Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XVIII

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XVIII


Rencontré, hier, deux personnages assez inquiétants : un maire breton, M. Jean Le Tregarec ; un clubman parisien, M. Arthur Lebeau. Le maire d’abord.


Sur la côte bretonne, entre Lorient et Concarneau, est un village, Le Kernac.

Des dunes plates, mouvantes, où croissent de maigres pissenlits et des pavots cornus, séparent Le Kernac de la mer. Une crique, bien abritée des vents de sud-ouest par de hautes murailles de rocs rouges et carrés, pourvue d’une estacade et d’un quai, sert d’abri aux chaloupes de pêche, aux petits caboteurs fuyant le gros temps. Derrière le village, aux rues resserrées et dévalantes, les terrains ont un aspect désolé. Ce sont, dans une sorte de cuvette, formée par de circulaires coteaux de landes, des prairies marécageuses où, même par les secs étés, l’eau stagne, huileuse et noire. De ces prairies montent des émanations pestilentielles. L’humanité qui vit là, dans de sordides taudis, imprégnés de l’odeur des saumures et des pourritures de poisson, est chétive et douloureuse : homme pâles et rabougris ; femmes spectrales, d’une lividité de cire. On ne rencontre que des dos voûtés, d’ambulants cadavres, et, sous les coiffes, dans des visages blancs et fripés, de hagardes prunelles où brille l’éclat vitreux des fièvres. Tandis que l’homme, dans sa chaloupe mal gréée, court la mer, à la poursuite de l’improbable sardine, la femme cultive comme elle peut la terre marécageuse et le coteau de landes au-dessus, où, ça et là, entre les touffes des ajoncs, apparaissent de tristes emblaves, ainsi que, sur des crânes de vieilles, des plaques de peau dartreuse. Il semble qu’une fatalité irrémédiable pèse sur ce coin de terre maudit, et, par les mornes soirs, par les soirs silencieux, on croit voir la mort passer dans l’air. C’est à l’automne, surtout, que la fièvre ravage cette population misérable. Les êtres se recroquevillent davantage, se décolorent, se dessèchent, et meurent, pareils à des plantes malades frappées par un vent mauvais.

En cette atmosphère de cimetière, en cette irrespirable nature, il n’y avait que deux hommes qui se portassent bien : le curé et le maire. Le curé, ou plutôt le recteur, comme on dit en Bretagne, était un homme sec et sanguin, d’une activité incessante, et qui prenait la religion et son sacerdoce au sérieux. Contrairement à la majorité de ses collègues bretons, que l’on trouve toujours, lorsqu’on leur rend visite, en train de mettre du vin en bouteille ou de trousser une fille, il était sobre, chaste, et menait une vie d’ascète. Et quel administrateur !… Avec la complicité du maire, son ami, et en tondant chaque jour, au moyen de quêtes ingénieuses et de dîmes effroyables, sur la misère des pauvres gens du Kernac, il était parvenu à bâtir, sans l’aide du Département et de l’État, une belle église en pierre blanche, avec un portail sculpté et un clocher à jour, sommé d’une immense croix d’or. Et c’était un spectacle imprévu que la richesse de ce temple au milieu de la désolation indicible de ce pays… Le curé ne s’en tenait pas là. Toutes les semaines, au prône, sans se lasser jamais, il réclamait de la ferveur de ses paroissiens, ou il arrachait à leurs craintes – car on le savait vindicatif et tout-puissant – des sacrifices nouveaux, de plus en plus lourds. Un dimanche, il monta en chaire, brandissant la bannière de la sainte Vierge.

