et à double tour, et fit la revue de sa chambre pour voir s’il n’y avait pas quelque autre porte masquée dans le mur, ou une trappe, un panneau à ressort, qui pût en s’ouvrant donner passage à quelqu’un. « Il ne faut, se dit-il, négliger aucune précaution ; je ne crains pas les esprits dont cette sotte femme me menace ; mais cette vieille tour, reste d’un vieux château, pourrait bien cacher dans ses souterrains une bande de malfaiteurs, et je ne veux pas me laisser égorger dans mon lit comme un rat dans une souricière. » Après s’être bien assuré par ses yeux et par ses mains qu’il n’y avait à cette chambre d’autre entrée que la porte qu’il venait de verrouiller et qui était assez solide pour soutenir un siège, le maréchal s’assit près du feu dans un bon fauteuil et se mit à lire. Mais il sentit bientôt le sommeil le gagner ; il se déshabilla, se coucha, éteignit ses bougies, et ne tarda pas à s’endormir. Il s’éveilla au premier coup de minuit sonné par l’horloge de la vieille tour ; il compta les coups :

« Minuit, dit-il ; j’ai encore quelques heures de repos devant moi. » Il avait à peine achevé ces mots, qu’un bruit étrange lui fit ouvrir les yeux. Il ne put d’abord en reconnaître la cause, puis il distingua parfaitement un son de ferraille et des pas lourds et réguliers. Il se mit sur son séant, saisit ses pistolets, plaça son épée à la portée de sa main et attendit. Le bruit se rapprochait et devenait de plus en plus distinct. Le feu à moitié éteint jetait


