Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel

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SECOND CIEL.
MERCURE.

CHAPITRE PREMIER.

Planète de Mercure.


Le génie nous transporta dans le second ciel, qui est, comme l’on sait, la planette de Mercure. La rapidité de l’attraction qui nous attiroit, nous enleva avec une si grande violence, qu’elle nous ôta presque la respiration ; ce qui nous empêcha, Monime & moi, d’admirer mille beautés nouvelles qui s’offroient à nos regards.

Nous arrivâmes dans ce nouveau monde extrêmement fatigués. Nos gnomes, qui avoient pris les devants, nous attendoient sur la frontière, avec des équipages convenables à la dignité & à la dépense que doivent faire des seigneurs étrangers : mais, malgré l’impatience que nous avions de trouver un gîte qui pût nous procurer quelque repos, nous fûmes encore obligés de traverser de grandes forêts, & des plaines désertes & arides.

Le génie, pour dissiper l’ennui d’une route aussi peu amusante, voulut bien nous donner une idée des usages qui s’observent dans ce monde, & de la façon de penser de ceux qui l’habitent. C’est ici, nous dit-il, le séjour de l’opulence, du luxe, du faste, & de toutes sortes de magnificences ; de somptueux édifices ornent toutes les villes ; de beaux châteaux, des parcs admirables embellirent leurs campagnes. Dans toute cette planette, l’argent est le seul dieu, le seul ami, le seul mérite qu’on révère : ce métal ennoblit ; il donne de la naissance & de l’esprit aux personnes les plus stupides : il fait encore parvenir aux plus hautes dignités, quoiqu’on n’ait nulle sorte de talents pour les remplir : c’est ce qui fait qu’on n’est occupé dans ce monde que des moyens par lesquels on peut acquérir de grands biens. Pour y parvenir, on emploie toutes choses : la passion des richesses a toujours fait le caractère dominant de tous ces peuples, qu’on nomme Cilléniens : mais ils ont changé depuis quelques années leurs manières d’en user. Autrefois leurs grands principes étoient de conserver ce qu’ils avoient amassé : ils pensoient qu’il étoit juste de ménager avec soin ce qu’ils avoient su gagner avec bien des peines, & qu’il suffisoit d’avoir ses coffres pleins pour se faire des amis.

Aujourd’hui, cette façon de penser seroit regardée comme avarice. Ils ont entièrement changé leur méthode. Il n’est plus question de trésors, ni de coffres ; ou, s’ils en ont, ils n’ont certainement point de fond : car, malgré la prodigieuse quantité d’or qui y entre, ils sont toujours vuides. Aussi n’y a-t-il point de monde dans l’univers où l’on trouve plus de gens qui, tout-à-la-fois, paroissent puissamment riches, & extrêmement pauvres, parce que la plupart de ceux qui font une figure des plus brillantes, sont obérés de dettes ; & quoiqu’ils laissent après leur mort les plus beaux héritages, leurs enfans se trouvent néanmoins forcés de répudier l’hérédité. Avoir des dettes, est un titre de noblesse, & même de grandeur.

Cependant, écoutez-les raisonner sur leurs maximes ; elles sont admirables ; jamais ils ne parlent que de probité, d’honneur, de droiture & d’humanité : il leur échappe même quelquefois de vanter la conscience & la religion : mais toutes ces vertus sont regardées par la plus grande partie des citoyens, comme des préjugés de l'école ; préjugés dont ils savent bientôt se débarrasser. C’est néanmoins par cette apparence de bonne-foi qu'ils commencent leur réputation ; mais malheureusement ils la finissent trop souvent par la corruption. Chez eux, devoir, amitié, gratitude, ne sont plus que de vieilles chimères, ou d’anciennes erreurs, qui font les liens des sots ou des foibles, parce que l’influence qui les domine les pousse & les détermine au vrai génie d’intérêt, à celui de friponnerie & de brigandage ; ils cultivent ces odieux talens par étude, & les fortifient par expérience. L’avidité des richesses fait en eux le même effet que dans les autres mondes, l’ambition, les honneurs & la puissance : ils amassent de cent façons différentes, qui sont autant de fruits de l’industrie. Vous n’en verrez guères qui n’ait sur son compte plus d’une aventure où la probité a fait naufrage. Leur grand secret, pour se faire des créatures, est de promettre beaucoup, & de ne donner presque jamais. Ils ont pour principe, que le plus sûr chemin qu’on peut prendre pour obtenir l’estime des hommes, & le plus gracieux, est celui de la fortune. Il est certain que dans ce monde, avec de l’argent, on a de la science, de l’esprit, de la naissance, du crédit, du courage ; enfin, on a de tout, on donne le ton, on fait la loi. Par conséquent, c’est un abus de ne vouloir acquérir la considération des hommes que par des talens & des vertus ; cette voie est trop longue & trop pénible.

Cependant, en avançant dans la Cillénie, nous ne rencontrâmes d’abord que de misérables villages, dont les maisons couvertes de chaume & à demi-ruinées, n’offroient à nos yeux que d’affreuses tanières, plus propres à servir de retraites aux animaux sauvages, que ce logement à des êtres raisonnables : une multitude de personnes, de l’un & de l’autre sexe, portoient le sceau de l’indigence imprimé sur leur physionomie. Les haillons dont ils étoient couverts, leurs visages pâles & décharnés, leurs démarches tristes & languissantes, le silence farouche qu’ils gardaient, tout annonçait en eux des êtres flétris par le désespoir, & languissans sous le fardeau des besoins : des hommes sans vigueur suivaient tristement des vieillards épuisés : venoient ensuite des femmes entourées de plusieurs enfans, qu’elles traînoient avec peine ; elles ne paroissoient occupées que des moyens qu’elles pouvaient employer pour appaiser leur faim : ces pauvres malheureux sembloient regretter intérieurement le tems où leur lait suffisoit à leur subsistance, & où ils trouvoient dans leur sein la nourriture qu’on refusoit à leurs cris ; & ces pauvres petits individus, qui à peine commençoient à vivre, n’avoient déjà que trop vécu.

Monime & moi ne pûmes envisager ces misérables, sans nous sentir pénétrés d’une pitié douloureuse : nous leur fîmes distribuer de quoi les soulager.

Plus loin, notre pitié fut encore excitée par le spectacle le plus affreux : c’étoit de pauvres paysans à qui on enlevoit, à l’un, sa vache, seule ressource qu’il eût pour subvenir à ses besoins ; à l’autre, ses chevaux de labour : d’un autre côté, on voit de jeunes gens forcés de suivre des soldats, & d’abandonner leurs pères, en privant ces bons vieillards du secours de leurs bras, & par ce moyen on les mettoit hors d’état de payer leurs impositions ; ce qui n’empêchoit pas un barbare receveur de faire vendre, au nom du souverain, le lit, la marmite, & quelques autres méchans meubles de bois à demi-pourris. À cela, on joignoit aussi quelques mesures de grains destinés à la nourriture d’une femme, que l’âge & les infirmités mettoient dans l’impossibilité de pourvoir à la subsistance de quatre ou cinq jeunes filles, qui n’étoient encore que dans cet âge où l’on ne sait que souffrir.

Hélas ! s’écria Monime, le cœur rempli d’amertume, à l’aspect de tant de misère, quel plaisir prenez-vous à me tromper ? Pourquoi, mon cher Zachiel, voulez-vous abuser de ma crédulité ? Depuis que nous sommes sous votre conduite, je vous ai toujours regardé comme mon père, mon guide & mon soutien ; vous possédez toute ma confiance, & vous vous faites un jeu d’en abuser par des peintures aussi éloignées de la vérité ? Est-ce donc là ces richesses & cette opulence que je devois voir régner de toutes parts chez ces peuples ? Dites-moi, mon cher Zachiel, quel jugement j’en dois porter, lorsque je vois au contraire que rien n’est si malheureux que les Cilléniens ?

Loin de me fâcher de vos reproches, reprit le génie, je me félicite que votre impatience me les ait attirés ; ils me font remarquer ce tendre intérêt que vous prenez au sort des malheureux : il seroit à souhaiter pour eux que les personnes qui les gouvernent eussent autant d’humanité que vous en montrez l’un & l’autre. Soyez bien persuadée, ma chère enfant, que je ne cherche point à vous en imposer. Il est vrai que rien n’est comparable à la misère du paysan ; mais apprenez que dans la Cillénie, ce n’est que par la ruine totale d’un million d’âmes que l’on parvient à faire un riche. Un favori de Plutus dépense plus en un seul repas, que ne produit l’année du revenu de tout un village. C’est pour fournir à ces somptuosités, qu’on exerce tous les jours sur eux mille vexations indignes, & ce que vous venez de voir, n’est encore qu’un foible tableau de la misère qui règne actuellement dans presque toutes les campagnes. Reprenez, belle Monime, votre humeur enjouée, poursuivit le génie en souriant, accoutumez-vous à prendre les façons de ce monde, & sachez qu’ici tous les cœurs se roidissent contre la charité & l’humanité. On n’y fait point l’aumône. Au milieu d’un luxe qui annonce la plus grande opulence, on dit tranquillement à un pauvre qu’on n’a rien ; & loin d’être touché de leurs maux, on ne les soulage que par des bénédictions.

Nous découvrîmes enfin une grande ville, que Zachiel nous dit être une des capitales de la Cillénie. Arrivé à l’entrée d’un fauxbourg, je fus extrêmement surpris de voir arrêter tous nos équipages, ouvrir & renverser quelques-unes de nos malles. Monime, qui les prit pour des voleurs, parut d’abord saisie de crainte ; mais le génie, pour la rassurer, lui dit, que ces hommes étoient préposés pour visiter tout ce qui entroit dans la ville. Je trouve, dit Monime, cette curiosité fort extraordinaire, qu’il faille que des gens que nous ne connoissons point, fassent l’inventaire de nos effets : quel usage en veulent-ils faire ? Apprenez, dit Zachiel, que ces gens cherchent a s’emparer d’une partie de vos effets, qu’ils regardent comme une capture qui peut les enrichir ; & sur le prétexte que ce sont des marchandises prohibées, ils prétendent vous en frustrer en les saisissant. Pourquoi, demandai-je, souffre-t-on de pareilles injustices ? Ne peut-on pas s’en plaindre à leur supérieur ? Cela seroit inutile, dit le génie : si quelqu’un chez les Cilléniens veut entreprendre de se faire rendre la justice qui lui est due, il est ruiné avant de pouvoir l’obtenir. Ces gens ici sont soutenus par ceux qui les employent, dont la plupart ont été les valets, & ils n’ignorent pas que celui qui les a mis dans ce poste, l’a lui-même été d’un autre : c’est ce qui fait naître en eux cet esprit de cupidité, & cette idée de fortune, à laquelle ils espèrent parvenir.

Cependant, pour satisfaire à l’impatience de Monime, je me donnai beaucoup de soins, afin d’engager ces Messieurs de nous expédier promptement : mais ils me répondirent d’une façon brutale, que leur bureau étoit embarrassé, que la multitude de nos bagages demandoit au moins trois ou quatre heures, & que notre empressement ne les feroit pas avancer davantage. Zachiel qui remarquait notre inquiétude, eut bientôt trouvé la façon de nous en délivrer, en leur glissant adroitement dans la main quelques pièces d’or. Alors ils radoucirent leurs tons, nous dirent qu’ils ne vouloient pas arrêter plus long-tems des seigneurs comme nous, donnèrent la liberté à nos cochers de passer, & nous saluèrent très-respectueusement. Nous traversâmes une partie de la ville, afin de nous rendre dans le plus beau quartier, où un hôtel très-bien meublé nous étoit préparé. J’admirois dans certains endroits la hauteur des maisons, qu’on auroit pu prendre pour autant de tours de Babel : peut-être les gens qui les habitent parlent-ils aussi diverses langues. Arrivés dans notre hôtel, nous passâmes quelques jours à nous reposer, & nos domestiques s’occupèrent à vuider nos malles, qui, quoiqu’elles renfermassent les habits les plus galans, notre intendant nous assura qu’ils n’étoient pas assez riches pour pouvoir figurer dans ce monde. C’est pourquoi Zachiel nous proposa d’aller chez les marchands qui avoient la réputation d’employer les meilleures manufactures, afin d’y choisir les étoffes les plus riches & les plus nouvelles.

Le brillant de notre équipage, le nombre de nos domestiques, mit d’abord le marchand, sa femme & tous ses garçons en mouvement, plusieurs anciennes étoffes, ce qu’on appelle des garde-magasins, furent déployées, en protestant sur leur honneur qu’elles étaient nouvelles. Les plus grands princes furent cités pour en avoir de pareilles, & les dames de la cour en faisoient leurs plus belles parures : mais comme elles n’étoient point du goût de Monime, ils furent contraints de nous en montrer de nouvelles, qu’ils nous assurèrent que personne n’avoit encore vu, les caisses venant d’arriver. Le marchand employa toute son éloquence, qui ne consistoit qu’en des termes de probité, de conscience & d’honnête homme ; termes dont les Cilléniens se servent presque à chaque phrase, & qui néanmoins ne signifient autre chose, que l’envie qu’ils ont de vous duper.

Monime, peu au fait de ces usages, s’y seroit laissé surprendre, si Zachiel ne l’eût avertie, qu’on lui surfaisoit ces étoffes de moitié. Après s’être bien débattu, on convint du prix, & le calcul fait du montant, Monime un peu embarrassée, fit signe à Zachiel, que sa bourse n’était pas assez garnie pour y satisfaire : il sourit de son inquiétude, & sans lui répondre, il dit au marchand d’en charger son livre de compte, & d’envoyer son mémoire à l’hôtel ; ce qui ne fit aucune difficulté. Remontés dans notre voiture avec les marchandises, quelle est donc votre simplicité, dit Zachiel, de vouloir payer comptant? Apprenez que les gens d’un certain ton doivent toujours prendre à crédit, & que si on ne doit de toutes parts, on est regardé comme des personnes à qui il ne faut rien confier ; &, qui pis est, comme des gens remplis d’ordre : ce qui est ici du dernier ridicule. Ainsi, ma chère Monime, si vous voulez vous conformer aux belles manières & suivre les maximes de ce monde, vous devez toujours disputer avec la plus grande chaleur, lorsqu’on vous demande le prix de votre dépense, & ne jamais payer, sans dire aux marchands des choses dures & désagréables.

Lorsque nous fûmes en état de paroître avec assez de magnificence pour être bien reçus dans les bonnes compagnies ; car il est bon d’avertir que chez les Cilléniens, ce n’est que l’habit & les équipages qu’on honore : un homme, souvent de la plus basse extraction, qui s’annonce d’un air bruyant, est le plus estimé : la prospèrité cache tous ses défauts & tous ses ridicules : c’est un aimable homme ; il est riche, sa table est bien servie, son équipage bien doré ; nombre de domestiques l’accompagnent ; il fait beaucoup de dépense, il joue gros jeu ; en voilà assez pour mériter toute leur estime ; mais il s’en faut bien que le vrai mérite s’empare ainsi de leur vénération ; ses charmes trouvent toujours des envieux & des critiques : tous les admirateurs suivent la fortune, & se consacrent à ses favoris.

Nous fûmes donc aisément introduits dans les maisons les plus opulentes. Monime qui, comme toutes les personnes d’esprit, aimoit un peu à parler, parce qu’on les écoute toujours avec plaisir, lorsqu’elles ont ce brillant & cette légéreté qui fait l’agrément de la conversation, Monime, dis-je, fut très-surprise & même un peu fâchée de voir dans tous les endroits où nous allions, qu’il n’étoit presque pas question de conversation. À peine les premières révérences étoient-elles faites & rendues, qu’un valet de chambre apportoit des tables, & rangeoit autour trois ou quatre sièges : alors on vous faisoit tirer des petits bâtons de nacre ou d’ivoire. Vous alliez vous ranger où le sort vous avoit placé, & chacun déployoit un paquet qui renfermoit des morceaux de cartons barbouillés de différentes façons, les uns en rouge, d’autres en noir, auxquels on donnoit des noms de César, Alexandre, Hector, Pallas, Judith, & d’autres apparemment convenables à la peinture qu’ils représentoient. On passoit six ou sept heures de suite à mêler à son tour ces cartons, dont on distribuoit à la ronde à chacun un pareil nombre, qu’ils étoient obligés ensuite de jetter l’un après l’autre sur la table, & d’autres fois tous ensemble : un autre les relevoit, afin de recommencer la distribution ; & cette occupation puérile duroit, comme j’ai dit, une partie de la journée. Ce que je trouvai de singulier, est que tout cela se faisoit avec le plus grand sérieux du monde : il sembloit que l’arrangement fortuit de tous ces cartons dût décider du sort de l’état : à peine se disoit-on un mot, & ce mot comme échappé, ne rouloit que sur la façon de jetter son carton : les uns paraissaient d’une gaieté extrême ; les autres, tristes & chagrins, avoient bien de la peine à dissimuler au-dehors les transports violens dont ils étoient agités au-dedans : quelquefois on se fâchoit les uns contre les autres ; on disputoit avec feu, & la séance se terminoit toujours par compter de l’argent. Je regardois cette occupation comme un travail de l’esprit ; mais il a plu aux Cilléniens de lui donner le nom de jeu : quelques-uns y passent la plus grande partie de leur vie : on peut dire que le jeu est chez eux une de ces maîtresses passions, qui les conduit souvent à leur perte. On trouve de ces petits cartons dans toutes les maisons, dont on se sert de cent différentes façons. En général, il ne faut ni industrie, ni esprit, ni savoir pour tous ces jeux : il n’y a que la cupidité & l’espérance du gain qui puisse les faire goûter. Il est vrai qu’on y hasarde des sommes considérables. Plusieurs y ont fait d’immenses fortunes ; mais aussi plusieurs s’y sont entièrement ruinés. Il y a des maisons qui ne se soutiennent qu’en donnant à jouer ; c’est la ressource de quantité de personnes que le luxe, le jeu & la bonne chère ont ruinées. Chez eux se rassemblent plusieurs filoux, qui forment entr’eux une société : il semble dans bien des maisons que le jeu ennoblisse ; les états y sont confondus ; celui de joueur met tout à l’unisson ; il est en société avec les grands ; c’est un honnête homme ; il joue noblement & les imbécilles que la passion aveugle, ne s’aperçoivent pas qu’il les dupe & brille à leurs dépens. J’allai un jour dans une de ces académies, qui me parut un vrai coupe-gorge : on y jouoit à des jeux qu’ils nomment de hazard. J’en vis qui, de désespoir, avaloient des quarrés d’ivoire, parce qu’ils étoient tombés sur un mauvais point : d’autres se mordoient les doigts, & mangeoient des cartons qu’ils avoient pliés & repliés de plusieurs cornes, jurant & se maudissant de la meilleure foi du monde. J’en remarquai aussi qui, plus fins que les autres, savoient le secret de se rendre la fortune favorable, par des subtilités & des tours de souplesse. Mais si le gain n’est pas toujours légitime, il est toujours bien assuré. Les dettes du jeu sont chez les Cilléniens les dettes privilégiées, & par préférence à toutes autres, on les appelle dettes d’honneur : faire banqueroute, frustrer ses créanciers, ruiner sa famille, violer ses sermens, trahir ses amis, cela chez eux y est regardé comme gentillesse ou espiéglerie : mais ne pas satisfaire aux dettes du jeu, c’est un déshonneur.


CHAPITRE II.

Suite d’Observations.


Zachiel nous conseilla de continuer encore quelque tems à nous répandre dans ce qui s’appelle le grand monde. Nous y vîmes, comme ailleurs, peu de sincérité, beaucoup de mauvaise foi, d’affectation & de grimace : avec cette différence, que le courtisan est plus souple, agit avec plus de finesse, se plie avec plus d’art, & se déguise avec plus d’adresse pour mieux cacher la bassesse de ses sentimens.