— Regardez cette bannière, s’écria-t-il d’une voix furieuse.. est-ce pas une honte ? Regardez-ça… Est-ce une bannière ?… La soie en est pourrie, les franges usées et les glands dédorés… la hampe ne tient plus… Il n’y a plus trace, nulle part, de broderies… Et quant à l’image de la sainte Vierge… bernique !… Tu n’en voudrais pas, toi, Charles Le Teur, pour panser ta jument… et toi, Joséphine Briac, pour récurer tes chaudrons… Ah ! ça vous est égal, à vous, pendant que vous vous gobergez dans l’abondance et dans le luxe, ça vous est égal, misérables pécheurs, que la Sainte Mère de Dieu, le jour des processions et des grandes fêtes paroissiales, se promène, au milieu de vous, vêtue de sales guenilles et le derrière à l’air !… Eh bien, il faut que ça finisse… La Vierge en a assez de votre coupable indifférence et de vos ignobles péchés… Elle veut une bannière neuve, vous entendez… une bannière éclatante… tout ce qui se fait de mieux… une bannière d’au moins deux cents francs… Écoutez-moi bien… et retenez mes paroles, si vous ne voulez pas que les plus affreux malheurs fondent sur vous, sur vos champs… sur vos barques… si vous ne voulez pas être changés en raies… en crapauds… en piternes… en chiens de mer… Écoutez-moi… Toi, Yves Legonnec, tu donneras cent sous… Qu’est-ce que tu dis ?… Rien ?… À la bonne heure… Tu économiseras sur tes soûleries, cochon !… Toi, Rose Kerlaniou… cent sous aussi… Et si je te repince à faire encore des saletés, derrière le môle, avec le gars Kerlaur… ce ne sera pas cent sous… ce sera dix francs… Toi, la mère Milliner, tu donneras le veau qui t’est né hier soir… Et ne me regarde pas comme ça, vieille voleuse… parce que si tu t’entêtes, ce n’est pas le veau, seulement, que tu donneras… c’est la vache… Jules, Pierre et Joseph Le Ker, vous m’apporterez le produit d’une pêche… Et qu’elle soit bonne… Pas de vieilles ni de tacots, mes gars… Du solide… du turbot et de la sole… C’est compris, hein ?…

Et, durant plus d’un quart d’heure, il distribua ainsi à chacun sa part contributive, soit en argent, soit en denrées : mottes de beurre, sacs de pomme de terre ou de grain, mêlant les ordres les plus formels aux invectives les plus outrageantes…

Un vieux douanier, qui passait pour esprit fort, et qui se tenait debout, contre un pilier, dans le bas de la nef, se croyant épargné par le terrible recteur, se mit à rire, discrètement, dans sa grosse moustache et sa longue barbiche, qu’il avait très blanches… Le rire n’échappa point au prêtre qui, tout à coup, désignant le douanier, de son bras tendu, au bout duquel la bannière s’agitait et claquait comme une voile de barque dans la tempête :

— Toi, la barbiche… cria-t-il… tu as tort de rire… Et puisque tu te permets, insolente ganache, de rire d’une façon aussi indécente, dans la maison du Bon Dieu… tu donneras vingt francs…

Et comme le douanier protestait :

— Oui, vingt francs, barbiche du diable !… répéta le curé, d’une voix plus retentissante… Et fais bien attention à ce que je vais te dire… Si ces vingt francs, tu ne me les apportes pas, ce soir, après les vêpres… ton affaire est claire… Je te dénonce au procureur de la République… pour avoir volé – il n’y a pas encore une semaine – des épaves trouvées en mer… Ah ! ah ! tu ne ris plus, vieille barbiche… Tu ne t’attendais pas à celle-là barbiche de l’enfer ?

Et se signant :

In nomine patris et filii et spiritus sancti… Amen ! dit-il.

Puis il descendit de la chaire, et regagna l’autel, en faisant claquer la bannière, au-dessus des têtes consternées…

Tel était Monsieur le Recteur du Kernac…


Le maire – M. Jean Le Tregarec – avait un autre galbe.

Ancien sardinier de Concarneau, il avait gagné, rapidement, une jolie fortune, et s’était retiré au Kernac, où il possédait quelques terres et une confortable maison, sur le coteau, le seul coin riant du pays, le seul où il y eût quelque chose qui ressemblât à des arbres, à de la verdure, à des fleurs, à un peu de vie. Les germes mortels de la malaria n’atteignaient pas à la hauteur où se dressait cette maison heureuse, et le vent du large ne laissait de son passage que la santé de sa forte salure et de ses vivifiants arômes.

