Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Quatrième Ciel/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.


Nous ne pûmes nous refuser au plaisir d’attendre le retour du printems à la cour d’Aricdef. La reine, attachée à Monime par les liens de la plus tendre amitié, eût bien voulu l’engager de se fixer auprès de sa personne, elle lui fit à ce sujet les plus brillantes propositions pour mon établissement, & le roi se joignant à Marsine, il nous eût été très-difficile de résister à leur empressement sans l’éloquence de Zachiel qui leur fit sentir la nécessité où nous étions de continuer nos voyages.

Quoique logés dans le palais du roi, nous étions néanmoins obligés de passer plusieurs cours & une prodigieuse quantité d’appartemens avant d’arriver à son cabinet. Ces appartemens étoient toujours remplis de gens qui venoient solliciter des pensions ; ceux-là un gouvernement ; ceux-ci le commandement d’une place ; d’autres la garde d’un fort ; quelques-uns des compagnies, & un très-grand nombre demandoient de petites plaques d’or qui représentent la figure du dieu Mars environné de gloire : cette plaque est une marque qui constate leur courage, qui les annoblit & les fait respecter des soldats & du peuple. Ce concours de prétendans formoit une foule qu’il étoit difficile de pénétrer.

D’autres vieux officiers hors de combat, nouvellistes, gais ou taciturnes, malgré la rigueur de la saison, se rassembloient par pelotons dans les jardins du palais : là, sans craindre le vent de bise, ils s’échauffoient à régler l’état en disputant sur le jugement que chacun portoit sur toutes les affaires. L’étendue de leur vue perçoit dans le cabinet des princes & sembloit en découvrir les secrets les plus impénétrables.

Curieux de les entendre raisonner, je me rendis un jour dans le jardin. Je m’acostai d’un vieux militaire qui me parut rempli de bon-sens. Après quelques tours d’allée je lui demandai quelles étoient les loix des Belloniens. Nos loix, dit l’officier, se rapportent toutes à la guerre. Nos législateurs n’ont pour but que la victoire, c’est pourquoi ils nous recommandent de tenir toujours nos citoyens occupés à des exercices militaires, sans leur permetre de se livrer à aucune autre profession, sinon à ceux qui ont vieilli dans le métier des armes, & que la foiblesse de l’âge, ou les blessures qu’ils ont reçues, rendent incapables de servir. Ainsi, lorsque nous sommes en paix, ils doivent étudier avec la même diligence tous les moyens de faire la guerre avec avantage, en exécutant au moindre signal tous les ordres de celui qui les commande, car les troupes sont un corps dont le général est la tête ; il faut qu’il ranime ses efforts, puisque leurs destins sont commis à sa prudence & à son habileté, qu’il veille lorsqu’ils dorment. De lui seul dépend la sûreté des soldats. Il doit établir une bonne discipline, s’opposer aux cruautés. Tout général qui souffre le carnage, qui pille, ravage & permet les excès, eût-il conquis la moitié du monde, la voix des peuples contre lui réunie oublie tous ses exploits, ne voit plus que sa tyrannie, & le regarde comme un tigre altéré de sang. Avec des connoissances aussi étendues dans l’art militaire, vous méritiez, monsieur, de commander. Ces principes, reprit-il, n’ont jamais été goûtés de Tracius : trop plein de son orgueil, il ne prenoit conseil de personne ; c’est ce qui l’a conduit à sa perte. Le roi qui vous gouverne actuellement a toujours suivi exactement ces maximes ; il rend justice au mérite, & n’accorde les honneurs militaires qu’à ceux qui se sont distingués par des actions d’éclat, sans égard à la naissance. Je le sais, dit l’officier, mais je suis trop vieux à présent pour m’assujettir à faire ma cour ; je cède aux jeunes courtisans le précieux avantage de mériter ses bienfaits.

