Les Victimes de Bokhara

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LES


VICTIMES DE BOKHARA.




THE VICTIMS OF BAKHARA, BY CAPTAIN GROVEN.
London 1845




Ce qui me toucherait le plus, si je mettais le pied dans ces grands pays du Gange, de l’Indus et de l’Oxus, ce ne seraient pas les mœurs curieuses des vieilles monarchies asiatiques, ni le combat qu’elles soutiennent contre l’envahissement occidental, mais une douzaine de tombes européennes éparses sur ces domaines ; il y a là le Français Victor Jacquemont, le bon évêque Héber, le voyageur Moorcroft, son compagnon Trebeck, le lieutenant Vyburg, et vingt autres qui dorment sous les dattiers et les cyprès, derrière quelque pagode en ruines, méprisés des habitans et oubliés des voyageurs qui passent. De temps en temps, on rencontre sur les steppes et dans le creux des vallées un pauvre cippe funéraire ou une élévation de terrain qui annoncent la présence d’un cadavre ; quelque voyageur anglais, français ou russe, Moorcroft, Burnes, Stoddart, sont enterrés là, pionniers de la civilisation, et qui lui ont frayé la route ces contrées. Ces hommes courageux ont préparé, leurs successeurs préparent encore la grande solidarité qui ne manquera pas de lier un jour tous les habitans du globe.

Il faut voir chez Jacquemont, Elphinstone ou Alexandre Burnes, quel pressentiment amer, quelle terreur sourde avertissent ces races placées entre l’influence moscovite et la puissance anglaise, barbares Sicks, Afghans, Thibétains et Bokhares, que le moment fatal va venir, et que bientôt s’éteindra l’indépendance de leurs coutumes antiques. Toutes le savent ; les plus timides courbent la tête, accablées par cette destinée qui absorbe les races inférieures au profit des races supérieures et des hautes civilisations ; les plus barbares et les plus lointaines se soustraient de leur mieux aux regards des observateurs européens, et les tuent quand elles peuvent.

Il n’y a pas, en ce genre, de victimes plus intéressantes et plus volontaires que deux officiers anglais, Stoddart et Conolly, sur lesquels un homme de beaucoup de cœur, d’obstination et de hardiesse, mais d’infiniment trop de violence, à ce qu’il nous semble, le capitaine Grover, a récemment attiré l’attention de l’Europe. Avant d’esquisser rapidement leur histoire, nous entrerons dans quelques détails nécessaires ; nous dirons ensuite pourquoi le capitaine Grover les signale comme sacrifiés par les autorités anglaises avec une lâche et indigne cruauté. La polémique soulevée à ce sujet ne nous arrêtera point ; régler les intérêts de la grande politique moderne n’est pas une de nos prétentions, assez d’autres se chargent de ce soin. Encore moins nous immiscerons-nous dans les affaires intérieures de la grande et petite Bokharie ; défendre lord Aberdeen, incriminer lord Palmerston, appartient à d’autres : nous n’en savons pas assez pour cela ; mais la marche de la civilisation nous intéresse ; nous chercherons donc à expliquer, à éclaircir, à rectifier, d’après les documens nombreux qui ont été publiés, un récit obscur et curieux, triste et romanesque, qui surtout importe à l’histoire moderne.

En 1838, sir John Mac-Neil était ambassadeur de sa majesté britannique auprès du schah de Perse. On sait dans quelle situation politique cette partie du monde se trouvait, quelles intrigues s’y nouaient, avec quelle peine l’Angleterre essayait de se défendre, sans y parvenir, contre l’influence de la Russie. Ces menées, sourdes la plupart du temps, s’étendaient de Saint-Pétersbourg jusqu’au Thibet et à la Chine, de Calcutta jusqu’à l’Hindou-Coutch et la mer Caspienne. Elles avaient pour but l’affaiblissement ou le maintien de la puissance anglaise dans ces contrées, pour principal ; théâtre ce plateau de l’Asie centrale of : vivent depuis des siècles, sans communication avec nous, des populations intelligentes et rapaces, qui, parmi les vices des barbares, ont surtout adopté le manque de foi. C’étaient elles que travaillaient obstinément les Russes d’une part, les Anglais de l’autre ; nous ne reviendrons pas sur cette situation souvent décrite. Les rapports amicaux des cabinets de Saint-Pétersbourg et de Londres n’en étaient point troublés ; avec une politesse infinie, on suscitait des ennemis à l’adversaire, on lui enlevait ses alliés, on déconcertait ses projets. On se tuait par envoyés et l’on s’embrassait par protocoles.

À cette partie d’échecs il fallait des instrumens secondaires, des pions, si l’on nous passe le terme. Exposés aux chances des avant-postes, ils s’en allaient en sentinelles perdues accomplir les desseins des deux cabinets, et tenter la fortune. Les agens russes se cachaient mieux, se glissaient avec plus d’adresse, et ne montraient pas moins de dévouement que les agens anglais. Chez les autres, plus d’orgueil, de persévérante énergie, et de savantes ressources embarrassaient des trames qui demandent moins d’audace et de savoir que de ruse et de patience. Les rangs de l’armée indo-britannique offrent une pépinière presque intarissable de ces capacités dévouées ; on les recrute encore parmi les missionnaires protestans, les employés de la compagnie des Indes, les juges, les civilians, les marchands, et même les hommes de science.

Auprès de sir John Mac-Neil, ambassadeur à la cour de Perse, se trouvait un officier, déjà employé dans quelques affaires diplomatiques. Il se nommait le colonel Charles Stoddart. Chargé d’accompagner le schah de Perse à ce siége de Hérat qui contrariait si fort les Anglais, et menaçait d’implanter la puissance persane-moscovite dans cette partie de l’Asie, il s’était conduit avec fermeté et loyauté ; chargé ensuite de réclamer impérativement la levée du siège, il l’obtint, et fut désigné à son gouvernement comme digne d’éloge et de récompenses. Les qualités dont il avait fait preuve, zèle, vigueur, intrépidité, se mêlaient à d’autres nuances de caractère, qui le rendaient assez peu propre à réussir dans une mission plus délicate, que sir John Mac-Neil lui confia en juin 1838.

