Les Voleurs (Vidocq)/Pièces justificatives

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PIÈCES JUSTIFICATIVES.



Le lecteur a pu voir, par ce qui précède, que l’ancienne monarchie argotique était un État parfaitement organisé ; les Argotiers en effet avaient un roi, roi qui ne pouvait déplaire à ses nombreux sujets, puisqu’il ne devait qu’à leurs suffrages et à son mérite personnel la place eminente qu’il occupait ; des États-Genéraux qui se réunissaient à la fin de chaque année pour examiner les affaires de la monarchie, et chercher les moyens d’en augmenter l’éclat et d’en assurer la durée ; des lois, des juges pour les appliquer, et des agens pour veiller à leur exécution. Comme on a pu le voir dans divers articles de cet ouvrage[1], le roi des argotiers était le chef d’un peuple nombreux, et sa place lui valait des revenus importans, j’ai cru devoir pour justifier mes allégations, donner place ici à quelques curieux fragmens extraits d’ouvrages publiés aux époques où florissait la monarchie argotique.

La lecture de ces pièces est propre, tout en servant à faciliter l’intelligence du texte, à donner la connaîssance de mœurs à-peu-près inconnues, et dont il ne reste pas la plus légère trace.

Des Etats-Généraux.



Pour affermir l’Estat de cette monarchie argotique, iceux Argotiers ordonnèrent tenir par chaque an des Estats Généraux pour aviser aux affaires de l’Estat ; et estaient tenus anciennement juxte en la vergne de Fontenay le Compte, et à présent transtolez en Languedoc, pour ce que ce chenastre pharos du Languedoc, Anne de Montmorency, a fiché une grande somme de michon pour estre employée tous les ans, la Semaine Sainte, pour fouquer amorce à toutimes les argotiers quy se confesseront et communieront le Jeudy Saint, et prieront le grand Havre pour sézière ; en laquelle convocation et assemblèe des susdits Estats furent accordés et arrestés, les articles quy suivent :

Pour affermir l’État de cette monarchie argotique, les Argotiers ordonnèrent qu’il serait tenu chaque année des États-Généraux pour aviser aux affaires de l’État ; ces États étaient anciennement tenus près la ville de Fontenay-le-Comte, et maintenant ils sont transportés en Languedoc, parce que le bon gouverneur du Languedoc, Anne de Montmorency, a donné une grande somme d’argent pour être employée tous les ans, la Semaine Sainte, à l’avantage de tous les Argotiers qui se confesseront et communieront le Jeudi Saint et prieront Dieu pour lui ; à ces convocations et assemblées des susdits États furent accordés et arrêtés les articles qui suivent :

Articles accordés aux Etats-Généraux.


I.

Premièrement a esté ordonné qu’aucun marpaut ne soit admis ni receu pour estre grand Coësré, qu’il n’aye esté Cagou Archi-Suppot.

Premièrement, a été ordonné qu’aucun homme ne soit admis ni reçu pour être grand Coësré, à moins qu’il n’ait été Cagou Archi-Suppôt.

II.

Qu’aucun Argotier ne soit sy hardy, ne descouvrir ny desceller les secrets des affaires de la monarchie, qu’à ceux quy ont esté receu et passez du serment.

Qu’aucun Argotier ne soit assez hardi pour découvrir ou desceller le secret des affaires de la monarchie, à moins que ce ne soit à ceux qui ont été reçus et admis à prêter serment.

III.

Qu’aucun mion ne soit passez du serment, qu’au préalable il n’ait esté reconnu affectionner l’argot et n’estre frollaux.

Qu’aucun garçon ne soit admis à préter serment, à moins qu’au préalable il n’ait été reconnu affectionner l’argot et n’être point traître.

IV.

A esté aussi ordonné que les Argotiers toutimes quy bieront demander la thune, soit aux lourdes, ou dans les entiffles, ne se départiront qu’ils n’ayent esté refusés neuf fois, le toutime sous peine d’estre bouilly en brans et plongé en lance jusqu’au proye.

Il a été aussi ordonné que tous les Argotiers qui iront demander l’aumône, soit aux portes, soit dans les églises, ne quitteront la place que lorsqu’ils auront été refusés neuf fois, le tout sous peine d’être barbouillé en merde et plongé dans l’eau jusqu’au postérieur.

Auxdits Estats Généraux on procède premièrement à l’élection du grand Coësré, ou bien on continue celuy auparavant, quy doit estre un marpaut ayant la majesté come d’un grand monarque : un rabat sur les courbes, à tout dix mille pièces coulorées et bien cousues, un bras, jambe ou cuisse, demy pourris en apparence, qu’il serait bien guéry en un jour s’il voulait.

Auxdits États-Généraux on procéde premièrement à l’élection du grand Coësré, ou bien on continue celui d’auparavant, qui doit être un homme ayant la majesté d’un grand monarque : un manteau sur les épaules, composé de dix mille pièces de diverses couleurs et bien cousues, un bras, jambe ou cuisse demi pourris en apparence, mais que cependant il pourrait guérir en un seul jour.

Après l’élection, le grand Coësré commandera à tous les Argotiers nouveaux venus de se mettre à quatre pieds contre la dure, puis il s’assied sur l’un d’iceux, et lors les Cagoux, la tronche nue, le comble dans la louche, viennent faire hommage à sézière, puis ils sont continués ou d’autres mis à leur place ; après l’hommage, on s’assied contre le grand Coësré, et on met une saliverne auprès de sézière, pour recevoir les tributs de ceux qui en doivent ; puis chacun, de quelque condition qu’il soit, vient rendre compte de sa vocation, et premièrement :

Après l’élection, le grand Coësré commandera à tous les Argotiers nouveaux-venus de se mettre à quatre pieds sur la terre, puis il s’assied sur l’un d’eux et alors les Cagoux, la tête nue, le chapeau à la main, viennent lui rendre hommage, puis ils sont continués ou d’autres sont mis à leur place ; après l’hommage on l’assied contre le grand Coësré, et on met une écuelle auprès de lui pour recevoir les tributs de ceux qui en doivent, puis chacun, de quelque condition qu’il soit, vient rendre compte de sa gestion, et premièrement :

Les Cagoux.

Les Cagoux sont interrogés, s’ils ont esté soigneux de faire observer l’honneur qui est deu au grand Coësré ; s’ils ont montré charitablement à leurs sujets les tours du métier ; s’ils ont desvalisé les Argotiers qu’ils ont rencontré, quy ne voulaient pas reconnaistre le grand Coësré, et combien ils leur ont osté : car ce qu’on oste aux gueux quy ne veulent reconnaistre que floutière le grand Coësré, tout est déclaré de chenastre prise, tant leurs hardes que leur michon ; si en trimant par les vergnes et grands trimars, ils n’ont point rencontré quelques rebelles criminels de l’Estat, car ceux quy bien à autre intention que celle qui leur est ordonnée par le grand Coësré, sont déclarés perturbateurs du repos de l’Estat ; sy quelques-uns sont trouvés, ils sont amenés aux Estats Généraux, et là punis en la forme qui s’en suit : Premièrement, on leur oste toutime leur frusquin, puis on urine en une saliverne de sabré, avec du pivois aigre, et une poignée de maron, et avec un torchon de fretille on frotte à sézière tant son proye qu’il ne lude mornie d’un mois après. Voilà la charge des Cagoux, quy, pour la peine qu’ils ont, ne fichent aucun michon au grand Coësré ; ainsy participent au butin des dévalisez, et ont puissance de trucher sur le toutime.