Les Cilléniens se lient volontiers les uns avec les autres ; l’intérêt les engage à se voir souvent ; mais le plaisir que donne la société n’y entre pour rien : ils se fréquentent par politique, dans la vue d’apprendre à mieux tromper ceux qui ont besoin d’eux : ils s’efforcent de faire passer le mensonge pour vérité, & la fourberie pour complaisance. L’esprit satyrique répand son venin. On ne se voit que pour se critiquer ; de-là naissent des haines irréconciliables. Peut-on s’aimer quand on se connoît si bien ? Cependant on continue à se voir : les parties de jeu ou de campagne se nouent régulièrement ; on y porte beaucoup de finesse dans l’esprit, quantité de saillies & de bons mots, une extrême politesse, dont la dissimulation est la base. Je fus un jour invité à souper chez une femme qui demeuroit dans le voisinage, & qui faisoit une très-grande figure : cette femme que je rencontrois chez tout ce qu’il y avoit de mieux dans la ville, avoit rassemblé chez elle une nombreuse compagnie. Tous montroient beaucoup d’enjouement. La maîtresse de la maison les excitoit elle-même à la joie, par mille propos badins, où la satyre tenoit le premier rôle. Un officier vint annoncer qu’on avoit servi : on passa dans une salle à manger, où étoit une table très-bien garnie des mets les plus délicats ; nombre de bouteilles de différens vins ornoient le buffet. Après qu’on se fut placé, & que chacun eut son assiette garnie, je demandai du pain à mon domestique. Tous les convives en firent de même, pensant qu’on avoit oublié d’en mettre sur la table. Les domestiques étrangers se mirent en devoir d’en aller prendre au buffet, & ceux de la maison se regardoient en souriant. La maîtresse, impatiente, se mit fort en colère, gronda ses gens, & sur-tout son maître d’hôtel, qui, pour s’excuser, s’approcha de son oreille, & dit qu’on l’avoit averti plusieurs fois qu’aucun boulanger ne vouloit plus en donner à crédit ; qu’elle n’ignoroit pas que ceux qui lui en fournissoient depuis long-tems vouloient absolument être payés ; qu’ils l’en avoient avertie. Voilà de grands coquins, dit-elle : qui croiroit qu’on seroit assez hardi pour refuser le crédit à une personne de ma condition ? J’étois à côté d’elle ; le maître d’hôtel n’avoit pas parlé assez bas pour n’être point entendu : je crus donc qu’il étoit de la politesse de lui offrir ma bourse, où il y avoit une cinquante de louis. Elle l’accepta sans façon, en glissa un à son maître d’hôtel, & sans se démonter, fit des excuses à la compagnie de l’étourderie de ses gens. Mais personne n’en fut la dupe : il n’y eu que moi qui perdis mes 50 louis. Cette aventure réjouit beaucoup Monime, lorsque je lui en fis le récit.

Un jeune marquis vint nous prendre pour aller rendre visite au comte de Minucius, qui venoit de gagner un procès considérable, qui duroit depuis plus de cinquante ans. Nous partîmes ensemble, & trouvâmes chez le comte grand nombre de seigneurs, qui étoient venus pour le féliciter. On ne parla que de son triomphe, & déjà quelques poëtes qui se présentèrent, avoient exercé leur verve, afin de lui marquer en vers aussi-bien qu’en prose, la part qu’ils prenoient à sa joie.

Zachiel, qui nous accompagnoit, ne voulut pas laisser échapper cette occasion de nous faire voir jusqu’où alloit l’imbécillité & l’entêtement des Cilléniens. Il demanda donc à Minucius quel pouvoit être le sujet d’une aussi longue contestation ? C’est, dit le comte, pour un droit de cens, qu’un de mes voisins me disputoit. L’objet, à la vérité, n’étoit pas considérable ; mais si un seigneur ne soutient pas ses droits, il n’est pas estimé dans la province, & s’attire le mépris de tous ses vassaux. Il étoit donc essentiel que je soutinsse ce procès avec chaleur. Je l’ai fait aux dépens même de toute ma fortune ; car je ne puis vous dissimuler que, malgré le gain de mon procès, je me trouve absolument ruiné par les sommes réitérées qu’il faut continuellement fournir à des sang-sues qui ne s’occupent qu’à faire naître & perpétuer les plus odieuses chicanes, & qui, sans pitié pour de pauvres citoyens, obligés d’avoir recours à eux pour l’arrangement de leurs affaires, n’employent leur esprit & leur science qu’à la ruine de la veuve & de l’orphelin, se chargeant du pour & du contre, afin de favoriser celui qui les paie le mieux, supprimant les meilleures pièces du sac du malheureux qu’ils ont dessein d’accabler, extorquent aux uns des signatures ou des pouvoirs, dont ils se servent sous des noms simulés, pour les conduire à leur perte, lorsqu’ils sont assez malheureux de mettre leur confiance en eux : enfin il n’y a point de ruses ni de malversations qu’ils n’employent pour s’approprier les biens de leur partie. C’est à un de ces hommes à qui j’ai eu affaire pendant long-tems. Son fils, qui lui a succédé dans sa charge, aussi fripon que le père, a suivi ses traces ; l’un & l’autre ne m’ont point épargné : où il ne falloit qu’une simple signification, ils en ont fait trente ; ainsi du reste. Jugez, Messieurs, si je dois me trouver à mon aise, malgré la condamnation des dépens. Mais, Monsieur, lui dis-je, puisque vous étiez instruit de toutes ces friponneries, ne valoit-il pas mieux vous accommoder, que de vous laisser ronger par ces coquins ? C’est, dit le comte, qu’on espère toujours un jugement prompt & définitif. On a mis de l’argent, on veut le ravoir. On est animé contre ses parties ; on a des amis pour appuyer son droit : le tems s’écoule, qui, loin de vous adoucir, ne fait qu’irriter la passion qu’on a de triompher.

Vous voyez, nous dit le génie, en sortant de chez le comte, qu’un Cillénien habile, lorsqu’il entreprend un procès, doit commencer par s’assurer des protections, sans quoi, son affaire fût-elle incontestable, il ne doit faire aucun fond sur son bon droit : car si sa partie est plus puissante, il est certain qu’elle l’emportera. Les recommandations ont un poids qui fait toujours pancher la balance. La justice éblouie, n’a plus d’égard aux loix. On diroit que cette déesse, à l’exemple des coquettes, ne devient sensible qu’à la flatterie ou à l’aspect de l’or.

Quelques jours après nous priâmes le génie de nous conduire à la cour ; mais il s’en défendit, & nous assura qu’il ne lui étoit pas permis de paroître dans aucunes cours de la Cillénie : il nous conseilla de prier Amilcar, qui passoit pour y être très-bien reçu, de nous y présenter. Monime jugeant par le luxe & le faste qui régnoient dans la ville, que rien ne devoit être comparable au brillant de cette cour, que l’éclat du soleil. Elle fut extrêmement surprise de voir que les plus grands seigneurs, malgré les efforts qu’ils employoient pour briller, étoient encore bien éloignés d’approcher de la magnificence, & des dépenses superflues des nouveaux favoris de la fortune.

Le prince nous reçut avec bonté, dit à Monime les choses du monde les plus agréables : comme notre objet étoit d’examiner les usages de cette cour, nous y restâmes quelque tems. Je remarquai que les Cilléniens s’y rassemblent de toutes parts, dans le dessein d’y faire fortune & d’y avancer leurs familles : quelques-uns se flattent d’y mener une vie délicieuse ; mais ils ne sont pas long-tems a reconnoître leur erreur : cet endroit n’est pas fait pour la liberté ; les établissemens y sont aussi fort incertains ; il semble que ce soit dans ce lieu où la fortune a érigé son trône, afin d’y mieux signaler son inconstance. C’est-là où la plupart des courtisans passent leur vie à briguer, à solliciter, & à ne rien obtenir. Quelle ennuyeuse occupation, disoit Monime, de présenter sans cesse des placets, qu’on ne lit point, de tâcher de gagner à force d’argent un valet de chambre pour être introduit auprès de son maître, auquel on ne parvient souvent que pour être refusé ! Il me paroît, dis-je, que ceux qui cherchent ici de l’appui & des protecteurs pour obtenir de l’emploi, doivent s’armer de patience, puisque tous vous promettent sans aucun dessein d’exécuter leur parole. Je remarque qu’on vous montre un grand empressement de vous servir, lorsque dans le fond du cœur la résolution est formée de vous nuire. Ceux qui fréquentent la cour, sont sans cesse tourmentés par l’ambition : il faut qu’ils sacrifient leurs plus beaux jours à la fortune, sans espoir de paix ni de tranquillité ; & si le hazard les élève, bientôt l’envie précipite leur chûte.

Amilcar nous fit remarquer un vieux courtisan, qui occupoit dans la ville un hôtel des plus vastes. Ce seigneur usoit envers sa famille & son domeſtique d’un despotisme qui les faisoit tous trembler d’un seul de ses regards ; tous lui étoient soumis, & s’empressoient à prévenir ses moindres desirs : mais loin de jouir de tous ces avantages, tourmenté par l’ambition & l’envie d’acquérir de grandes richesses, il quittoit les respects qu’on lui rendoit & la magnificence dont il jouissoit à la ville, pour venir se restreindre sous les toits du palais du souverain, dans une petite chambre lambrissée, où à peine se pouvoit-il tenir debout. Attaché sous les pas du prince, il mettoit tous ses soins à tâcher de s’en attirer quelques regards favorables.

Je ne puis concevoir, dit Monime, quel avantage cet homme peut retirer du soin qu’il apporte à acquérir de grands biens, si la servitude & l’esclavage l’empêchent d’en jouir. Quel contentement peut-il prendre d’avoir de belles terres, de beaux châteaux, de beaux parcs, de belles forêts, s’il n’a pas la liberté de s’y aller promener ? Il est vrai, dit Amilcar, qu’un favori se tourmente continuellement pour obtenir ce qui fuit devant lui : il ne peut jamais goûter la douceur d’un vrai repos ; & par un aveuglement inconcevable, son ambition le fait toujours desirer ce qu’on accorde à quelques autres, pour lui ôter le véritable usage de ce qu’il possède. Cependant cet homme qui, lorsqu’il est en préſence du prince, vous paroît si humble & si souple, semble vouloir se dédommager de sa servitude, quand il est chez lui ; & par un abus de sa grandeur, on ne le voit regarder les gens qui ont besoin de sa protection, que comme une espèce d’animal fort au-dessous de son être, auquel il se plaît à faire souffrir des injures sensibles, s’en servant de jouet, comme les enfans qui martyrisent les chiens & les chats à force de les tourmenter.

Pendant notre séjour à la cour, il s’y donna plusieurs fêtes, dans lesquelles le monarque eut pour Monime des attentions marquées. J’eus part aussi à la faveur de ce prince, qui me fit la grace de me nommer dans différentes parties de plaisir.

L’accueil que nous reçûmes du prince, fit croire à bien des personnes, que nous étions fort avant dans la faveur. Cette nouvelle se répandit jusques dans la ville, & lorsque nous fûmes de retour, on nous assiégea de toutes parts d’une multitude de placets. Il sembloit que nous étions devenus le canal d’où devoit découler toutes les graces. La veuve d’un commis prétendoit qu’on ne pouvoit, sans injustice, lui refuser une pension. Un entrepreneur des vivres croyoit, après avoir amassé des sommes immenses aux dépens du pauvre soldat, être encore en droit d’obtenir le paiement de plusieurs millions, dont il assuroit avoir fourni la valeur ; & pour parvenir au remboursement de sa prétendue créance, il offroit d’en partager les sommes avec nous. Mille nouveaux projets nous furent présentés, dans lesquels non-seulement on vouloit nous intéresser pour des sommes considérables, sans fournir de fonds, mais encore nos domestiques, à qui l’on donnoit, à l’un un sol, à l’autre dix deniers, afin de les engager de nous parler en faveur de leurs projets. Notre réputation ainsi établie, nous étions tous les jours accablés de mille visites intéressées : car chez les Cilléniens, les grands comme les petits se livrent avec fureur dans les nouveaux projets.

Amilcar obligé, suivant ses faux principes, à faire beaucoup de dépense, voulut nous engager d’en présenter quelques-uns, qui lui avoient été proposés, dans lesquels on lui faisoit espérer un intérêt considérable. Charmés de trouver une occasion de l’obliger, nous convînmes qu’il viendroit le lendemain avec l’auteur d’un de ces projets, pour en entendre la lecture, afin d’examiner ensemble les avantages qu’on pourroit en tirer.

Le jeune courtisan vint le lendemain avec l’homme à projet, qui s’adressant à Zachiel : monseigneur, dit cet homme, je prends la liberté de présenter à votre grandeur ce nouveau projet, parce que je vous regarde comme le citoyen le plus éclairé du royaume. Vous savez, monseigneur, que tous les dons sont départis diversement ; vous ne devez pas me soupçonner de vanité, quoique j’ose dire que je suis le premier homme du monde pour la science des projets. Le seigneur Amilcar qui connoît mes talens, vous a sans doute parlé de mon travail, & de la vaste étendue de mes idées. Vous en allez juger par ce projet qui va vous surprendre. Je commence par vous annoncer qu’il tend au bien général de tous les peuples. Ne croyez pas que je me borne à l’art méchanique d’augmenter les revenus de l’état, de retrancher les dépenses superflues, de bien régler les affaires du prince, & celles de la nation, ni de mettre un ordre exact en toutes choses. Mon dessein est beaucoup plus étendu : vous allez le concevoir aisément lorsque je vous aurai instruit que ce nouveau projet n’a pour but que de profiter des lumières de nos premiers pères, de qui nous tenons l’art funeste de déchirer d’une main impie, les entrailles de notre mère, pour y chercher des trésors, que la sagesse de la nature y avoit soigneusement cachés. Vous entendez, monseigneur, que je veux parler de l’or, de l’argent & des pierres précieuses, qui causent à présent le malheur de presque tous les citoyens, par le luxe que ces métaux ont introduit dans les villes. Mais comme il seroit trop difficile de remédier à ce luxe, que l’or & l’argent sont devenus absolument nécessaires à tous les hommes ; car il est démontré que ces métaux bien appliqués peuvent changer les hommes au point de ne les pas reconnoître, puisqu’ils font d’un sot un homme d’esprit ; ils donnent la noblesse, & changent les bourgeoises en femmes de qualité ; ils font enfin oublier ce qu’on a été, pour ne se souvenir que de sa fortune présente ; il ne s’agit donc à présent que d’en établir une juste circulation, qui doit être communiquable entre tous les citoyens : car vous remarquerez, monseigneur, que ce n’est que par un mouvement qui ne puisse jamais être interrompu, jusqu’à ce qu’il ait accompli le cercle qu’il doit suivre pour arriver à l’endroit dont il est parti : ce n’est qu’en suivant cette maxime, que vous enrichirez tout le royaume : mais pour y parvenir, la plus grande difficulté sera de déboucher tous les canaux, qui jusqu’à présent l’ont empêché de circuler.

C’est de vos lumières, monseigneur, qu’on doit attendre le secret d’en rendre l’exécution facile, & j’ose espérer de votre générosité, qu’elle voudra bien me faire donner quelque argent, qui puisse m’aider à subsister jusqu’à l’entier accomplissement de mon projet. Nous renvoyâmes ce pauvre cerveau brûlé, en lui faisant donner ce qu’il demandoit.

Amilcar, confus de nous avoir présenté un pareil fou, nous en fit beaucoup d’excuses. C’est ainsi que pensent la plupart des hommes, dit le génie : l’activité des passions leur fait naître de nouvelles idées, en leur faisant chercher à exécuter de grandes choses ; & il pourroit arriver que, secourus par le hazard, ils en découvrent d’utiles d’échappées aux recherches & aux profondes méditations du genre humain. Vous conviendrez aussi qu’il est des momens, où dans le calme de la nature & des sens, le génie s’instruit par l’étude des sciences, qui semble fermenter par les réflexions : alors on étend ses idées dans un cercle immense, qui peut embrasser les quatre élémens.



CHAPITRE III.

Description du Temple de la Fortune.


Tous les arts fleurissent chez les Cilléniens ; on croiroit qu’ils en sont les inventeurs ; il est certain qu’on a poussé dans ce monde la méchanique dans sa plus haute perfection : des automates merveilleux s’y font admirer ; ils paroissent imiter d’aussi près qu’il est permis aux hommes d’en approcher, l’art secret du grand ouvrier. Ici on croit voir le marbre vivant ; là, un tableau, dont la figure semble respirer : d’un autre côté, des oiseaux se mouvoir, chanter & digérer ; enfin on y fait tous les jours de nouvelles découvertes, par les efforts curieux de mille beaux esprits, dont les uns ne s’occupent qu’à mesurer l’univers. On en voit d’autres qui, pour se promener dans les cieux, franchissent d’un vol hardi les limites de leur monde : sans doute qu’ils se croyent assez habiles pour dérober à la nature une partie de ses secrets.

Vous avez dû remarquer, nous dit un jour Zachiel, la différence qui se trouve entre les Lunaires & les Cilléniens. Chez les premiers, le commerce & la culture des terres, qui doivent être les deux principales colonnes d’un état, y sont trop souvent négligées, & semblent n’être regardés que comme un ornement de leur empire, ou une surabondance de leurs richesses ; au lieu que chez les Cilléniens, le commerce y est considéré comme le nerf, la vie & l’ame de l’état ; accoutumés à négocier dans toutes les mers, on diroit, qu’à l’exemple du soleil, ils visitent & échauffent toutes les parties du monde, afin de jouir & d’étendre le plus qu’ils peuvent l’avantage que donne l’industrie, conduite par l’avidité du gain. C’est dans ce monde que la nécessité, mère de tout art & de tout vice, étend ſon pouvoir avec le plus d’empire : la cupidité des hommes leur donne de la hardiesse ; c’est ce qui fait que pour acquérir beaucoup de richesses, ils emploient toutes sortes de moyens.

La navigation leur paroît la plus prompte ; elle leur donne la facilité de parcourir toutes les parties de l’univers : c’est par la navigation qu’ils ont trouvé les moyens de se communiquer leurs lumières, & c’est par cette réunion que la connoissance de la terre & des cieux a été perfectionnée : c’est aussi par elle que tous les trésors que la nature a dispersés, se rassemblent tous les jours par le commerce.

Ne pourroit-on pas ajouter, dit Monime, que c’est par cette même voie qu’ils se sont communiqué leurs vices, puisqu’il est vrai que le commerce, en multipliant ses trésors, semble aussi avoir multiplié les besoins ? C’est de-là qu’est né le luxe, première source de la corruption des hommes. Mais on ne peut nier que dans l’ordre politique, la navigation ne soit nécessaire. C’est par cette raison, reprit le génie, que toutes les nations qui ont cultivé la marine, se sont enrichies des dépouilles des peuples qu’ils ont conquis. Athènes s’est acquis la supériorité sur tous les états qui composoient la Grèce. Carthage a long-tems disputé l’empire de l’univers ; & Rome n’a étendu ses conquêtes, que lorsqu’elle a commencé à équiper des flottes. Venise a fait trembler des peuples par sa puissance, & elle en a enrichi d’autres par son industrie. L’Espagne, en découvrant un nouveau monde, s’étoit presque flattée d’obtenir la monarchie universelle ; & vous n’ignorez pas, mon cher Céton, que l’Angleterre, malgré les orages de son gouvernement, a souvent fait pencher la balance de l’Europe.

Tous ces exemples, quoique peut être ignorés des Cilléniens, semblent néanmoins les autoriser à cultiver un commerce qui, en leur ouvrant tous ses trésors, les engagent à équiper nombre de vaisseaux, dans lesquels ils rapportent ce que les îles ont produit de plus rare & de plus précieux, dont ils font un échange avec ce qu’ils emportent de superflu de leurs provinces. C’est aussi par ce moyen que l’or & l’argent circulent dans leurs villes, & les citoyens ont encore l’avantage que ceux qui se trouvent sans biens ou sans emplois, peuvent aisément trouver l’un & l’autre dans la navigation, qui les met à portée de faire des gains considérables dans le commerce, en commençant même par des sommes très-modiques, & l’on voit que l’heureux succès qui répond à leurs espérances, fait naître tous les jours quantité d’armateurs attirés par le double profit qu’ils trouvent non-seulement dans les marchandises qu’ils embarquent, mais encore par le produit de celles qu’ils reçoivent en échange.

Les habitans de ce monde ne reconnoissent d’autre divinité que la fortune, qu’ils prétendent être fille de l’océan, parce que c’est-là où cette déesse fait agir sa puissance avec plus d’empire & de force : ils croient que seule elle préside à la distribution des biens & des honneurs ; qu’elle renverse, quand il lui plaît, les villes, les royaumes & les états ; qu’elle les relève, & leur donne une nouvelle vigueur : enfin ils font agir cette déesse, comme un pilote qui conduiroit un navire au gré de son caprice. Les bonnes & les mauvaises réussites lui sont imputées : on les entend la combler tour à tour de louanges, d’injures ou de malédictions.

Cependant, pour honorer cette déesse, les Cilléniens lui ont fait bâtir un temple magnifique : soixante grands-prêtres le desservent, & sont chargés d’adresser chaque jour à la déesse les vœux, l’encens & les offrandes que chaque citoyen vient présenter, pour obtenir quelqu’une de ses faveurs.

Lorsque nous eûmes visité ce qu’il y avoit de plus curieux dans la ville, Zachiel nous proposa d’aller au temple de la fortune. Ce temple est bâti sur le haut d’une montagne escarpée, & semble porter son dôme jusqu’aux nues : soixante colonnes de marbre transparent en soutiennent la voûte : aucune porte ne l’enferme ; mille chemins y conduisent ; mais la plupart de ces chemins sont rabotteux, remplis de précipices, & d’un très-difficile accès ; d’autres ressemblent à des labyrinthes, par les différens détours qu’il faut prendre pour pouvoir aborder aux pieds de la montagne : néanmoins chacun court à ce temple de tous les endroits de ce monde, & si l’on voit quelqu’un y monter avec un peu de facilité, il en est mille qui s’y culbutent & s’y cassent le cou.