Ce maire était un très excellent homme : du moins, il passait pour tel dans le pays. Il ne demandait qu'à se dévouer à ses administrés. Et, de fait, il se dévouait immensément. De même que le recteur avait bâti une belle église, en en pierre blanche, de même le maire édifia une magnifique mairie Louis XIII, puis une superbe maison d’école Louis XVI, où jamais aucun enfant ne fréquentait. Il dut aussi interrompre la construction d’une élégante fontaine Renaissance, car les fonds manquaient, et l’on s’aperçut qu’il n’y avait pas d’eau.

La commune était obérée, pliait sous le poids de ses dettes. Les gens étaient écrasés d’impôts, de centimes additionnels, de charges multiples ; mais ils considéraient leur maire comme un saint, comme un héros, et cela soulageait un peu leurs souffrances. Lui, se réjouissait dans ses bonnes œuvres, et il vivait en paix avec sa conscience, dans l’amour de ses concitoyens.

N’ayant plus aucun édifice à élever pour le bonheur du peuple, il songeait philanthropiquement à de vagues catastrophes, où il pût montrer toutes les bontés de son âme.

— Si une épidémie effroyable pouvait fondre tout à coup sur le village ? se disait-il… Oh ! comme je les soignerais, comme je les frictionnerais… Ils meurent, c’est vrai… mais ils meurent l’un après l’autre, avec une régularité monotone… S’ils pouvaient mourir, dix, vingt, trente d’un seul coup ?… Oh comme je pourrais employer mon activité, mes qualités d’organisateur, mes tendresses pour ces pauvres diables !

En ces moments-là, il sentait battre dans sa poitrine l’âme d’un Jules Simon.

Un jour son rêve se précisa ; c’était en 1885, alors que le choléra dévastait Marseille et Toulon. Le maire se promenait un matin sur le quai du Kernac, et sa pensée, franchissant les mers et les continents, se pavanait parmi les cholériques de là-bas. Il évoquait les hôpitaux encombrés, les rues mornes, l’effroi des habitants, les corps tordus par l’horrible mal, le manque de cercueils, les grands feux qui brûlaient sur les places publiques, et se disait :

— Ont-ils de la chance, les maires de là-bas !… Moi, jamais je n’aurai de ces chances-là… Et que font-ils ? Rien… Ils perdent la tête, voilà tout. Ce ne sont pas des organisateurs. Ah ! qu’il me vienne une bonne épidémie, et l’on verra. On ne me connaît pas encore… Et qu’est ce que je demande ?… Rien… Je n’ai pas d’autre ambition que celle d’être utile… La croix de la Légion d’honneur me suffira…

À ce moment, une chaloupe de Quiberon entra dans le port et vint s’amarrer au quai, contre la cale où le maire, arrêté, songeait à ces charitables songes. Et tout à coup, il sursauta.

— Oh ! mon Dieu ! cria-t-il.

Dans le fond de la chaloupe, un matelot était couché sur un paquet de filets, paraissant en proie à un mal indicible. Les jambes tordues, les bras crispés, le corps, tout entier, secoué par les hoquets, il poussait d’étranges plaintes, et d’étranges jurons. Le maire, très ému, interpella le patron de la chaloupe :

— Mais cet homme est malade ?… Cet homme a le choléra ?…

— Le choléra ? dit le patron, en haussant les épaules… Ah ! oui… un drôle de choléra… Il est saoul, le cochon…

Le matelot continuait à se plaindre. Un spasme le prit. Il se souleva un peu sur ses poings et, la bouche ouverte, la tête ballante, la poitrine ébranlée par des efforts intérieurs, il laissa échapper un long vomissement.