Les Cagoux sont interrogés, s’ils ont été soigneux de faire observer l’honneur qui est dû au grand Coêsré ; s’ils ont montré charitablement à leurs sujets les tours du métier ; s’ils ont dévalisé les Argotiers qu’ils ont rencontré, qui ne voulaient pas reconnaître le grand Coësré, et combien ils leur ont ôté : car ce qu’on ôte aux gueux qui ne veulent pas reconnaître le grand Coësré, est déclaré de bonne prise tant leurs hardes que leur argent ; si en allant par les villes et grands chemins, ils n’ont point rencontré quelques rebelles ou criminels envers l’État ; car ceux qui marchent une autre intention que celle qui leur est ordonnée par le grand Coësré, sont déclarés perturbateurs du repos de l’État, et, lorsqu’ils sont trouvés, ils sont amenés aux États-Généraux et là punis de la manière qui suit :

Premièrement, on leur ôte tous leurs vêtemens, puis on urine dans une écuelle de bois dans laquelle on met du vin aigre et une poignée de sel, et avec un torchon de paille on leur frotte tant le postérieur qu’ils ne peuvent s’asseoir d’un mois au moins. Voilà la charge des Cagoux, qui, pour la peine qu’ils ont, ne donnent point d’argent au grand Coësré, et cependant participent au butin des dévalisés, et ont puissance de tout faire.

Les Archi-Suppôts de l’argot.

Les Archi-Suppots sont ceux que les Grecs appellent philosophes, que les Hébreux nomment scribes, les Latins sages, les Égyptiens prophètes, les Indiens gymnosophistes, les Assyriens caldées, les Gaulois druides, les Perses magots, les Français docteurs, et les Mirabolins bonzes : en un mot, sont les plus savans, les plus habiles marpauts de toutime l’argot ; sont des écoliers débauchés et quelques ratichons de ces coureurs quy enseignent le jargon, à rouscailler bigorne, quy ostent, retranchent et referment l’argot, ainsi qu’ils veulent. Et ont aussi puissance de trucher sur le toutime sans ficher quelque floutière.

Les Archi-Suppôts sont ceux que les Grecs appellent philosophes, les Hébreux scribes, les Latins sages, les Égyptiens prophètes, les Indiens gymnosophistes, les Assyriens caldéens, les Gaulois druides, les Perses magots, les Français docteurs, et les Mirabolins bonzes ; en un mot ce sont les plus savans, les plus habiles hommes de tout l’argot ; ce sont pour la plupart des écoliers débauchés et quelques prêtres de ces courreurs qui enseignent le langage argotique, qui ôtent, retranchent et réforment le langage comme ils le veulent. Ils ont aussi la puissance de tout faire sans rien donner.

Les Orphelins.

Les Orphelins sont ces grands mions qui triment trois ou quatre de compagnie, ils bient sur le mince, c’est-à-dire truchent sans aucun artifice. Ils fichent par chacun an deux menus de rond au grand Coësré.

Les Orphelins sont ces grands garçons qui marchent trois ou quatre de compagnie ; ils vont à la flan, c’est-à-dire mendient sans aucun artifice. Ils donnent par an chacun deux douzaines de sols au grand Coësré.

Les Marcandiers.

Les Marcandiers sont ceux qui bient avec une grande hane à leur côté, avec un assez chenastre frusquin et un rabat sur les courbes, feignant d’avoir trouvé des sableux sur le trimar quy leur ont osté leur michon toutime. Ils fichent au grand Coësré un rusquin par an.

Les Marcandiers sont ceux qui marchent avec une grande bourse à leur côté, un assez bon habit et un manteau sur les épaules, feignant d’avoir trouvé des voleurs sur le chemin qui leur ont pris tout leur argent. Ils donnent au grand Coësré un écu par an.

Les Ruffez ou Rifodés.

Ruffez ou Rifodés sont ceux qui triment avec un certificat qu’ils nomment lucques, comme leur bien sont ruffez toutimes, menant avec sezailles leurs marquises et mions, feignant d’avoir eu de la peine à sauver leurs mions du rifle, qui ruffoit leur creux. Le plus souvent leurs certificats sont apostez et les font faire par quelque ratichon qui bient avec sezailles. Ils fichent par an quatre combriez au grand Coësré.

Les Ruffez ou Rifodés sont ceux qui marchent avec un certificat qui atteste que toutes leurs propriétés ont été brûlées, et mènent avec eux leurs femmes et leurs enfans ; ils feignent avoir eu beaucoup de peine à sauver leurs enfans du feu qui brûlait leur maison. Leurs certificats sont le plus souvent faux, et faits par quelques prêtres qui marchent avec eux. Ils donnent par an quatre quarts d’écu au grand Coësré.

Les Millards.

Millards sont ceux qui trollent sur leur andosse de grand gueulards ; ils truchent plus aux champs qu’aux vergnes ; ils sont haïs des autres Argotiers pour ce qu’ils morfient ce qu’ils ont tout seuls, et ne font point la charité aux autres frères. Quand ils sont rencontrés des autres, il faut se battre et on leur oste leur michon, et bien souvent leur marquise, qui font semblant de verver quand on les emmène, mais en, leur cœur en sont bien aise, pour ce que la plupart d’entre elles ne sont que pouifles. Jamais ne pioncent aux creux ou castus du grand Aure, ny piollent où ils savent qu’il y a d’autres Argotiers peaussez, ils font troller à leurs marquises des empaves qu’ils étendent sur la fille de quelque garnafle et la peaussent et roupillent gourdement. Ils font les piteux devant les pallots qui leur fouquent du fondant, du resme et autres necessitez. C’est de ceux de cette condition qu’il s’en trouve le plus de rebelles à l’Estat, et ceux qui obéissent fichent aux Cagoux demy rusquin, qui le trollent aux Estats Généraux et en rendent compte au grand Coësré.