Nous vîmes sur la route qui conduit au temple plusieurs vastes bâtimens, que le génie nous dit être les écoles des Cilléniens : une de ces écoles est destinée pour y enseigner toutes les ruses, & en même tems tous les détours de la plus envenimée chicane ; dans une autre, les marchands se fortifient dans l’art de tromper leurs correspondans, & celui de s’enrichir à la faveur des banqueroutes ; dans celle-ci, on apprend à séduire & à tromper ses meilleurs amis à la faveur de fausses promesses, de billets captieux, dont on élude l’exécution : celle-là est pour les joueurs ; enfin on en trouve pour toute espèce de vols & de rapines.

En avançant dans la route, nous découvrîmes une grande forêt, que nous fûmes encore obligés de traverser : cette forêt est très-dangereuse par la rencontre qu’on y fait de quantité de brigands, qui, sous prétexte de vous conduire à la fortune, ne cherchent que l’occasion de vous dépouiller de votre argent & de vos bijoux ; souvent même ces misérables ne se font aucun scrupule de vous ôter la vie ; peut-être croyent-ils par-là éviter les poursuites de la justice.

Arrivés au bas de la montagne, le génie, d’un vol rapide, nous enleva jusqu’au milieu du temple, où l’on voit un piédestal en forme quarrée, de la hauteur de plus de cent coudées, sur lequel s’éleve un trône manifiquement orné : dessous est la fortune : cette déesse y est représentée comme on dépeint l’amour, avec un bandeau sur les yeux : elle me parut aussi ressembler à Mercure, en ce qu’elle a des ailes aux talons. D’une main la déesse tient une corne d’abondance ; de l’autre, le timon d’un vaisseau : un de ses pieds est appuyé sur une roue, qu’elle semble faire tourner à son gré, se faisant un plaisir malin de renverser ceux qui par leur hardiesse ont franchi toute sorte de dangers pour parvenir au faîte de cette roue, afin de faire monter des misérables, qu’elle enlève rapidement en les accrochant par leurs souguenilles : ces gens paroissent si étourdis de leur subite élévation, de leurs titres pompeux & de leurs grandes qualités, que si Ovide les eût connus, il eût trouvé une ample matière pour en composer un nouveau chapitre dans son livre des métamorphoses. On pourroit les mettre de la confrérie des ânes d’or. Cependant on les voyoit du faîte de cette route, où ils se croyoient bien affermis, regarder avec un dédaigneux mépris ceux dont ils occupoient la place, jusqu’à ce que la déesse, par un nouveau caprice, se plaise à donner un revers aux mouvemens de sa roue, qui les culbute à leur tour, & les fait rentrer dans le néant d’où elle les avoit tirés. C’eſt ainsi que, dans ce monde, les fortunes qui paroissent les mieux établies, sont souvent renversées.

Nous examinâmes ensuite plusieurs personnes qui venoient se prosterner aux pieds de la fortune, pour y implorer les faveurs de cette déesse. J’entendois les uns la supplier de les débarrasser d’un père que la mort avoit sans doute oublié, ou bien d’un oncle éternel, qui les faisoit languir après une succession considérable ; d’autres prioient la déesse de les favoriser au jeu ; celui-ci conjuroit la perte de son voisin, afin d’obtenir son poste ; celui-là, plus dévot & plus intéressé, lui demandoit la grace d’être admis au nombre des soixante prêtres chargés de toutes les offrandes des citoyens. On en voyoit qui faisoient des vœux pour obtenir une intendance, ou un gouvernement ; ceux-là, une recette de finance ; quelques-uns desiroient l’administration d’un hôpital ; enfin, je ne puis me rappeller le nombre de tous les vœux indiscrets, que la cupidité de ces peuples, & l’amour qu’ils ont pour les richesses, les forcent de demander.

Quelle est donc la folie de ces peuples, demandai je au génie ? Comment peuvent-ils justifier une conduite si bizarre ? Vous voyez, mon cher Céton, que toute leur gloire se borne à vivre dans l’opulence ; ce n’est que pour remplir cette vanité qu’ils offrent continuellement des vœux à la fortune ; c’est à cette déesse qu’ils sacrifient leur honneur & leur repos ; c’est dans ce monde où l’on voit la fidélité d’un ami mourir dans les bras de l’intérêt ; c’est ici où l’on voit le luxe & l’envie de briller, étouffer la sagesse d’une jeune fille, qui veut participer aux faveurs de la fortune ; c’est ici où le commerce s’étend sur tout : vous y verrez les gens en place faire un trafic de leur autorité ; les grands en font un de leur protection ; les femmes, de leurs charmes ; en un mot, tout s’y vend, jusqu’à l’esprit, dont on fait des pacotilles pour toutes les différentes nations qui habitent ce globe. Un homme qui fait profiter de son industrie, peut aisément, avec cinquante louis, se faire un revenu de trois ou quatre cens louis, en les distribuant, par des sommes très-modiques, à de pauvres misérables, qui chaque semaine viennent lui en rendre compte. Il est certain que les citoyens de ce monde ont les nerfs si sensibles, qu’on les voit tressaillir à la moindre apparence de profit.

Comme les grands seigneurs ne peuvent devenir riches qu’aux dépens des peuples, on tâche de persuader à ces derniers que l’esprit, le courage, les sentimens, la bonté du cœur, la pureté du langage & les grandes connoissances, se trouvent innées dans les personnes de condition, & qu’il n’appartient qu’à eux de profiter des peines & du travail des pauvres : aussi voit-on à chaque pas des gens vous poursuivre en vous demandant du pain.

Mais, combien ces sangsues doivent employer de veilles pour parvenir à leur but ! Quelle ruse, que de finesse, que de supercheries n’employent-ils pas pour se distinguer par des somptuosités ? Il semble qu’ils se disputent entr’eux le pernicieux avantage d’avoir mis plus d’adresse, ou de subtilité dans la manœuvre qu’ils mettent en usage pour faire des dupes.

Les Cilléniens se font honneur du déréglement de leurs imaginations : on ne voit dans leur conduite que des sermens violés, de fausses protestations, où l’honneur est toujours compromis : l’orgueil & l’intérêt sont les seuls ressorts qui les font mouvoir, parce qu’il n’y a que l’opulence qui puisse obtenir des égards ; tandis que le vrai mérite est méprisé, lorsqu’il ne paroît accompagné que de l’indigence.

Demandez à un Cillénien ce qu’il faut pour le rendre heureux ; il vous répondra qu’on ne peut l’être sans posséder de gros revenus, de beaux châteaux, de superbes ameublemens, un carrosse bien doré, des chevaux fringans, une table servie en mets délicats & vins fumeux, des amis enjoués, grands soupers avec des filles de théâtre ; mais ils se garderont bien de parler de probité, de mœurs, de modération, de justice & de bonne-foi à remplir ses engagemens. Accoutumnés à en manquer dans toutes les occasions, ils regardent ces vertus comme des êtres d’imagination.

Nous fûmes curieux, Monime & moi, de visiter leurs ports : nous en vîmes de fort avantageux par rapport à l’asyle qu’y trouvent les vaisseaux obligés de relâcher, soit qu’ils fassent de l’eau, qu’ils manquent de vivres, ou qu’ils aient été démâtés ou incommodés par quelque coup de vent.

Ces ports sont précédés de grandes & belles rades, d’une vaste étendue. Nous côtoyâmes long-tems les bords de la mer, qui n’étoient remplis que d’entrepreneurs & d’ouvriers, employés par des gens que l’appas des richesses conduit aux deux extrêmités de leur monde, qui franchissent toutes sortes de dangers pour se les procurer. Cependant je ne présume pas qu’ils soient exempts de craintes & de frayeurs.

On diroit que les Cilléniens ont toujours ce précepte devant les yeux, qui est que la fortune, comme femme, se plaît à être importunée. Il semble en effet qu’il faille user de violence pour ravir les faveurs de cette déesse. Les plus entreprenans sont presque toujours ceux qui réussissent le mieux. On accorde souvent aux importuns ce qu’on refuse à d’autres qui sont plus modestes : la hardiesse cache les mauvaises qualités des premiers ; toutes leurs démarches tendent au but qu’ils se proposent ; jamais ils ne s’en écartent ; c’est ce qui leur en assure la réussite.

À l’approche d’une ville maritime, surpris de voir les habitans en sortir en foule pour prendre la fuite ; chacun d’eux étoit chargé de ce qu’il pouvoit emporter de ses effets les plus précieux ; nous fîmes arrêter notre voiture pour en demander la raison à un vieillard que la foiblesse de ses jambes empêchoit de courir. aussi fort que les autres. Ce pauvre homme qui nous parut rempli de bon sens, nous apprit, les larmes aux yeux, que ses compatriotes venoient de découvrir tout à coup à la rade de leur port, une flotte considérable de gros vaisseaux armés en guerre, qui portoient pavillon ennemi, dont plusieurs étoient déja entrés dans le port ; qu’ils se préparoient à forcer la ville. Il ajouta qu’aussi-tôt qu’on s’étoit apperçu de leur arrivée, les habitans en avoient averti le gouverneur afin qu’il fît rassembler les troupes destinées à la garde des côtes ; mais qu’il ne s’étoit trouvé que quelques vieux soldats estropiés, hors d’état de servir. Dans cette extrémité, tous les citoyens excités par la nécessité de défendre leurs biens, leur liberté & leur vie, s’étoient offerts de prendre les armes. Qu’ils avoient d’abord couru au magasin, où l’on n’avoit trouvé que quelques mauvais canons sans affûts, de misérables fusils rouillés, dont on ne pouvoit faire aucun usage ; du reste, ni poudre, ni mortiers, ni bombes.

Cette négligence, dis-je au vieillard, vient sans doute de ce que votre gouverneur étoit persuadé que vous n’aviez nulle sorte d’ennemis à craindre ? Pardonnez-moi, monsieur, reprit ce bonhomme depuis long-tems nous sommes menacés de toutes parts ; peut-être est-ce la faute de ceux qui sont chargés du soin de l’artillerie. Les entrepreneurs des poudres négligent aussi de la renouveller dans les places ; c’est autant de profit pour eux. Hélas ! mon cher monsieur, il y auroit bien des abus à réformer : je soupçonne un dessous de cartes qui ne se peut découvrir qu’à la fin du jeu ; mais ce n’est pas à un pauvre misérable comme moi qu’il convient de raisonner sur des matières si délicates. Le vieillard nous quitta pour suivre son chemin, après que nous lui eûmes donné de quoi se consoler de la perte qu’il venoit de faire ; ce qui nous attira de sa part mille bénédictions. Cette ville fut prise sans qu’il en coûtât un seul homme aux ennemis ; personne ne se mit en devoir de la secourir ; ce qui fit que ces pirates, après y avoir fait un butin considérable, remontèrent tranquillement dans leurs vaisseaux, sans rencontrer aucun obstacle. Cependant cette ville étoit une des plus florissantes de la Cillénie, par l’étendue de son commerce, & la situation avantageuse de son port.

Que dites-vous de la conduite de ces peuples, demandai-je à Zachiel ? Il n’est plus possible de former aucun jugement sur l’avenir, dit le génie. La politique la plus éclairée s’égare & se perd dans les maximes nouvelles & incompréhensibles qu’on suit aujourd’hui dans toute la Cillénie. Il semble que ces peuples aient eux-mêmes conjuré leur perte, pour agir directement contre leurs véritables intérêts. Ce qu’on voit arriver chaque jour apprend à ne plus douter de rien : leur esprit s’est changé en un feu pétulent, qui les empêche de réfléchir : leur conduite, écartée du point fixe de l’ancien gouvernement, ressemble à une machine hors de son pivot, qui n’a plus d’assiette certaine, ni de consistance assurée. Cette supériorité qu’ils portoient jusqu’à la domination sur tous leurs alliés desquels ils se faisoient craindre & respecter, ne les touche plus. Ce tems, où ils donnoient non des conseils charitables, mais des loix & des ordres qui portoient les autres à l’obéissance, est passé pour eux : c’étoit leur âge d’or. Ainsi vous pouvez à présent, mon cher Céton, comparer la conduite des Cilléniens à un vaisseau démâté, dont les pilotes, mal d’accord entr’eux, au lieu de s’occuper aux manœuvres générales qui pourroient le sauver, ne songent qu’à leurs intérêts, & à leur salut particulier.

CHAPITRE IV.

Portrait d’un Grand-Prêtre de la Fortune.


Comme notre objet étoit de visiter les principales villes de la Cillénie, nous prîmes la route d’une autre province. Sur la fin du jour nous apperçûmes un château qui, par sa beauté & la vaste étendue de son parc, donna à Monime envie de le visiter. Elle demanda à Zachiel le nom du prince à qui il appartenoit, & si nous pouvions, sans manquer à la bienséance, y demander un asyle jusqu’au lendemain, parce que nous étions encore fort éloignés de la ville. Monime craignant horriblement la rencontre des voleurs & des brigands, dont les chemins sont remplis dans toute la Cillénie ; le génie ne trouvant point de difficulté à satisfaire Monime, nous envoyâmes un de nos domestiques en demander la permission au maître, qui nous fit dire, qu’il se tiendroit honoré de nous recevoir.

Nous entrâmes dans une longue & belle avenue, dont les arbres formoient de triples allées. Le génie, afin de nous donner une idée de ce château, nous dit qu’il avoit autrefois appartenu à un très-grand seigneur, dont le fils aujourd’hui, par la décadence de sa maison, se trouvoit trop heureux d’être admis à la table de celui qui s’en est rendu possesseur, quoiqu’il n’ignore pas qu’autrefois il versoit à boire à son père. Tel est dans ce monde le caprice de la fortune, qui se plaît à humilier les uns pour favoriser les autres.

Le personnage que vous allez voir, pour parvenir ce haut degré de fortune, a commencé par les plus vils emplois : d’abord laquais, ensuite prête-nom, & quelque chose encore qu’on devine aisément, & qui est d’une grande utilité à un Cillénien qui veut s’avancer dans ce monde ; enfin de basses & indignes complaisances, l’ont conduit à avoir de petits intérêts, dont il a si bien profité, qu’il est parvenu à se faire nommer un des soixante sacrificateurs du temple de la fortune. Cet homme y a acquis des biens immenses ; ce qui lui donne beaucoup de crédit parmi les grands, sur-tout envers ceux qui ont la liberté de puiser dans ses trésors. Sa table est toujours servie délicatement ; il distribue des emplois, & fait obtenir des graces ; c’est ce qui fait que tout le monde s’empresse à rechercher sa connoissance : on oublie ce qu’il a été, pour tâcher d’avoir part à son opulence. Il est vrai qu’il faut ramper devant lui : il s’imagine qu’on a perdu de vue sa basse naissance, & les sentiers obliques qui l’ont conduit au temple de la fortune. Cet homme n’a point de caractère à lui ; & la supériorité qu’il s’est acquise par ses richesses, devient une dure tyrannie pour les personnes qui forment sa société ; mais c’est le propre de tous les sots que la fortune a élevés : bien des gens les méprisent, & ne leur rendent pas moins des hommages & des respects. On plaint quelquefois, un honnête homme qui est dans l’indigence ; mais loin de lui présenter une main secourable pour adoucir ses peines, on le fuit, & on tâche toujours d’éviter sa rencontre.

Nous arrivâmes enfin chez le grand-prêtre. Tous ses domestiques avoient un air d’insolence ; ils anticipoient déjà la fatuité de leur maître, ils en avoient copié la hauteur & la fierté, & nous reçurent d’une façon brusque & désobligeante, en nous introduisant dans l’appartement de madame, qui, nonchalamment couchée sur une chaise longue, voulut bien nous honorer d’une inclination de tête.

Cette femme étoit ce qu’on appelle la sultane Validée, c’est-à-dire, celle que le grand-prêtre avoit autrefois distinguée assez, pour l’honorer de son nom ; car dans toute la Cillénie, ces grands personnages ont acquis, par leur opulence, le privilège d’entretenir plusieurs filles, qui logent dans des hôtels magnifiques ; & lorsqu’ils viennent à s’en dégoûter, ils les marient à un de leurs protégés. La Validée s’empare aussi du droit de fournir à certains plumets qui ont l’avantage de lui plaire, tout l’argent qui leur est nécessaire pour briller dans le monde : par ce moyen tout est compassé, & personne n’a droit de se plaindre.

Le grand-prêtre, qui étoit un gros petit homme poussif, fit quelques pas pour nous recevoir, & nous dit, en élevant sa voix comme s’il parloir à des sourds, qu’il seroit charmé de pouvoir trouver l’occasion de nous obliger ; nous montra de la main des sièges, &, sans attendre que nous soyons placés, se plongea dans un fauteuil en cabriolet, rempli d’oreillers.

Monime, qui n’avoit point encore eu l’avantage de se rencontrer avec ces favoris de la fortune, fut extrêmement surprise de cette brusque politesse ; elle lui fit néanmoins un compliment aisé sur la liberté que nous prenions de venir lui demander un asyle ; mais que l’éloignement de la ville, l’embarras des mauvais chemins, & la crainte de quelque fâcheuse rencontre, nous y avoient forcés. Parbleu, dit le grand-prêtre, en approchant son fauteuil de Monime, & la regardant d’un air effronté vous ne pouviez jamais mieux faire : il faut que notre déesse vous ait inspiré : je veux, pour l’honneur de son culte, vous faire passer ici quelques jours. Dites-moi, ma charmante, quelle affaire avez-vous ? Je me sens porté d’inclination à vous rendre service. Est-ce là votre mari, poursuivit-il en me regardant par-dessus l’épaule ? Vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi pour lui faire avoir de l’emploi : c’est sans doute pour cela que vous vouliez vous rendre à la ville : reposez-vous sur moi belle dame, & n’allez pas plus loin. Ce fat ajouta encore un tissu d’autres propos plus impertinens, en accompagnant chaque phrase de grands éclats de rire. Monime excédée de ses grossièretés & pour mettre fin à ses discours trivials, répondit que nous n’avions besoin d’aucune protection, ni d’aucun poste. Nous sommes, poursuivit-elle, des étrangers que la simple curiosité amène : le desir de nous instruire, nous a seul déterminés à voyager dans différentes cours. Cela doit vous coûter beaucoup, dit l’impertinente Validée, qui n’avoit point encore daigné parler : avez-vous un train considérable ? Non, reprit froidement Monime, une trentaine de domestiques composent à peu près toute notre suite. Mais cela me paroît assez honnête, dit la favorite de Plutus, en jettant pour la première fois un regard froid sur nous.

Elle fut interrompue par une femme, qui vint se présenter d’un air humble & modeste : son mari venoit d’être révoqué, (je n’en sais pas la raison) ; il en étoit tombé malade de chagrin : cette femme venoit pour implorer la pitié de son protecteur, qui étoit peut-être l’homme du monde le moins pitoyable. Il commença par lui parler d’une façon dure & barbare, fit sentir toute son autorité avec un regard fier, en la menaçant de faire renfermer son mari, pour le punir de sa négligence. Cette pauvre femme, démontée par ces menaces, n’imagina d’abord d’autre moyen pour le fléchir, que celui de lui peindre, avec les traits les plus touchans, la misère extrême où elle seroit réduite s’il l’abandonnoit ; mais voyant que ce détail ne le touchoit point, elle y joignit celui d’une longue généalogie, par où elle lui prouva clairement qu’elle avoit l’honneur de lui appartenir par les liens du sang, puisque leurs grands-pères étoient communs.

Je crois que si le grand-prêtre eût alors tenu dans ses mains le foudre de Jupiter, la pauvre femme eût été réduite en poudre ; mais aussi quelle imprudence d’oser déclarer devant des étrangers, qu’un homme qui n’avoit autrefois d’autres emplois, que celui de conduire des ânes au moulin, est l’aïeul d’un comte, sûrement comte, pour rire. Quoi qu’il en soit, ce nouveau comte est décoré d’un suisse, des secrétaires remplissent ses premiers cabinets ; des valets de chambre ornent les antichambres ; il a maître d’hôtel, cuisiniers, chefs d’office ; sans doute, un écuyer ; & que sais-je encore ? plus de quarante hommes de livrée ; des gardes de chasse ; une meute ; des armoiries ; il achete tous les marquisats & les comtés qui sont à vendre, enfin un duc marchande depuis longtems sa fille. Je crus que le grand-prêtre & sa femme en étoufferoient de colère : on chassa la pauvre misérable, en la traitant de folle.

Venir ainsi ternir la gloire d’un homme dans le moment que plusieurs généalogistes sont payés pour travailler de concert à le faire descendre d’une des plus anciennes noblesses du royaume ; d’un homme qui pense que nul des mortels n’est capable de se dire son égal ; d’un homme enfin qui se croit d’une nature très-supérieure aux autres par son orgueil, quoiqu’il ne soit d’artificieux, fourbe, rusé & trompeur : ne doit-on pas pardonner à un homme vertueux & malheureux tout ensemble, le secret dépit qu’il ressent de voir qu’il n’y ait que les méchans qui prospèrent ?

