Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Cinquième Ciel/Chapitre III

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CHAPITRE III.

Rencontre extraordinaire.


Sortis de la forêt merveilleuse, nous traversâmes une grande plaine, pour gagner la ville des Philosophes. À quelque distance de cette ville, nous apperçûmes plusieurs personnes qui paroissoient se disputer avec beaucoup d’aigreur. Au milieu étoient deux vieillards qui nous parurent, par l’épaisseur de leurs corps, être nouvellement arrivés de quelque planète éloignée. Zachiel les reconnut aussi à l’instant. Il nous dit que l’un de ces deux vieillards étoit Paracelse, philosophe Suisse, qui a traité des secrets de la nature, de la connoissance des génies & des esprits élémentaires ; l’autre étoit le grand Avicene, fameux cabaliste. Quoique je n’aie jamais douté, ajouta le génie, que ces deux grands hommes ne dussent un jour arriver dans la sphère du soleil, comme étant celle qui leur est destinée & celle dont ils avoient sans doute tiré toute l’étendue de leurs lumières, je suis néanmoins très-surpris de les y rencontrer sans avoir auparavant satisfait à l’ordre de la nature. Je ne doute pas qu’ils ne s’y soient fait transporter par quelques esprits élémentaires, qu’ils auront indubitablement fait descendre par la force de leurs conjurations. Je connois l’étendue de la science d’Avicene ; ce n’est que par ses études qu’il s’est acquis le pouvoir de commander aux génies ; il m’a forcé de descendre moi-même pour l’assister dans diverses opérations qu’il a entreprises & qui lui ont acquis ce grand nom dont il jouit parmi les savans. Le génie s’avança ensuite, il écarta la foule qui entouroit ces deux vieillards, pour apprendre d’eux-mêmes le sujet de leur dispute. Avicene reconnut d’abord le génie & parut charmé de le revoir. Après lui avoir témoigné sa joie & sa surprise, il nous examina un instant ; mais trop occupé de son aventure pour s’en distraire en notre faveur, il ne nous fit pas la moindre politesse.

Au nom de la première lumière, dit Avicene en s’adressant à Zachiel, tirez-nous de l’embarras où nous sommes. Vous n’ignorez peut-être pas qu’il y a nombre d’années je fis la connoissance de ce philosophe qui, comme moi, a toujours été persuadé de l’éxistence des esprits élémentaires ; mais, pour nous assurer de leur pouvoir, nous avons formé ensemble la résolution de les forcer à nous transporter dans la sphère du soleil. Le pouvoir de mes conjurations vous est connu ; vous savez que je n’ignore aucun des noms des intelligences, puisque vous-même avez été contraint de répondre à mes invocations : j’ai donc employé les plus vives conjurations sur Radiel, Caracaza, Amady & plusieurs autres que vous connoissez ; tous ces génies, obéissant au nom de la première lumière, nous ont transportés dans la sphère du soleil. À peine ces esprits se sont-ils éloignés, que nous nous sommes trouvés en bute aux railleries d’un peuple qui, sans doute, ne fait consister la science qu’à douter des évènemens les plus naturels ; car enfin, ces gens que vous voyez, qui se sont rassemblés autour de nous, poussent leur incrédulité jusqu’à nous disputer notre existence, & ils ont encore l’audace de nous soutenir que depuis long-tems nos fioles de bon-sens sont tombées de l’arbre auquel elles étoient attachées. A-t-on jamais pu imaginer de pareilles absurdités, poursuivit Avicène ? Ce philosophe ne se possédoit plus ; animé par la colère, ses veines étoient gonflées, son visage enflammé & les yeux en feu ; à peine pouvoit-il articuler quelques mots, lorsqu’une des femmes qui étoient présentes le fit d’abord rentrer en lui-même & rougir en même-tems de sa foiblesse par ce peu de mots :