Les Millards sont ceux qui portent de grands bissacs sur leurs épaules ; ils mendient plus aux champs que dans les villes ; ils sont haïs des autres Argotiers parce qu’ils mangent ce qu’ils ont tout seuls, et ne font point la charité aux autres frères. Aussi, quand ces derniers les rencontrent, il faut qu’ils se battent, et on leur ôte leur argent, leur pain, et bien souvent leurs femmes qui font semblant de pleurer quand on les emmène, ce qui, cependant, ne les empêche pas d’être bien aises au fond du cœur, car la plupart d’entre elles ne sont que des putains. Les Millards ne dorment jamais dans les maisons ou hôpitaux de Dieu, ni dans les auberges où ils savent qu’il y a d’autres argotiers. Ils font porter à leurs femmes des draps qu’ils étendent sous l’auvent de quelque ferme, et là, ils s’arrêtent et dorment bien. Ils font les piteux devant les paysans, qui leur donnent du beurre, du fromage et d’autres nécessités. C’est parmi ceux de cette condition qu’il se trouve le plus de rebelles à l’État, et ceux qui obéissent donnent un demi-écu par an aux Cagoux, qui le portent aux États-Généraux et en rendent compte au grand Coësré.

Les Malingreux.

Malingreux sont ceux qui ont des maux ou plaies dont la plupart ne sont qu’en apparence ; ils truchent sur l’étisse, c’est-à-dire ils feignent d’aller les uns à Saint-Main, les autres feignent avoir voui une messe quelque part. Quelquefois ils sont gros, enflés, et le lendemain n’y parait que floutière. Ils morfient gourdement quand ils sont dans les piolles. Ils fichent deux combriez.

Les Malingreux sont ceux qui ont des maux ou plaies pour la plupart supposés ; ils mendient en feignant d’aller à Saint-Main ou d’avoir voué une messe quelque part. Quelquefois ils sont gros et enflés, et le lendemain il n’y paraît plus rien. Ils mangent bien quand ils sont dans les auberges, et donnent deux demi-écus.

Les Piètres.

Les Pietres truchent sur le baston rompu ; ce sont ceux qui ont les jambes et bras rompus ou qui ont mal aux paturons qui bient avec des potenas. Ils fouquent demy rusquin par chacun an.

Les Piètres mendient sur le bâton rompu ; ils paraissent avoir les jambes et les bras rompus, ou bien avoir mal aux pieds. Ils donnent chacun un demi-écu par an.

Les Sabouleux.

Sabouleux sont ceux que vulgairement on appese malades de Saint-Jean, dont il y a plus de faux que de véritablement malades. Ils s’amadouent avec du sang, et prennent du savon blanc dans la bouche, ce qui les fait écumer. Ils triment ordinairement aux boules et frimions, et au long des entifles, où ils se saboulent gourdement. Ils emeuvent tellement le monde à pitié, qu’ils font greffer en leur comble force michon, dont ils bien morfient et aquiger grande chère aux piolles franches ou castus. C’est ceux-là qui fichent le plus au grand Coësré et qui lui obéissent le mieux.

Les Sabouleux sont ceux que vulgairement on nomme malades de Saint-Jean : il y en a plus de faux que de véritablement malades. Ils se préparent avec du sang, et mettent du savon blanc dans leur bouche, ce qui les fait écumer. Ils mendient ordinairement dans les foires et fêtes, ou le long des églises. Ils simulent si bien le mal dont ils disent être atteints, et inspirent une si grande pitié à tout le monde, qu’ils font entrer beaucoup d’argent dans leur chapeau. Ils mangent et font grande chère lorsqu’ils se trouvent dans quelque bonne auberge ou dans un hôpital. Ce sont eux qui donnent le plus au grand Coësré et qui lui obéissent le mieux.

Les Callots.

Les Callots sont ceux qui sont tigneux véritables ou contrefaits, et tant les uns que les autres truchent tant aux entifles que dans les vergnes, pour trouver de quoy faire guérir leur tigne, qui seraient bien marris qu’elle fust guérie. Ils eussent pris le sieur Théodore de Beze pour leur patron pour ce qu’il a esté autrefois Callot ; mais à cause qu’il ne l’ont point trouvé au calendrier romain, ils n’en ont point voulu, et aussi à cause qu’un jour dans Paris, il se voulut jeter dans la rivière de Seine, pour se noyer avec un sien cousin, à cause qu’ils avaient trop de mal à faire guérir leur tigne, comme lui même témoigne en une epistre écrite à son ami Vnomard. Ceux-là fichent sept ronds au grand Coësré.

Les Callots sont ceux qui sont teigneux ou qui feignent de l’être. Les uns et les autres mendient dans les église set dans les villes pour trouver, disent-ils, de quoi faire guérir leur teigne. Ils auraient pris pour leur patron le sieur Théodore de Bèze, parce qu’autrefois il a été teigneux ; mais ils n’en ont point voulu, parce qu’ils ne l’ont point trouvé sur le calendrier romain, et aussi, parce qu’un jour, à Paris, il voulut se jeter dans la rivière de Seine avec un de ses cousins qui, comme lui, ne pouvait pas se faire guérir de la teigne, ainsi qu’il le témoigne lui-même dans une épître écrite à son ami Unomard. Ils donnent sept sols au grand Coësré.

Les Coquillards.

Coquillards sont les pélerins de Saint-Jacques ; la plus grande part sont véritables et en viennent, mais il y en a aussi quy truchent sur le coquillard, et quy n’y furent jamais, et qu’il a plus de dix ans qu’ils n’ont fait le pain bénist en leur paroisse, et ne peuvent trouver le chemin à retourner dans leur logis. Ils ne fichent que floutière au grand Coësré.

Les Coquillards sont des pèlerins de Saint-Jacques. Ils sont pour la plupart véritables ; mais il y en a aussi qui mendient sur le coquillard, qui jamais n’ont été à Saint-Jacques, qui, depuis plus de dix ans, n’ont pas rendu le pain bénit à leur paroisse, et ne peuvent pas retrouver le chemin qui conduit à leur logis. Ils ne donnent rien au grand Coësré.

Les Hubins.

Hubins sont ceux-là qui disent avoir esté mordus des loups ou hubins enragés. Ils triment ordinairement avec un lucques, comme ils bient à Saint-Hubert ou qu’ils en viennent, qu’ils fichent aux ratichons pour les recommander dans les entifles. Ils fichent un ragot par an au grand Coësré.

Les Hubins sont ceux qui disent avoir été mordus des loups ou des chiens enragés. Ils marchent ordinairement avec un faux certificat qui atteste qu’ils vont à Saint-Hubert, ou qu’ils en viennent, ils montrent ce certificat aux prêtres pour les engager à les recommander dans les églises. Ils donnent un écu par an au grand Coësré.

Les Polissons.

Polissons sont ceux qui ont des frusquions qui ne valent que floutière. En hiver, quand le gris bouesse, c’est lorsque leur estat est le plus chenastre. Les rupines et marcandiers leur fichent les uns un gorget, les autres une lime ou un haut de tire qu’ils sollicent au barbaudier du castu ou à d’autres quy les veulent abloquir. Ils trollent ordinairement à leur côté un gueulard avec une rouillarde pour mettre le pivois. Ils entervent bravement à attrimer l’ornie. Il s’en trouve grande quantité aux Estats, et fichent deux ragots au grand Coësré par an.