Entre l’Afghanistan et la Russie, à l’est de la mer Caspienne, se trouvent de petits empires rivaux, souvent en guerre, où règne un mahométisme fanatique, et dont les habitans enlèvent partout des esclaves pour en trafiquer. Ces états, Ouzbecks ou Ushecks, de Khiva, du Kokan et de Bokhara[1], long-temps inconnus de I’Europe, nous ont été révélés par le spirituel et hardi voyageur Alexandre Burnes, mort en 1841 sous les balles des Afghans. Burnes s’était tiré des mains de ces peuplades à force d’adresse. On sait que le brigandage est en honneur chez les Ouzbecks, et que plusieurs tribus regardent comme honteux de mourir dans son lit, au lieu de périr dans un tchapao ou « expédition de pillage. » Les vices des régions voisines, la finesse outrée des Persans, le vol organisé des Chinois, la perfidie des Thibétains, la cruauté des Tatars, paraissent s’être donné rendez-vous sur cette terre mitoyenne, d’ailleurs livrée à une éducation théologique tout en pratiques, en arguties et en formules religieuses. Le centre de cette civilisation singulière se trouve à Bokhara, ville sacrée dont les deux principaux caractères semblent être le commerce et le fanatisme. Placée, comme Genève, entre des populations de croyances différentes, elle est puritaine jusqu’à la dernière rigidité et fait un assez grand négoce. On comprend que ces empires fussent pour la compagnie des Indes un sujet perpétuel d’inquiétude ; leurs incursions et leurs pillages, qui approvisionnaient d’esclaves leurs marchés, les constituant en hostilité permanente avec les royaumes limitrophes ; présentaient à la Russie ou à la Perse un motif légitime de conquête.

Le gouvernement anglais envoya donc le capitaine Conolly auprès du khan ou roi de Kokan, le capitaine Abbott et sir Richmond Shakspeare auprès du khan de Khiva, le colonel Stoddart auprès du khan de Bokhara, non-seulement pour réclamer la suppression du commerce des esclaves, mais pour observer les ressources et les intentions de ces chefs et de ces peuplades, les préparer à l’alliance anglaise et contrebalancer l’influence russe. Houzourout, khan de Khiva, reçut favorablement les envoyés, leur promit ce qu’ils voulurent, et se débarrassa le plus tôt possible de leur présence, qui le gênait. Le khan ou roi de Kokan fit de même. L’un et l’autre s’engagèrent à cesser leurs déprédations, si le khan de Bokhara, plus puissant qu’eux, se prêtait aux intentions des Anglais. C’était consentir à tout et ne rien terminer ; les diplomates européens ne paraissent pas s’en être aperçus.

Le roi ou émir de Bokhara, Nassr-Oullah-Bahadour Khan-Melik-el-Moumenin, un des hommes les plus barbares de ces contrées, est parvenu au trône par une série de crimes atroces même pour un souverain oriental. Le voisinage et la présence des Européens, Russes ou Anglais, l’épouvantait, non sans raison. C’est un monstre, mais sa terreur jalouse était fondée. Averti qu’un envoyé anglais allait pénétrer jusqu’à lui, il résolut de le frapper de stupeur, et de lui donner la plus terrible idée de sa puissance. Il espérait détruire ainsi chez les Anglais toute envie de se mêler de ses affaires à l’avenir, et comptait bien garder cet envoyé comme prisonnier, pour en user comme d’un otage si jamais on le contrariait en rien. Ce n’était pas mal raisonné pour un barbare, et ce qui le prouve, c’est qu’il a réussi.

Le respect pour les mœurs mahométanes, une extrême réserve, beaucoup de modestie et de simplicité, auraient pu le calmer ou l’apprivoiser ; le colonel Stoddart ne fit qu’effaroucher davantage cette bête fauve. Après avoir réussi, par la persistance et la raideur, auprès des Persans, race civilisée et affaiblie, après avoir fait lever le siège de Hérat et imposé la loi britannique au roi de Perse, Stoddart espéra sans doute obtenir, chez les Ouzbecks de Bokharie, le même succès par les mêmes moyens. Homme sévère, loyal et fier, très attaché aux coutumes et à la religion de son enfance et de son pays, ne se pliant que sous la discipline militaire, il allait se trouver en contact avec des gens de proie, dénués de pitié comme de bonne foi, naïvement perfides, se croyant tout permis quand ils ont dit leur chapelet, renfermés dans la minutie des pratiques, et pillant, trompant, tuant, en sûreté de conscience. Stoddart s’était déjà fait des ennemis ; Yar-Méhémet, visir de Hérat, était en très mauvais termes avec le colonel, dont l’humeur altière l’avait blessé. Ce visir adressa une lettre secrète à Nassr-Oullah, et chargea l’un des hommes de la suite du colonel de la remettre au roi. Stoddart y était représenté comme un espion fort dangereux, plein d’orgueil, de ruse, d’obstination, et qu’il fallait réduire ou exterminer.

Stoddart, qui ne se doutait ni de la belle lettre de recommandation dont un de ses suivans était porteur, ni des mœurs auxquelles il allait se mêler, traversa la première ville sans encombre et entra dans la capitale de Nassr-Oullah-Bahadour, deux jours avant la fête du ramazan. Il était attendu ; une escorte nombreuse de cavalerie, précédée par un mehmandahr, l’accueillit et l’accompagna jusqu’à la résidence qu’on lui avait assignée près de la maison du visir, nommé Mahzoum-Berde-Reiss. Le visir affecta beaucoup de colère de ce que les lettres de créance de Stoddart eussent été adressées à son prédécesseur et non à lui-même : c’était un prétexte ridicule d’irritation, puisque l’on ignorait en Perse, au moment du départ du colonel, la nomination du visir nouveau ; mais le système d’intimidation commençait. La lettre du visir de Hérat était déjà parvenue au maître de Bokhara, et ce dernier cherchait les moyens efficaces d’humilier l’étranger qui venait se jouer à lui. Stoddart accueillit ces injures avec fierté. Le ministre ne lui rendit pas sa visite, mais lui fit dire de venir ; l’agent anglais refusa d’obéir. Ces insultes concertées entre le visir et son maître furent au comble lorsque Mahzoum-Berde-Reiss, accourant chez le colonel, l’interpella par cette véhémente apostrophe : « Savez-vous bien que j’ai écrasé tous les ennemis de l’émir ! — Je suis charmé d’apprendre, répondit Stoddart avec une ironie assez déplacée, que l’émir n’a plus d’ennemis. »