Si tu étois, lui dit cette femme, ce que tu t’efforces en vain de vouloir nous persuader, tu saurois mieux modérer tes passions. Apprends que la véritable philosophie est si pure, qu’elle arrache jusqu’aux moindres racines du vice ; qu’elle lave & nettoye l’ame pour la rendre digne de celui qui l’a formée ; elle opère enfin ce que l’amour de la gloire, la vanité ni le desir des louanges ne sauroient seuls produire : ce n’est que la philosophie qui peut faire des hommes parfaits ; mais toi qui n’as peut-être été guidé que par l’ambition d’être admiré des foibles mortels, tu n’as pu, conséquemment, élever ton esprit que jusqu’à un certain degré qui ne sauroit jamais détruire les foiblesses de l’humanité, parce que tes préjugés ou tes passions ont offusqué ta raison & l’ont nécessairement empêchée d’agir librement. Après cette petite leçon c’est à toi d’examiner si ton ame est actuellement à ce degré de perfection qu’exige la vraie philosophie, sur-tout après les disparates que tu viens de nous montrer.

Avicene parut terrassé de ce reproche, qui servit néanmoins à le rendre beaucoup plus tranquille ; mais confus de l’avoir mérité par son emportement, il nous quitta sans oser proférer une seule parole, & nous le vîmes prendre la route de la forêt. La dispute ainsi terminée, tout le monde disparut ; Paracelse seul resta avec nous.

Je serois bien curieuse, dit Monime à ce philosophe, d’être instruite par vous-même des lumières que vous avez acquises sur la connoissance des génies. Je consens, répliqua Paracelse, de de vous faire part d’une science que je n’ai découverte que par mon travail & mes veilles ; mais le génie qui vous protège a dû vous instruire de cette partie essentielle qui compose la cour céleste, & qui remplit ce vide immense qui doit nécessairement se trouver entre l’Être suprême & les foibles humains. Il est vrai, dit Monime, que Zachiel n’a rien négligé de ce qui a pu servir à notre instruction. Je n’ignore pas que ce vaste univers est rempli de plusieurs sortes de génies occupés à différentes fonctions ; mais comme vous avez approfondi cette matière, vous me ferez plaisir de m’en instruite plus particulièrement.

Je ne résiste point, dit Paracelse, à satisfaire votre curiosité. Vous ne devez pas ignorer que l’Être suprême est seul parfait & accompli ; que c’est de sa toute puissante & suprême volonté qu’il a créé des abîmes du rien, une infinité de mondes remplis de diverses créatures qui ont été formées dans l’instant qu’il avoit marqué par sa sagesse. Sa divinité produisit en même-tems une prodigieuse quantité de substances spirituelles, séparées du corps & de la matière, & plus excellentes que l’homme, qui sont les génies. Ces substances spirituelles & invisibles surpassent de beaucoup les forces humaines ; elles sont les mobiles d’une infinité de choses dont les effets les plus ordinaires sont le mouvement les cieux & le cours des astres, parce que les cieux qui sont animés ne peuvent se conduire d’eux-mêmes dans un si bel ordre & une cadence aussi bien réglée. Un savant philosophe assure avoir découvert, par les simples lumières naturelles, qu’il y avoit des intelligences motrices, c’est-à-dire, des génies qui doivent n’être occupés qu’à donner le branle aux sphères célestes & les conduire dans leurs courses journalières. On peut donc conclure que la substance des génies est plus spirituelle que les corps les plus subtils & les plus déliés, tels que sont les vents & les tempêtes, qui ont si peu de corps qu’ils en sont invisibles.

Cependant plusieurs philosophes ont avancé que les génies ne pouvoient être autre chose que ces météores qui se forment en l’air ; mais la plus constante opinion est de croire que les génies n’ont point de corps, parce que s’ils en avoient, il faudroit nécessairement qu’ils fussent grands & proportionnés à l’importance de leurs emplois, ce qui ne pourroit être sans faire un bruit considérable dans l’air. Les génies n’ont été créés que pour obéir aux ordres de la divinité ; les uns afin de s’en approcher & de participer à la lumière dont elle est le principe, ce qui fait qu’ils doivent être dégagés de la matière, pour pénétrer, entendre & écouter avec plus de facilité les secrets & les ordres de la divinité : or, comme ce sont eux qui en approchent de plus près, on doit les regarder comme les créatures les plus parfaites.