Les Polissons sont ceux qui ont des habits qui ne valent rien. C’est en hiver, lorsqu’il fait grand froid, que leur état est le meilleur. Les dames et les marchands leur donnent les uns un georget, les autres une chemise ou un haut-de-chausses qu’ils vendent au gardien de l’hôpital ou à d’autres qui veulent acheter. Ils portent ordinairement un bissac à leur côté avec une bouteille pour mettre le vin. Ils s’entendent bien à prendre la poule. Il s’en trouve une grande quantité aux États, et donnent deux écus par an au grand Coësré.

Les Francs-Mitoux.

Les Francs-Mitoux sont ceux quy sont malades ou quy font semblant de l’estre. On les nomme les Ecumeus ; ils bient appuyés sur un sabre et bandez par le front faisant les trembleurs. Ils ne fichent que cinq ronds au grand Coësré.

Les Francs-Mitoux sont ceux qui sont malades ou qui feignent de l’être. Ils vont appuyés sur un bâton, le front bandé et faisant les trembleurs. Ils ne donnent que cinq sols au grand Coësré.

Les Capons.

Capons sont les eschevins de la tricherie, dont la plupart sont casseurs de hane et doubleux ; ils ne sortent guères des vergnes ; ils truchent dans les piolles où ils sont souvent à larguet pour mouchailler s’ils trouveront quelque chose à découvert pour le double. Ceux-là ne fichent que floutière aux Estats, car ils ne triment point.

Les Capons sont les échevins ou maîtres de la tricherie ; ils sont presque tous coupeurs de bourses et voleurs ; ils ne sortent guère des villes ; ils mendient dans les auberges, et ils regardent souvent afin de voir s’ils trouveront à découvert quelque chose qu’ils puissent voler. Ils ne donnent rien aux États parce qu’ils ne mendient pas.

Les Courtauds de Boutanche.

Courtauds de Boutanche sont des compagnons d’Estat dont les uns ne maquillent que durant l’hyver, quand le gris bouesse, l’esté étant venu disent fy du maquillage, qu’il est mion de ponifle qui a un maître ; voici les cassantes, les verdouzes, les calvins, qui sont chenastres. Les autres ne maquillent point en tout, ainsy trollent dessus leurs courbes quelques outils dont on se sert en leur mestier, afin que la colle en soit plus franche. Les autres quand ils sont en quelque vergne à battander, et qu’on leur dit qu’ils aillent maquiller, ils rouscaillent qu’il n’y a point de boutanche de leur Estat en la vergne, car ils disent estre d’un autre mestier qu’ils ne sont, et qu’ils savent qu’il n’y a point en la vergne. La plus grande part d’iceux sont haïs des autres Argotiers, pour ce qu’ils sont frollaux et frollent sur la balle des frères quand ils sont en quelque boutanche à maquiller.

Les Courtauds de Boutanche sont des compagnons d’état : les uns ne travaillent que l’hiver, lorsque le froid est rude ; lorsque l’été est venu ils font fi du travail, et disent : « ll n’y a que les fils de putains qui ont un maître ; voici les noix, les pommes, les raisins qui sont bons ». Les autres ne travaillent point du tout, mais ils portent sur leurs épaules quelques outils dont on se sert dans leur métier, afin que leurs mensonges paraissent plus vraisemblables. Quand les autres sont à mendier dans quelque ville, et qu’on leur dit d’aller travailler, ils répondent qu’il n’y a point de boutique de leur état dans la ville, car ils disent être d’un autre métier que celui qu’ils exercent, et qu’ils savent ne point exister dans la ville. La plupart des Courtauds de Boutanche sont haïs des autres Argotiers parce qu’ils sont traitres et médisent de leurs frères lorsqu’ils sont à travailler dans quelque boutique.

Les Convertis.

Les Convertis sont ceux quy changent de religion. Je n’entends parler ici de ceux quy véritablement pour le repos de leur conscience se convertissent sans fraude ni dissimulation ; je veux donc rouscailler de ceux qui feignent se convertir pour la truche. Quand ils sont en quelque vergne où il y a quelque excellent prédicateur, ils bient le trouver et luy rouscailler ainsi : « Mon père je suis de la religion, et tous mes parens aussi ; j’ay ouy quelques unes de vos prédications quy m’ont touché ; je voudrais que vous m’eussiez un peu éclaircy.» Alors il se passe deux ou trois luysants en conference, puis il fait faire profession de foy en public, puis sept ou huit luisants durant, il se tient aux lourdes des entifles et rouscaille ainsi : « Messieurs et Dames, n’oubliez pas cet apostolique romain.» Le Haure sait combien ils grefflent en leur comble, car il n’est pas mion de chenastre mère quy ne leur fiche la thune ; puis ils sont soigneux de tirer une lucque en certificat de celui qui les a receus, ou après ils s’enquestrent où demeure quelque marpaut pieux, et rupins, et marchandier dévost, qu’ils bient trouver dans leur creux, déclarant leurs nécessités. Alors ces chenastres personnes rifodées de l’amour du Haure, et très-joyeuses de cette conversion, leur furent de très-chenastres thunes ; c’est la plus chenastre truche de toutime l’argot, et s’ils affurent ainsi les catholiques ils en font de même aux huguenots, car il y en a qui trollent de deux sortes de lucques, les unes pour ficher aux ratichons dans les entonnes, et les autres aux babillars ou anciens de la prétendue qui leur fichent de grosses thunes ; mais il y en eut un quy fut bien affuté pensant avoir deux lucques, car il perdit la plus chenastre. C’était un Hollandais qui estant venu en nostre vergne fainctement ou véritablement, se voulut convertir, il bia trouver un chenastre cornet d’épice, et rouscailler à sézière qu’il voulait quitter la religion prétendue pour attrimer la catholique. Le chenastre patron le reçut charitablement ; et l’interrogea par plusieurs luisants dont un entre les autres il demanda à sézière s’il n’avoit pas quelque lucque de son babillard, il répondit que si, et mit la main dans sa felouse et en tira une et la ficha au cornet d’épice pour la mouchailler, et quelques luysants après qu’il eut aquigé profession de foy, il demanda sa lucque au patron qui rouscailla à sézière qui l’avait aquigé rifodé. Le Haure sait combien le Hollandais fut fâché, en me rencontrant il me rouscailla : Ha pillier ! que gitu esté affuté gourdement, car ce cornet d’épice a rifodé ma lucque où estaient les armoiries de la vergne d’Amsterdam en Hollande ; j’y perds plus de cinquante grains de rente. Je le dis pour y avoir assisté. Ceux-là sont les mignons du grand Coësré et ne fichent que floutière.