Après avoir ainsi débuté, on poursuivit de même des deux côtés. Le premier jour du ramazan, le colonel reçut l’injonction de se rendre à pied au Registan, grande place de Bokhara, où l’émir, qui voulait lui parler, devait l’envoyer prendre. Stoddart s’y refusa encore, répondit qu’il irait à cheval, que la force seule pourrait l’en faire descendre, et qu’il se conduirait à Bokhara exactement comme à Londres. Cette résolution parut exorbitante à Nassr-Oullah, déjà si mal disposé ; un chrétien ou un juif ne peuvent se montrer à cheval dans Bokhara, ni un autre que le roi lui-même dans la place du Registan. On envoya cependant dire à l’Anglais qu’il pouvait agir à son gré, et cet officier européen, en grand uniforme, caracola dans le Registan, au grand scandale de la population ébahie. Ce fut pis lorsque, le bruit des trompettes et le piaffement des chevaux ayant annoncé le cortége de Nassr-Oullah, l’officier anglais, au lieu de mettre pied à terre, s’affermit sur sa selle, et se contenta d’exécuter le salut militaire, en portant la main à son chapeau d’ordonnance. L’émir, se voyant bravé publiquement, arrêta sur le colonel un fixe et long regard, ne prononça pas un mot et passa. Quelques minutes après, un maharam ou chambellan vint de la part de Nassr-Oullah lui demander « pourquoi il n’avait pas mis pied à terre devant le roi. — Ce n’est pas la coutume de mon pays. — Mais c’est la nôtre. — Je ne puis agir autrement. — C’est bien ; l’émir est satisfait, et vous invite à vous rendre immédiatement à son palais. »

Ce n’était pas ainsi que le spirituel Alexandre Burnes avait préparé son entrée chez le roi de Bokhara ; il s’était fait précéder par une lettre orientale, qui demandait pour le voyageur protection et asile à ce magnifique roi, « citadelle des croyans, tour de l’islam, perle de la foi, étoile de la religion, dispensateur de l’équité, colonne des fidèles. Comment Alexandre Burnes, sans caractère officiel, avait-il réussi à Bokhara, s’y était-il fait des amis, avait-il échappé à tous les dangers ? En respectant la bigoterie du pays, en se conformant à ce puritanisme sans égal, à cet amour chinois des formules, à cette sévérité extérieure et hypocrite. Tous les obstacles s’étaient aplanis devant lui. Il paraît que le colonel, au contraire, avait mis dans sa tête de fouler aux pieds l’étiquette des Ouzbecks, et de faire prévaloir à la cour de Bohkara cette raideur si chère aux voyageurs anglais, et dont l’Europe s’est souvent offensée. On le plaça dans un corridor qui conduit à l’Avezahna, espèce de cour où le roi donne ses audiences et reçoit les pétitions ; un maharam, s’approchant de lui, le prévint qu’il allait demander de sa part à l’émir la permission d’être introduit, et lui présenter son arzie bendaghanie, « la prière de son esclave. » Stoddart s’en offensa ; autant vaudrait s’offenser des mots votre majesté, qui n’appartiennent guère qu’à Dieu, ou de la formule votre très humble serviteur, qui ne signifie rien. L’esprit court et rigide du colonel jugea cette formule inconvenante ; il répondit avec véhémence : « Je n’adresse de prières qu’à Dieu, je ne suis l’esclave de personne ; dites-le bien à votre maître. Je lui communiquerai ce que j’ai à lui dire lorsqu’il m’aura reçu, mais non auparavant. » La même inflexibilité se manifesta par plusieurs autres traits de même nature. La présence d’un souverain dans ces pays est présumée devoir attérer de son éclat l’étranger qui se hasarde à en soutenir les rayons ; en conséquence, on le prend par-dessous les aisselles, et on le soutient dans sa faiblesse lorsqu’il entre dans la salle où le roi se trouve. Stoddart, soumis à la même cérémonie, secoua violemment ses deux acolytes et s’en débarrassa ; selon le capitaine Grover, lorsque le maître des cérémonies vint tâter ses vêtemens pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes cachées, il le renversa d’un grand coup de poing et l’étendit à demi mort ; cette circonstance, qui a été révoquée en doute, s’accorde d’ailleurs généralement avec la conduite du colonel. A la porte de la salle est placé un huissier, qui, au moment où un étranger est admis, prononce les mots : « Priez tous pour le roi ; » comme si, dans ces mœurs féroces, la mort et le danger étaient sans cesse présens. Stoddart, qui ne s’était informé d’aucun de ces détails, au lieu d’une prière mentale, se mit à réciter à haute voix une prière à Dieu en persan. Nassr-Oullah, assis sous le dais royal, caressait sa barbe, plein de haine pour cet étranger, de dégoût pour sa grossièreté et fatigué de ses airs dominateurs. Il prononça l'Allaltoû Akbar ordinaire, reçut la lettre dont Stoddart était porteur, et le renvoya.

Ce début ne promettait pas d’heureux succès. Stoddart, qui n’avait rien fait pour se concilier l’estime et la confiance du maître, arrivait à Bokhara sans présens, sans escorte, armé de sa seule intrépidité. Il se présentait en conquérant plutôt qu’en allié ou en ami ; son caractère politique était équivoque ; il ne représentait ni l’Angleterre ni la compagnie des Indes ; le khan et son visir profitèrent de ces circonstances, et, deux jours après, le colonel reçut l’intimation d’aller à l’instant même chez le visir. Il se hâta d’obéir, par une complaisance assez peu explicable, car l’heure était indue, et il avait refusé précédemment de se rendre à une injonction pareille.