J’avouerai que je ne fus point fâché que cet homme eût essuyé cette petite mortification : car je crois que sans le besoin que l’on a de ce présomptueux, on le laisseroit se contempler, lui, ses chevaux, son hôtel, leurs écuries, ses appartemens, les meubles & les dorures dont ils sont ornés, leurs harnois, sa table & leur ratelier. Peu envieux de son sort, on ne se donneroit pas la peine de l’en féliciter : mais il prête de l’argent : il est vrai que c’est à gros intérêts ; n’importe ; c’est toujours une ressource.

Il est certain que chez les Cilléniens, cet homme est regardé comme un de ces voleurs publics, qui, sous le faux prétexte d’avances onéreuses qu’ils ont fournies pour les besoins de l’état, munis d’édits, & de déclarations, dépouillent également, & le souverain de ses droits, & le peuple de sa substance. Malheureux instrument d’une ambition démesurée ! Usurpateur injuste, qui sacrifie indifféremment amis & ennemis, qui s’emparent de leurs biens par la violence, quand la supercherie ne leur réussit point ! Barbares, qui ne se plaisent que dans les désordres, dont ils sont les auteurs. Tel est le caractère de la noble société des sacrificateurs de la fortune. Je n’eus pas besoin des instructions du génie pour le reconnoître. Nous quittâmes le grand prêtre, malgré les efforts qu’il fit pour nous retenir, & malgré les froides politesses de madame, qui s’était un peu humanisée, depuis qu’elle savoit le nombre de nos domestiques.

Nous continuâmes notre route, pendant laquelle Zachiel nous fit un portrait peu avantageux de la province que nous allions visiter. Cette ville fourmille de partisans affamés d’or & d’argent, que la perversité de leurs mœurs, de leur goût effréné pour les dépenses superflues, leur fait déja dévorer des yeux. Ce goût a corrompu, leur raison & leur esprit, pour y substituer la fourberie & la mauvaise foi dans les traités : on les voit trahir la confiance du souverain, & par un acte de félonie, s’emparer de tous ses trésors.

Près d’entrer dans la ville, nous apperçûmes un vaste bâtiment, qui attira par son étendue toute notre admiration. Monime le prit d’abord pour le logement de quelque grand prince ; mais Zachiel lui dit en souriant de son erreur, que ce superbe édifice n’avoit été élevé que dans le dessein d’assurer aux pauvres une retraite, afin de finir des jours que le travail & la misère avoient entiérement affoiblis & mis hors d’état de pouvoir gagner leur vie. Monime ne put s’empêcher de louer le prince, dont la bonté & la charité pleines de zèle pour les misérables, s’étendoient jusqu’aux soins de pourvoir à leur subsistance. Il est vrai, dit le génie, que si l’intention du prince étoit remplie, rien n’est plus édifiant que cet établissement. Cette maison jouit d’un revenu considérable, non-seulement, par les bienfaits du prince, mais encore par une infinité de donations que de riches citoyens y ont faites, peut-être dans la vue de restituer aux pauvres des biens qu’ils avoient injustement acquis. Cependant, malgré ces immenses revenus, le pauvre y trouve à peine de quoi l’empêcher de mourir de faim, par les rapines & la mauvaise administration des gens qui sont chargés de subvenir à leurs besoins, parce que le soin de s’enrichir est le seul qui les occupe ; c’est le but où tout Cillénien aspire : leur conduite est toujours marquée au coin de l’intérêt. Sans humanité, sans droiture, sans honneur ; cruels aux malheureux, endurcis sur leur misère, ils vendent leurs services, trompent leurs maîtres, & font un commerce honteux de leur autorité.

Pour nous dérober à l’attention des curieux, Zachiel ne conserva qu’un seul équipage avec le nombre de domestiques qui nous étoient absolument nécessaires. Il nous fit descendre chez une veuve, dont le seul revenu consistoit en une maison qu’elle louoit toute meublée ; c’étoit dans le plus beau quartier de la ville. Cette veuve ne logeoit que des personnes de qualité : elle étoit jolie, & avoit acquis par leur fréquentation un air d’aisance & de politesse, qui gagna l’amitié de Monime.

Le lendemain de notre arrivée, elle vint familiérement nous prier de passer l’après-midi chez elle. À peine fûmes-nous entrés dans son appartement, que nous entendîmes arrêter un carrosse. La veuve courut à son balcon, en nous faisant signe de l’accompagner. Regardez, nous dit-elle, l’élégance de cet équipage ; les peintures en sont fines, & le vernis de l’homme le plus à la mode ; c’est le baron de Friponot, qui nous amusera par ses bons mots. Friponot entra d’un air bruyant & familier : quoiqu’il eût l’air fort hardi, nous jugeâmes néanmoins à sa façon de se présenter, & à ses discours bas & trivials, qu’il n’étoit tout au plus qu’un aspirant aux faveurs de la fortune. Il fit devant nous l’homme d’importance, parla d’un projet qu’il avoit présenté aux ministres, dit qu’il étoit sûr de la réussite, débita beaucoup de fades plaisanteries auxquels la veuve applaudissoit. Elle voulut l’engager de faire la partie de Monime ; mais il s’en défendit sur la prodigieuse quantité d’affaires dont il étoit accablé, & qui l’obligeoient d’aller se renfermer dans son cabinet pour répondre plus de cinquante lettres qui ne demandoient aucun retard.

Quel est donc ce cavalier, demanda Monime lorsqu’il fut sorti ? C’est un baron de nouvelle fabrique, reprit la veuve en souriant, qui m’a de grandes obligations. Croiriez-vous, madame, que je l’ai gardé chez moi pendant plus d’une année, pour le soustraire à la poursuite de ses créanciers ? Cet homme est le fils d’un honnête marchand, qui lui a laissé en mourant des biens fort considérables, & un grand crédit dans le commerce, qu’il s’étoit acquis par une probité reconnue, vivant en bon bourgeois, éloigné du faste & de toutes dépenses superflues. Celui-ci devenu son maître par la mort de son père, loin de suivre son exemple, ébloui, sans doute, de ses trésors, a d’abord commencé par vouloir imiter les plus grands seigneurs. La maison paternelle n’a pu contenir l’enflûre de son orgueil ; il en a acheté une beaucoup plus vaste ; il lui falloit des remises, des écuries, nombre de domestiques, un portier, n’osant encore prendre un suisse à moustache, équipage de ville, carrosse de campagne, chevaux d’attelage, chiens dressés pour la chasse, quoiqu’il ne sut pas encore manier un fusil ; fille d’opéra, petits soupers, partie de bal ; assemblées chez lui, meubles élégans, cabinets bien ornés. Ce faste lui a attiré nombre de seigneurs, qui ne venoient que dans le dessein de partager son opulence. Tous ont flatté sa vanité ; il faut un titre pour briller dans le monde ; il a acheté une baronnie & plusieurs autres belles terres : ses trésors dissipés, il n’en a pu payer aucune ; aussi son but n’étoit-il que de frustrer les propriétaires d’un nombre d’années de leurs revenus. Voici les manœuvres qu’il a employées pour y parvenir. Comme il avoit la réputation d’un homme très-riche, lorsqu’il achetoit une terre, il commençoit par renouveller les baux, en faisoit même deux ou trois de la même ferme à différens fermiers, en exigeant la moitié du prix de ses baux, par forme de pot-de-vin ; ensuite il dévastoit les châteaux, faisoit enlever les meubles & les tableaux les plus précieux pour les faire vendre à vil prix : toutes les marchandises lui étoient propres sous le spécieux prétexte de négocier dans les pays étrangers ; draps, étoffes, bijoux, meubles, vin, bled, foins, pailles, avoines, & généralement tout ce qui compose le commerce, qu’il donnoit à moitié moins de leur valeur pour en avoir un plus prompt débit ; enfin après avoir accumulé des sommes considérables par plusieurs voies illicites, il disparut un jour, & vint se cacher chez moi sous un habit de femme, en faisant courir le bruit qu’il étoit passé aux îles ou au Pérou, pour y faire valoir l’argent qu’il emportoit. La banqueroute du baron de Friponot fut bientôt déclarée, & en entraîna malheureusement une vingtaine d’autres. Une année s’est passée en négociations avec ses créanciers, qui ont à la fin accepté dix pour cent de leur créance, & monsieur le baron de Friponot a reparu dans le monde plus brillant que jamais. En vérité, dit Monime, cet homme est plus coupable qu’un voleur de grand chemin : comment osez vous être en commerce avec un tel fripon ? Je puis vous assurer, madame, reprit la veuve, que cet homme est très-bien reçu par-tout : ce n’est encore que sa première banqueroute ; mais je soupçonne qu’il se dispose à en faire bientôt une seconde qui achèvera de l’enrichir ; au surplus, vous savez que l’opinion fait tout chez les hommes ; chaque pays a la sienne : celle qui est ici le plus en vogue, c’est d’honorer les riches ; tout le monde s’accorde sur ce point ; les pauvres les honorent, parce qu’ils y trouvent leur profit, & les riches leur satisfaction : ainsi chacun a son but.

Plusieurs jours se passèrent à visiter les plus beaux endroits de la ville, & le soir en rentrant nous étions sûrs de trouver chez la veuve une nombreuse compagnie, parce qu’elle donnoit souvent à jouer. Ce n’étoit pas des personnes de qualité qui s’assembloient chez elle, mais de ces gens qui s’étudient à les contrefaire ; de ces femmes de commis nouvellement arrondis du fruit de leur industrie ; d’autres que le caprice de la fortune tire de l’état le plus vil, pour les combler de ses faveurs. Une de ces princesses, jadis ouvrière, dont le mari devenu caissier depuis peu de tems, & qui savait admirablement bien faire valoir les deniers de sa caisse ; cette précieuse, renforcée, bouffie d’orgueil de sa nouvelle dignité, raillant & méprisant toute personne qui n’avoit point d’équipages, ni nombre de domestiques, poussoit le ridicule, la fausse vanité, & même l’impertinence jusqu’à vouloir prendre le haut bout dans toutes les compagnies où elle se rencontroit.

Cette femme s’avisa, pendant une partie de jeu, de tirer sur une autre, mise à la vérité fort simplement, mais décemment, qui parut d’abord faire peu d’attention à ce qu’elle disoit. Occupée de son jeu, elle la laissa tranquillement débiter toutes ses fades plaisanteries, en gagnant ses écus. Lorsque la première eut épuisé sa bourse, ses propos commencèrent à se rallentir ; sa figure s’allongea, ses railleries cessèrent ; & pour recourir après son argent, elle demanda des cachets afin de continuer le jeu. L’autre qui voyoit une grosse boëte d’or, qu’elle pouvoit encore s’approprier, si la fortune continuoit à lui être favorable, voulut bien se prêter à recevoir ses cachets : mais lorsqu’elle en eut à-peu près pour la valeur de la boëte, elle s’en empara en lui rendant ses cachets. L’imprudente caissière voulut ravoir sa boëte, s’emporta, dit qu’elle étoit bonne pour payer trois cens écus ; qu’on ne faisoit point un pareil affront à une femme comme elle. Eh ! qui êtes-vous, mignone, reprit l’autre, en promenant ses regards sur elle d’un air méprisant ? Depuis que vous êtes ici, vous ne m’avez montré que beaucoup d’impertinences & de ridicule. C’eût été m’avilir de répondre à vos sots propos ; les femmes de votre espèce ne méritent qu’un souverain mépris. Si j’ai paru vous écouter patiemment, c’étoit pour punir votre orgueil : tâchez de profiter de cette leçon, afin de vous corriger. Elle partit ensuite & laissa l’autre fort humiliée de son aventure.

CHAPITRE V.

Portrait d’un Libertin.


Vis-a-vis de notre hôtel logeoit un jeune homme, nommé Specade, qui passoit pour un des plus riches seigneurs de la province. Son père en avoit été gouverneur, & lui avoit laissé d’immenses richesses, & plusieurs belles terres d’un revenu considérable. Ce jeune homme faisoit dans cette ville une dépense d’ambassadeur, qui montoit à plus du double de ses revenus. Son intendant & son maître-d’hôtel, tous deux d’accord pour profiter de sa dissipation & de son peu d’expérience, travailloient de concert pour s’enrichir à ses dépens ; & quoiqu’ils eussent chacun une maîtresse entretenue sur le bon ton, ils y parvinrent facilement, par le secret de leur industrie. Le cuisinier, à l’exemple des deux autres, ne s’endormit pas : il faisoit tous les jours porter chez sa nymphe toutes sortes de provisions, qu’il trouvoit, sans doute, superflues pour la table de son maître. On peut juger que de pareils économes ne contribuèrent pas peu à la ruine de ce jeune homme.

Specade apperçut un jour Monime à son balcon. Épris d’abord de ses graces & de la beauté, il rechercha l’occasion de lui faire sa cour : le voisinage lui en fournit le prétexte. Il rendit à Monime plusieurs visites, dans lesquelles il montra des sentimens passionnés, beaucoup de vivacité & d’empressement à lui faire assiduement sa cour. Pour cimenter, me dit-il un jour, la liaison qu’il vouloit établir entre nous, il m’invita de le venir voir familièrement, parce qu’il vouloit me présenter dans plusieurs maisons ou je serois bien reçu. Je ne pus me refuser à des offres si obligeantes.

J’étois un jour chez Specade lorsqu’il entra un jouaillier chargé d’un petit coffre rempli de bijoux & d’un écrain garni des plus beaux diamans. Voilà, seigneur, lui dit-il en les lui présentant, ce qu’il y a de plus parfait, dans le royaume. Specade en choisit plusieurs, ainsi que des bijoux, que le marchand fit monter à la somme de vingt mille écus, dont Specade lui fit son billet. Lorsqu’il l’eut congédié, il fit appeller son intendant. Tiens, Forban, lui dit-il, va me fondre ces diamans en or, & reviens sur le champ m’en rapporter la valeur. Seigneur, dit Forban, en prenant un air hypocrite, je ne puis m’empêcher de vous dire que je vois avec douleur, que si vous continuez à faire souvent de ces marchés-là, ils vous conduiront infailliblement à votre ruine. Vous n’ignorez pas que vos plus belles terres sont engagées pour des sommes considérables, & ce bourgeois qui vous prêtoit à grosses usures est enfin rebuté & menace de faire saisir tous vos revenus. Monsieur Forban, reprit Specade en se dandinant sur son fauteuil, vos réflexions m’ennuient furieusement : vous faites ici un rôle de pédagogue qui me déplaît : allez exécuter mes ordres, sans vous embarrasser des suites qu’ils pourront produire.

Forban se retira sans oser répliquer. Il revint deux heures après, d’un air tartuffe, dire à son maître : monsieur, je suis désespéré ; l’argent est si rare qu’on ne veut donner de tous vos bijoux qu’une somme très-modique : les usuriers sont de vrais tyrans ; je n’ose vous dire le prix qu’ils m’offrent de vos effets : c’est une chose horrible que la mauvaise foi de ces gens-là. J’ai couru chez tous ceux de ma connoissance. Je suis excédé de fatigue, & n’ai pu faire mieux. Mais, monsieur, comment se résoudre d’abandonner soixante mille livres de bons effets pour deux mille écus ? Oh ! dit Specade, finis tes lamentations : prenons toujours : je suis engagé ce soir dans une partie de jeu. Tu sais que je perdis gros hier ; c’est une revanche qu’on me donne : si la fortune me favorise, on les rendra demain : donne-les-moi. Je ne les ai pas voulu accepter, monsieur, dit Forban ; mais puisque vous vous déterminez à donner ces bijoux pour le demi-quart de ce qu’ils valent, je vous avertis qu’ils seront totalement perdus pour vous, parce que demain il ne sera plus tems de les retirer. N’importe, va les chercher ; ne perds point de tems ; prends mon carrosse pour aller plus vîte : mon crédit n’est pas tout-à-fait éteint, & je pourrois trouver d’autres ressources. Forban qui connoissoit l’impatience de son maître, revint au bout d’un quart-d’heure : il n’avoit pas été loin pour trouver cette somme, puisque lui-même en fit l’acquisition avec l’argent de son maître, & ces bijoux servirent à orner sa maîtresse. Après avoir quitté le seigneur Specade, j’entrai chez une femme pour y faire quelque emplette dont Monime m’avoit chargé. Cette femme étoit une de ces intrigantes qui se mêlent de plus d’un métier. Comme elle n’avait pas ce que je lui demandois, elle sortit pour l’aller chercher. Je me plaçai contre la porte d’une chambre voisine, & j’entendis deux personnes qui se disputoient avec chaleur. Je suis homme d’honneur & de probité, dit l’un d’eux ; la bonne foi est la base de toutes mes actions : je n’ai qu’une parole. Voici la proposition que je vous ai faite, qui certainement est pour vous des plus avantageuses, puisque vous n’ignorez pas qu’il ne tient qu’à moi d’avoir tout à l’heure deux cens mille livres de la terre de mon maître. Cependant je veux bien vous la laisser à cent cinquante, aux conditions néanmoins que vous me donnerez un pot de vin de trente mille livres, qui me seront comptées avant la signature du contrat de vente. Je consens, dit celui qui vouloit acquérir, de vous donner les trente mille livres de pot de vin, pourvu qu’elles soient stipulées dans le contrat, ou que vous m’en faisiez une reconnoissance authentique ; autrement vous voyez que si on revenoit par retrait à rentrer dans la terre, cette somme seroit entiérement perdue pour moi. J’en conviens, reprit l’autre ; mais faute de nous entendre, nous allions rompre un marché profitable pour tous deux. Premiérement, monsieur, il est essentiel pour mon intérêt, que mon maître n’ait nulle sorte de connaissance du pot de vie que j’exige, parce qu’il voudroit s’en emparer, & me feroit peut-être encore l’injustice de me retirer sa confiance. Or, pour obvier à ces inconvéniens, il est un moyen sûr de nous arranger & de nous tranquilliser l’un & l’autre, vous sur la crainte du retrait, & moi sur celle des découvertes que pourroit faire mon maître dans cette affaire, qui lui feroit penser que je préfère mes intérêts aux siens. Pour éviter tout embarras, nous n’avons qu’à faire antidater la vente ; je m’en charge, bien entendu que vous en paierez tous les frais. L’acquéreur parut goûter ce projet, & ils sortirent ensemble dans le dessein, sans doute, de terminer leur affaire.

De retour auprès de Monime, je la trouvai avec Zachiel. Je leur rendis compte de ma journée, en déplorant l’aveuglement du jeune Specade, que je voyois s’abaisser à l’indigne rôle d’intrigant, afin de se procurer les moyens de fournir à ses folles dépenses, & satisfaire en même tems sa sotte vanité.

Vous ne verrez, mon cher Céton, dit le génie, dans toute la Cillénie que des hommes, même ceux d’une naissance distinguée, qui foulent aux pieds la probité, l’honneur & la bonne foi : la plupart ont recours aux ruses les plus indignes, pour se procurer de l’argent : tel est le fruit funeste des plaisirs. On paroit d’abord marcher sur des fleurs ; tout rit, tout enchante, tout présente une forme agréable pour les séduire ; tandis qu’ils ne daignent pas faire la moindre réflexion sur l’avenir. Ils croient que leurs jours seront sans cesse filés par de nouveaux plaisirs. Fatale illusion ! ces plaisirs les abandonnent, après les avoir conduits dans le précipice. C’est alors que le bandeau tombe, & qu’ils reconnoissent l’erreur qui les a abusés. Il se sont ruinés pour satisfaire leur ostentation : ce goût du plaisir qui subsiste toujours en eux les pousse à continuer dans les mêmes excès, à quelque prix que ce soit : pour y parvenir, on renonce aux sentimens d’honneur, pour arborer l’étendard de l’intrigue & de la fourberie. On ne sacrifie plus enfin qu’au dieu des richesses, & ce n’est qu’à Plutus qu’on porte ses vœux & ses offrandes.

Vos réflexions, dis-je à Zachiel, me font craindre que le seigneur Specade ne devienne la victime de sa mauvaise conduite, & que du sein de l’opulence & des grandeurs, il ne tombe dans la misère, l’obscurité & le mépris. Cette province n’en fournit que trop d’exemples ; ce qui me porte à croire que les influences de l’air doivent agir avec beaucoup plus de force sur eux, que dans les autres provinces de la Cillénie.

La veuve chez qui nous logions, vint un jour nous présenter un homme d’une famille illustre : il se nommoit Prodigas : ce nom, connu dans la province, nous le fit recevoir avec distinction. Cette première visite fut suivie d’une infinité d’autres, qui commencèrent à nous devenir à charge. Monime, excédée de cet ennuyeux personnage, dont la conversation ne rouloit jamais que sur sa naissance, les hautes dignités & les postes honorables que ses ancêtres avoient possédés, sans avoir jamais songé à se rendre lui-même digne d’en soutenir l’éclat par des vertus, ni aucuns talens qui puissent le faire distinguer des hommes ordinaires ; Monime, dis-je, pria Zachiel de trouver les moyens de nous en débarrasser. Ils sont faciles, dit le génie ; je suis surpris qu’il ne s’en soit point encore présenté aucun à votre esprit. Je veux bien vous en indiquer un qui est sûr. Les assiduités de cet homme ne tendent qu’à vous emprunter de l’argent : il ne tardera pas à s’ouvrir sur ce point : saisissez l’occasion, prêtez-lui une centaine de louis pour huit jours, & je vous donne ma parole que vous ne le reverrez plus. Monime fut à portée le jour même de suivre le conseil de Zachiel, & nous en fûmes débarrassés.