Quelques savans ont été persuadés que les génies avoient été créés en même-tems que les cieux & les élémens lorsqu’ils furent tirés du néant ; & les plus fameux philosophes assurent que la divinité, par sa vertu toute-puissante, a créé, dès le commencement du tems, l’une & l’autre créature, la spirituelle & la corporelle ; & qu’il y a plusieurs ordres de génies qui ont chacun des vertus particulières : semblables aux étoiles qui brillent dans le ciel, & répandent une lumière différente, ils ont aussi diverses propriétés.

Ces différens ordres de génies sont distribués dans tous les mondes possibles, pour les conduire suivant l’ordre de leurs fonctions. Ils diffèrent entr’eux par la nature & par leur essence, & sont naturellement doués de la faculté de connoitre & d’entendre par la grandeur & l’étendue de leur esprit ; c’est pourquoi ils distinguent tout ce qui est dans la nature ; ses plus grands secrets leur sont développés, l’essence des cieux, les propriétés des élémens & des autres créatures animées & inanimées. Ils sont naturellement physiciens, médecins, métaphysiciens, astronomes, géographes, géomètres & mécaniciens ; l’origine des vents leur est connue, les causes du flux & reflux de la mer, le cours des étoiles & plusieurs autres sciences sublimes que la divinité imprimées dans leurs esprits dès l’instant de leur création, afin de les rendre plus propres a exécuter ses ordres ; ils sont aussi grands théologiens, & entendent beaucoup mieux que les foibles humains, quels sont les attributs de la divinité.

Les génies du premier ordre connoissent d’un seul regard les matières spirituelles ainsi que les corporelles ; & sans employer de longs discours ni de vains raisonnemens, ils découvrent d’un même coup-d’œil & la cause & l’effet ; l’esprit toujours ouvert & agissant, & sans cesse occupés à quelques connoissances qui leur représentent comme dans un miroir les perfections qu’ils ont reçues de l’Être suprême ; mais loin de s’enorgueillir, elles ne leur servent que d’aiguillon pour exercer leur charité envers les hommes.

Ces génies ont encore, par l’étendue de leurs connoissances, la faculté motrice, c’est-à-dire, la puissance de se mouvoir, de mouvoir toutes choses, & de se transporter d’un lieu à l’autre. Comme leur substance est la plus parfaite des substances créées, leurs facultés sont aussi les plus parfaites, les plus agissantes & les plus vigoureuses, puisqu’ils agissent avec une vitesse & une agilité nom-pareilles ; les oiseaux ne volent pas si légèrement dans l’air, les vents ne sont pas si impétueux, ni les traits décochés, si rapides que la course d’un génie qui traverse l’univers pour se transporter d’un lieu dans un autre ; en un instant il passe d’un monde à l’autre, descend du ciel en terre, & remonte de la terre au ciel par la vigueur de sa nature, perçant & pénétrant tout, sans trouver de résistance en aucun lieu, parce que les génies supérieurs, outre la puissance qu’ils ont de se mouvoir, ont encore celle de faire agir les autres substances spirituelles qui leur sont inférieures, & auxquelles ils ont droit de commander : ce qui fait qu’il est dans leur pouvoir de produire des effets innombrables en appliquant l’actif au passif, c’est-à-dire, en approchant les corps qui ont des vertus pour agir auprès de ceux qui peuvent en recevoir l’impulsion ou l’attraction. Il est encore en leur pouvoir de faire descendre le feu du ciel, de soulever les eaux de la mer, de causer des inondations, de transporter les montagnes, de déraciner les arbres, & faire enfin mille autres prodiges, parce qu’il n’y a point de puissances sur la terre qui leur soient égales ; mais l’amour qu’ils ont pour la vertu, les porte sans cesse à faire des œuvres de charité en faveur des hommes. Ces génies sont toujours en action, & toujours prêts à nous rendre service ; mais ce n’est point avec cette indolence qu’on remarque dans les foibles humains, qu’ils prennent nos intérêts : jamais le tems ni l’éloignement ne refroidissent leur amitié, parce que leur qualité particulière est d’obéir à l’Être suprême, & à tout ce qui tient à sa divinité, par une force invincible, qui les rend persévérans & inébranlables.