C’était le soir. Le colonel, en entrant chez Mazhoum, vit douze hommes armés qui stationnaient dans l’antichambre du reiss : ils se jetèrent tous à la fois sur lui, le renversèrent et le garrottèrent avec des cordes. Comme il était ainsi par terre, pieds et poings liés, le visir parut, un yataghan nu à la main, et s’élança vers le colonel : « Que Dieu vous pardonne vos péchés ! » s’écria l’Anglais, qui pensait que son dernier moment était venu. Alors Mazhoum Berde, le regard étincelant et la bouche écumante, dirigeant vers la poitrine de Stoddart la pointe de sa lame, se mit à l’accabler d’invectives : « Misérable espion ! écume de la terre ! tu viens donc ici de la part de tes maîtres anglais pour acheter Bokhara comme ils ont acheté Kaboul ! Tu n’y réussiras pas ; je te tuerai ! » Et il appuyait le yataghan sur le sein de Stoddart, dont l’œil immobile restait fixé sur l’œil furieux du visir. Cette scène dura quelques minutes, et soit que l’impassible contenance de la victime arrêtât le bras du bourreau, soit, ce qui est plus probable, que cet appareil fût concerté entre Mazhoum et le roi, le visir tout à coup dit à ses serviteurs : « Qu’on l’emporte ! » La pluie tombait à torrens ; ces hommes, armés de torches et gardant un profond silence, l’emportèrent comme un cadavre, à travers les rues désertes, tantôt le laissant tomber sur les pierres, tantôt secouant rudement ses membres brisés. Quelquefois ils s’arrêtaient, et ces visages farouches le contemplaient en riant. « Achevez-moi tout de suite ! leur criait-il ; par pitié, achevez-moi ! Ne prolongez pas mes tortures. » L’un d’eux, l’éclairant de plus près de sa torche, se baissa vers lui comme il était étendu par terre et immobile : « Certes, tu es un démon ou un sorcier, lui dit-il ; tu sais d’avance qu’on ne te fera pas mourir. Si tu n’étais qu’un homme, tu aurais eu peur. » On le traîna encore pendant quelque temps à travers la ville ; enfin on le jeta dans une chambre obscure, tout garrotté comme il était, et l’on ferma la porte avec des verroux. Il avait passé deux heures dans ce cachot, seul, étendu sur un plancher humide, quand la porte s’ouvrit ; des lumières parurent, quelques serviteurs entrèrent, précédant un homme enveloppé des pieds à la tête de draperies de laine, qui ne laissaient apercevoir que ses yeux. Ce personnage voilé s’accroupit sur un divan placé à l’extrémité de la salle, et les lumières furent posées devant lui. Le patient suivait du regard tous les mouvemens du nouveau venu auquel on témoignait beaucoup de respect, et qui lui semblait devoir être l’émir lui-même ; se soulevant de son mieux sur le parquet et reprenant un peu de forces : « Je prie le Tout-Puissant, lui dit-il d’une voix ferme, qu’il vous pardonne. Vous avez mal fait de jeter dans cette prison un homme innocent, chargé d’une mission de son gouvernement auprès de votre roi. Si vous n’étiez pas disposés à me recevoir, vous ne deviez pas me laisser entrer dans votre ville ; c’était au visir de me signifier les volontés de son maître. Si vous voulez que je parte, je suis prêt à faire ce que vous désirez. » Après avoir écouté cela fort attentivement, l’homme voilé se leva et dit : « Je communiquerai ces choses à l’émir. »

Ce personnage était le chef de la police de Bokhara, nommé Mirîe-Schaab. Il sortit pour exécuter les volontés de son maître, saisit tous les papiers du colonel, les brûla, mit ses effets et ses équipages à l’encan, et le fit transférer dans un cachot plus horrible que le précédent ; descendu au moyen d’une corde à une profondeur de vingt-un pieds, Stoddart se trouva dans un puits avec trois malheureux, dont deux voleurs et un assassin. Ce dernier y avait passé plusieurs années, et Stoddart y passa deux mois. Les insectes et les reptiles que l’humidité entretient dans ce trou infect livraient une guerre incessante aux prisonniers ; la corde qui les avait descendus leur apportait quelques alimens, et tout le temps était employé à fumer ensemble.

Lorsque le caprice farouche de Nassr-Oullah fut assouvi, lorsqu’il crut avoir dompté l’orgueil de l’Anglais et lui avoir imprimé la terreur de sa puissance, il donna ordre au ministre de la police de tirer le colonel du puits où il croupissait depuis deux mois et de le garder chez lui. Deux jours après, le bourreau vint, chargé d’annoncer la mort à Stoddart, avec la seule alternative de se faire mahométan. Stoddart, vaincu par la souffrance et l’épuisement, répéta la confession de foi de l’islam. Sa piété vive et austère ne se pardonna jamais cette faiblesse, qui remplit le reste de sa vie d’un repentir amer. Cependant le bruit des cruautés exercées sur la personne de Stoddart s’était répandu, et le général russe Perowsky, gouverneur d’Orembourg, fit demander à Nassr-Oullah que le captif fût remis aux mains des Russes. On conduisit ce dernier chez l’émir. « Les Russes vous réclament, lui dit le roi ; que veulent-ils faire de vous ? Vous traiteront-ils bien, et vous remettrai-je entre leurs mains ? — Je suis sûr, répliqua le colonel, d’être bien traité par les Russes ; mais si mon gouvernement vous demande ce que votre altesse a fait de moi, que répondrez-vous ? » Telles furent les paroles de cet homme héroïque, épuisé par son séjour dans un cachot malsain, et qui voyait la mort de si près. Le khan détacha de ses propres épaules la pelisse de fourrures noires qui le couvrait, en revêtit le colonel Stoddart, et, ordonnant qu’on le plaçât sur un cheval, lui fit traverser en triomphe les rues de sa capitale. Revenu à la santé, le premier acte public de Stoddart fut de se proclamer hautement chrétien et de protester contre une abjuration que la violence seule lui avait arrachée. L’imprudence de cette conduite avait quelque chose de si grand, cette énergique opiniâtreté témoignait d’une force d’ame si peu commune, que Nassr-Oullah, Mazhoum, Mirîe-Schaab et la population elle-même furent comme vaincus ; on le traita honorablement, on lui dit qu’on l’avait pris pour un espion et traité comme tel ; il fut admis à faire sa cour à l’émir, et reçut de ce barbare des marques de bienveillance.