Les Convertis sont ceux qui changent de religion. Je n’entends point parler de ceux qui véritablement, et pour le repos de leur conscience, se convertissent, sans fraude ni dissimulation ; je ne veux donc parler que de ceux qui feignent de se convertir et pour mendier seulement. Quand ils sont dans quelque ville où il se trouve un excellent prédicateur, ils vont le trouver et lui parlent ainsi : « Mon père, je suis de la religion, et tous mes parens aussi, j’ai entendu quelques-unes de vos prédications et elles m’ont touché ; je voudrais bien que vous prissiez la peine d’éclaircir un peu les doutes de ma conscience.» Alors deux ou trois jours se passent en conférence, puis le converti fait profession de foi en public, et durant sept ou huit jours, il se tient à la porte des églises et parle ainsi : « Messieurs et Dames, n’oubliez pas cet apostolique romain.» Dieu sait combien il tombe d’argent dans leur chapeau, car il n’est pas fils de bonne mère qui ne leur fasse l’aumône ; ensuite ils ont soin de tirer un certificat de celui qui les a reçus, et cela fait, ils s’informent de la demeure de quelqu’homme pieux, gentilhomme ou marchand, dévot, qu’ils vont trouver dans leur maison, et auquel ils font connaître leurs besoins. Ces bonnes personnes, brûlées de l’amour de Dieu et très joyeuses de cette conversion, ne manquent pas de leur donner de très-bonnes aumônes ; l’industrie des convertis est la plus productive de tout l’argot, car s’ils trompent ainsi les catholiques, ils ne ménagent pas davantage les huguenots ; il y en a qui portent deux sortes de certificats, les uns pour les prêtres, dans les églises, et les autres pour les ministres ou anciens de la prétendue qui leur donnent de grosses aumônes ; mais il y en eut un qui fut bien trompé, malgré ses deux certificats, car il perdit le meilleur. C’était un Hollandais qui étant venu dans notre ville voulut se convertir, à cet effet il alla trouver un bon capucin et lui dit qu’il voulait quitter la religion prétendue pour embrasser la catholique. Le bon patron le reçut charitablement et l’interrogea plusieurs jours, un entre les autres il lui demanda s’il n’avait pas quelque certificat de son ministre, le Hollandais répondit qu’il en avait un en effet, il mit la main dans sa poche en tira un et le donna au capucin qui désirait le voir, quelques jours après avoir fait profession de foi, il demanda son certificat au patron qui lui répondit qu’il l’avait brûlé. Dieu sait combien le Hollandais fut fâché, car me rencontrant il me dit : Ah ! combien je suis trompé, car ce capucin a brûlé mon certificat où étaient les armoieries de la ville d’Amsterdam en Hollande ; j’y perds plus de cinquante écus de rente, je te le dis, pour y avoir assisté. Les Convertis sont les mignons du grand Coësré auquel ils ne donnent rien.

Les Drilles ou Narquois.

Drilles ou Narquois sont les soldats qui truchent la flambe sous le bras, et battent en ruine les entilles et vergnes. Ils pioncent dans les piolles, morfient et pictent si gourdement que toutime en bourdonne. Ils ont fait banqueroute au grand Coësré et ne veulent plus être ses sujets ni le reconnaître, ce qui est une grande perte et a beaucoup ébranlé l’estat et la monarchie argotique. Une autre chose a gasté et presque renversé toute la monarchie argotique, c’est que tous ceux du doublage, les casseurs de hane, les rabateux, les sabrieux et autres doubleux du serment de la petite flambe, ne pouvant vivre de leur état et d’autre part mouchaillant les Argotiers avoir toujours de quoi morfier, voulant lier le doublage avec l’argot, c’est en un mot joindre les larrons avec ceux qui mendient leur vie, à quoi s’opposèrent les bons mions ; les Archi-Suppots avec les Cagoux ne voulurent pas permettre un si grand malheur, mais ont esté contraints d’admettre lesdits doubleux en la monarchie, excepté les sabrieux qu’on n’a pas voulu recevoir. Tellement que pour estre parfaît Argotier, il faut savoir le jargon des blesches ou merciers, la truche comme les gueux, et la subtilité des coupeurs de bourses.

Les Drilles ou Narquois sont les soldats qui mendient l’épée sous le bras, et visitent les églises et toutes les maisons de la ville dans laquelle ils se trouvent. Ils logent dans les auberges, mangent et boivent si bien que tout en tremble. Ils ont fait banqueroute au grand Coësré et ne veulent plus être ses sujets ni le reconnaître, ce qui est une grande perte et a beaucoup ébranlé l’état et la monarchie argotiques. Une autre cause qui a beaucoup gâté et presque renversé la monarchie, c’est que les voleurs, les coupeurs de bourses, les rodeurs de nuit, les voleurs des bois, ne pouvant pas vivre de leur état, et d’autre part voyant que les Argotiers avaient toujours de quoi manger, voulurent lier le vol avec l’argot, en un mot, joindre les larrons à ceux qui mendient leur vie, à quoi s’opposèrent les bons garçons ; les Archi-Suppôts et les Cagoux ne voulurent pas d’abord permettre un aussi grand malheur, mais ils furent forcés par la suite d’admettre lesdits voleurs à faire partie de la monarchie, en exceptant toutefois les voleurs des bois, qu’ils ne voulurent pas recevoir, Ainsi, pour être maintenant un parfait Argotier, il faut savoir parler le langage des blesches ou merciers, demander l'aumône comme les gueux, et posséder la subtilité des coupeurs de bourses.

Après que les anciens Argotiers ont rendu compte de leurs vacations, les nouveaux venus s’approchent et fichent cinq ronds en la saliverne, puis on leur fait faire le serment de cette sorte.

Après que les anciens Argotiers ont rendu compte de l’emploi de leur temps, les nouveaux venus s’approchent et mettent cinq sous dans l’écuelle, puis on leur fait faire le serment de cette sorte.

Premièrement ils mettent un bout de leur bâton ou sabré dans le dure, puis on leur fait lever la louche gauche, et non la droite, parce qu’ils disent que c’est une erreur de cour, puis ils rouscaillent en leur manière : J’attime au tripeligour, puis de rechef : J’attime au tripeligour du tout.

Premièrement ils mettent un bout de leur bâton dans la terre, puis on leur fait lever la main gauche, et non la droite, parce qu’ils prétendent que c’est une erreur de cour, puis ils parlent ainsi. J’attime au tripeligour, puis de rechef : J’attime au tripeligour du tout.

Après on leur fait promettre et jurer de rendre obéissance au Cagou de leur province, auquel ils sont baillez en charge pour leur apprendre les tours du métier. Or, cependant que l’on interroge les susdits Argotiers, les marquises du grand Coësré et des Cagoux ont soin d’allumer le rifle et faire rifoder la criole ; car chacun fiche son morceaux : les uns fichent une courbe de morne, les autres un morceau de rouastre, les autres un morceau de cornant, les autres une échinée de baccon, les autres des ornies et ornichons ; tellement que quand toutes leurs pièces sont rassemblées ils ont de quoi faire un chenastre banquet ; avec des rouillardes pleines de pivois et du plus chenastre qu’on puisse trouver ; puis ils morfient et pictent si gourdement que toutime en bourdonne.