— Vite… vite… du secours ! vociféra le maire… C’est le choléra… je vous dis que c’est le choléra… Le choléra est au Kernac…

Quelques hommes s’approchèrent… D’autres s’enfuirent… Le maire commanda :

— De l’acide phénique !… De étuves !… Qu’on allume des feux sur le quai…

Et malgré les protestations du patron qui répétait : « Puisque je vous dis qu’il est saoul », le maire sauta dans la chaloupe.

— Aidez-moi… aidez-moi… N’ayez pas peur…

On souleva le matelot, on le débarqua. Porté par trois hommes, sous la conduite du maire, il fut promené, par toutes les rues du village, jusqu’à l’hospice.

— Qu’est-ce qu’il a ?… Qu’est ce qu’il y a ?… demandaient les femmes en voyant passer ce cortège insolite.

Et le maire répondait :

— Ça n’est rien… rentrez chez vous… Ça n’est rien… N’ayez pas peur… C’est le choléra !

Les femmes, plus livides, à cette nouvelle, se répandaient à travers le village, clamant, avec des grimaces d’effroi :

— Le choléra !… le choléra !… le choléra est ici !

Et pendant que tout le monde fuyait, le maire commandait d’une voix retentissante :

— Qu’on aille prévenir le recteur… Qu’il fasse sonner les cloches… Qu’on verse du chlore dans les rues… N’ayez pas peur… Qu’on allume des feux, comme à Marseille…

À l’hospice, le maire voulut soigner lui-même le malade… Il le débarrassa de ses vêtements, le nettoya de ses ordures… Et comme les sœurs étaient un peu pâles, il les réconfortait :

— Vous voyez ?… Je n’ai pas peur… Il ne faut pas avoir peur… Ça n’est rien… Je suis là…

Puis il étendait le corps dans un lit bassiné, le frictionna longtemps avec une brosse, lui posa, au long des flancs, sous les pieds, aux aisselles, sur le ventre, des briques chaudes.

Le matelot grognait, se démenait, repoussait les briques qui lui brûlaient la peau, exhalait des plaintes colères, mêlées à de gros jurons.

— Les crampes… voilà les crampes… Du rhum, vite… ordonna le maire… Qu’on m’apporte une bouteille de rhum… Il n’est que temps… N’ayez pas peur…

Il introduisit entre les dents du patient le goulot de la bouteille pleine de rhum. D’abord, le pochard parut ravi. Un expression de joie illumina sa figure.

— Na… vous voyez ? fit le maire. Il revient à lui… Ça va mieux… Il n’y a que le rhum !… nous le sauverons… Aidez-moi.

Et, d’un mouvement rapide, il redressa la bouteille toute droite, le goulot profondément enfoncé dans la bouche du matelot.

Tout à coup, celui-ci suffoqua. Il fit de grands gestes. Un spasme lui secoua la gorge. Le liquide rejeté coula par la bouche, par le nez, avec un bruit de râles et d’étranges sifflements.

— Allons… bois donc… avale, sacré mâtin, dit le maire qui enfonça la bouteille plus avant dans la bouche…

Mais l’œil se convulsait, se renversait sous la paupière. Les membres rigides se détendirent, les gestes cessèrent… Le matelot était mort étouffé par le rhum.

— Trop tard… prononça le maire d’une voix navrée… Sacré mâtin !

Ce soir-là, le tambour de la ville parcourut les rues du Kernac, et, tous les vingt pas, après un roulement, il lisait la proclamation suivante :

AUX HABITANTS DU KERNAC

Mes chers concitoyens,

Mes chers administrés,

Le choléra est dans nos murs.

Il a déjà fait de nombreuses victimes.

Qu’on se rassure. Votre maire ne vous abandonnera pas. Il s’installe en permanence à la mairie, prêt à tous les événements, et bien résolu à vous disputer au fléau. Comptez sur moi.

Vive le Kernac !

Mais les rues étaient désertes, et, déjà, tous les habitants claquaient des dents au fond de leurs taudis fermés.


Et voici M. Arthur Lebeau, le clubman parisien.