Il y avait à ce singulier changement divers motifs : d’abord les succès des armes anglaises dans le Kaboul et l’Afghanistan devenaient menaçans pour l’émir ; puis ce dernier voulait faire sentir sa munificence après avoir fait peser sa tyrannie ; enfin il avait conçu l’espoir de s’attacher, comme l’avait fait Rundjet-Singh, un de ces Européens, « Frandgis ou Feringhis, » si puissans dans les arts et la diplomatie, si habiles à organiser une armée, et qui semblent amener partout le succès avec eux. Caressé et fêté à Bokhara, bien que son retour au christianisme l’exposât quelquefois aux avanies de la populace, le colonel, logé dans le palais, captif dans les murs de la ville, fut soumis tour à tour à la surveillance d’un noble ou naïb avide d’argent nommé Abd-Oul-Samet-Khan, et du maître-d’hôtel de la maison royale, qui s’appelait Abdoul-Halyk. Stoddart tomba malade d’une fièvre typhoïde ; le khan lui envoya son propre médecin, qui lui sauva la vie. Sur le point de faire partir une ambassade qui se rendait près du tsar, Nassr-Oullah offrit au colonel d’accompagner cette ambassade jusqu’à Saint-Pétersbourg, et de se charger d’une mission particulière. Une fois à Orembourg, et parvenu à la frontière de Russie, il dépendait du colonel de se mettre sous la protection des Russes et d’échapper pour toujours à Nassr-Oullah. Stoddart refusa ; « son gouvernement, disait-il, ne lui avait pas encore intimé l’ordre de quitter Bokhara. » Jamais le sentiment du devoir militaire ne fut poussé jusqu’à un scrupule plus étonnant. Stoddart devait penser que les distances, la guerre flagrante, l’état politique de l’Asie centrale, rendaient les communications presque impossibles ; la dépêche attendue pouvait ne jamais venir, et cette obstination renouvelait les soupçons conçus contre son espionnage. En effet, les colères du barbare se réveillèrent après le refus de Stoddart ; à deux reprises, on le conduisit dans une prison, moins dure que la première, et d’où on le tira bientôt. Il ne se laissa pas épouvanter. C’était un soldat qui restait à son poste sous les balles ; la sentinelle, n’étant pas relevée, ne bougeait pas.

Lorsque reparaissaient les ombrages de Nassr-Oullah, le naïb qui surveillait Stoddart recevait l’ordre de l’empoisonner ; l’Anglais marchandait sa vie, et ne réussissait à la conserver qu’en flattant la cupidité du naïb et lui faisant espérer une grosse rançon. D’autres fois, l’émir, revenant à des sentimens meilleurs, lui faisait porter du tabac et des pelisses, essayait de le capter, et le priait de réparer le tain de ses glaces, de lui fabriquer un thermomètre et « des chandelles brûlant sans fumée. » Stoddart aurait pu tirer grand parti de ces dispositions s’il avait eu autant d’adresse que de hardiesse et de piété.

Cependant les évènemens extérieurs, s’avançant vers le dénouement de 1841, qui couvrit de cadavres anglais les défilés de l’Afghanistan, rendaient la situation de l’agent britannique de plus en plus inquiétante. A l’instigation des Anglais, on le croyait du moins, la guerre avait éclaté entre Nassr-Oullah et l’un des petits rois ses voisins Mohammed-Ali. Le sultan de Constantinople, reconnu pour chef spirituel de tout l’islam, écrivait au khan de Bokhara qu’il eût à relâcher son captif ; les Russes eux-mêmes, dont une ambassade allait arriver de Saint-Pétersbourg, demandaient, selon les us et coutumes chevaleresques de cette lutte entre diplomates, la mise en liberté de Stoddart, et le khan de Khiva, pressé par le colonel Abbott, la réclamait de son côté. Harcelé par ces influences, preuve de la puissance anglaise, et ne sachant comment y échapper, le despote devint furieux. Il répondit au sultan qu’il obéirait, pourvu que la reine d’Angleterre restât son amie et ne lui en voulût pas ; — au cabinet de Saint-Pétersbourg, que le prisonnier n’était qu’un voyageur sans caractère officiel, — et à son confrère de Khiva par ces paroles bizarres : « Vous avez un Anglais, et moi j’en ai un. Pourquoi voulez-vous me prendre le mien ? » Puis il partit pour guerroyer contre les Kokaniens.

La mission russe à Bokhara rencontra dans cette ville l’agent anglais, et s’empressa de lui donner protection. Plusieurs lettres qu’il avait écrites à ses amis, portées les unes par des Kourdes qui les cousaient dans un pan de leur robe, les autres par des juifs ou des Persans que gagnait l’appât de l’argent, étaient parvenues à leur destination ; dans cette correspondance, en partie imprimée, on est surpris de reconnaître le style puritain des contemporains de Cromwell ; au-dessus des intérêts diplomatiques ou guerriers, l’intérêt religieux domine l’esprit et la destinée de Stoddart, à qui ces sentimens élevés prêtent une grandeur réelle. Le capitaine Conolly, chargé auprès du roi du Kokan d’une mission analogue à celle de Stoddart, en recevant une de ces lettres, résolut d’aller trouver son frère d’armes, et de partager ses dangers. La tentative était hasardeuse, car Nassr-Oullah regardait Conolly comme le mobile des embarras qui lui étaient suscités et de la guerre qu’il avait à soutenir contre ses voisins. Mohammed-Ali, roi du Kokan, lui permit de se rendre à Bokhara sous condition de le renseigner exactement sur la route que son ennemi devait prendre pour arriver jusqu’à lui. Quant à Nassr-Oullah, ce nouvel Anglais qui venait s’engager dans ses filets le charma ; il se hâta de donner son consentement, et promit la liberté à un esclave qui se chargea de porter à Conolly la dépêche royale et de traverser un pays couvert de troupes et plein de périls. Conolly, reçu d’abord dans le camp royal, interrogé avec hauteur, accueilli froidement et dirigé sur Bokhara sous escorte, fut logé chez le naïb Abd-Oul-Samet. Stoddart habitait la maison de l’ambassade russe, où il trouvait sécurité. On eut peur qu’il ne voulût y rester, et que ses amis russes ne le défendissent. Pour l’engager à rentrer chez Abd-Oul-Samet, on empêcha Conolly de le voir ; les deux amis, ainsi séparés, ne tendirent plus qu’à se réunir, et Stoddart, entraîné par un désir aussi facile à comprendre que fatal, quitta l’ambassade russe pour aller vivre avec son ami chez Abd-Oul-Samet. On était au 11 novembre 1840.