Après on leur fait promettre et jurer de rendre obéissance au Cagou de leur province, auquel ils ont remis afin qu’il leur apprenne les tours du métier. Or, pendant que l’on interroge les susdits Argotiers, les femmes du grand Coësré et des Cagoux ont soin d’allumer le feu et de faire rôtir la viande, car chacun donne son morceaux : les uns donnent une épaule de mouton, les autres donnent un morceau de bœuf, les autres une échinée de pourceau, les autres des poules et poulets ; aussi quand toutes ces pièces sont rassemblées il se trouve de quoi faire un bon banquet, car ils ne manquent pas de bouteilles pleines de vin et du meilleur qu’il soit possible de trouver, puis les argotiers mangent et boivent si bien que tout en tremble.

Après que les Estats sont finis, chacun se débat, et les Cagoux bient en la province qui leur a esté ordonnée et emmenent avec sézailles leurs apprentis pour les apprendre et exercer en l’argot.

Après la clôture des États, chacun part, et les Cagoux vont dans la province qui leur a été assignée et emmènent avec eux leurs apprentis afin de les instruire et de leur apprendre à parler l’argot.

Premièrement ils leur enseignent à aquiger de l’amadou de plusieurs sortes, l’une avec de l’herbe qu’on nomme esclaire, pour servir aux Francs-Mitoux, l’autre avec du culant, du sang et un peu de grenue, pour servir aux Malingreux et aux Piètres.

Premièrement ils leur apprennent à faire de l’amadou de diverses sortes, l’une avec de l’herbe qu’on nomme esclaire, pour servir aux Francs-Mitoux, l’autre avec du savon, du sang et un peu d’avoine, pour servir aux Malingreux et aux Piètres.

Après leur enseignent à aquiger de certaine graisse pour empêcher que les habins ne leur grondent et ne menent du bruit quand ils passent par les villages. Ils trollent cette graisse en leur gueullard dans une corne, et quand les chiens le sentent ils ne disent mot, au contraire font fête à ceux qui trollent.

Ils leur enseignent après à préparer de certaines graisses pour empêcher que les chiens n’aboient et ne fassent du bruit quand ils passent par les villages. Les Argotiers portent cette graisse dans une corne qu’ils mettent dans leur bissac et quand les chiens la sentent ils ne disent mot, ils font au contraire grand fête à ceux qui la portent.

Et après leur apprennent à faire dix mille tours, comme le rapporte le docteur Fourette, en son livre de la Vie des Gueux, où il raconte plusieurs histoires, entre autres celle-cy :

Puis après ils leur apprennent à faire dix mille tours, comme le rapporte le docteur Fourette, en son livre de la Vie des Gueux, où il raconte plusieurs histoires, entre autres celle-ci :

Il y avait en un certain tourniquet, un gripis qui ne fichait jamais que floutière aux bons pauvres, le Cagou du paquelin d’Anjou entreprit de se venger et lui jouer quelque tour chenastre, et pour y parvenir approchant du torniquet il divise sa troupe en deux et fit trimarder la moitié par derrière le creux, et l’autre par devant, qui bient demander la thune à la lourde du gripis, qui aquigent une querelle d’Allemands et s’entrebattent entre eux. Le gripis sort avec sa marquise et sa cambrouse pour mouchailler les Argotiers se battre, et cependant les autres qui étaient par derrière entrent dans le creux, doublent de la grance, de la battouse, des limes, de l’artie, et autres choses, et puis tout doucement happent le taillis, et bient attendre ceux qui se battaient sur le grand trimar. Il raconte encore plusieurs histoires, comme celle d’un qui monta avec des tire-fonds en une potence, pour couper le bras d’un pendard et s’en servir en une grande boule en la vergne de Niort, d’un autre qui contrefit l’operateur en un pipet, et trompa la rupine qui lui avait prêté son gallier et fiché du michon pour abloquir des drogues en la vergne de Saumur pour guerir son marpaut qui avait grand mal à son chivre. Et plusieurs autres que je laisse pour n’être point prolixe.

ll y avait en un certain moulin, un meunier qui ne donnait jamais rien aux bons pauvres, le Cagou du pays d’Anjou, entreprit de se venger et de lui jouer quelque bon tour, pour y parvenir il s’approcha du moulin, divisa sa troupe en deux et fit marcher une moitié par derrière la maison et l’autre par devant, cette dernière alla demander l’aumône à la porte du meunier, bientôt ils simulèrent une querelle d’Allemands et feignirent de se battre entre eux. Le meunier sortit avec sa femme et sa servante pour regarder les Argotiers se battre, pendant ce temps ceux qui étaient par derrière entrèrent dans la maison, volèrent de l’avoine, de la toile, des chemises, du pain et d’autres choses, puis tout doucement se sauvèrent dans le bois et allèrent attendre ceux qui se battaient sur le grand chemin.

Le docteur Fourette raconte encore plusieurs histoires, par exemple celle d’un Argotier qui monta avec des tire-fonds à l’extrémité d’une potence pour couper le bras d’un pendu et s’en servir en une grande foire qui devait avoir lieu dans la ville de Niort ; d’un autre qui contrefît l’opérateur dans un château dont il trompa la dame qui lui avait prêté son cheval et donné de l’argent pour acheter, à Saumur, des drogues propres à guérir son mari qui avait grand mal à son membre viril ; et plusieurs autres que je laisse pour n’être point prolixe.

Pour vous dire encore un de leurs tours qui se pratiquent entre les doubleux seulement, c’est que quand il passe quelqu’un du serment de la petite flambe par un carrefour qui soit proche d’une vergne, ils écrivent avec leur sabré une certaine marque ou chiffre dans le trimard, que les autres doubleux reconnaissent quand ils la mouchaillent, et jugent bien par la marque que un tel est ici, ou un tel s’en est allé d’ici, car voilà sa marque ou chiffre fait de telle façon.

Pour vous dire encore un des tours qui se pratiquent entre les voleurs seulement, c’est que quand il passe quelqu’un d’entre eux par un carrefour qui soit voisin d’une ville, ils écrivent avec leur bâton une certaine marque ou chiffre sur le grand chemin, que les autres voleurs reconnaissent quand ils la regardent, ce qui leur fait juger que un tel est dans la ville, ou qu’un tel vient de la quitter.

Oraison et Prière des Argotiers.

O grand Aure ! encore bien que les marpauts de la dure ne soyent que floutière au regard de tezière, néanmoins, mezière, pauvre chétif argotier, reconnaissant que mon morfiage toutime vient de ta louche sacrée et libérale, j’ose prendre la hardiesse, prosterné aux palerons de ta grandeur, de te remercier de m’avoir fouqué la morfe jusqu’à présent ; en après je te demande pardon de tous les maux que j’ai aquigé contre tes divins commandemens, soit en doublage ou autrement ; et te supplie humblement de récompenser ceux à qui j’ai doublé quelque chose et ceux qui m’ont fiché du michon ou de l’artie. O ! chenastre Jésus ! vray Haure et marpaut ! garde mon âme du glier infernal, et mon pauvre corps de tomber entre les louches du rouin, craignant qu’il ne me fît espouser la veuve en l’abbaye de monte-à-regret, ou ficher le bouy ou la tape par quelqu’un.