Quoique peu surpris de ce manque de bonne foi, qui n’est que trop fréquent dans la Cillénie, Monime en parla néanmoins à la veuve, qui parut très fâchée de nous en avoir procuré la connoissance : mais, madame, ajouta t-elle, je ne l’ai fait qu’après beaucoup de sollicitations de sa part, ne présumant pas qu’il fût assez hardi pour vous emprunter de l’argent. Il est vrai que j’ai négligé de vous avertir que ce seigneur est un homme noyé de dettes : cependant il n’a tenu qu’à lui de soutenir son rang avec tout l’éclat que joint à une naissance illustre une fortune brillante.

Ce seigneur, dont toutes les terres étoient en décret, qui n’avoit conservé de ses ancêtres que le nom, eut le bonheur de faire, il y a quelques années, la connoissance d’un de ces hommes que Plutus, dieu des richesses, a comblé de ses faveurs. Cet homme qui cherchoit à s’allier avec quelque famille illustre, afin de se mettre à couvert des recherches qu’on auroit pu faire sur l’immensité de ses biens, offrit sa fille au seigneur Prodigas, avec une dot très-considérable, afin de le mettre en état de réparer les désordres occasionnés par une conduite mal réglée, pourvu qu’il voulût à l’avenir modérer ses dépenses & les fixer à ses revenus. Prodigas, qui sans cette alliance se voyait totalement ruiné, promit tout ce qu’on exigeoit de lui, & le mariage se fit avec le plus brillant appareil. Mais figurez-vous, madame, la surprise, la honte & le dépit que dut avoir la jeune épouse, lorsque la première nuit de ses noces, Prodigas, d’un ton de mépris offensant, lui déclara que c’étoit en vain qu’elle se flattoit de voir consommer son mariage, si son père n’ajoutoit pour présent de noces une somme de deux millions. Aurélie, sensible à un pareil affront, après avoir répondu au doux compliment de son mari avec beaucoup d’aigreur, finit par lui protester qu’elle alloit supplier son père de la reprendre chez lui, & de garder son argent pour faire annuller un mariage où les torches des furies avoient servi de flambeau nuptial.

Lorsque le père apprit les mauvais procédés de son gendre, il s’emporta avec raison : cette affaire fit du bruit dans le monde. La famille de Prodigas se mêla de raccommoder les parties, & malgré les pleurs d’Aurélie, on parvint enfin à la faire retourner chez son mari ; & le père croyant contribuer au bonheur de sa fille, ou pour mieux dire l’ambition de la voir remplir un poste considérable à la cour, le détermina à donner encore la somme que son gendre avoit exigée. Prodigas, content de cette belle expédition, bien loin de se mettre en devoir d’exécuter les nouvelles promesses qu’il venoit de faire, partit pour une de ses terres, où le jeu, les femmes & la débauche l’ont ruiné une seconde fois, & le forcent actuellement à vivre d’intrigue après avoir soutenu un long procès contre sa femme, qui s’est fait séparer de corps & de biens.

Depuis que Prodigas est de retour dans cette ville, il a employé tous les moyens imaginables pour se raccomoder avec Aurélie ; mais la jeune dame, outrée de ses indignités, de sa mauvaise foi & de la bassesse de ses sentimens, le laisse se consumer en regrets inutiles. Peu touchée de son sort, elle jouit tranquillement des dons que la nature, d’accord avec la fortune, ont répandus sur elle à profusion. Le seul avantage qu’elle ait retiré de cette alliance est un grand nom qu’elle soutient avec noblesse & dignité ; & la charmante Aurélie s’est fait des amis de toute la famille de son mari, tandis que par sa mauvaise conduite il s’en est fait autant d’ennemis.


CHAPITRE VI.

Aventure singulière.


À côté de la veuve logeoit un homme qui possédoit d’immenses richesses ; mais qui étoit si avare, qu’aucun domestique ne pouvoit vivre avec lui : cet homme cherchoit toujours quelque prétexte pour s’exempter de payer leurs gages. Réveillé une nuit par un vacarme affreux que j’entendis dans cette maison, je me levai & passai dans une garde robe qui donnoit sur la cour. J’apperçus à la faible lueur d’une lampe un homme en chemise, qui demandoit grace à un palefrenier qui l’assommoit à coups de fourche, en criant au voleur. Les domestiques descendirent au bruit que faisoit le palefrenier, & le bruit cessa dès que la lumière parut. C’étoit monsieur Chichotin lui-même qu’il maltraitoit ainsi, feignant de le prendre pour un voleur. Parbleu, monsieur, dit ce domestique, de quoi vous avisez-vous aussi de venir toutes les nuits voler l’avoine de vos pauvres chevaux, pour m’accuser ensuite de la vendre à mon profit ? Chichotin, confondu d’avoir été découvert, fut encore obligé, quoiqu’il fût tout meurtri des coups qu’il venoit de recevoir, de prier ses domestiques de ne point divulguer cette aventure. Pour les engager à se taire, il leur donna quelques pièces de monnoie, qu’il tira de son gousset l’une après l’autre ; & pour comble de disgraces, il fallut encore appeller un chirurgien pour panser ses blessures, qui le retinrent long-tems au lit, & le pauvre Chichotin eut le malheur de n’être plaint de personne.

Nous quittâmes cette ville pour nous rendre dans une autre province ; mais l’influence qui domine sur ce monde est par-tout la même. Presque personne ne dit ce qu’il pense ; on ne peut distinguer l’amitié d’avec l’intérêt ; la sincérité & la fourberie se ressemblent, & l’on diroit que la vertu & l’hypocrisie sont filles d’une même mère. Arrivés dans une grande ville, Monime voulut voir si le bon sens & la raison ne se seroient point relegués parmi le peuple ; c’est ce qui fit que le génie nous logea chez un tailleur, dont la femme étoit brodeuse. Là, nous fûmes faufilés avec toutes sortes d’ouvriers, qui tous étoient suivant la cour ; & je fus surpris de voir écrit sur l’auvent d’un savetier, le glorieux titre de savetier de la reine.

Il venoit souvent dans cette maison une jeune fille, dont le père n’avoit d’autre emploi que celui d’intriguant. Cet homme jouoit toutes sortes de rôles, tantôt charlatan, tantôt sorcier ; une autre fois comédien, ou joueur de gobelets, il tâchoit, par ces différens métiers, de faire des dupes. Cette jeune fille vint un jour, toute effrayée, prier notre hôtesse de cacher son père dans le grenier. Que lui est-il donc arrivé de nouveau ? Hélas ! dit Finette, c’est un de ses compères qui l’a engagé à jouer le rôle de négromancien, & malheureusement il a poussé la scène un peu trop loin ; car tu sais bien, ma chère Louvette, que lorsqu’il peut attraper une bonne dupe, il voudroit lui tirer jusqu’au sang des veines. Mais je vais le chercher, & il te contera lui-même son histoire. Finette revint un quart-d’heure après avec son père. Hé ! mon pauvre monsieur Fourbison, dit Louvette, de quoi vous avisez-vous de faîre le sorcier ? Ah, ah, reprit Fourbison d’un ton goguenard, si j’avais un aussi bon métier que celui de votre mari, je n’aurois que faire de parler au diable pour amasser de l’argent. Bon, dit Louvette, vous n’aviez qu’à vous faire procureur ; ce sont ces gens-là qui gagnent : il faut voir comme leurs femmes font les duchesses. Tenez, voilà une robe que je brode, dont le dessein a été fait pour une présidente ; mais comme je ne puis l’exécuter à moins de mille écus, la présidente la trouve trop chère, & madame la procureuse, pour qui il ne peut y avoir rien de trop beau, vient de me donner quinze cens livres d’avance. À propos, contez-nous donc votre histoire. Tout de bon, parlez-vous au diable quand vous le voulez ? Reculez-vous un peu de moi, j’ai peur que vous n’en ayez quelque petit dans vos poches qui pourroit bien me sauter au collet. Ne craignez rien, dit Fourbison, ils n’étendent point leur malice jusques sur mes amis : mais ils se plaisent à troubler la tranquillité d’une mère qui croit avoir pris toutes les précautions nécessaires pour s’assurer de la vertu de sa fille. Je trouble cette sécurité : je mets la jeune personne au désespoir, & je fais perdre à l’amant fortuné tous les plaisirs qu’il goûtoit dans les rendez-vous que lui donnoit sa maîtresse. Je dis aux maris possesseurs de ces femmes indolentes, qui paroissent ne se soucier d’aucun plaisir ; de ces yeux languissans, de ces femmes à vapeurs, & d’autres dont la parure annonce un extérieur modeste ; petits paniers, grands papillons, point de rouge, toujours couleur modeste dans leurs habits, qui déchirent avec amertume la réputation des autres femmes : je dis, dis je à ces messieurs : gardez vous de boire dans la coupe enchantée ; car il ne resteroit pas de quoi mouiller vos lèvres. Bon, nous avons bien affaire de tous ces tours de gobelets-là, dit Louvette : racontez-nous seulement l’aventure qui vous oblige à vous cacher.

Volontiers, dit Fourbison : je dois d’abord vous apprendre qu’Arlequin & moi avons dans la ville & les fauxbourgs plus d’un tripot, où nous tenons magasin de sorcellerie ; c’est là où toutes les femmes qui disent la bonne aventure dans les cartes, dans le marc de café ou dans des bouteilles, viennent s’instruire & nous rendre compte de la disposition des maisons où elles vont, & de mille petites intrigues qui se passent dans la ville. Une de ces femmes vint un jour nous dire qu’elle avoit fait la découverte d’une personne très-riche & très-désireuse de le devenir davantage, & qu’il y avoit un bon coup à faire, parce que cette personne s’étoit mis en tête qu’une de ses maisons de campagne, peu éloignée de la ville, renfermoit un trésor gardé par l’esprit malin, & qu’elle étoit très-persuadée qu’on ne pouvoit y fouiller avant de l’avoir conjuré. Cette femme ajouta qu’elle m’avoit annoncé pour un grand magicien, & qu’il falloit que je me préparasse à bien jouer mon rôle, parce qu’on devoit m’envoyer chercher incessamment pour prendre langue.

Dès le lendemain je fus averti de me rendre chez la personne, qui me parla de son trésor, & me fit beaucoup de questions à ce sujet. Après qu’elle m’eut fait connoître un désir ardent de le posséder, je jugeai que j’en trouverois un moi-même beaucoup plus sûr que celui qu’elle vouloit avoir, en cherchant les moyens de puiser le plus long-tems que je pourrois dans sa bourse. Je lui dis donc d’un air de bonne-foi, que pour ne la point engager dans des dépenses inutiles, il falloit d’abord consulter l’esprit, pour se mieux assurer de la vérité du fait ; que comme ces sortes d’esprits étoient fort intéressés, je ne présumois pas pouvoir le faire parler sans lui offrir plus de cent pièces d’argent ; qu’il pouvoit en mettre cent sept, cent onze ou cent treize, pourvu que le nombre qui excède le cent fût impair. On m’en donna cent treize afin d’avoir une réponse favorable.

Muni de cet argent, je fus trouver Arlequin, dont l’accord est fait entre nous de partager toutes les bonnes fortunes qui nous viennent. Il faut de la droiture dans ces traités, & je puis dire que je n’en ai jamais manqué. Je racontai à mon camarade tout ce que je venois d’apprendre, & nous convînmes qu’il me seconderoit dans cette entreprise. Je retournai chez monsieur Oronte. Quoi ! dit Louvette, c’est à cet homme que vous avez affaire ? Oh ! j’ai bien l’honneur de le connoître. La vieille Argine, qui étoit jadis ravaudeuse, va tous les jours à la toilette de madame lui expliquer son marc. Vraiment c’est cette dame qui l’a produite dans plusieurs maisons, où elle fait bien son compte. Eh bien, mon cher, ce trésor l’ont-ils enfin trouvé ?

Patience, reprit Fourbison ; je dis à monsieur Oronte que l’esprit avoit répondu : fouillez, & que sur cette réponse je ne faisois nul doute qu’il n’y eût des sommes considérables d’enfouies dans la terre. Je vis alors briller la joie dans les yeux de monsieur & de madame, dont rien ne se fait que par ses ordres. Elle me promit de faire ma fortune & celle de mes enfans. J’ajoutai qu’il falloit me faire voir la maison qui renfermoit le trésor. Le cocher eut ordre de mettre sur le champ les chevaux & je fus conduit dans cette maison. Je m’étois muni d’une baguette de coudre, avec laquelle je fis plusieurs ronds dans le jardin, & les assurai ensuite que je croyois que le trésor étoit dans la cave. Nous y descendîmes, & je posai une pièce d’argent à chaque coin de cette cave, & une au milieu, en les assurant que l’endroit où la pièce seroit retournée marqueroit celui où étoit le trésor ; mais qu’il falloit les y laisser pendant neuf jours, & prendre bien garde que personne n’y puisse entrer ; qu’ils n’avoient qu’à y retourner au bout de neuf jours, & voir si les pièces étoient retournées. Malgré leurs soins & leur vigilance, j’eus néanmoins l’adresse de retourner celle du milieu.

Cette expédition faite, j’en rendis compte à Arlequin, qui mit plusieurs de nos gens en campagne afin d’être instruit de toutes les démarches qu’on feroit. Les neuf jours expirés, je fus trouver monsieur Oronte, à qui je dis que l’esprit m’avoit annoncé que le trésor étoit au milieu de la cave, mais qu’il ne permettroit pas d’y fouiller qu’on ne lui eût donné autant de pièces d’or que je lui en avois déja donné d’argent. Comme monsieur & madame venoient de visiter leur cave, & qu’en effet ils avoient trouvé la pièce du milieu retournée, ils ne firent nulle difficulté de me lâcher les cent treize pièces que demandoit l’esprit : j’en eus même une couple à compte sur la fortune qu’on m’avoit promise.

M. Oronte ne me voyant point revenir, vint me trouver. Ah ! mon cher monsieur, lui dis-je en pleurant, le diable est bien menteur ; il m’accuse de lui avoir volé la moitié de la somme que vous avez donnée pour lui remettre, & soutient que c’est deux cens vingt-sept livres qu’il m’a demandées. Je lui montrai un vieux habit tout en lambeaux : tenez, monsieur, lui dis-je, voilà comme il m’a accommodé ; je suis encore tout meurtri de ses coups, & si vous n’avez la bonté d’ajouter ce qu’il demande, ma vie n’est pas en sûreté, & vous courez grand risque de n’avoir jamais le trésor, dans lequel je puis vous assurer qu’il y a plusieurs millions : quel préjudice cela peut-il vous faire ? Monsieur Oronte sortit sans me rien dire, pour aller consulter sa femme ; mais lorsqu’il lui eut dit que je l’avois assuré qu’il y avoit plusieurs millions, elle décida qu’il ne falloit rien épargner pour s’en rendre les maîtres, & je fus averti de venir prendre ce que j’avois demandé.

Nous aurions dû nous en tenir à cette dernière saignée ; mais arlequin qui est insatiable, ne le voulut pas. C’est, dit-il, mon tour à représenter dans cette pièce : retourne chez monsieur Oronte, & dis-lui que l’esprit a paru content, qu’il ne s’agit plus que de le conjurer pour le rendre obéissant à tes ordres : mais que malheureusement on t’a volé ton grimoire ; qu’il n’y a qu’un seul homme dans le canton qui en ait un ; & si on te demande l’endroit de sa résidence, tu diras que tu sais seulement que c’est au septentrion, que tu ne connois ni son nom ni sa figure.

Je suivis le conseil d’arlequin. Oronte, semblable à ces joueurs, qui achèvent de se ruiner, en voulant courir après l’argent qu’ils ont perdu, ne voulut pas que les avances qu’il avoit faites, fussent en pure perte : c’est pourquoi il se détermina à faire chercher ce nouveau magicien, & commençant à se méfier de moi, il me garda chez lui jusqu’à ce qu’on eût découvert celui qui avoit le grimoire. Arlequin ne me voyant point revenir, se douta de l’aventure. Il dépêcha sur le champ plusieurs émissaires vers Oronte, qui indiquèrent le berger d’un village, situé à dix lieues de la ville. Oronte partit dès le lendemain à la pointe du jour ; rencontrant sur la route un paysan, il demanda s’il étoit encore loin du village. Le paysan dit qu’il n’étoit pas à moitié chemin. Il est inutile, ajouta cet homme, que vous preniez la peine d’aller plus loin ; je sais ce qui vous amène : je suis la personne que vous cherchez : n’est-ce pas pour un trésor qui est dans la cave d’une de vos maisons de campagne ? Oui, dit Oronte, surpris de la science de cet homme, & puisque c’est vous que je cherche, vous n’avez qu’à monter dans ma voiture. Je le veux bien, dit le villageois ; mais il faut avant entrer dans l’auberge qui est à deux pas, afin que j’écrive deux mots pour envoyer chercher mon grimoire, sans lequel je ne puis rien faire. Oronte y consentit, & lorsqu’arlequin (car c’étoit lui-même) lui eut fait tâter toutes ses poches, il griffonna sur un morceau de papier plusieurs figures, le chiffonna & le jetta en l’air, en disant : ne tarde pas à revenir. Oronte, qui ne voyoit personne, vouloit absolument qu’un de ses domestiques fût porteur du billet. Fi donc, monsieur, dit arlequin, il faudroit plus de six heures à votre domestique pour aller & revenir, & le mien sera de retour dans dix minutes. Buvons un coup en attendant.

Un quart d’heure après, arlequin, qui est le plus subtil escamoteur qui ait jamais paru, proposa de partir. J’attends, dit Oronte, qu’on vous ait apporté votre grimoire. Le voilà, dit arlequin, en montrant un livre qui étoit sur la table. Notre homme, surpris de n’avoir vu entrer personne, ne put s’empêcher de frissonner. Il remonta dans sa voiture avec le sorcier, que j’eus peine à reconnoître moi-même : il s’étoit déguisé de façon qu’il paroissoit avoir plus de cent ans. Madame Oronte en eut frayeur, & crut voir le diable en personne.

Ce nouveau magicien les assura que j’étois une bête & un ignorant, qu’il falloit renvoyer, parce que je m’étois laissé duper comme un sot par l’esprit, & qu’il falloit recommencer toutes mes opérations, pour vous faire voir que je suis incapable de vous tromper, dit le sorcier, c’est que je veux forcer l’esprit de vous apporter lui-même le trésor au milieu de votre appartement, afin d’éviter l’embarras & les frais du transport. Ce nouveau projet parut délicieux à monsieur & à madame : on lui donna la plus grande & la plus belle pièce pour faire toutes ses opérations.

Il fit d’abord trois invocations qui durèrent neuf jours, dans chacune desquelles il fallut encore donner quatre-vingt-treize pièces d’or, & autant d’argent. Ce diable, qui aime l’ordre, déclara à la troisième signification, qu’il y avoit plus de trois cens ans qu’il gardoit ce trésor, qui renfermoit plus de dix millions en or, avec plusieurs vases de même métal. Le magicien le conjura encore d’apporter le trésor au milieu de la chambre. L’esprit s’en défendit, & pour le forcer, il fallut avoir une prodigieuse quantité de parfums, de cierges de cire jaune, & plusieurs machines qu’il disoit nécessaires à son entreprise. Arlequin croyoit les rebuter en leur demandant des choses presque introuvables ; mais rien ne lui fut refusé. Monsieur Oronte, impatient de toutes ces longueurs, pressa le magicien de redoubler ses invocations, & de ne point donner de repos à l’esprit qu’il n’eût enfin apporté le trésor. Le sorcier assura que la troisième nuit, entre minuit & une heure, il entendroit un grand coup de tonnerre, qui seroit le signal de l’obéissance de l’esprit à ses ordres, & de l’arrivée du trésor ; mais qu’il falloit avoir soin que tout son monde fût couché, & que personne ne parût aux fenêtres : ce qui fut ponctuellement exécuté.