Nassr-Oullah se trouvait seul maître des deux Anglais, et c’était ce qu’il voulait. La guerre du Kaboul continuait, et les populations de l’Asie centrale s’animaient d’une fureur profonde contre le pouvoir qui les pressait et les enveloppait. La conduite de Nassr-Oullah envers Conolly était toujours hautaine et menaçante ; Abd-Oul-Samet craignit ou feignit de craindre qu’une partie de la colère du monarque ne tombât sur lui-même, et une maison particulière fut assignée aux Anglais, avec un revenu de 3 tillahs ou 30 shellings par jour. Pendant un mois, Conolly demanda et ne put obtenir une audience particulière. Le 2 décembre seulement, on conduisit les deux prisonniers chez Nassr-Oullah. « Où sont vos lettres ? demanda-t-il à Conolly. Vous êtes un espion ; mais souvenez-vous que Bokhara n’est pas aussi facile à conquérir que l’Afghanistan. Je vais vous envoyer en prison, et vos Anglais viendront avec une armée, s’ils veulent, pour vous tirer de mes mains. » Conolly répondit avec autant de fermeté, mais plus de prudence que Stoddart, et l’un et l’autre furent congédiés. On les enferma dans une chambre du palais, où ils passèrent une nuit de terreur et de souffrance ; le lendemain, on les conduisit en prison.

Plusieurs de ces faits, avancés par le capitaine Grover, ont été controversés ou niés quant à l’exactitude des détails ; les variantes que l’on y oppose ne changent pas matériellement la situation que nous avons décrite. Les vacillations du roi de Bokhara dans sa conduite envers Conolly peuvent avoir été plus ou moins marquées, il a pu montrer d’abord quelques égards pour ce dernier, ce qui importe peu. Les évènemens suivaient leur cours, l’insurrection du Kaboul se propageait. Le messager juif chargé d’apporter à Nassr-Oullah une lettre de lord Palmerston réclamant la liberté des captifs fut, suivant le capitaine Grover, décapité d’un coup de cimeterre dans le corridor du palais, selon d’autres, jeté dans le puits noir et exécuté. L’Angleterre, sans pouvoir dans le pays, n’avait plus de mission à Hérat, à Khiva, ni dans le Kokan ; l’Afghanistan était en armes, et toutes les communications interrompues ; ces sentinelles perdues de la puissance britannique dans l’Inde semblaient vouées à la mort.

Cependant ils avaient des amis qui ne les oubliaient pas. M. de Boutenieff, l’ambassadeur du tsar, que la fureur croissante du khan força de quitter Bokhara, ne cessait pas de réclamer. Alors le fils d’un juge ou kazie de Hérat, Akounzadeh-Saleh-Mahomed, dont la famille devait la vie à un Anglais, au major Todd, et qui semblait faire du dévouement aux compatriotes de son libérateur le but unique de ses actions, voulut tout braver pour aller retrouver à Bokhara, malgré le péril, le capitaine Conolly, au service particulier duquel il se trouvait attaché depuis long-temps. La générosité de cet Asiatique, aussi active que sa reconnaissance était ardente, mérite de nous arrêter quelques instans.

Six mois auparavant, un ami du major Todd, le capitaine Abbott, cet envoyé à Khiva dont nous avons déjà parlé, avait quitté le roi de ce pays pour se rendre en Russie ; une bande de Kozacks le surprit en route, tua ses gens, le dépouilla et le retint captif. Comme il était par terre dans une tente, où on le gardait à vue et où il attendait la mort, un Kozack entra et lui dit : « On vient vous délivrer. » Puis un jeune homme en costume afghan souleva le cuir de la tente, s’élança vers lui, se jeta à son cou en versant des larmes. « Gloire à Dieu ! s’écria-t-il en persan, je vous trouve enfin ! Relevez la tête, seigneur, vos malheurs sont finis. » C’était Akounzadeh, que le major Todd avait chargé d’aller à la recherche d’Abbott, avec une somme d’argent considérable, et de sauver sa vie. Traversant les steppes, allant d’une tente à l’autre sans savoir le langage des Kozacks, égaré par leurs faux renseignemens, forcé de lutter contre la mauvaise volonté de sa propre escorte, il avait battu le désert dans toutes les directions pour accomplir les volontés de Todd, son bienfaiteur ; et, sans se décourager, parvenu aux bords de la mer Caspienne, où il « ne voyait plus, dit-il dans sa narration[2], ni une voile sur la mer, ni un abri sur les steppes, » il rencontra enfin le malheureux capitaine, qu’il conduisit sain et sauf à la première forteresse russe. On ne sait pas trop pourquoi le capitaine Grover appelle « coquin de premier ordre (a regular scoundrel) » un homme si fidèle et si dévoué, qui pendant vingt-deux jours de marche à travers le désert garda 980 ducats roulés dans sa ceinture, et les apporta intégralement au capitaine Abbott. Le même Akounzadeh, six mois après, ne trouvant plus à Khiva Conolly, son ami et son maître, se dirigea résolument vers Bokhara, pour lui porter des nouvelles et de l’argent. « Vous vous exposez, lui dit le khan Houzourout en le voyant partir ; Conolly a fait une grande faute de se livrer lui même au khan de Bokhara ; il sera traité comme le colonel Stoddart. » Akounzadeh faillit y perdre la vie, comme on va le voir. Arrêté à la frontière, puis conduit devant l’émir, qui le regarda sans dire un mot, il fut jeté en prison avec ses domestiques. Il trouva cependant moyen de communiquer avec Conolly, et c’est une chose touchante de voir ces deux hommes, prisonniers l’un et l’autre, l’un Asiatique, né à Hérat, l’autre Européen, né à Londres, ne jamais se perdre de vue du fond de leurs cachots et se rendre jusqu’à la mort des services mutuels.