encore assez de clarté dans la chambre pour qu’il pût voir si quelqu’un y pénétrait ; ses yeux ne quittaient pas la porte ; tout à coup une vive lumière apparut du côté opposé ; le mur s’entr’ouvrit, un homme de haute taille, revêtu d’une armure, tenant une lanterne à la main, achevait de monter un escalier tournant taillé dans le mur. Il entra dans la chambre, fixa les yeux sur le maréchal, s’arrêta à trois pas du lit et dit : « Qui es-tu, pour avoir eu le courage de braver ma présence ? – Je suis d’un sang qui ne connaît pas la peur. Si tu es homme, je ne te crains pas ; car j’ai mes armes, et mon Dieu qui combattra pour moi. Si tu es un esprit, tu dois savoir qui je suis et que je n’ai eu aucune méchante intention en venant habiter cette chambre. — Ton courage me plaît, maréchal de Ségur ; tes armes ne te serviraient pas contre moi, mais ta foi combat pour toi. — Mon épée a plus d’une fois été teinte du sang de l’ennemi, et plus d’un a été traversé par mes balles. — Essaye, dit le chevalier : je m’offre à tes coups. Me voici à portée de tes pistolets ; tire, et tu verras. – Je ne tire pas sur un homme seul et désarmé ; » répondit le maréchal. Pour toute réponse, le chevalier tira un long poignard de son sein, et approchant du maréchal, lui en fit sentir la pointe sur la poitrine. Devant un danger si pressant, le maréchal ne pouvait plus user de générosité ; son pistolet était armé, il tira : la balle traversa le corps du chevalier et alla s’aplatir contre le mur en face. Mais le chevalier ne tombait pas, il continuait son sourire, et le maréchal sentait toujours la pointe du poignard pénétrer lentement dans sa poitrine. Il n’y avait pas un moment à perdre, il tira son second pistolet : la balle traversa également la poitrine du chevalier et alla comme la première s’aplatir contre le mur en face. Le chevalier ne bougea pas, seulement son sourire se changea en un rire caverneux, et son poignard entra un peu plus fortement dans la poitrine du maréchal. Celui-ci saisit son épée et en donna plusieurs coups dans la poitrine, le cœur, la tête du chevalier. L’épée entrait jusqu’à la garde et sans résistance, mais le chevalier ne tombait pas et riait toujours. « Je me rends, dit enfin le maréchal, je te reconnais esprit, pur esprit, contre lequel ma main et mon épée sont également impuissantes. Que veux-tu de moi ? Parle. — Obéiras-tu ? — J’obéirai, si tu ne me demandes rien de contraire à la loi de Dieu. — Oserais-tu me braver en me désobéissant ? Ne craindrais-tu pas ma colère ? — Je ne crains que Dieu, mon maître et le tien. — Je puis te tuer. — Tue-moi : si Dieu te donne pouvoir sur mon corps, il ne t’en donne pas sur mon âme, que je remets entre ses mains. » Et le maréchal ferma les yeux, fit un signe de croix et baisa l’étoile du Saint-Esprit qu’il portait toujours sur lui en qualité ce grand cordon de l’ordre. Ne sentant plus le poignard sur sa poitrine, il ouvrit les yeux et vit avec surprise le chevalier qui, les bras croisés, le regardait avec un sourire bienveillant. « Tu es un vrai brave, lui dit-il, un vrai soldat de Dieu, mon maître et le tien, comme tu as si bien dit tout à l’heure. Je veux récompenser ton courage en te faisant maître d’un trésor qui m’a appartenu et dont personne ne connaît l’existence. Suis-moi. L’oseras-tu ? » Le maréchal ne répondit qu’en sautant à bas de son lit et revêtant ses habits. Le chevalier le regardait faire en souriant. « Prends ton épée, dit-il, cette noble épée teinte du sang des ennemis de la France. Maintenant, suis-moi sans regarder derrière toi, sans répondre aux voix qui te parleront. Si un danger te menace, fais le signe de la croix sans parler. Viens, suis-moi ! » Et le chevalier se dirigea vers le mur entr’ouvert, descendit un escalier qui tournait, tournait toujours. Le maréchal le suivait pas à pas, sans regarder derrière lui, sans répondre aux paroles qu’il entendait chuchoter à son oreille. « Prends garde lui disait une voix douce, tu suis le diable ; il te mène en enfer. — Retourne-toi, lui disait une autre voix, tu verras un abîme derrière toi ; tu ne pourras plus revenir sur tes pas. — N’écoute pas ce séducteur, disait une voix tremblante, il veut acheter ton âme avec le trésor qu’il te promet. » Le maréchal marchait toujours. De temps à autre, il voyait, entre lui et le chevalier, la pointe d’un poignard, puis des flammes, puis des griffes prêtes à le déchirer : un signe de croix le débarrassait de ces visions. Le chevalier allait toujours ; depuis une heure il descendait, lorsqu’enfin ils se trouvèrent dans un vaste caveau entièrement dallé de pierres noires ; chaque pierre avait un anneau ; toutes étaient exactement pareilles. Le chevalier passa sur toutes ces dalles, et s’arrêtant sur l’une d’elles : « Voici la pierre qui recouvre mon trésor, dit-il ; tu y trouveras de l’or de quoi te faire une fortune royale, et des pierres précieuses d’une beauté inconnue au monde civilisé. Je te donne mon trésor, mais tu ne pourras lever la dalle que de minuit à deux heures. Prie pour l’âme de ton aïeul, Louis-François de Ségur. Garde-toi de toucher aux autres dalles, qui recouvrent des trésors appartenant à d’autres familles. À peine soulèverais-tu une de ces pierres, que tu serais saisi et étouffé par l’esprit propriétaire de ce trésor. Pour reconnaître ma dalle et emporter ce qu’elle recouvre, il faut… » Le chevalier ne put achever. L’horloge sonna deux heures : un bruit semblable au tonnerre se fit entendre, les esprits disparurent tous, et le chevalier avec eux. Le maréchal resta seul ; la lanterne du chevalier était heureusement restée à terre. « Comment reconnaîtrai-je ma dalle ? dit le maréchal ; je ne puis l’ouvrir maintenant, puisque deux heures sont sonnées. Si j’avais emporté ma tabatière ou quelque objet pour le poser dessus. » Pendant qu’il réfléchissait, il ressentit de cruelles douleurs d’entrailles, résultat du saisissement causé par la visite du chevalier. Le maréchal se prit à rire : « C’est mon bon ange, dit-il, qui m’envoie le moyen de déposer un souvenir sur cette dalle précieuse. Quand j’y viendrai demain, je ne pourrai la méconnaître… » Aussitôt dit, aussitôt fait, poursuivit M. de Rugès en riant. Le maréchal ne commença à remonter l’escalier qu’après s’être assuré de retrouver sa pierre entre mille. Il monta, monta longtemps ; enfin il arriva au haut de cet interminable escalier ; à la dernière marche la lanterne échappa de ses mains et roula jusqu’en bas. Le maréchal ne s’amusa pas à courir après. Il rentra dans sa chambre, repoussa soigneusement le mur, non sans avoir bien examiné le ressort et s’être assuré qu’il pouvait facilement l’ouvrir et le fermer. Après s’y être exercé plusieurs fois, et après avoir fait avec son épée une marque pour reconnaître la place, il allait se recoucher lorsqu’il entendit frapper à la porte. C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller. « Je vais ouvrir, » s’écria-t-il. Sa propre voix l’éveilla. Sa surprise fut grande de se retrouver dans son lit. Il examina ses pistolets ; ils étaient chargés et posés près de lui comme lorsqu’il s’était endormi la veille, de même que son épée. Il se sentit mal à l’aise dans son lit : il se leva. Fantôme, trésor, tout était un rêve, excepté le souvenir qu’il avait cru laisser sur la dalle et que ses draps avaient reçu. N’en pouvant croire le témoignage de ses sens, il examina le mur percé de ses deux balles : point de balles, point de traces ; il chercha la place du passage mystérieux, de la marque faite avec son épée ; il ne trouva rien. « J’ai décidément rêvé, dit-il, c’est dommage ! Le trésor aurait bien fait à ma fortune ébréchée par mes campagnes. Et que vais-je faire de mes draps ? dit-il en riant. Je mourrais de honte devant cette hôtesse… Ah ! une idée ! un bon feu fera justice de tout. Je dirai à l’hôtesse que les esprits ont emporté ses draps, et je lui en payerai dix pour la faire taire. »