Pendant notre séjour à la cour nous y fûmes régalés de plusieurs fêtes galantes, où Monime fit briller ses graces & y captiva plus d’un cœur. Occupés le reste du tems à faire notre cour, à recevoir des visites, ou à en rendre, il est certain que nous n’eûmes pas le tems de nous ennuyer. Dans le nombre des galans de Monime, j’en remarquai un qui me parut plus assidu que les autres ; c’étoit un jeune colonel tout rempli de lui-même, qui tournoit méthodiquement les yeux & la bouche, toujours muni de petits traits d’histoire chroniques & méchants, qu’il débitoit dans des termes propres aux personnes de son espèce. Nous ne faisions pas un pas sans le rencontrer ; je crois qu’il avoit le don de se multiplier. Il vint un jour chez une femme ou nous étions invités à souper ; après qu’il y eut débité un tissu de fadaises qui n’avoient pas le sens commun, il se leva pour sortir. Comment, dit la maîtresse de la maison, vous ne soupez pas ici ? Non, dit-il, je dois me rendre chez la maréchale qui, comme vous savez, m’honore de son estime. En vérité, je suis désespéré de ne pouvoir pas profiter plus long-tems d’une compagnie si radieuse : mais les visites m’excèdent, elles me pétrifient ; cependant personne n’en rend & n’en reçoit plus que moi ; mon suisse ne peut suffire à les écrire, & mes chevaux, que je force aussi eux-mêmes d’être martyrs de la mode & du bon ton, tombent sur les dents ainsi que mon coureur. Que dites-vous de cet aimable cavalier, demanda malicieusement Monime à une femme qui n’avoit cessé d’applaudir à toutes ses niaiseries ? Il est charmant, dit la dame. Il faut convenir que c’est un homme adorable, plein d’esprit, rempli de graces, amusant au possible, qui nuance une tapisserie à enlever, qui assortit des porcelaines à étonner, qui a un goût délicieux dans le choix des magots, qui est toujours radieux dans ses parures, dans ses meubles, dans ses équipages ; enfin c’est un homme divin. Il est vrai, dis-je, que voilà de rares & utiles qualités pour un militaire.

Je remarquai que les occupations de presque tous les jeunes officiers qui habitent le monde de Mars, ressembloient assez à celles qu’on venoit de nous faire admirer. Ces occupations sont analogues à leur caractère. Leur premier soin en s’éveillant est de penser à leur parure ; la matinée se passe sans qu’ils se puissent déterminer sur l’habit qu’ils mettront ; le choix de la couleur les embarrasse. Il en est qui relèvent les teints pâles ; d’autres servent à diminuer & à adoucir le rouge de ceux qui se sont échauffés par les veilles, le jeu, la table, ou à quelques autres exercices. Il faut donc consulter son miroir ; on a peine à se décider. Si on passe la journée avec la belle Julie, dont les vapeurs la font évanouir à chaque instant, on doit nécessairement arborer le tendre & le sérieux ; mais si l’aimable Dorine s’y rencontre, on veut aussi lui plaire, & un ton sépulchral la tient au supplice.

Le valet de chambre qui ne comprend rien à tout ce raisonnement, se persuade que les irrésolutions de son maître ne sont causées que par l’embarras de choisir un habit qui ne dépare point les femmes auxquelles il a dessein de donner aujourd’hui la préférence. Il admire cette délicatesse recherchée dans son maître. Accoutumé à dire librement son sentiment sur des choses beaucoup plus sérieuses, il le tire d’inquiétude : mettez, monsieur, un habit bleu, cette couleur sied également à la blonde comme à la brune. Cet oracle le détermine ; il vaut à ce domestique une partie de sa garde-robe ; on continue la toilette ; on donne des ordres à son coureur qu’on envoie impitoyablement dans les quatre quartiers de la ville faire des complimens à des femmes qu’on a quittées à cinq heures du matin, & qu’on compte revoir le soir. Cependant on s’occupe d’une bourse dont les nœuds sont du dernier goût ; mais le toupet, l’arrangement des boucles, est beaucoup plus long que la coëffure d’une femme à qui on fait un nouveau parquet à son chignon.

Lorsqu’on s’est donné bien des peines & des soins à parer sa figure, que lui-même a composé tous les traits de son visage, qu’il a étudié dans ses glaces différentes attitudes qui doivent le rendre plus agréable, notre jeune colonel se croit plus charmant qu’Adonis ; il part comme un éclair dans un char magnifique pour se faire admirer chez plusieurs femmes à qui il dit à chacune une épigramme sur toutes les autres, débite une histoire qu’il vient de composer & qui n’a pas le sens commun ; il entremêle sa conversation de quelques fades douceurs qu’il débite d’un air distrait ; prend une main, la baise, en regardant si ce baiser fait quelque impression ; proteste qu’il n’a jamais vu de femme aussi radieuse, s’interrompt, soupire machinalement, fait une révérence, & vole chez une autre répéter la même scène de cette comédie.