L’histoire des deux officiers anglais avait pénétré en Perse, dans l’Hindoustan, en Europe ; partout un intérêt très vif s’attachait à eux. Ni l’Angleterre ni même la Russie ne les avaient délaissés. Depuis le mois de février 1839, le lieutenant Pottinger, agent politique à Hérat, sir John Keane, commandant l’armée du Kaboul, l’envoyé, sir William Macnaghten, avaient assiégé Nassr-Oullah de leurs remontrances ; le chef des moullahs ou prêtres de Hérat, Khan-Moullah-Khan, était venu, de la part du major Todd, demander la liberté du captif : « Vous ! mahométan, vous venez parler pour cet infidèle, lui dit Nassr-Oullah en le renvoyant. » Tout étant inutile, on essaya de faire agir de concert les khans de Hérat et de Khiva, le sultan de Kaboul et les envoyés de Saint-Pétersbourg. Cet accord, cette persistance, persuadaient à Nassr-Oullah que l’on attachait un haut prix à la vie de Stoddart, et qu’il obtiendrait une rançon considérable ; il espérait même exploiter la circonstance pour agrandir son royaume. Profitant des ouvertures qui lui étaient faites, il demanda à la reine d’Angleterre l’adjonction à ses domaines de certaines régions limitrophes et ne reçut qu’une réponse dilatoire. Nassr-Oullah spéculait sur ses captifs.

Quant à Stoddart, avec cette confiance héroïque et aveugle que nous connaissons, il rendait sa libération presque impossible. En vain lui écrivait-on qu’il était libre de partir, en vain les autorités de Calcutta lui conseillaient-elles de saisir la première occasion qui pouvait se présenter et de fuir ; retenu par un sentiment du devoir presque fanatique, il prolongeait, malgré ses chefs eux-mêmes, cette situation dangereuse. Il atteignit ainsi l’époque où le pouvoir anglais ébranlé dans l’Afghanistan et le massacre du Kaboul encouragèrent le roi à en finir avec deux prisonniers qui ne lui rapportaient rien de ce qu’il avait espéré et qui l’embarrassaient.

Deux circonstances précipitèrent le dénouement. Les moullahs ou prêtres du Kaboul, après le massacre des défilés, écrivirent au khan de Bokhara que les étrangers étaient exterminés, et que s’il n’avait pas encore osé tuer ses deux captifs, il pouvait maintenant ou s’en défaire ou les leur livrer ; « cette lettre, dit Akounzadeh dans son récit, fit sur l’émir une impression profonde. » Il transféra les deux Anglais dans un cachot plus rigoureux et les fit dépouiller de leurs habits. On trouva dans une doublure des vêtemens du colonel un crayon et des papiers qui furent remis à Nassr-Oullah ; rien n’est plus suspect à ces hommes que les écritures et les dessins tracés par des Européens. On voulut savoir qui avait apporté ces papiers et ce qu’ils signifiaient, et l’on battit cruellement pendant deux ou trois jours successifs Stoddart, qui se refusa obstinément à toute révélation. Enfin le 17 juin 1841, le khan ordonna l’exécution de Stoddart en présence de Conolly, et fit offrir la vie à ce dernier, s’il voulait abjurer et devenir mahométan. Les mains liées et croisées sur la poitrine, ils furent conduits à travers une foule nombreuse dans une petite place carrée, où le bourreau abattit la tête de Stoddart. — Se tournant alors du côté de Conoliy, le bourreau lui dit : « Voulez-vous être mahométan ? l’émir vous donne la vie. — Vous ne l’avez laissée ni à Youssouf (un des serviteurs de Stoddart), qui était de votre foi, ni à Stoddart qui embrassa le mahométisme quelque temps. Je ne serai pas renégat ; tuez-moi ! » Il tendit le cou, sa tête tomba ; on plaça ces deux hommes courageux dans des fosses que l’on venait de creuser sous leurs yeux. Akounzadeh, dépouillé de tout ce qu’il avait apporté, recueilli par un bon négociant bokhare qui le prit dans sa maison, se hâta de quitter la ville sans bruit et à pied, s’égara dans les steppes, et revint à Hérat exténué.

Cependant les Anglais, dont les communications avec Bokhara étaient coupées, ne savaient rien de tout cela ; ils se préparaient à tirer une vengeance éclatante de leurs désastres chez les Afghans, et la préoccupation du cabinet britannique comme des autorités de l’Inde anglaise se concentrait sur ce point redoutable. La destinée des deux malheureux voyageurs était inconnue, et lorsque le gouverneur-général, en annonçant ses triomphes et la punition des Afghans, réclama les agens de l’Angleterre, Bokhara n’avait plus que leurs cadavres.

Il y a dans cette triste affaire autant de malheurs que de fautes. Il ne paraît pas que le choix de ce soldat honnête et puritain, le colonel Stoddart, fût approprié à une mission qui demandait le tact le plus délié et l’observation exacte des coutumes adoptées par un peuple qui les prend pour la seule vertu. Après la mauvaise réception de Stoddart, son rappel immédiat et impératif devenait nécessaire. Le voyage du généreux Conolly, qui vint se jeter hardiment dans la gueule du même tigre, ne témoigne pas plus de prudence. C’est sous ce rapport et surtout dans les premières phases de ce triste et curieux drame que l’humanité et la politique peuvent accuser les autorités anglaises d’avoir trop peu ménagé la vie et la sûreté de leurs agens. Ces prémisses posées, le reste des faits s’enchaînait par une suite de conséquences inévitables, et, contre l’opinion du capitaine Grover, les plus pressantes réclamations et les menaces les plus vives n’auraient fait que convaincre de l’importance de sa capture ce barbare acculé au bout du monde et sûr de sa position.