Une nuit de l’hiver dernier, je dormais profondément, quand je fus réveillé en sursaut par un grand bruit : quelque chose comme la chute d’un meuble dans la pièce voisine. En même temps, la pendule sonna quatre heures et mon chat se mit à miauler lamentablement. Je sautai à bas du lit et, vivement, sans précautions, avec un courage qu’explique seule l’ardeur de mes convictions conservatrices, j’ouvris la porte et pénétrai dans la pièce. Elle était tout éclairée, et ce que j’aperçus d’abord, ce fut un monsieur, fort élégant, en tenue de soirée, décoré, ma foi ! et qui bourrait d’objets précieux une jolie valise en cuir jaune. La valise ne m’appartenait pas, mais les objets précieux étaient bien à moi, ce qui me parut une opération contradictoire et malséante, contre laquelle je me disposai à protester. Bien que je ne connusse pas du tout ce monsieur, il avait pourtant un visage qui m’était familier, et comme on en rencontre sur les boulevards, au théâtre, dans les restaurants de nuit, un de ces visages corrects et soignés qui vous font dire de ceux à qui ils appartiennent : « Ça doit être un homme de cercle ! » Prétendre que je n’eusse pas le moindre étonnement de voir chez moi, à quatre heures du matin, un monsieur en habit, et que je n’avais pas convié à y venir, cela serait exagéré. Mais cet étonnement ne se doublait d’aucun autre sentiment, frayeur ou colère, dont s’accompagnent ordinairement ces visites nocturnes. L’air d’élégance et de bonne humeur et de ce clubman m’avait tout de suite rassuré, car, je dois le confesser, je ne m’attendais à rien de tel, et je craignais plutôt de me trouver face à face avec une horrible brute de cambrioleur, et qu’il fallût me livrer contre lui à des actes de violence défensive pour lesquels je ne me sens pas d’inclination et dont on ne sait pas toujours comment ils finissent. À ma vue, l’élégant inconnu s’était interrompu dans son travail, et, avec un sourire d’une ironie bienveillante, il me dit :

— Excusez-moi, monsieur, de vous avoir si impoliment réveillé… Mais ce n’est pas tout à fait de ma faute. Vous avez des meubles bien sensitifs, vraiment, et que l’approche de la plus légère pince-monseigneur fait aussitôt tomber en pâmoison…

Je vis alors que la pièce était toute bouleversée : des tiroirs ouverts et vidés, des vitrines fracturées, un petit secrétaire Empire, où je cache mes valeurs et mes bijoux de famille, piteusement renversé sur le tapis… Un vrai pillage enfin… Et, pendant que je faisais ces constatations, le trop matinal visiteur continuait, de sa voix bien timbrée :

— Oh ! ces meubles modernes… Comme ils ont l’âme fragile, n’est-ce pas ? Je crois qu’ils sont atteints, eux aussi, de la maladie du siècle, et qu’ils sont neurasthéniques, comme tout le monde…

Il eut un petit rire discret et charmant, qui ne me blessa pas et où se révélait, à tout prendre, un homme de la meilleure éducation. Je me décidai à intervenir.

— À qui ai-je l’honneur de parler ? fis-je, en suivant d’un regard moins inquiet les manœuvres du nocturne visiteur, tandis qu’un courant d’air, produit par les portes ouvertes, agitait ridiculement les pans de ma chemise.

— Mon Dieu ! répondit ce parfait gentleman sur un ton dégagé, mon nom vous serait peut-être en ce moment une trop vive surprise… D’ailleurs, ne pensez-vous pas qu’il vaut mieux réserver, pour une occasion moins étrange, une présentation que je souhaite prochaine et que, d’ailleurs, je puis vous l’avouer, je ne cherchais nullement aujourd’hui. Je voudrais, si vous y consentez, garder le plus strict incognito, jusqu’à nouvel ordre.

— Soit, monsieur… Mais tout ceci ne m’explique pas…

— Ma présence chez vous, à une heure aussi exagérée, et dans ce désordre ?