« Le maréchal ralluma son feu qui brûlait encore, y jeta les draps, et n’ouvrit sa porte que lorsqu’ils furent entièrement consumés. «  L’honneur est sauf, dit le maréchal ; en avant les revenants. »

« — Comment M. le marquis a-t-il dormi ? » demanda l’hôtesse, qui accompagnait les domestiques du maréchal.

« — Pas mal, pas mal, ma bonne femme ; j’ai seulement été ennuyé par les esprits, qui m’ont tiraillé, turlupiné, jusqu’à ce qu’ils se soient emparés de mes draps. Voyez, ils les ont emportés ; ils n’en ont point laissé seulement un morceau.

« — C’est ma foi vrai ! s’écria la maîtresse désolée. J’avais bien dit qu’il arriverait malheur. Mes pauvres draps ! Mes plus fins, mes plus neufs encore !

« — Eh bien ! ma bonne femme, reprit le maréchal en riant, vous pourrez toujours dire avec vérité que vous m’avez mis dans de beaux draps, et pour vous faire dire plus vrai encore, au lieu de deux, je vous en rendrai dix, puisque c’est grâce à mon obstination que vous les avez perdus. Combien valaient vos draps ?

« – Quatre écus[4] monsieur le marquis, aussi vrai qu’il y a des esprits dans cette tour de malheur.