La beauté de Monime lui attira bientôt les hommages de tous les grands. Nous fûmes un jour visités par un de ces hommes que le hasard plaît à élever au-dessus de leur naissance : Doronte étoit son nom ; sa fortune étoit établie sous le règne du tyran, qui, de simple soldat, l’avoit élevé aux plus hautes dignités. Contraint de les abandonner sous le nouveau règne, il jouissoit néanmoins de certains honneurs & des immenses richesses dont Tracius l’avoit comblé ; mais plein d’orgueil & de fatuité, il méprisoit souverainement les personnes qu’il avoit connues dans sa médiocrité ; il avoit perdu totalement la raison, à peine végète-t-il ; le jugement égaré, il se rappelloit avec douleur son premier état ; la moitié de sa vie est pour lui un supplice affreux qui le fera peut-être mourir de vanité : on le voit enfin succomber sous le poids de l’orgueil que lui a donné le poste qu’il occupoit ; mais il n’est pas le seul que la fortune prive de jugement par ses dangereux charmes. Il est peu de gens qui aient l’ame assez forte pour se défendre des pièges qu’elle leur tend. Zachiel nous fit remarquer que l’expérience nous montre que dans tous les tems les plus grands hommes ont été sujets, ainsi que le vulgaire, au défaut de se laisser aveugler par la fortune. Ils ont justifié ce que dit Asdrubal dans le Sénat, lorsqu’il établit pour maxime certaine, qu’on voyoit très-rarement le jugement avec la bonne fortune. Ceux qui se sont le plus appliqués à connoître le cœur humain, regardent l’union de la sagesse & de la prospérité comme une chose presque impossible. L’amour propre a trop d’influence sur les hommes, pour ne leur pas persuader aisément qu’ils ne doivent attribuer qu’à leur seul mérite ce qui n’est souvent qu’un pur effet du hasard. Les plus grands hommes sont sujets aux mêmes défauts. En examinant les histoires anciennes & modernes, on trouve que les caractères de ceux qui ont été favorisés de la fortune sont presque tous devenus plus méchans par les heureux succès qu’ils ont eus.

Alexandre, en sortant de la Grèce, étoit vertueux & humain : lorsqu’il eut vaincu les Perses, il devint débauché & cruel, fit périr plusieurs de ses capitaines, ordonna qu’on exposât Lisimacus aux bêtes féroces, tua Clitus son favori dans un festin, prit l’eunuque Bagoas qui appartenoit à Darius, pour le faire servir à un usage honteux ; enfin l’orgueil que lui inspira sa bonne fortune le rendit assez insensé pour vouloir être regardé comme une divinité.

Sylla ne commit les cruautés qu’il exerça contre ses compatriotes, qu’après avoir été comblé des faveurs de la fortune dans toutes les guerres qu’il avoit entreprises : les proscriptions dont il remplit Rome & toute l’Italie, furent les suites de ces heureux succès. Plusieurs exemples pourroient encore vous être cités, continua le génie ; mais ceux-ci doivent suffire pour vous faire voir que la haute naissance ne garantit pas toujours des écueils tous ceux que la bonne fortune favorise. Un homme élevé au-dessus des autres, croit souvent être en droit de se permettre toutes sortes d’excès ; il oublie que sa naissance est un roc élevé, où il paroît à découvert, où l’on voit ses desseins & les secrets motifs qui le font agir, & où le public, juge impartial de ses actions, prononce impunément son arrêt ; le masque de la vertu ne trompe qu’un tems, sa pénétration le fait lire au fond des cœurs, & d’un air suprême il condamne tous les grands : dignités, richesses, honneurs, rien n’arrête sa censure ; leur éclat les décrie ; un faux pas les perd ; informé de tous leurs écarts, on les publie ; ses vertus sont effacées, & cette aurore brillante qui sembloit présager des jours fortunés, est bientôt éclipsée par la mauvaise politique. Il est peu de princes qui emportent au tombeau les regrets de la nation, dont ils ont mérité l’attachement au commencement de leur règne.

Le terme que Zachiel avoit accordé au roi & à la reine étant expiré, nous nous disposâmes à suivre le génie dans le cinquième ciel. Je ne rapporterai point la dernière conversation que nous eûmes en prenant congé de leurs majestés. Cette conversation peu suivie nous fit connoître la douleur qu’ils ressentoient de notre séparation, par la violence qu’ils se firent en consentant à notre départ. L’indifférence & la froideur trouvent aisément des paroles ; mais les soupirs, l’attendrissement & les larmes sont le vrai langage de l’amitié : Monime n’en put employer d’autres, & la sensibilité de son cœur fit plus d’impression sur celui du roi & de la reine, que le discours le plus éloquent.

Nous laissâmes ce royaume plus florissant qu’on ne l’eût encore vu. Jamais le trône n’avoit été rempli par un roi aussi savant dans l’art de régner. Uniquement occupé de l’agrandissement de son royaume, il ne perdoit point de vue le desir d’étendre sa domination ; son affabilité & la facilité qu’il avoit de s’exprimer, lui gagnoient les cœurs de tous ceux qui l’approchoient, & sa libéralité les lui attachoit sans retour. Les preuves qu’il avoit données de son intrépidité dans les dangers, de son inébranlable fermeté dans les revers, lui attirèrent toute leur confiance. Ce prince étoit inépuisable dans ses ressources ; on peut dire que les desseins les plus compliqués n’étoient pour lui qu’un jeu d’imagination, laquelle, aussi vaste que féconde, lui procuroit les moyens d’exécuter avec autant de rapidité qu’il projettoit facilement.

Les arts, enfans du repos & de l’abondance, reparurent à la cour d’un prince devenu par ses conquêtes assez puissant pour les protéger. Il aime les lettres, en connoît le prix, récompense ceux qui les cultivent, & s’y applique souvent lui-même.