Pendant ces trois jours, monsieur & madame Oronte commencèrent à jouir de leurs trésors, c’est-à-dire, qu’ils en faisoient déjà la distribution : ils cherchèrent des charges convenables, dans l’épée & dans la robe, pour leur fils, choisirent parmi la noblesse les plus grands partis pour leurs filles : monsieur vouloit que ce fût dans la robe, & madame prétendoit les faire briller à la cour ; ce qui éleva une dispute assez considérable entr’eux, & fut sans doute la cause que l’esprit, pour les mettre d’accord, refusa de se rendre aux conjurations du magicien, qui n’avoit demandé ce délai, que dans l’espoir de trouver quelque moyen de se sauver. Son espérance fut vaine ; il fallut qu’il soutînt la farce jusqu’au bout ; enfin cette nuit, tant desirée de la part d’Oronte, & tant redoutée de celle d’arlequin, arriva. Tout dans le quartier paroissoit calme & tranquille ; tout, jusqu’aux habitans des goutières, goûtoit un parfait repos ; mais mon cher camarade & moi nous étions dans un furieux embarras. Je n’avois cessé de rôder autour de la maison, & cette nuit, sous la peau d’un gros chien noir dont je m’étois entortillé. Je marchois à quatre pattes devant la porte, dans la crainte d’être reconnu, lorsque j’aperçus madame Oronte, qui, plus hardie & plus curieuse que son mari, regardait par la lucarne de son grenier si elle verroit arriver l’esprit, sous quelle forme il paroîtroit, & par quelle voiture il feroit conduire son trésor. Plus de deux heures s’étoient passées à se morfondre, quand elle entendit les cris & les lamentations du magicien : saisie de frayeur, elle descendit dans l’appartement de son mari, qui, effrayé lui-même de ce qu’il venoit d’entendre, se disposoit à passer dans le sien, s’imaginant l’un & l’autre que le diable tenoit le sorcier à la gorge. Ils prirent la résolution de s’exposer à toutes sortes de périls, plutôt que de souffrir qu’un homme fût égorgé dans leur logis ; car on peut dire que ce sont les meilleurs gens du monde : ils entrèrent donc dans la chambre où ils avoient renfermé le magicien, & pensèrent tomber tous deux à la renverse, lorsqu’ils apperçurent le sorcier couché tout étendu, au milieu de plusieurs ronds qu’il avoit faits sur le plancher, le visage, les mains & la chemise pleins de sang ; la chambre & les meubles en étoient aussi remplis.

Arlequin, contrefaisant le démoniaque, se mit à beugler comme un taureau : il paroissoit saisi de crainte. Hélas ! messieurs & dames, s’écrioit-il, ayez pitié de moi ; l’esprit va me tordre le cou si vous ne me tirez de ses mains : il rejette mes offrandes ; & cependant je vous jure que je ne me suis trompé que de deux virgules dans les termes que j’ai employés. Tenez, continua-t-il en redoublant ses cris, le voilà qui entre : c’est ce gros chat noir, c’est lui qui m’a mis tout en sang ; d’aventure, le chat de la maison qui étoit noir, trouvant l’appartement ouvert, y étoit entré pour chercher à faire quelque capture. Arlequin faisant alors plusieurs bonds en l’air, avec des grimaces grotesques, fit une si grande peur au chat, qu’il s’enfuit, en jurant, sur les tuiles, & n’a jamais reparu depuis.

Mon camarade, pour rendre la scène encore plus touchante, leur reprocha, en pleurant, qu’ils étoient la cause qu’il s’étoit donné au diable, & qu’il ne l’avoit fait que pour leur rendre service ; que l’esprit étoit un coquin qui l’avoit trompé : il fit enfin un vacarme si terrible, que M. Oronte, craignant qu’une pareille affaire ne fît du bruit dans le monde, & ne causât un scandale qui ne pouvait retomber que sur lui, donna la liberté au prétendu magicien, en le menaçant de le faire brûler, s’il osoit divulguer cette aventure. Arlequin a promis non-seulement de se taire, mais encore de se retirer, s’il pouvoit, des griffes de l’esprit, & de n’avoir jamais aucun commerce avec lui.

Cependant M. Oronte, fâché de la perte de son argent, quoiqu’il ne soit pas encore tout-à-fait guéri de l’opinion qu’on lui a donnée du pouvoir de magiciens, a, malheureusement pour nous, fait confidence à un de ses amis de l’aventure qui venoit de lui arriver. Cet ami, surpris de sa crédulité, s’est mis en tête de nous faire rendre une partie des sommes qu’arlequin & moi lui avons escamotées. Après s’être instruit de quelques-uns de nos faits glorieux, il en a fait sa plainte au juge, qui vient de lâcher contre nous un décret de prise de corps ; c’est ce qui m’engage à me tenir caché, jusqu’à ce que l’affaire soit un peu assoupie.

La hardiesse de ce coquin me surprit infiniment ; je ne pouvois me persuader qu’il y eût des gens assez simples pour donner dans de pareilles absurdités ; car pour peu qu’on veuille réfléchir, ne pourrait-on pas demander à ces prétendus sorciers ou magiciens, pourquoi ils n’emploient pas leur pouvoir pour eux-mêmes ? Pourquoi ils sont tous gueux, lorsqu’il ne tient qu’à eux de tirer des entrailles de la terre, ou des profondes abîmes de la mer, plus de richesses que n’en ont jamais possédé tous les potentats de l’univers ? Pour peu qu’on réfléchisse sur de pareilles folies, il se présente tant d’idées pour les combattre, que je suis étonné qu’elles puissent entrer dans la tête de quelqu’un ; mais en examinant la conduite des Cilléniens, je crus qu’un étourdissement général avoit frappé tous les habitants de cette planete, pour les faire agir directement contre leurs véritables intérêts. Monime, qui s’ennuyoit beaucoup, nous détermina de quitter cette ville pour prendre la route de la province de Merces.


CHAPITRE VII.

Le vice confondu, & la vertu récompensée.


Arrivés dans cette nouvelle capitale, nous fûmes descendre à l’entrée de la ville dans un hôtel garni. Lorsque je fus retiré dans mon appartement, & que j’eus renvoyé mes domestiques, j’entendis quelque mouvement à côté de mon cabinet, qui me donna de l’inquiétude. Je prêtai une oreille attentive, & distinguai les plaintes d’une personne : les soupirs & les sanglots qu’elle poussoit marquoient une grande désolation. Deux heures se passèrent sans pouvoir me déterminer à me mettre au lit : attendri moi même du chagrin de cette infortunée, je ne pus me refuser à l’envie d’aller lui donner quelque consolation. J’ouvris doucement la porte de mon appartement, & entrai dans une petite chambre qui étoit à côté, dont on avoit négligé d’ôter la clef ; mais que vis-je ? Une jeune personne que la douleur avoit presque étouffée : elle étoit renversée dans un fauteuil, ses bras étendus sans mouvement ; une pâleur mortelle étoit répandue sur son visage, qui paroissoit baigné de ses larmes.

Ce spectacle m’attendrit jusqu’à en répandre moi même ; il fixa toute mon attention, & malgré l’état où je la voyois, je lui trouvai de la noblesse dans la physionomie, des graces, un air de douceur ; & je crus voir enfin la douleur en personne. Je fus d’abord tenté d’appeler les femmes de Monime pour la secourir, & me sauver en même tems de l’intérêt douloureux qu’elle commençoit à m’inspirer en sa faveur ; mais je ne pus m’affranchir de la pitié que je ressentois ; il auroit fallu prendre trop sur mon cœur, & ce ménagement pour moi-même m’auroit mis beaucoup plus mal à mon aise que la plus triste sensibilité pour ses malheurs.

Je m’approchai donc respectueusement dans le dessein de la consoler. Pardonnez ma hardiesse, lui dis-je ; je ne viens point ici, mademoiselle, dans la vue de vous causer aucune peine : pénétré jusqu’au fond de l’ame de l’état où je vous vois, je voudrois de tout mon cœur pouvoir adoucir vos maux. Par pitié pour vous-même, soulagez votre douleur, en en confiant, s’il se peut, les motifs à un homme qui, loin d’en vouloir mésuser, vous proteste d’employer tout ce qui est en son pouvoir, afin de tâcher d’en diminuer l’amertume.

Cette jeune personne, surprise, sans doute, de mon apparition, leva d’abord les yeux sur moi, puis les baissa d’un air confus & embarrassé : elle ne me répondit que par de nouveaux sanglots, ses larmes coulèrent avec plus d’abondance. Lorsqu’elle fut un peu remise, elle me regarda plus attentivement. Grands dieux ! s’écria-t-elle en poussant un profond soupir, auriez-vous enfin pitié de mes peines ? Je vous crois, monsieur, incapable d’abuser de ma confiance ; & puisque vous avez la bonté de prendre part à mon affliction, je vais, par un récit sincère, vous instruire des maux qui en sont la source.

Je suis une fille de famille, dont le père, qui s’étoit ruiné au service, est mort depuis dix ans : ma mère, restée veuve avec deux enfans, pour lesquels elle avoit beaucoup de tendresse, soutint d’abord notre malheur avec assez de fermeté : nous vivions dans une petite terre, seul bien qui nous restoit des débris de notre fortune ; mais les créanciers de mon père l’ayant fait saisir, nous fûmes obligés de nous rendre dans cette ville pour y soutenir les droits que nous avions d’en jouir, & qu’on nous disputoit. Nous vînmes descendre dans cet hôtel, où depuis plus de neuf années nous avons essuyé toutes les longueurs d’une chicane impénétrable ; ce qui acheva de consommer tout ce qui nous restoit d’effets.

Enfin, à force de sollicitations, nous parvînmes à faire nommer un juge pour examiner l’affaire, qui se trouva tellement embrouillée par les mauvaises chicanes des procureurs, que vraisemblablement notre juge n’y put rien comprendre ; & pour comble d’infortune, son secrétaire, avide d’argent, s’était laissé séduire par nos parties, plus au fait que nous des moyens qu’il falloit employer pour obtenir un jugement favorable.

L’impossibilité d’approcher de notre juge, faute de protections, notre misère, la simplicité de nos parures, nous faisoient toujours écarter par ses domestiques qui ne reconnoissent que ceux dont les habits annoncent l’opulence ; & si quelquefois nous parvenions jusques dans la salle d’audience, une foule de plaideurs nous empêchoit d’en aborder : peut-être aurions-nous pu lui faire entendre la justice de nos droits, en racontant simplement les faits ; la vérité l’auroit sans doute frappé ; les disgraces fécondes en expressions touchantes, l’auroient peut-être porté à examiner notre affaire avec un soin plus exact. Mais, monsieur, est-ce à des infortunés d’oser se flatter d’être accueillis & écoutés ? non, cette douceur n’est réservée qu’à des personnes qui, par la richesse de leurs habits & le cortège qui les accompagne, annoncent le faste & l’opulence.

Réflexions inutiles. Que vous dirai-je enfin ? Un jugement définitif nous a entièrement ruinés. Lorsque ma mère apprit la perte de notre procès, son esprit & sa vertu plièrent à ce dernier coup de notre infortune ; elle n’en put supporter la rigueur. La dure économie qu’il avoit fallu garder depuis long-tems pour vivre & pour subvenir aux dépenses d’une procédure inévitable, le retranchement total de mille petites délicatesses dont on a formé l’habitude, & dont la privation devient un surcroît de maux, le chagrin de voir ses enfans devenir ses domestiques, & peut-être même ceux des autres, une tristesse muette & honteuse qu’elle remarquoit en nous, & que la misère peint si bien sur le visage des honnêtes gens qu’elle humilie ; cette tristesse fait plus de peine à voir aux personnes qui ont des sentimens, que la douleur la plus déclarée. Voilà tout ce qui a jetté ma mère dans un désespoir dont elle n’a plus été maîtresse, & qui l’a enfin conduite en peu de jours au tombeau. Je ne puis, monsieur, vous exprimer la douleur que je ressentis de sa perte que par celle où vous me voyez.

Mon frère, à qui nos malheurs ont formé l’esprit de bonne-heure, me surprit un jour dans ma chambre, le visage baigné de larmes. Hélas ! ma sœur, me dit-il tendrement, que vous ménagez peu un frère qui vous aime, & qui n’attend de consolation que de votre amitié ! Vous verrai-je toujours en proie à la douleur la plus amère ? Il est vrai que la perte que nous venons de faire doit nous être à tous deux bien sensible : dans les premiers jours, je n’ai point condamné l’excès de votre affliction ; vous vous y êtes livrée, elle étoit juste : accablé moi-même des coups qui nous ont frappé, je n’ai pu vous rien dire de consolant ; il n’est pas surprenant que la raison plie, d’abord sous des revers aussi accablans que ceux que nous venons d’éprouver. Je sais que les mouvemens de la nature doivent avoir leurs cours. Mais, chère sœur, on se retrouve, on s’apaise, on revient à soi-même, & la raison prend enfin le dessus. Cependant je vous vois toujours la même : j’ai dévoré mes chagrins dans la crainte d’augmenter les vôtres, & vous avez la cruauté de me faire périr d’ennui ; vous m’accablez par votre douleur, sans être touchée de la mienne. Ah ! vous ne vous en souciez pas ; croyez-vous que ce qui se passe dans mon cœur ne soit pas assez sensible ? N’ai-je donc pas encore assez de mes chagrins, sans en redoubler l’amertume ? Faut-il que le désespoir nous suive jusqu’au tombeau ? Croyez, ma sœur, qu’il est des gens plus à plaindre que nous : ce sont ceux qui eux-mêmes ont creusé les abîmes où ils sont tombés ; du moins n’avons-nous point ce reproche à nous faire ; c’est un motif de consolation ; mais vous ne voulez en employer aucun pour ma tranquillité, & tout me manque à la fois.

Hélas ! lui dis-je, cessez de m’accabler par d’injustes soupçons : c’est à tort que vous accusez mon amitié pour vous ; rien ne peut l’affoiblir. Mon frère, si vous pouviez lire au fond de mon cœur, vous y verriez que cette douleur, dont je ne puis modérer l’excès, ne vient actuellement que du tendre intérêt que je prends à votre sort. Les plus tristes réflexions sur l’avenir m’entraînent malgré moi. Forcée de m’y livrer, nulle sorte d’espérance ne s’offre à mon esprit. Que nous sommes à plaindre : sans parens, sans protecteurs, sans amis, sans secours : que devenir ? Qui est-ce qui s’attache à d’honnêtes gens lorsqu’ils sont dans l’indigence ? Est-il d’objets plus disgraciés & plus abandonnés dans ce monde, qu’une personne pauvre & vertueuse tout ensemble ? Depuis long-tems je m’aperçois trop que tous les cœurs sont glacés pour nous : chacun nous fuit ; nous sommes des étrangers dans la nature, que personne ne veut reconnoître. Des frippons peuvent être plus méprisés ; mais ils sont mieux reçus ; moins rebutés, peut-être même gagnent-ils à n’être ni estimés, ni estimables : ils employent toutes sortes de bassesses ; ils sont rampans, & voilà ce qui flatte ces hommes vains : ils jouissent de leurs triomphes ; ils ont le plaisir de primer & de satisfaire leur fol orgueil ; mais nous, cher frere, à quoi nous déterminer ? Quel parti prendre dans un si grand abandon ?

Tranquillisez-vous, ma sœur ; j’ai trouvé un moyen pour nous tirer de l’extrême misère où nous réduit le sort : c’est un projet que je médite depuis long-tems, puisque je ne puis mieux faire : il faut se déterminer à le suivre ; du moins nous pourrons par cette voie nous procurer le nécessaire ; & si la fortune jettoit sur nous un regard favorable, l’idée que j’ai est une des routes qui conduit souvent à ses bienfaits.

Vous savez que j’ai acquis quelque teinture de la médecine ; je me suis quelquefois occupé dans notre terre de l’anatomie ; j’ai étudié la connoissance des simples ; j’ai un peu de latin ; quelques mots grecs que je sais par cœur. À ces foibles lumières je n’ai qu’à joindre beaucoup assurance, un maintien grave, une longue perruque, une canne en béquille ; en voilà plus qu’il n’en faut pour me rendre habile : bien des docteurs n’ont peut-être pas commencé avec autant de talens. Notre hôte paroît porté à nous obliger : c’est un homme simple & intéressé, auquel on peut promettre une récompense, afin de l’engager de dire à tous les étrangers qui viennent loger chez lui, que je suis un jeune homme fort habile, qui l’ai tiré d’une maladie très-dangereuse : d’ailleurs, il est connu d’un seigneur fort opulent qui loge à deux pas d’ici. Cet homme est attaqué de vapeurs qui ne sont autre chose qu’un esprit frappé, dont tous les maux gissent dans l’imagination, & qui s’affoiblit le tempérament par la quantité de remèdes qu’il se croit obligé de prendre. Si je puis avoir accès auprès de ce visionnaire, je suis sûr de le guérir de sa folie : ma recette est certaine, je ne lui donnerai que de bons consommés.

J’applaudis aux idées de mon frère : il sortit dans le dessein de chercher ce qui lui étoit nécessaire pour l’accomplissement de son projet, & je descendis chez notre hôte pour l’engager à favoriser mon frère dans son nouvel établissement. Cet homme me promit de mettre tout en usage, afin de lui en procurer la réussite.

Mais, monsieur, le bonheur & le malheur se partagent ; rarement on les voit s’unir, tout va ordinairement d’un même côté : aux heureux, nouvelles prospérités ; aux malheureux, nouveau surcroît de disgraces : personne dans le monde n’en a fait une plus cruelle épreuve que mon frère & moi. Notre vie n’est qu’un enchaînement de peines, qui se succèdent sans interruption. Toujours en butte à l’injustice, à la mauvaise foi & à la tyrannie des hommes, je n’y puis plus résister. Juste ciel ! s’écria cette jeune personne, si c’est dans l’extrémité du péril que tu te plais à signaler ta puissance, mes maux ne sont-ils pas arrivés à leur comble ?

Les pleurs de cette infortunée interrompirent son discours : j’employai ce que je crus de plus consolant pour la tranquilliser. Hélas ! monsieur, poursuivit-elle, si vous êtes né sensible, voici l’instant de jouir de votre ame, & celui de signaler votre générosité. Au nom de ce que vous avez de plus cher, déployez la noblesse de vos sentimens en faveur d’une malheureuse que tout le monde fuit & abhorre. Disant cela, cette jeune personne se jetta à mes pieds. Je la relevai d’abord, presque aussi attendri qu’elle. Ne soyez point surpris de mon action, reprit-elle en soupirant ; ces hommes injustes m’ont appris à m’humilier jusques dans le fond de mon cœur ; tous m’ont repoussée ; j’ai tout souffert de leurs injustices, & ces hommes poussent encore la barbarie jusqu’à vouloir me faire perdre pour toujours la consolation de pouvoir au moins m’estimer moi-même. Mais, monsieur, je ne prétends point vous confondre avec ces hommes pervers & ennemis de l’humanité. Je m’apperçois, à la sensibilité que vous faites paroître, que mon récit vous touche : je dois donc vous regarder comme une divinité qui va mettre en fuite ce troupeau de bêtes farouches, qui m’ont jusqu’ici environné. J’attends tout de cette pitié généreuse qui vous attendrit en faveur des malheureux : j’ose vous assurer, monsieur, que je la mérite. Apprenez donc ce qui fait actuellement le sujet de mon désespoir, ce qui me confond & m’anéantit.

La malheureuse destinée de mon frère le conduisit, en sortant de l’hôtel, dans une rue détournée, où trois hommes en attaquoient un avec une si grande fureur, que son cœur généreux & sensible ne put se refuser de prendre le parti de celui qu’on accabloit avec tant d’avantage. Ah ! messieurs, leur dit-il, qui peut donc vous pousser à commettre une action si injuste ? Se peut-il que vous ayez la lâcheté de vous mettre trois contre un ? Par honneur pour vous-mêmes, finissez un combat si inégal. Alors l’un d’eux, sans lui répondre, tourna la pointe de son épée pour l’en percer. Mon frère surpris, n’eut que le tems de se mettre en défense afin de parer les coups de ce fougueux. Cependant un des deux autres reçut un coup qui le renversa, & dont il mourut dans l’instant. Le bruit qu’ils faisoient attira enfin plusieurs personnes ; des gardes vinrent qui les arrêtèrent, & les conduisirent en prison. Malheureusement celui dont mon frère avoit si généreusement pris la défense, mourut un quart-d’heure après des blessures qu’il avoit reçues dans le combat, sans avoir eu le tems de justifier mon frère : les deux autres, qui appartenoient à des personnes élevées en dignité, furent relâchés sur le champ, après avoir poussé l’injustice jusqu’à charger mon malheureux frère de la mort de leur camarade. Jugez, monsieur, de mon désespoir lorsque j’appris le soir qu’il étoit détenu dans un affreux cachot.

Cependant, quoiqu’accablée par ce dernier coup du sort qui nous poursuit, je n’ai cessé depuis plus de six mois de solliciter ses juges. Hélas ! je m’étois flattée d’en avoir touché un par ma douleur & mes larmes ; il parut même m’écouter d’abord assez favorablement en me donnant la permission de parler à mon frère, de qui je tiens tout ce détail. J’informai ce juge de tous les faits qui pouvoient servir à la justification de mon frère, je plaidai moi-même sa cause. La douleur, lorsqu’elle est justement animée par des motifs d’honneur, semble être naturellement éloquente. Le juge parut se laisser fléchir ; mais ce n’étoit que dans la vue de me séduire.