Quand le meurtre des deux officiers fut connu, le gouvernement anglais se trouva fort embarrassé, et l’est encore. Pour attaquer avec quelque chance de succès et punir Nassr-Oullah, une armée considérable devait marcher ; elle laissait derrière elle les Sicks, les Afghans, et tous les bandits de la rive gauche de l’Indus ; elle trouvait en face, une fois parvenue à Bokhara, les avant-postes de la Russie, les Kozacks des steppes, le Thibet, la Perse, Khiva et le Kokan, forcés de faire cause commune avec le roi des Bokhares ; une contrée aussi grande que l’Europe, avec ses montagnards nomades, qui ne font que la guerre, se soulevait comme un seul homme. Certes, il y avait là de quoi réfléchir ; mais la presse et l’opposition anglaise ne s’endormirent pas. Ce qui s’est passé depuis 1841, à cet égard, est un symptôme curieux de l’universalité d’intérêts et de relations qui s’établit dans le monde, et de la puissance énorme de la publicité moderne.

A propos de ces deux Anglais sacrifiés par le chef d’un royaume barbare, Saint-Pétersbourg, Téhéran et Calcutta s’agitent. Une assemblée spéciale est instituée à Londres pour le seul objet de sauver les prisonniers ou de les venger. Un homme se trouve, d’un cœur chaud et d’un esprit belligérant, le capitaine Grover, qui assiège Downing-Street, harcèle les ministres, remplit les journaux de ses plaintes, invoque le secours de l’Europe entière contre un monarque voisin de la Chine et contre le cabinet britannique, accusé par lui d’abandonner ses agens. Il se rend à Saint-Pétersbourg pour obtenir du tsar ce que les autorités anglaises lui refusent ; il récuse jusqu’au dernier moment les témoignages nombreux, et selon nous incontestables, qui racontent la mort ou plutôt l’assassinat des deux captifs ; il éveille si bien la pitié publique, qu’un autre homme se présente, missionnaire protestant, qui, habitué aux courses les plus périlleuses à travers le globe, offre à son tour de partir pour l’Asie centrale et de ramener ses compatriotes. Il s’embarque « fort tranquillement, dit le capitaine Grover, après avoir embrassé sur le rivage sa femme et sa fille, la Bible à la main, et tout aussi paisible que s’il fût parti pour un voyage de quelques jours. » Cet homme est le docteur Wolff, et, dans cette triste aventure, c’est le quatrième personnage qui expose résolument sa vie pour sauver celle d’autrui.

Le docteur, après avoir couru de grands dangers, protégé par le seul titre de moullah ou prêtre dont il était investi, est revenu persuadé pour son compte que toute recherche sera désormais stérile, que le récit d’Akounzadeh est la vérité même, et que les deux officiers anglais ont péri. C’est ce que le capitaine Grover ne veut pas croire ; on peut les retrouver, dit-il, dans quelque forteresse ignorée, du côté d’Orembourg et de la mer Caspienne. Aussi son livre, dont la seconde édition vient d’être publiée, est-il une malédiction continuelle, mêlée de satire et d’invectives, contre les autorités anglaises, lord Aberdeen, lord Palmerston, sir Robert Peel et tous ceux qui n’ont pas secondé les vues du capitaine, qui ne les secondent pas aujourd’hui.

Nous avons dit pourquoi cette violente réclamation ne nous semble pas complètement justifiée par les faits. La forme d’ailleurs, celle du pamphlet et du journal, manque de la gravité convenable et de la dignité nécessaire. Un critique anglais se plaignait récemment du style décousu et emphatique qui envahit l’Europe entière : « Diction vague et flottante, dit-il fort bien, tantôt rampante, tantôt dans les nues, toujours facile et redondante, et qui, des vastes pages du journal quotidien, s’est répandue, comme les flots du déluge, sur le roman, le poème, la dissertation, le voyage et le pamphlet. » Il y a plus de dix ans que nous avions prédit, dans ce recueil même, cette destruction de l’originalité et de la concentration du style, résultat inévitable des nouvelles mœurs. Le livre du capitaine Grover est malheureusement écrit selon cette recette que nous appellerions volontiers le style-moniteur, style qu’il faut repousser des domaines plus sévères, et qui n’a pu que nuire à la gravité de ses réclamations.

Pour nous, sans prendre parti pour ou contre les ministres anglais, nous n’avons voulu qu’exposer simplement cette lointaine et récente histoire, qui a donné lieu à quelques beaux développemens du caractère humain. Les Russes MM. de Boutenieff et Perowsky, l’Asiatique Akounzadeh, le missionnaire Wolff, le capitaine Grover, jouent dans ce drame d’honorables rôles, souvent à leur propre péril. On aurait tort de juger Conolly et Stoddart comme des agens vulgaires ; ils ont agrandi, dans ces régions inconnues, que l’Europe finira par couvrir du flot de ses idées et de ses mœurs, la trouée nécessaire à la civilisation de l’avenir. Quant au mouvement suscité par le capitaine Grover en faveur des pauvres officiers tués à Bokhara, il soulève une question importante ; ces réclamations, même exagérées dans leur violence, ont cet avantage, d’apprendre à ceux qui commandent qu’il faut ménager la vie des hommes et protéger ceux qu’ils emploient. C’est un utile obstacle opposé à cette politique qui sacrifie sans pitié l’humanité à ses desseins. Ni les gouvernemens, ni les hommes n’ont le droit d’abuser de l’héroïsme ; quiconque veut trouver toujours des agens dévoués doit se dévouer à eux.


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Al. Burnes, Travels to Bokhara.
  2. Récit du voyage de Saleh-Mahommed de Hérat, dit Akounzadeh. Victims of Bokhara, appendix, p. 215.