Oh ! grand Dieu ! bien que tous les hommes de la terre ne soient rien à tes yeux, néanmoins, moi, pauvre et chétif Argotier, reconnaissant que toute ma subsistance vient de ta main sacrée et libérale, j’ose prendre la hardiesse, prosterné aux pieds de ta grandeur, de te remercier de m’avoir donné la nourriture jusqu’à présent ; et, après, je te demande pardon de tous les maux que i’ai causés contre tes divins commandemens, soit en volant ou autrement, et je te supplie humblement de récompenser ceux auxquels j’ai volé quelque chose et ceux qui m’ont donné de l’argent et du pain. Oh ! bon Jésus ! vrai Dieu et homme ! garde mon âme du diable infernal, et mon pauvre corps de tomber entre les mains du sergent, car je crains qn’il ne me fasse pendre à une potence, ou donner le fouet et la marque par quelqu’un.

O ! Dabusche de l’Univers ! veuillez inciter les rupins et marchandiers de me ficher mes nécessité, afin que je ne sois réduit par une trop grande nécessité à estre mion de boulle, pour casser la hane ou attrimer quelque chose. O ! patron céleste ! je vous demande ces grâces toutimes par le mérite infini de la cosne de votre sacré nom. Amen.

Oh ! Roi de l’univers ! veuillez exciter les dames et les marchands à me donner mes nécessités, afin qu’une trop grande misère ne me réduise point à devenir coupeur de bourses ou à prendre quelque chose. Oh ! patron céleste, je vous demande toutes ces grâces par le mérite infini de la mort de votre sacré nom. Amen.

Procès

ENTRE MATHURIN LE RECHINEUX
et collas le souffreteux.

Le dix-huitième jour de juillet, de cette année ou de l’autre, au castu d’une petite vergne d’Anjou, se rencontrèrent le Cagou de Normandie avec sa marquise, assisté de deux Archi-Suppost, un Millard-Manceau, et un Narquois-Tourangeau, avec une marquise Poitevine ; en morfiant ensemble, le Millard reconnut cette marquise qui avoit été la sienne, il lui rouscailla ainsi : Eh bien donc ! ma petite Perrine, ne veux-tu pas bien ô moye ? Elle le mouchailla d’un visage refrogné, répondant à sézière : ô chetif hubin ! j’aimerois mieux que tu eusses morfié de chenai que tu m’eusses couper, ô qui une ! le Millard rouscaille au Cagou : Sur ma foi, mon doux maistre Cagou, aquigez rendre à mèzière cette marquise ; il y a quatre ans que j’ay attrimé pour mienne et l’y aura assigné son douaire pour le moins sur trouvas de la chenée de téêtre, que j’avas en noustre villège, mais une sorgue que j’étois peaussez en une grenasse comme j’y roupillois, ben Perrine se leva et entrolla mon gueulard et ma belle rouillarde où étoit point l’entiffle de Saint-Jovillan du Mans ; par quoi, mon cher Cagou, je demande à vouzailles justice.

Le dix-huitième jour de juillet de cette année ou de l’autre, à l’hôpital d’une petite ville de l’Anjou, se rencontrèrent le Cagou de Normandie avec sa femme, assisté de deux Archi-Suppôts, un Millard-Manceau et un Narquois-Tourangeau avec une femme Poitevine ; en mangeant ensemble, le Millard reconnut cette femme qui avait été la sienne, et lui parla ainsi : Eh bien donc ! ma petite Perrine, ne veux-tu donc pas venir avec moi ? Elle le regarda d’un visage refrogné, et lui répondit : Oh ! chétif chien, j’aimerais mieux mourir ; le Millard alors dit au Cagou, sur ma foi, mon doux maître Cagou, veuillez me rendre cette femme que j’ai pris pour la mienne il y a quatre ans ; mais une nuit, tandis que je dormais dans une grange, Perrine se leva et emporta mon bissac et ma belle bouteille sur laquelle était peinte l’église de St.-Jovillan du Mans ; c’est pourquoi, mon cher Cagou, je vous demande justice.

Sur quoi le Cagou commande à la Poitevine de rouscailler la vérité : Monsieur, fit-elle, or l’est bien vray pourveu que j’avou Manceau m’avoit attrimée pour sa marquise, mais que m’avoit pas dit qui me ficheroit tant de sabré sur l’andosse ; prigneu mon Cagou, il m’a tant sabrée que j’ay esté contrainte de happer le taillis et ambya par le derrière, et comme you trimardois le long de qui ô grand trimard, qui meine de la vergne de St.-Maixant à qui ô grand village de Poictée, you advisi yquou Narquois qui basourdissoit le gaux le long d’une pecoure, et comme il m’eust mouchaillée il me disoit : Vainca vain, ma sœur, t’asseoir jouy auprès de mézière ; ô l’estat bel plus beau que quio Manceau qui m’appelait toujours grande ponifle et grosse chane, you m’assis sur la dure, puis ô fallut rasionné d’une carne et d’une ornie qu’il avoit en son gueullard et puis me demanda en morfiant si j’entervois à casser la hane, you l’y répondis neny, que iquou Manceau ne m’avoit appris que floutière ; lors me disit que si voulois trimander ô sézière qu’il m’auroit bientôst appringu à casser la hane et debrider la lourde sans tournante, et me feroit passer du serment de la petite flambe et encore à faire défleurir la Picoure. You ly répondis jaspin, you veux ; et pour retourner jamais avec iquou Manceau j’aymerois mieux être cosnie tout à l’heure, ou bain estre vive enterrée. Alors le Narquois rouscaille au Cagou ayant le comble en la louche en cette façon.

Sur quoi le Cagou commanda à la Poitevine de dire la vérité : Monsieur, dit-elle, c’est bien vrai, le Manceau m’a pris pour sa femme, mais il ne m’avait pas dit qu’il me donnerait autant de coups de bâton sur les épaules ; il m’a tant battue, Monsieur le Cagou, que j’ai été forcée de fuir et de me sauver par le derrière, et comme je marchais le long du grand chemin qui mène de la ville de St.-Maixant au grand village de Poitiers, je vis ce Narquois qui tuait ses poux le long d’une prairie, et quand il m’eut regardée, il me dit : Viens, ma sœur, t’asseoir auprès de moi, son état me parut plus beau que celui du Manceau qui m’appelait toujours grande putain, aussi j’allai m’asseoir sur la terre et lorsque le Narquois m’eut fait manger ma part de la viande et d’une poule qu’il avait dans son bissac, il me demanda si je savais couper une bourse, je lui répondis que non, que mon Manceau ne m’avait rien appris ; alors il me dit que si je voulais aller avec lui il m’aurait bientôt appris à couper la bourse, à ouvrir une porte sans clé, me ferait recevoir dans la petite flambe, et encore à voler le linge étendu sur les haies. Je lui répondis que oui. Aussi plutôt que de retourner avec le Manceau, j’aimerais mieux être tuée tout à l’heure, ou bien être enterrée vive. Alors le Narquois ayant le chapeau à la main parla de cette façon au Cagou.