Ah ! monsieur, oserois-je vous dire que cet inhumain ne m’offre aujourd’hui la liberté de mon frère qu’en cherchant à me couvrir de honte ; oui, ce n’est qu’en satisfaisant à ses infâmes desirs que je puis obtenir la justice qu’il doit à un innocent, sans quoi sa perte est jurée, & je verrai mon misérable frère traîné sur un échafaud comme un criminel, pour y subir la mort la plus honteuse. Dans cette extrémité, j’ai été pour me jetter aux pieds de ceux qui se sont rendus ses parties afin d’implorer leur pitié ; mais ils ont tous refusé de me voir ; nulle espérance ne m’est offerte. Rebutée de toutes parts, le coup qui doit trancher les jours de mon malheureux frère va me percer le sein. Hélas ! qu’avons-nous fait aux dieux pour nous poursuivre avec tant de rigueur ?

Cette jeune personne s’interrompit elle-même par des sanglots, & des marques d’un si grand désespoir, que je craignis pour ses jours. Pénétré jusqu’au fond de l’ame des malheurs qu’elle venoit d’essuyer, & de ceux qu’elle avoit encore à craindre, indigné de l’injustice des Merces, j’employai ce que je crus de plus consolant pour la calmer. Cessez, mademoiselle, ajoutai-je, un désespoir que votre raison doit condamner ; soyez persuadée qu’il est encore des hommes qui chérissent la vertu, qui l’aiment, qui la respectent & la protégent. L’honneur & la probité ont toujours été mes régles ; reposez-vous sur mes soins ; comptez que vous trouverez en moi un protecteur d’autant plus zélé à vous secourir promptement, qu’il est sensible à tous les maux qui vous accablent. Je puis vous protester que vous reverrez dès demain ce frère qui cause aujourd’hui vos allarmes, venir par sa présence rétablir la tranquillité dans votre ame. Je vais employer, pour vous servir efficacement, un homme dont le pouvoir est sans bornes. Cette jeune personne me remercia dans les termes les plus touchans : ces assurances la tranquillisèrent, & je la quittai, après avoir glissé derrière son fauteuil une bourse pleine d’or.

Tout attendri du malheureux sort de cette infortunée, je ne songeai point à prendre de repos. J’entrai dans l’appartement de Zachiel : l’émotion où j’étois ne le surprit point : sans s’être rendu visible, il avoit été témoin de notre conversation. Je viens vous supplier, lui dis-je, de vous intéresser en faveur d’une jeune personne qu’un enchaînement de malheurs a réduit au désespoir. Je n’ai pu apprendre ses peines sans la flatter de votre protection. Je voulus alors lui en faire un récit pathétique ; mais il m’arrêta.

Je connois l’injustice des Merces, dit le génie, & ne suis pas étonné de celle que cette famille a éprouvée de leur part. Le jour commence à paroître : vous avez promis à cette victime de l’intempérance de travailler à la délivrance de son frère ; les momens sont précieux lorsqu’il s’agit d’abréger les peines de quelqu’un qui est dans les angoisses d’une mort prochaine qu’il croit inévitable : hâtons-nous de rendre deux ames contentes, en lui procurant la liberté : il est tems de partir. Oui, dis-je, mon cher Zachiel ; mais la promesse que j’ai osé faire n’est fondée que sur les secours que j’attends de vous ; car je ne puis rien par moi-même.

Je suivis le génie chez le Bacha. À peine le soleil commençoit à paroître quand nous entrâmes dans son cabinet. Le génie m’avoit rendu invisible, ainsi que lui, aux yeux de tous ses domestiques. Je viens, lui dit-il d’un air majestueux & sévère, vous empêcher de commettre la plus noire de toutes les injustices. Vous retenez depuis plus de six mois dans un affreux cachot, un jeune homme dont l’innocence vous est connue. Pourquoi tardez-vous à le remettre en liberté ? Je trouve assez singulier, dit le Bacha, que vous osiez me faire des questions : je n’ai, je pense aucun compte à vous rendre de ma conduite. Le jeune homme est condamné ; les preuves de son crime sont complettes : il faut qu’il subisse le sort réservé à ses semblables ; & votre audace me fait soupçonner que vous pourriez être un de ses complices : sur ce fondement, je puis vous faire arrêter.

Ah ! misérable, s’écria Zachiel, je lis dans ton ame & en pénètre toute la noirceur ; tu n’es que la moitié d’une créature humaine ; tu n’en as que la figure, & le penchant au mal ; mais tu n’en as ni la dignité, ni la noblesse. Je ne redoute point ta colère ni ta vengeance ; l’une & l’autre sont impuissantes vis-à-vis de moi. Je t’ordonne donc de m’écouter, homme vicieux. Tu ne condamnes le jeune homme, que parce que sa sœur a eu le malheur d’exciter ta lubricité, & la justice que tu dois à son frère ne se peut acheter qu’au prix de son honneur. Dans toute autre circonstance je ne serois point étonné que sa jeunesse, ses graces & sa beauté, t’aient inspiré de l’amour ; mais que ce visage frappé de désespoir, dont la douleur a changé les traits ; que ses graces flétries par les larmes, n’aient pu déconcerter ton amour, & n’en n’aient pas fait un protecteur pour cette infortunée ; que cet amour, loin de la plaindre de tous les maux, n’en n’aie reçu qu’une confiance plus brutale ; que sa misère, féconde en expressions touchantes, ne t’ait déterminé qu’à l’outrage, & non pas aux bienfaits ; qu’à la vue d’un pareil objet, cet amour ne se soit pas fondu en une pitié généreuse ; que la charité ne t’ait pas attendri sur les périls où l’exposent ses malheurs ; que tu aies écouté le récit de son infortune, sans en comprendre l’excès, sans en sentir tes desirs confondus, & sans être épouvanté toi-même de te surprendre dans l’horrible dessein d’en profiter : j’avoue que je ne puis comprendre comment on peut soutenir le poids d’une pareille iniquité. On peut la regarder comme une intrépidité de vices où l’imagination d’un honnête homme ne peut atteindre. Tyran que tu es, quoi ! la jeunesse de cette fille en proie à tout ce que la douleur a de plus amer, n’a pu toucher ton ame, ni exciter ta compassion ; tu la regardes comme une victime qui vient s’offrir à ta lubricité : les secours que tu lui offres sont autant d’opprobres ; c’est-à-dire, que pour obtenir la justice, il faut qu’elle devienne infâme : enfin je m’aperçois que tu as étouffé en toi l’honnête homme, pour mettre le monstre en liberté. Crois-moi, il est tems encore de rentrer en toi-même, & si tu veux mériter désormais le précieux titre d’homme juste, réfléchis sur la noblesse de tes devoirs, afin de les remplir avec équité : cesse de protéger le crime & de prostituer la justice par l’abus de l’autorité qui t’est confiée : cesse d’en violer impunément tous les droits : au lieu d’être le ravisseur d’une tendre brebis, deviens-en le protecteur, & cesse enfin de regarder sous le bandeau qui t’aveugle, pour découvrir si ceux qui te sollicitent ont part à la faveur, ou s’ils s’annoncent les mains pleines d’or ; & pour dernier conseil, ressouviens-toi que l’être suprême a toujours les yeux ouverts sur la conduite d’un juge, & s’il suspend le glaive qui doit tomber sur la tête des méchans & des hommes injustes, ce n’est que pour les punir avec plus de sévérité.

Le juge surpris de la hardiesse des remontrances du génie, crut voir & entendre la justice en personne. Étonné, confus, humilié & terrassé, il ne trouva aucune parole qui pût le justifier : son orgueil parut confondu : les yeux fixés vers la terre, il gardoit un morne silence. Le génie, qui s’aperçut que ses discours faisoient une vive impression dans le cœur du juge, l’encouragea avec douceur à suivre les routes qu’enseignent la justice, l’honneur & la probité : enfin il sut si bien toucher ce cœur, qui jusqu’alors s’étoit laissé entraîner par le torrent de ses passions, qu’il persista toujours, depuis cette aventure, dans les sentimens de la plus exacte probité.

Sortis de chez le juge, nous fûmes délivrer le jeune homme, que nous ramenâmes à sa sœur. Cette jeune personne ne put d’abord exprimer sa joie & sa reconnoissance que par des larmes. C’est à monsieur, lui dis-je en lui présentant Zachiel, que vous devez la liberté d’un frère si tendrement aimé. Alors se remettant du trouble que notre présence lui avoit causé, elle s’exprima avec ces graces naturelles & touchantes, qui peignent si bien ce qui se passe dans une ame tendre & sensible aux bienfaits.

Je les menai ensuite dans l’appartement de Monime, à qui je fis un récit de tous les malheurs qu’ils avoient éprouvés. Elle en fut attendrie, & pria le génie de ne point laisser son ouvrage imparfait, & de contribuer de tout son pouvoir à les rendre heureux. Le génie les a établis l’un & l’autre fort avantageusement, & les a comblés de biens.


CHAPITRE VIII.

Histoire de Tacius.


Les dépenses que nous faisions, le brillant de nos équipages, le grand nombre de nos domestiques, donnèrent de l’inquiétude au gouvernement. Chacun raisonnoit diversement sur notre qualité, & sur les vues que nous pouvions avoir. Les personnes naturellement portées à tromper, sont toujours méfiantes ; c’est pourquoi Zachiel nous engagea de visiter un homme qui tenoit un rang considérable dans l’état. Vous ne pouvez guère vous dispenser de ce devoir, nous dit le génie, parce qu’on ne souffre point d’étrangers dans ce royaume, qu’on ne soit informé du sujet de leur voyage. Je sais que l’on commence à vous soupçonner : il est dangereux d’inspirer de la méfiance lorsqu’on ne peut se faire connoître, & il est également difficile de se sauver des observations d’un vieux ministre, toujours supérieur par l’avantage du poste & par celui de l’expérience. Cette visite le tranquillisera sur votre compte : il possède entièrement la confiance du prince : c’est par lui que découlent toutes les graces, & sa cour est beaucoup plus nombreuse que celle de son maître. Cependant quoiqu’il ait acquis des biens immenses, il vend encore sa faveur ; il est vrai que c’est d’une façon oblique, & qu’il déguise son avarice par des dehors de magnificence, qui pourroient en imposer, s’il n’étoit connu : mais son premier valet de chambre vend toutes les graces, & il lui rend les trois quarts & demi de l’argent qu’il en retire. Par ce moyen, ni les charges, ni les emplois ne sont distribués à ceux qui ont le plus de mérite ou de talens, mais à ceux qui y mettent le plus haut prix ; ce qui fait que dans cette partie de la Cillénie, on voit souvent des postes éminens occupés par des personnes que la nature a privées des vertus nécessaires pour les remplir, qu’ils ne doivent qu’à leur opulence, à leurs cabales, ou à leurs intrigues.

Pour parvenir auprès de ce visir, nous fûmes obligés de traverser plusieurs antichambres, une grande gallerie, salle d’audience, chambre & cabinet de parade : toute cette enfilade étoit garnie de domestiques, dont le grade augmentoit à mesure qu’ils approchoient de leur maître. Nous fûmes enfin annoncés par un vieil Officier, qui nous introduisit dans un cabinet particulier. Notre visite se passa en discours vagues, beaucoup de questions de la part de ce ministre ; quelques offres de service, qui finirent par des complimens usités dans presque toute la Cillénie.

Nous sortîmes alors de son audience, & vîmes plusieurs grandes pièces remplies de personnes de toutes sortes d’états, dont les uns venoient faire leur cour, & les autres demander des graces ou de l’emploi. J’en remarquai qui avoient l’air triste & timide ; ceux-là m’intéressoient en leur faveur. L’histoire récente de nos infortunés, me faisoit leur supposer des chagrins. Curieux d’apprendre si je ne m’étois point trompé dans mes conjectures, je proposai à Monime de nous ranger dans l’embrasure d’une croisée, pour pouvoir, sans être remarqués, assister à l’audience.

Je fais une réflexion, lui dis-je ; c’est que l’honnête homme est presque toujours humilié, presque toujours sans biens, & presque toujours triste : il n’a point d’ami, parce que son amitié n’est bonne à rien : on le fuit, on le dédaigne, on le méprise, & on rougit même de se trouver avec lui : pourquoi ? c’est qu’il n’est qu’estimable, & je ne crois pas que cette qualité figure beaucoup dans ce monde. Je ne puis qu’admirer la justice de vos remarques, dit Monime : quelle différence de ceux-ci, sur qui l’or & l’argent brillent de toutes parts ! on diroit qu’ils étalent sur eux plus de biens, que peut-être ceux-là n’ont de revenu. Regardez leur physionomie libre & hardie, ces regards effrontés, cet air tranquille & satisfait ; tout, jusqu’à leur embonpoint, annonce l’opulence.

Dès que le visir parut, tous ces riches s’avancèrent vers lui d’une façon libre & aisée : il les écouta tranquillement, leur répondit d’un air gracieux & affable ; mais pour ces pauvres personnes, dont la timidité annonçoit l’indigence, il leur tourna le dos ; ses domestiques les écartèrent ; & quoiqu’ils s’efforçassent de courir après lui, & que plusieurs tâchassent de vaincre, à force de poitrine, la difficulté de s’exprimer en marchant trop vîte, ils eurent beau faire, ils articuloient mal, & ne furent point entendus. Lorsqu’on demande des graces, qu’on a le cœur bien placé, & de la noblesse dans l’ame, on a toujours l’haleine courte.

Nous sortîmes, en plaignant le sort de ces malheureux : qu’il est humiliant, dis-je à Monime, pour un homme de mérite, d’être obligé de faire des démarches auprès des grands ! Vous avez dû remarquer l’accueil qu’on a fait à tous ces riches ; cela prouve que les biens sont les seuls avantages qui distinguent un Cillénien. Ce sont eux qui servent à réparer le défaut de mérite, à remplir le vuide affreux d’un homme que la naissance distingue, ou que la fortune élève, & tout ne se rend qu’à l’éclat des richesses : ce sont elles qui mettent l’enchère aux dignités, aux charges, à la noblesse, à la faveur, à la réputation, aux alliances, & qui donnent enfin le prix à la vertu même.

Prêts à monter dans notre voiture, nous vîmes sortir de chez le visir un jeune homme, dont le visage pâle & décharné, l’air triste, abattu, confus & humilié, nous fit une vive impression : sa physionomie annonçoit la candeur de son ame. Monime, qu’un sentiment de pitié animoit en sa faveur, me le fit remarquer : porté comme elle à lui rendre service, je m’avançai vers lui. Pourroit-on, dis-je, monsieur, vous être utile à quelque chose ? Ce n’est point la curiosité qui m’engage à vous faire cette question : nous sommes des étrangers, qu’une sympathie, sans doute, détermine à nous intéresser pour vous : il est vrai que n’ayant pas l’honneur de vous être connus, la proposition doit vous paroître singulière ; mais, monsieur, la vertu porte avec elle un certain caractère, qui s’imprime dans le cœur de ceux qui la chérissent. Hélas ! monsieur, reprit-il en poussant un profond soupir, votre sensibilité fait bien voir la noblesse de votre ame : loin de m’offenser des offres que la charité vous dicte en ma faveur, je les regarde comme un de ces coups de la providence, qui ne se manifeste que dans l’extrémité d’un péril. Je suis confus de vous arrêter si long-tems : nous ne sommes point ici dans un lieu où je puisse vous instruire de mes peines ; & puisque vous avez la bonté de vous intéresser au sort d’un malheureux que la fortune ne cesse de persécuter, faites-moi la grace de m’indiquer votre demeure, & l’instant auquel je pourrai, sans être importun, avoir l’honneur de vous voir. Si vos affaires ne vous appellent point ailleurs, repris-je, faites-moi l’amitié de monter avec nous dans notre équipage. Ce jeune homme parut très-sensible à ma proposition, & ne fit nulle difficulté de nous accompagner.

Arrivés à l’hôtel, Monime, pour le mettre à son aise, le combla de politesses. En vérité, madame, dit ce jeune homme, je suis si pénétré de vos bontés, & de celles de monsieur, que les expressions me manquent pour vous en témoigner ma reconnoissance. Attendez, dit Monime, que nous ayons effectué le desir que nous avons de vous obliger. Parlez, monsieur, ne craignez point de déployer votre ame : l’infortune ne fait rien perdre au mérite, & ne sert que de lustre à la vertu ; nous sommes disposés à vous entendre.

J’obéis, madame, reprit le jeune homme. Vous voyez en moi un gentilhomme dont les malheurs ont pris leur source dès sa naissance. Resté en bas âge sous la conduite d’un tuteur, qui lui-même auroit eu besoin d’en avoir un, cet homme, loin de ménager les revenus d’un bien assez honnête que m’avoient laissé mes parens, en a encore dissipé les fonds, après s’être ruiné à des jeux de hasard. Sa femme & une fille unique qu’il avoit, à peu près de mon âge, furent obligées de se réfugier chez une de leurs parentes ; trop heureuses de ce qu’elle voulut bien les recevoir.

Pour moi, alors âgé de dix-sept ans, livré à moi-même sans aucune ressource, ma première idée fut de m’engager dans les troupes ; mais le hasard me fit rencontrer un jeune homme avec qui j’avois fait une partie de mes études. Ce jeune homme remarquant de l’altération dans mon esprit, m’en demanda le sujet. Je ne fis nulle difficulté de lui confier mes peines, & l’embarras où je me trouvois. Je veux vous en tirer, me dit-il, mon cher Tacius. Commençons par aller dîner ; je vous menerai ensuite chez une dame qui est favorite d’un grand-prêtre de la fortune. Je le suivis chez cette femme, qui nous reçut poliment.

Au bout de quelques jours, mon ami vint m’annoncer que j’étois nommé à un emploi de deux mille livres, aux conditions que j’en rendrois douze cens livres à la personne qui me l’avoit fait obtenir. Quoique cette condition me parût un peu onéreuse, je ne laissai pas de lui en témoigner ma reconnoissance. Nous fûmes dans l’instant chez la dame pour y dresser notre accord. Je sortis avec mon ami, & le remerciai non-seulement de m’avoir obligé, mais encore de la promptitude & du zèle avec lequel il s’y étoit porté. J’aurois voulu, me dit-il, pouvoir vous faire jouir de la totalité du revenu de l’emploi ; mais cette femme, qui m’a choisi pour être le substitut du grand-prêtre, & qui, entre nous, ne laisse pas de me fournir des sommes assez considérables, n’a jamais voulu consentir à se relâcher de ses usages. Il eût donc fallu me brouiller avec elle, & j’avouerai qu’elle m’est d’une grande ressource. J’assurai ce jeune homme que je me trouvois encore trop heureux de pouvoir au moins subsister.

Malgré la médiocrité que je retirois du revenu de mon emploi, je trouvai néanmoins le secret, par mon économie, d’être vêtu assez proprement. Au bout de quelques années, je rencontrai à la promenade la veuve de mon tuteur ; elle étoit avec Rosalie, sa fille : l’élégance de leur parure me les fit d’abord méconnoître : mais cette dame s’avançant vers moi : est-ce bien vous, me dit-elle, mon cher Tacius ? Que vous m’avez causé d’inquiétudes ! Je vous cherche depuis long-tems, pour réparer en quelque sorte les torts que mon mari vous a faits, en partageant avec vous notre bonne fortune.

Pendant ce discours, j’avois les yeux attachés sur Rosalie ; mon cœur se sentit ému à la vue de l’objet de ses premiers feux. Rosalie, qu’un même sentiment avoit autrefois animée, ne put aussi cacher son trouble : son front se couvrit d’une rougeur qui m’annonça que l’absence n’avoit point altéré la tendresse qu’elle m’avoit toujours témoignée. Cette conversation muette n’interrompit point celle de la mère, qui m’apprit la mort de la parente chez laquelle elle s’étoit retirée lors de son désastre. Cette parente, qui étoit très-riche, l’avoit fait sa légataire universelle ; elle me fit un long détail des soins & des complaisances qu’elle avoit employés pour captiver la bienveillance de cette femme, & pour la mener au point de tester en sa faveur, & finit enfin par m’engager de souper chez elle. Pendant le souper, Clia me dit qu’elle vouloit désormais que je n’eusse d’autre table que la sienne ; qu’elle alloit même me faire préparer un appartement dans sa maison, pour ne nous plus séparer. J’acceptai sans balancer ces offres, qui me mettoient à portée de voir tous les jours ma chère Rosalie. Je vins donc demeurer chez Clia, sa mère, pour qui j’ai toujours eu une tendresse infinie. Je ne quittai plus ces deux aimables personnes, que pour satisfaire aux devoirs de mon emploi. Clia, qui depuis son opulence étoit très bien faufilée, me présenta chez toutes ses connoissances, & obtint enfin par le nombre de protecteurs qu’elle employa en ma saveur, un emploi très-considérable. Dès que j’en fus revêtu, je la suppliai de mettre le comble à mon bonheur, en m’unissant à Rosalie. Elle y consentit avec joie, & notre mariage fut conclu en huit jours.