Malgré la puissance de ces génies, on ne les voit point abuser de leurs forces : toujours doux & compatissans envers les hommes, qu’ils regardent avec une affection & un amour paternel, jamais ils n’exercent leur puissance qu’avec un caractère de candeur, & ce n’est que par les doux attraits de leur bonté qu’ils conduisent leurs inférieurs ; ce qui prouve que la douceur est la plus aimable de toutes les vertus, & qu’elle a mille charmes pour gagner les cœurs & se les assujettir. Leurs intentions toujours pures défèrent toutes leurs actions à l’Être suprême, sans aucun mélange d’intérêts, ni aucune vue de gloire ou d’ostentation. Ainsi on peut regarder les génies de la première classe comme des princes célestes, mais bien différens des princes de la terre, qui n’ont en vue que l’appareil leur grandeur.

Il faut encore remarquer que la divinité a destiné ces premiers génies à l’économie & au soin des affaires journalières des mondes corporels ; c’est-ä-dire, qu’ils accomplissent, finissent & terminent toutes les distinctions & les divers ordres de nature céleste, & de ceux qui sont employés jour & nuit à veiller sur tous les mondes, sans jamais s’affoiblir par la longueur du tems.

Les mauvais génies, quoique soumis aux ordres des supérieurs, ne sont néanmoins occupés qu’à troubler cette harmonie qui doit régner entr’eux & les hommes. En parcourant sans cesse tous les mondes, afin de les corrompre en y semant la discorde, & pour les empêcher de suivre les sentiers de la vertu, ils les attaquent par de véhémentes passions, & poussent les hommes dans des extrémités condamnables, en donnant crédit au vice par de nouvelles & fausses doctrines. Mais les bons génies & ceux du premier ordre s’opposent à tous ces désordres par leurs continuelles assistances : c’est pourquoi il est de la prudence de se lier par une étroite amitié avec les génies supérieurs, & de tâcher de se rendre propices les inférieurs, afin de les engager à ne point troubler ce commerce par leurs malices ou leurs mauvaises insinuations. Je ne vous parlerai point des autres substances intermédiaires, dont vous n’ignorez aucune des qualités.

Vous avez sans doute, dit Monime, trouvé le secret, par vos observations & vos veilles, de vous attacher une de ces substances intermédiaires, ou un de ces génies supérieurs. C’est à quoi j’ai long-tems travaillé en vain, reprit Paracelse ; mais Avicene m’a été d’un grand secours, & ce n’est qu’en réunissant nos connoissances que nous sommes parvenus à nous faire obéir par les génies élémentaires.

Ce philosophe est l’homme le plus savant qui ait jamais paru sur le globe de la terre ; il possède toutes les sciences secrètes, par lesquelles on explique les différentes opérations de la nature : fameux cabaliste, il joint à ces sciences la chymie, il a le secret de la pierre philosophale, celui de l’élixir universel ; il fait découvrir les trésors, & en éloigner les mauvais génies qui s’en sont rendus maîtres. Nul prodige ne lui paroît difficile dans l’exécution : il peut, quand il lui plaît, changer les hommes en quadrupèdes ou en reptiles, aucun talisman ne lui résiste, les plus secrets mystères de la cabale lui ont été développés : c’est par ce moyen qu’il vient à bout de se soumettre les esprits élémentaires, & de les assujettir à ses volontés. Ce philosophe a composé un très-grand nombre de livres, qui traitent de tous les prodiges de la cabale ; mais ces livres sont écrits d’un style si figuré, qu’à moins d’être instruit par un génie de la première classe, il est presque impossible d’en pénétrer le sens : son intention n’a jamais été d’en instruite les hommes ordinaires.

Avicene a plusieurs siècles : lorsqu’il sent ses forces diminuer, il les répare aisément par une dose d’élixir universel qui, en le ranimant, lui donne en même-tems une nouvelle vigueur. Pardonnez, ajouta Paracelse ; je suis obligé de suivre Avicene, & je vais le rejoindre.