— C’est cela… Et je vous saurais gré…

— Comment donc ! acquiesça l’élégant inconnu. Votre curiosité est fort légitime, et je ne songe pas à m’y soustraire… Mais, pardon ! Puisque vous désirez que nous fassions un petit bout de causerie, ne pensez-vous pas qu’il serait prudent à vous de passer une robe de chambre… Votre déshabillé me navre… Il fait froid ici… et l’on a vite attrapé cette maudite influenza, en ces temps bizarres.

— Fort juste… Veuillez donc m’excuser une minute…

— Faites, monsieur, faites…

Je gagnai mon cabinet de toilette où j’endossai rapidement une robe de chambre, et je revins auprès de l’inconnu qui, durant ma courte absence, avait tenté de remettre un peu d’ordre dans la pièce encombrée de ses effractions.

— Laissez, monsieur, laissez, je vous prie… Mon valet de chambre rangera tout cela demain…

Je lui offris un siège, j’en pris un moi-même, et, ayant allumé un cigare, je lui dis, sur un ton encourageant :

— Monsieur, je vous écoute…

Le clubman eût pu se recueillir, comme font tous les héros de roman avant de conter leur histoire. Il évita cette banalité et, tout de suite, il commença :

— Monsieur, je suis un voleur… un voleur professionnel… disons le mot, si vous voulez, un cambrioleur… Vous l’aviez, sans doute, deviné ?

— Parfaitement…

— Cela fait honneur à votre perspicacité… Donc, je suis un voleur. Je ne me suis décidé à embrasser cette position sociale qu’après avoir bien constaté que, dans les temps troublés où nous vivons, elle était encore la plus franche, la plus loyale, la plus honnête de toutes… Le vol, monsieur – et je dis le vol, comme je dirais le barreau, la littérature, la peinture, la médecine – fut une carrière décriée, parce que tous ceux qui s’y destinèrent jusqu’ici n’étaient que d’odieuses brutes, de répugnants vagabonds, des gens sans élégance et sans éducation. Or, je prétends lui redonner un lustre auquel il a droit et faire du vol une carrière libérale, honorable et enviée. Ne nous payons pas de mots, monsieur, et envisageons la vie telle qu’elle est. Le vol est l’unique préoccupation de l’homme. On ne choisit une profession – quelle qu’elle soit, remarquez bien – que parce qu’elle nous permet de voler – plus ou moins – mais enfin de voler quelque chose à quelqu’un. Vous avez l’esprit trop avisé, vous savez trop bien ce que cache le fallacieux décor de nos vertus et de notre honneur, pour que je sois forcé d’appuyer mon dire d’exemples probatoires et de concluantes énumérations…

Ces paroles me flattaient trop dans mes prétentions – d’ailleurs, justifiées – à la psychologie, et à la connaissance des sciences sociales, pour que je ne les accueillisse point par un « Évidemment ! » péremptoire et supérieur. L’élégant cambrioleur, encouragé, poursuivit avec des gestes plus intimes et confidentiels :

— Je ne veux vous parler que de ce qui me concerne… Mais les sales besognes que, nécessairement, je dus accomplir, les ruses maléficieuses, les ignobles tromperies, les faux poids, les coups de Bourse… les accaparements… répugnèrent vite à mon instinctive délicatesse, à ma nature franche, empreinte de tant de cordialités et de tant de scrupules… Je quittai le commerce pour la finance. La finance me dégoûta… Hélas ! je ne pus me plier à lancer des affaires inexistantes, à émettre de faux papiers et de faux métaux, à organiser de fausses mines, de faux isthmes, de faux charbonnages… Penser perpétuellement à canaliser l’argent des autres vers mes coffres, à m’enrichir de la ruine lente et progressive de mes clients, grâce à la vertu d’éblouissants prospectus et à la légalité de combinaisons extorsives, me fut une opération inacceptable, à laquelle se refusa mon esprit scrupuleux et ennemi du mensonge… Je pensai alors au journalisme… Il ne me fallut pas un mois pour me convaincre que, à moins de se livrer à des chantages pénibles et compliqués, le journalisme ne nourrit pas son homme… Et puis, vraiment, j’étais exposé quotidiennement à des contrats trop salissants. Quand je pense que les journaux, aujourd’hui, ne sont fondés que par des commerçants faillis ou des financiers tarés, qui croient – et qui d’ailleurs y réussissent – éviter ainsi de finir leurs jours dans les maisons centrales et dans les bagnes… non, vraiment, je ne pus me faire à cette idée. Sans compter qu’il est fort pénible à des personnes comme moi, qui possèdent une certaine culture, d’être l’esclave de sots ignorants et grossiers dont la plupart ne savent ni lire, ni écrire, sinon leurs signatures, au bas d’ignobles quittances… Alors j’essayai de la politique…