Trois années se passèrent dans une union que l’amour & la reconnoissance avoient formée. Mais, madame, que j’ai payé cher ce tems de tranquillité ! Bientôt l’orage succéda à ce calme heureux ; les créanciers de mon tuteur découvrirent que sa veuve vivoit dans l’opulence, qu’elle jouissoit de gros revenus, au moyen d’une riche succession. D’abord ils s’informèrent où ses biens étoient situés, les firent saisir, sans que nous puissions avoir le tems de nous reconnoître. Je voulus intervenir dans ce procès ; mais leurs créances étant antérieures à la mienne, ils furent préférés, parce que Clia s’étoit malheureusement engagée pour des sommes considérables. Elle eut donc la douleur de voir vendre tous ses biens, sans qu’ils puissent encore acquitter tous ses engagemens. Quoique désespérée de son désastre, elle trouvoit au moins auprès de nous des motifs de consolation, puisque mon emploi étoit plus que suffisant pour nous faire vivre dans l’aisance ; néanmoins la perte de notre procès me détermina à retrancher nos équipages & quelques-uns de nos domestiques. Cette réforme éloigna ces faux amis qui nous entouroient, & qui loin de nous plaindre d’un malheur non mérité, eurent encore la cruauté de nous calomnier, en débitant de fausses histoires sur mon compte, & me faisant passer pour un dissipateur. Ces bruits vinrent enfin jusqu’aux oreilles de mes protecteurs, & je fus révoqué, sans pouvoir parvenir à me justifier.

Depuis près de dix ans que je sollicite, je n’ai pu rien obtenir. Rebuté de toutes parts, forcé de vendre peu à peu les effets que nous avions pour faire vivre ma belle-mère, ma femme & trois enfans que je vois périr de besoin ; réduit enfin dans la plus affreuse misère ; & pour comble de maux, ma chère Rosalie ne pouvant plus supporter ses peines, est tombée malade ; elle est au lit depuis six semaines, privée de tous secours. Mais, que dis-je, au lit ? hélas ! madame, ce n’est qu’un mauvais matelas ? le reste nous a été enlevé pour le paiement de nos loyers, & nous n’occupons plus qu’une espèce de grenier, dont on veut encore nous chasser. Je présentai il y a huit jours un mémoire à un de mes anciens protecteurs, dans lequel je lui fais l’affreuse peinture de notre situation. Je n’ai eu pour réponse que des rebuffades ; si j’avois de l’argent à donner à quelques-uns de ses secrétaires, peut-être pourrois-je obtenir de l’emploi ; mais tout ce que ces inhumains ont daigné me dire par distraction, de plus consolant, est un, j’en suis fâché ; il n’y a rien de vacant ; tandis que je vois donner tous les jours des postes considérables à des gens dont tout le talent consiste à tenir leur partie dans un concert, ou à se prêter à des complaisances indignes d’un honnête homme.

Monime fut si touchée des malheurs de ce gentilhomme, que, pour y remédier dans l’instant, elle prit le parti de lui présenter une bourse pleine d’or. Je ne prétends point, lui dit-elle, monsieur, me borner à ce foible secours ; vous ne devez pas non plus le regarder comme un effet de ma charité ; mais comme un tribut que tous les honnêtes gens doivent à ceux que la fortune humilie. Si je ne craignois d’humilier votre famille, en me rendant témoin de sa misère, je ne differrois pas d’un moment à lui porter les consolations qu’elle mérite. Allez, monsieur, volez à leur secours ; & lorsque vous les aurez mis dans un état plus convenable, & que vous jugerez qu’ils pourront recevoir notre visite sans importunité, faites-nous l’amitié de venir nous prendre.

Tacius, transporté comme un homme hors de lui-même, reçut d’une main tremblante le présent que lui faisoit Monime. Ah ! madame s’écria-t-il en tombant à ses genoux, & baisant respectueusement cette main secourable qu’il baigna de larmes qu’il ne put retenir, & que la reconnoissance faisoit couler, quelle idée dois-je prendre d’une façon d’obliger aussi noble & aussi tendre ? Croirois-je que des sentimens si généreux soient le partage d’une mortelle ? Peut-être y a-t-il trop de vanité à penser qu’une divinité ait bien voulu s’humaniser à descendre jusqu’à moi pour arrêter mon désespoir, & changer mes peines en allégresse. Mais, madame, qui que vous soyez, vous mériterez toujours les respects & les adorations de tous ceux qui auront le bonheur de vous approcher.


CHAPITRE IX.

Fin de l’histoire de Tacius, & rencontre d’Astarophe.

Monime & moi déplorions encore le malheureux sort de Tacius, lorsque Zachiel entra : nous lui rendîmes compte de notre visite, de la rencontre que nous avions faite en sortant de chez le visir & de toutes les injustices que ce jeune homme avoit essuyées. Quel mende est celui-ci, ajouta Monime ! que le hommes y sont durs, cruels & barbares ! Il semble que plus nous avançons dans la Cillénie, & plus on y voit le vice triompher de la vertu. Il est vrai, dit le génie, qu’un honnête homme ne peut parvenir dans ce monde sans exciter la jalousie : l’envie se déchaîne, mille obstacles lui sont suscités ; ses concurrens le trahissent, ses ennemis l’écartent, & parviennent eux-mêmes, à force de brigues, de lâcheté & de crimes : alors l’encens leur est offert de toutes parts ; la voie publique leur fait grace de leurs défauts ; elle attend, pour leur reprocher, que d’autres les aient remplacés par leur chûte. Un homme décrédité par un échec imprévu, & dont tous les projets d’élévation sont renversés, doit s’attendre à voir disparoître tous ses amis ; ses parens même le méconnoissent, & semblent avoir honte de lui appartenir. Mais s’il rentre en faveur, il les verra se rassembler & se faire honneur de le citer dans toutes les compagnies.

Lorsqu’on veut parvenir dans la Cillénie, la première démarche qu’il faut faire auprès d’un homme en place, est de s’informer des amis qu’il consulte, & des femmes qui le gouvernent. Ce n’est qu’en suivant cette voie qu’on peut réussir, & ce n’est qu’en répandant l’or dans ses canaux, qu’on obtiendra des graces. Ici, un bien mal acquis se possède sans remord : il n’arrive presque jamais au coupable de se reprocher ses injustices : il trouve son excuse dans son industrie, & la croit infaillible dans le succès. Une heureuse ambition paroît toujours innocente : le bonheur justifie les événemens & leur cause : enfin, un siècle de travail, ne vaut pas à un homme d’esprit, le moindre des avantages que donne la faveur à un sot. Dans la Cillénie, & sur-tout dans cette province, la vertu, les mœurs, la probité, la bonne-foi dans les traités, tout cela, dis-je, n’est qu’un meuble inutile ; on n’en fait aucun cas ; chacun ne pense qu’à sa fortune : pourvu qu’on soit un bon calculateur, qu’on sache à propos ôter ou remettre un zéro, il ne faut que cela pour s’enrichir.

Tacius revint quelques jours après nous demander la permission de nous présenter sa famille. L’espérance, nous dit-il, d’un avenir plus heureux, par la protection que vous voulez bien m’accorder, a servi à la tendre Rosalie, comme d’un baume qui l’a pénétrée & guérie entièrement, à un peu de foiblesse près. Je ne me permettrai point, dit Monime, que votre épouse sorte si-tôt, puisque vous m’annoncez que notre présence ne lui causera aucune émotion contraire à sa santé, vous trouverez bon que je la prévienne. Elle ordonna qu’on mît ses chevaux, & sans presque répondre aux remerciemens de Tacius, qui paroissoit confondu de cet excès de bonté ; nous montâmes en carrosse, après qu’il eut indiqué au cocher l’endroit de sa demeure.

Nous trouvâmes cette malheureuse famille dans un état de langueur, qui nous fit voir combien ils avoient souffert. Je ne rapporterai point la conversation que nous eûmes avec eux : il suffira de dire que Clia & sa fille employèrent tout ce que la reconnoissance put leur dicter de plus tendre & de plus touchant pour nous faire connoître la sensibilité qu’elles avoient de nos bienfaits. Rosalie sur-tout me charma : elle s’exprimoit avec cette éloquence simple & naturelle, qui sait si bien trouver le chemin du cœur. Cette jeune femme, sans être régulièrement belle, joignoit à une physionomie fine, des graces, un air de douceur & de noblesse, que ses peines n’avoient pu effacer. Monime lui fit beaucoup de caresses, distribua à ses enfans plusieurs bijoux de prix, & nous nous quittâmes très-satisfaits l’un de l’autre. Tacius & sa famille firent assiduement leur cour à Monime pendant que nous séjournâmes dans cette ville. Le génie connoissant la pureté de leur cœur, leur assura un sort heureux & indépendant, dont ils jouissent tranquillement.

Nous parcourûmes encore différentes provinces que renferme ce globe ; mais nous ne vîmes par-tout que des peuples oppressés par la fraude & les rapines des grands-prêtres de la fortune ou par la politique des grands ; des familles ruinées par l’impénétrable rubrique des procureurs & par leur odieuse chicane ; des citoyens enfermés par d’indignes complots de leurs ennemis. Enfin, toute la Cillénie n’est remplie que d’espions, de délateurs à gage, de calomniateurs, d’escrocs, de joueurs, de filoux, de banqueroutiers, de voleurs, de séducteurs ; d’impertinens nouvellistes, d’esprits-forts, de faux savans, de gens de parti, d’hypocrites, de médisans, de railleurs, & de faquins enrichis aux dépens des pauvres.

Monime, rebutée de ne rencontrer par-tout que fourberie & mauvaise foi, pria le génie de nous conduire dans un autre monde. Au nom de l’amitié que vous avez pour nous, lui dit-elle, mon cher Zachiel, ne restons pas davantage avec ces hommes de couroux, d’injustice & de menaces, qui, s’il étoit en leur pouvoir de faire oublier leur tyrannie, comme il leur est facile d’empêcher de parler par la crainte d’injustes châtimens, réduiroient encore ces pauvres peuples à la méchanique d’un horloge sans battant. Hâtons-nous donc de passer dans quelque autre planète, où rien ne soit défendu que le crime : cherchons des exemples à suivre, qui nous fassent perdre la mémoire de ceux-ci ; conduisez nous dans le monde, où s’est réfugiée cette douce paix qui régissoit autrefois les hommes. Pourquoi ceux-ci n’en jouissent-ils plus ? Est ce un fléau du ciel, ou bien l’effet de la vicissitude des tems ? Dites-moi, mon cher Zachiel, ces tems seroient-ils venus, où tout être créé doit porter en naissant le sceau de l’infortune, & celui qui submergea les terres dans un déluge d’eaux, veut-il encore les submerger dans un déluge de misère ? Hâtez-vous donc de nous conduire où nous aspirons depuis si long-tems.

Il n’est point encore en mon pouvoir de vous satisfaire sur cet article, dit Zachiel : assujetti à l’ordre & au plan que je me suis tracé, il faut nécessairement vous y conformer : ainsi vous ne sauriez arriver dans ce monde qui doit satisfaire & combler vos desirs, sans passer encore par plus d’une épreuve : mais secondé de mes conseils, je me flatte que vous résisterez à tout.

La nuit nous ayant surpris, nous nous arrêtâmes à l’entrée d’une ville, où plusieurs personnes étoient montées sur un gros dôme fort élevé, pour y examiner les astres : chacun avoit une grande lunette appuyée sur l’épaule d’un autre. Quelle est donc cette cérémonie, demandai-je à Zachiel ? Ces gens, me dit-il, croyent que le firmament renferme exactement les figures & les ressemblances de tout ce qui naît & de tout ce qui brille dans leur monde ; ils assurent que toutes les parties de l’univers ont entr’elles une beauté de rapport & d’assortiment, qui conduit leurs astronomes dans toutes leurs observations. Ceux que vous voyez sur ce dôme, regardent le ciel comme un véritable livre, où est écrit tout ce qui se passe dans la nature en caractère lisible, tracé avec tant d’exactitude, qui forme des mots & des lignes séparées les unes des autres : mais que cet alphabet céleste est très-difficile à déchiffrer ! Aussi leur plus grande étude est l’astrologie, les mathématiques & la géométrie.

De-là vient, sans doute, le penchant qu’ils ont pour la magie : c’est de cette planète qu’on tire je ne sais combien d’inventions subtiles & mystérieuses ; tels sont les miroirs astronomiques, ou l’art d’entendre ce qui est pronostiqué par la lune ; la roue d’onomancie, où le rapport que les noms ont entr’eux ; la sphère de dévination ; le systême particulier des couleurs, où l’on trouve qu’elles ont toutes des signes de propriété, lorsqu’elles paroissent pendant le sommeil : la médecine magique & superstitieuse qui consiste dans les sympathies & les antipathies, ou dans le combat réciproque des qualités élémentaires, & mille autres folies semblables, auxquelles ils joignent l’astrologie, science vaine, à la vérité, mais qui flatte les deux passions de l’homme ; sa curiosité, en lui promettant qu’il percera dans l’avenir ; & son orgueil, en lui insinuant que sa destinée est écrite dans le ciel.

On doit cependant remarquer une chose qui n’échappe jamais à la pénétration d’un habile Cillénien ; c’est qu’il se trouve ordinairement dans chaque personne un je ne sais quoi de décidé, soit dans la physionomie, soit dans le port, dans les manières, ou enfin dans un certain enchaînement de passions, qui peuvent bien faire deviner ce qui doit leur arriver ; & ce n’est que sur cet examen que les astrologues s’étudient, pour leur donner leur horoscope.

Nous nous disposions à quitter cette planète, lorsque nous apperçûmes une figure d’homme gigantesque, dont l’aspect surprit infiniment Zachiel, qui le reconnut d’abord pour Astarophe, un des plus grands capitaines de Pluton. Que fais-tu ici, dit le génie en l’arrêtant ? Je ne suis plus étonné si la plus grande partie de ceux qui habitent ce monde sont devenus si fourbes & si mauvais : sans doute que toi & tes légions voltigez sans cesse autour des Ciliéniens, pour leur souffler le venin pestilentieux de vos langues infectes & corrompues ?

Tu te trompes, reprit Astarophe ; il est vrai que j’ai emmené plusieurs de mes légions : tu n’ignores pas que notre intention n’a jamais été de travailler à rendre les hommes meilleurs ; mais sois certain que ceux-ci, naturellement portés au mal, n’ont pas eu besoin de nous pour se corrompre, puisque ce monde nous a toujours fourni abondamment autant de sujets que le prince des ténèbres en peut desirer pour l’entretien de sa table & pour celle de ses ministres. Tu seras peut-être surpris d’apprendre que je suis ici par ordre de Pluton, pour faire prendre à ses troupes de nouvelles leçons dans l’art de surprendre les hommes. Je ne suis arrivé que depuis deux jours ; & pour te mettre au fait de ma commission, il faut t’instruire de ce qui s’est passé aux enfers. Depuis nombre d’années il est descendu dans l’empire ténébreux des nuées de gens que la discorde y a poussés : ces gens, semblables à des serpens, se sont tellement accrus par leur nombre & leur grandeur, qu’ils ont pensé être assez forts pour agir en maîtres, commençant d’abord par cer les mêmes fonctions qu’ils avoient sur la terre. Tous les habitans de ces lieux souterrains, démons ou damnés, surpris de se voir accabler d’assignations & de requêtes, indignés qu’une pareille vexation se fût introduite dans les enfers, les différens corps & états de notre empire se sont joints pour en porter leurs plaintes aux juges infernaux. Radamante, Eaque & Minos négligèrent d’abord le soin d’arrêter de pareilles infractions, les regardant sans doute comme un badinage qui ne méritoit pas leur attention.

Ces hommes enhardis par cette négligence, se crurent autorisés d’exercer toutes leurs malversations & leurs friponneries : animés par la discorde, excités par les trois furies qui ne cessoient de secouer sur eux leurs torches, afin de les enflammer toujours de plus en plus, & possédés de la plus envenimée chicane, ils ont enfin poussé leur audace jusqu’à menacer Pluton, souverain des enfers, de mettre son royaume en saisie réelle, & de se le faire adjuger pour le partager entr’eux. À cette menace, tout l’enfer s’est assemblé, chacun a pris parti, les banqueroutiers, les joueurs, les traitans, les tailleurs & tous les voleurs, petits & grands, se sont rangés sous l’étendard de ces misérables ; ce qui a formé une armée innombrable. En vain avons-nous entrepris de faire rentrer ceux qui s’étaient révoltés dans leur devoir. Plusieurs combats se sont donnés, sans aucun avantage de notre part.

Lorsque Pluton apprit tous ces désordres, qu’on s’étoit efforcé de lui cacher, il en écuma de rage, voulut chasser ses trois juges ; mais, par l’avis de Proserpine, il n’en fit rien. Pour remédier à ce désordre, son conseil proposa de faire assembler tous les diables les plus aguéris ; & ce prince assis sur son trône entre Eaque & Radamante, nous adressa ce discours :

Écoutez-moi, démons ; que tout l’enfer tremble à ma voix. J’apprends avec un courroux digne de l’outrage qu’on fait à ma gloire, que vous avez eu la lâcheté de vous laisser vaincre en noirceur & en méchanceté par cette vermine qui s’est introduite dans mon empire ; je ne puis croire néanmoins que vous ayiez eu la foiblesse de me trahir, en leur cédant tous vos droits ; cependant, est-ce ainsi que vous ménagez la réputation de mes troupes ? Que va-t-on désormais en penser sur la terre, où vous n’ignorez pas qu’on a presque tous les jours des nouvelles certaines de tout ce qui se passe ici ? Je prévois, à votre honte, qu’aucun des mortels ne vous craindra plus ; vous allez être regardés comme de misérables petits diablotins, qui ne font que blanchir auprès de ces hommes de discorde & de chicanes, devant qui vous êtes obligés de baisser pavillon, eux seuls seront redoutés : on sait déjà qu’ils se sont emparés de toutes vos ruses, & j’ai reçu des avis certains, qu’actuellement ils sont plus à craindre sur la terre que plusieurs légions de mes troupes.

Vous, Lucifer, Belzébut & Astarophe, que j’ai toujours regardés comme mes meilleurs généraux, que faisiez-vous pendant les combats qui se sont donnés au désavantage de mes armées ? Vous étiez sans doute à vous amuser au quartier des hypocrites, où j’ai relégué cette nouvelle secte de fanatiques que nous produit le monde cillénien, & qui descendent ici par pelotons. Votre occupation la plus agréable est de leur faire faire le même exercice qu’ils faisoient sur la terre ; voir crucifier, battre, rôtir, enfiler de fer rouge, & mille autres folies semblables, est pour vous un spectacle charmant : ce n’est pas que je veuille vous blâmer de vous amuser de ces comédies ; il faut un délassement à l’esprit : au contraire, je sais qu’elles sont remplies d’une morale, qui en vous instruisant de mille subtilités, & de mille tours de finesse que vous avez ignorés jusqu’à présent, peuvent dans la suite vous devenir très-utiles, en employant tous les traits que vous apprendrez d’eux sur tout le genre humain, à qui vous avez juré, ainsi que toutes mes troupes, une haine implacable : mais comme la récréation ne doit pas préjudicier à ses devoirs, pour vous punir d’avoir négligé le soin de ma gloire, je vous exile de ma présence, & vous ordonne de prendre avec vous plusieurs légions de mes soldats, que vous conduirez dans la planète de Mercure, pour les mettre en garnison dans tous les corps de ces hommes de chicane & de discorde : vous en enverrez aussi dans ceux des hypocrites, des traitans, des joueurs & de tous les malfaiteurs, afin qu’ils puissent y faire un nouvel apprentissage de fourberies, de noirceurs & de friponneries, après qu’au préalable vous aurez fait piler dans le grand mortier de l’enfer, tous ces hommes qui ont débauché Tysiphone, Mégère & Alecto, pour les faire servir à leurs téméraires entreprises sur les droits de mon empire : je veux, dis-je, qu’ils soient pilés avec tous ceux qui se sont révoltés, pour en faire de la moutarde qui puisse remettre les démons en appétit. J’ordonne qu’on en mette aussi quelqu’un au sublimé corrosif ; car je pense que c’est un très-bon purgatif contre la poltronnerie. À l’égard des hypocrites, des fanatiques & des bigots, on continuera de les mettre au caramelle ; je les réserverai pour mon entremets.

Lorsque Pluton eut prononcé ce jugement qui fit trembler tout l’enfer, il descendit de son trône, pour aller se délasser auprès de Proserpine, d’une journée, ou pour mieux dire, d’une nuit aussi fatiguante, se reposant sur Eaque & sur Radamante du soin de faire exécuter son arrêt. Les juges infernaux s’en sont acquittés avec tout le zèle qu’en attendoit le prince des démons. Pour nous, après avoir entièrement satisfait aux ordres du souverain de l’empire des morts, nous sommes partis aussi-tôt pour le monde de Mercure, dans le dessein d’abréger, s’il se peut, notre exil, en profitant des exemples toujours variés & toujours nouveaux qu’on y rencontre à chaque pas. J’ai distribué mes légions proportionnément à l’étendue des provinces. Je me flatte d’y trouver de l’amusement & de l’occupation pour mes troupes, que j’aurai soin de tenir en haleine, afin de les faire rentrer en grace.

Zachiel, qui s’apperçut que Monime étoit prête à s’évanouir de frayeur, congédia Astarophe, qui disparut dans l’instant, & nous laissa dans une surprise qui ne se peut décrire.