Très-haut, très-puissant, excellent, illustre, magnanime et vertueux seigneur, il plaira à la grandeur de votre révérence et cagoutise, d’avoir pitié de cette pauvre marquise ; car si l’on juge les causes par leurs effets, et l’intérieur des marpauts par les actions qui mettent en dehors, il est aisé à juger de la malice de ce Manceau par les mauvais traitemens qu’il a aquigé contre iceluy, lui aquigeant une infinité de maux ou entre les autres un luysant comme elle eut fait riffoder de la criolle rostie, elle la laissa un peu trop riffoder, elle fut contrainte de la morfier toutime, au grand préjudice de santé. Par quoi, mon cher Cagou, il vous plaira d’ordonner en sa faveur qu’elle biera avec celui qu’elle trouvera le plus chenastre, sans toutefois déroger aux lois argotiques auxquelles je trolle et trollerai toujours l’honneur que je leur dois ; nonobstant l’audace de quelques Narquois qui ont voulu abaisser l’autorité de cette monarchie à laquelle je me soumets.

Très-haut, très-puissant, excellent, illustre, magnanime et vertueux seigneur, il plaira à la grandeur de votre révérence et cagoutise, d’avoir pitié de cette pauvre femme, car si l’on juge les causes par les effets, et l’intérieur des hommes par leurs actions, il est aisé de juger de la malice de ce Manceau par les mauvais traitemens dont il a accablé cette femme, en lui causant une infinité de maux. Un jour, par exemple, elle faisait cuire de la viande, et comme elle la laissa un peu trop rôtir, elle fut contrainte de la manger toute au grand préjudice de sa santé. Pourquoi, mon cher Cagou, il vous plaira d’ordonner en sa faveur qu’elle pourra aller avec celui qu’elle trouvera le meilleur, sans toutefois déroger aux lois argotiques auxquelles j’accorde et accorderai toujours l’honneur que je leur dois ; nonobstant l’audace de quelques Narquois qui ont voulu abaisser l’état de cette monarchie, à laquelle je me soumets.

sentence rendue par le sieur cagou.

Phileppot Coupe-Jarret, par l’advis des frères et ordonnances des Estats Généraux de la province de Normandie, après avoir mouchaillé le débat meu entre Mathelin le Rechineux Millard de sa condition, et Collas le Souffreteux, Narquois de sa condition, d’autre part, pour le regard d’une marquise prétendue par sézailles ; après avoir entervé les raisons d’une part et d’autre, et de l’avis de nos bien amez Sylvain Tropet et Thibaut Garut, qui bien ô nouzailles, avons ordonné et ordonnons : que ladite marquise demeurera avec son Narquois comme le trouvant le plus chenastre à son gré, pour bien morfier, peausser, roupiller, et aquiger le toutime qui voudront ensemble, sans trouble ne empêchement, même pour les hardes que ladite marquise a entrollées ; ceux qui sont à son usage comme ses limes, son garde proye, deux mirquins de battouse toute battante, une paire de passifles tout battant, deux empaves et plusieurs autres petites besognes, demeureront à sézière ; et pour les hardes à l’usage du marpaut, qui étoient dans le gueullard : comme un vieil georget, un haut de tire, sa belle rouillarde, sa corne à troller la graisse, et autres choses à son usage, condamnons ladite marquise de la rendre à sezière ; et pour les épices ordonnons qu’elle foncera tout présentement deux ragots pour estre employés à la morphie pour la compagnie ; savoir : une menée de ronds pour abloquir deux parfonds, à cause qu’il y a force episees, et un combriez pour abloquir deux gouplines de pivois, et trois curmes qu’elle même biera entroller de la plus prochaine piolle, et au défaut de ne trouver du pivois entrollera du doux biere, et du reste du michon quelque lopin de criolle. Donné au castu et creux du grand Haure, le soir d’une sorgue, après la morfe, ces jours et ans que dessus.

Nous, Phelippot Coupe-Jarret, de l’avis des frères et ordonnances des États-Généraux de la province de Normandie, après avoir entendu le débat élevé entre Mathelin le Rechineux, Millard de sa condition, et Collas le Souffreteux, Narquois de condition, d’autre part, à l’occasion d’une femme prétendue par eux ; après avoir entendu les raisons de part et d’autre, et de l’avis de nos bien aimés Silvain Tropet et Thibault Garut qui marchent avec nous, avons ordonné et ordonnons que ladite femme demeurera avec son Narquois, comme le trouvant le meilleur à son gré pour bien manger, dormir. Ils pourront donc faire ensemble tout ce qu’ils voudront sans trouble ni empêchement ; quant aux hardes que ladite femme a emportées, elle gardera celles qui sont à usage comme ses chemises, son jupon, deux bonnets de toile neuve, une paire de souliers neufs, deux draps et plusieurs autres petits objets ; mais elle rendra au Millard toutes les hardes à son usage, qui étaient dans le bissac, comme un vieux georget, un haut-de-chausses, sa belle bouteille, sa corne à mettre la graisse et autres choses à son usage ; et pour les épices ordonnons que ladite femme donnera présentement deux écus pour être employés à payer un repas qui sera offert à la compagnie ; savoir : deux douzaines de sous pour acheter deux pâtés, à cause qu’il y a force épices, et un quart d’écu pour acheter deux pintes de vin et trois poulets qu’elle-même ira prendre dans la plus prochaine auberge et au défaut de ne pouvoir trouver du vin, elle prendra de la bière douce, et du reste de l’argent quelque morceau de viande. Donné à l’hôpital et Maison du grand Dieu, le soir d’une nuit après le souper, ces jours et ans que dessus.

Signé Philippot Coupe-Jarret, Silvain et Thibaut Garant
en qualité d’Archi-Suppost, M. le Rechineux,
C. le Souffreteux, Radegonde, Trigonne,
Poitevine, Michau Saoul d’Ouvrer
, greffier et
receveur de l’Abbaye de Saint-Lasche.

Signé Philippot Coupe-Jarret, Silvain et Thibaut Garrut
en qualité d’Archi-Suppost, M. le Rechineux,
C. le Souffreteux, Radegonde, Trigonne,
Poitevine, Michaud
Las-de-Travailler, greffier et
receveur de l’Abbaye de Saint-Lasche.

FIN.
  1. Parmi les causes qui contribuerait à augmenter la population argotique, il faut compter un édit rendu par le roi Louis XI, après les guerres désastreuses qu’il soutint contre le duc de Bourgogne Charles-le-Téméraire, et la peste noire qui désola Paris à cette époque, ce monarque, pour augmenter la population de sa capitale, qui était diminuée de moitié, permit à tous les malfaiteurs et criminels de son royaume de venir habiter Paris, leur promettant qu’ils ne seraient pas inquiétés à raison des crimes qu’ils avaient commis précédemment ; il n’y avait d’exception que pour ceux qui étaient coupables du crime de lèse-majesté