Ici, je ne pus m’empêcher de pousser un rire sonore qui menaça de s’éterniser…

— C’est cela, approuva le séduisant gentleman… N’en disons pas autre chose… Je pensai ensuite à devenir un homme du monde… un véritable homme du monde… Je suis joli garçon, j’ai de la séduction naturelle et acquise… de l’esprit… une santé de fer… infiniment d’élégance… Rien ne m’était plus facile que de me faire recevoir de l’Épatant, du cercle de la rue Royale… et d’être invité aux soirées carminales de M. de Montesquiou… Mais j’avais trop de scrupules… Tricher au jeu, aux courses, tirer un cheval… meubler de jeunes cocottes… en démeubler de vieilles… vendre mon nom, mes influences mondaines, au profit d’un nouveau kina, d’un banquier douteux, d’un chemisier réclamiste, d’un fabricant d’automobiles… d’un usurier ou d’une jolie femme ?… Ma foi non ! Bref, j’épuisai ainsi tout ce que la vie publique ou privée peut offrir de professions sortables et de nobles carrières à un jeune homme actif, intelligent et délicat comme je suis. Je vis clairement que le vol – de quelque nom qu’on l’affuble – était le but unique et l’unique ressort de toutes les activités, mais combien déformé, dissimulé et, par conséquent, combien plus dangereux ! Je me fis donc le raisonnement suivant : « Puisque l’homme ne peut pas échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honorable qu’il le pratiquât loyalement et qu’il n’entourât pas son naturel désir de s’approprier le bien d’autrui d’excuses pompeuses, de qualités illusoires et de titres redondants dont la parure euphémique ne trompe plus personne. » Alors, tous les jours, je volai, je pénétrai, la nuit, dans les intérieurs riches ; je prélevai, une fois pour toutes, sur les caisses d’autrui, ce que je juge nécessaire à l’expansion de mes besoins, au développement de ma personnalité humaine. Cela me demande quelques heures chaque nuit, entre une causerie au club et un flirt au bal. Hormis ce temps, je vis comme tout le monde… Je suis d’un cercle assez chic et bien-pensant ; j’ai de belles relations. Le ministre m’a décoré tout récemment… Et quand j’ai fait un bon coup, je suis accessible à toutes les générosités. Enfin, monsieur, je fais loyalement, directement, ce que le monde pratique par des détours tortueux et des voies d’autant plus ignominieuses que… Enfin, ma conscience délivrée ne me reproche plus rien, car, de tous les êtres que je connus, je suis le seul qui ait courageusement conformé ses actes à ses idées, et adapté hermétiquement sa nature à la signification mystérieuse de la vie…

Les bougies pâlissaient, le jour entrait par les fentes des persiennes. J’offris à l’élégant inconnu de partager mon déjeuner du matin, mais il objecta qu’il était en habit, et qu’il ne voulait pas m’offusquer par une telle incorrection.


Arthur Lebeau est un causeur charmant… Je jouis vraiment beaucoup de sa grâce et de son esprit… Malheureusement, il n’est à X… qu’en passant… huit jours à peine. Mais il reviendra plus tard…

— Je suis fort occupé… En ce moment… je n’ai pas le temps… me dit-il…

Et comme je lui demande s’il exerce ici son métier…

— Non, me répond-il… Ici je me repose… Ici… je vis de leurs rentes…