« Eh bien ! en voici vingt : cela vous fait vos cinq paires ou vos dix draps. Et maintenant à déjeuner, et bonsoir. »

L’hôtesse fit révérence sur révérence, et courut chercher le déjeuner du maréchal. La voyant revenir toute seule : « Vous n’avez donc plus peur des esprits, lui dit-il, que vous allez et venez ainsi sans escorte ? — Oh ! monsieur, tant qu’il fait jour, il n’y a pas de danger ; ce n’est qu’aux approches de minuit. »

« Le maréchal paya généreusement sa dépense et celle de ses gens, et laissa l’hôtesse plus persuadée que jamais de la présence des esprits dans la tour du vieux château. Depuis ce jour, elle invoquait toujours le nom du maréchal de Ségur pour convaincre les incrédules du danger d’habiter la tour et voilà comme se font toutes les histoires de revenants ! »

Les enfants remercièrent beaucoup M. de Rugès de cette histoire, qui les avait vivement intéressés.

« Moi, dit Jacques, je suis fâché que le maréchal n’ait pas vu le fantôme tout de bon.

— Pourquoi donc ? dit son père.

JACQUES.

Parce qu’il avait bien répondu au chevalier. J’aime ses réponses, elles sont très-courageuses.

MARGUERITE.

J’aurais eu joliment peur, à sa place, quand les balles n’ont pas tué le chevalier.

LÉON.

Tu aurais eu peur, parce que tu es une fille, mais je suis bien sûr que Paul n’aurait pas eu peur.

PAUL.

Je crois, au contraire, que j’aurais eu très-peur. Il n’y a plus de défense possible contre un esprit que les balles ni l’épée ne peuvent mettre en fuite.

M. DE ROSBOURG.

Il y a toujours l’éternelle défense de la prière à Dieu.

JEAN.

C’est vrai, mais c’est la seule.

M. DE ROSBOURG.

Et la seule toute-puissante, mon ami ; cette arme-là, dans certaines occasions, est plus forte que le fer et le feu.

SOPHIE

Comme c’était drôle, quand le maréchal s’est éveillé !

CAMILLE.

Il s’est tiré d’embarras avec esprit, tout de même.

MADELEINE.

Seulement, je trouve qu’il a eu tort de laisser croire à l’hôtesse que ses draps avaient été emportés par les esprits.

M. DE TRAYPI.

Que veux-tu ? À ce prix seulement son honneur était sauf, comme il l’a dit lui-même.

MADAME DE FLEURVILLE.

Au risque d’être toujours la mère Rabat-joie, je rappelle que l’heure du coucher est plus que passée.

— Vous avez raison aujourd’hui comme toujours, chère madame, dit M. de Rosbourg en posant à terre sa petite Marguerite, établie sur ses genoux. Va, chère enfant, embrasser ta maman et tes amis. »

Marguerite obéit sans répliquer.

« Maintenant à l’ordre de mon commandant, dit M. de Rosbourg en emportant Marguerite. C’est ma récompense de tous les soirs : obéir à l’ordre de ma petite Marguerite, la coucher et être le dernier à l’embrasser.

— Vous ne pleurez plus, papa, tout de même. Vous avez l’air si heureux, si heureux, tout comme Paul ! » dit Marguerite en l’embrassant.

Elle continua son petit babil, qui enchantait M. de Rosbourg, jusqu’au moment de la prière et du coucher. Quand elle fut dans son lit : « Je vous en prie, papa, dit-elle, restez-là jusqu’à ce que je sois endormie. Quand je m’endors avec ma main dans la vôtre, je rêve à vous ; et alors je ne vous quitte pas, même la nuit. »

M. de Rosbourg se sentait toujours doucement ému de ces sentiments si tendres que lui exprimait Marguerite ; il était lui-même trop heureux de voir et de tenir son enfant, pour lui enlever cette jouissance dont il avait été privé si longtemps. Aussi, devant cette tendresse extrême, devant l’affection si vive de sa femme, devant la tendresse passionnée et dévouée de Paul, il ne se sentait plus le courage de continuer sa carrière de marin, et de jour en jour il se fortifiait dans la pensée de quitter le service actif et de vivre pour ceux qu’il aimait. L’éducation de ses enfants, l’amélioration du village occuperaient suffisamment son temps.


  1. Fameux voleur du temps de Louis XVI.
  2. Fameux voleur.
  3. Historique. (Note de l’auteur.)
  4. Un écu valait trois francs.